Hansel et Gretel est un conte des frères Grimm. Comme ils sont morts il y a très longtemps, j'ai tout à fait le droit d'utilise leurs personnages.
Comme tout le monde, j'ai été bercée dans mon enfance par les contes de féés. J'ai donc été surprise la première fois où je me suis rendue compte qu'on avait édulcoré la fin de certains contes, comme la petite sirène ou bien Blanche-Neige. Les contes peuvent aussi s'adresser aux adultes et il est intéressant de voir comment on peut ressentir une histoire des années après.
Voici donc ma version plus sombre du conte d'Hansel et Gretel.
Un grand merci à Florence Aze qui m'a permis d'étoffer cette histoire.
Attention : pédophilie et yuri. Vous êtes prévenus.
« Traîtresse ! fit la voix sifflotante. Je le dirai au prêtre, Gretel, et tu seras brûlée vive comme la traîtresse que tu es ! »
La jeune fille secoua ses longs cheveux blonds d’un geste exaspéré. Elle fixa la pointe de son balai sur son frère.
« Tais-toi donc ou bien tu vas la réveiller, la sorcière. »
Le regard du jeune homme se teinta de crainte et il se recroquevilla dans sa cage, murmurant toutefois :
« Gretel est la sorcière.
- Es-tu bête ! fit-elle gentiment. Il me reste encore beaucoup à apprendre avant de pouvoir prétendre à ce titre. En attendant, je ne fais que balayer. »
Elle jeta un regard dédaigneux vers le tas de poussière au sol. Mais c’était là sa tâche aussi se remit-elle au travail, anticipant la récompense à venir.
« Je suis ton propre frère ! » tenta une dernière fois le jeune homme.
Gretel se tourna soudain vers lui, son regard s’enflammant comme cela n’arrivait que rarement.
« Vraiment ? Vraiment ? Alors dis-moi où tu étais lorsque j’ai eu besoin de toi pour me protéger contre lui, frère ? »
Elle cracha presque le dernier mot et Hansel baissa les yeux au sol.
« Tu dis des mensonges, marmonna-t-il d’un ton boudeur. Gretel n’est qu’une menteuse et elle sera bientôt sorcière... »
Gretel reprit son souffle et se calma. Cela ne servait à rien de discuter avec son frère. Après tout, même s’ils étaient jumeaux et se ressemblaient parfaitement, comme les deux faces d’une même pièce, ils étaient aussi différents que le jour et la nuit.
« Se quereller de si bon matin est mauvais pour les humeurs, » fit soudain une voix grave provenant de l’escalier.
Hansel poussa un léger cri de terreur et essaya de s’éloigner le plus possible de l’escalier. Cela dit, étant donné qu’il se trouvait dans une cage suspendue au milieu de la cuisine, il ne pouvait guère se cacher bien loin. Gretel s’agenouilla et baissa la tête vers le sol, sa longue chevelure dorée cascadant tout autour d’elle. Une main fine et sèche se saisit d’une de ses mèches et la caressa avec langueur.
« Si cela continue, fit la sorcière, nous pouvons toujours lui couper sa langue. »
Hansel trembla encore plus, les yeux écarquillés, mais il ne fit pas un bruit si grande était sa peur de la femme. Gretel leva ses yeux bleus pour croiser un regard aussi sombre que la nuit la plus noire qu’ait connue l’humanité.
« Cela ne sera pas nécessaire, maîtresse, assura-t-elle. Il n’est plus rien pour moi. »
La sorcière approuva avec un sourire et relâcha les cheveux de son élève. Puis elle porta un regard critique sur sa cuisine et Gretel se remit aussitôt à sa tâche, redoublant d’ardeur.
La sorcière disparut bientôt de la cuisine sans un bruit et Gretel releva les yeux. Elle croisa le regard terrifié de son frère qui murmura :
« Gretel est la sorcière. »
La jeune fille eut un sourire secret.
« Raconte-moi. »
Gretel commença sans marquer de pause.
« Il a dit que c’était à cause de l’hiver, parce que les loups avaient mangé la meilleure partie de notre bétail...
- Vraiment ?
- Ou alors c’était la famine. Je ne me souviens plus.
- Souviens-toi... »
Chaque soir, la sorcière voulait entendre son histoire. C’étaient toujours les mêmes paroles, les mêmes hésitations, les mêmes questions. La première fois, Gretel avait éclaté en sanglots mais la sorcière ne lui avait montré aucune compassion. Elle ne lui en montrait toujours aucune.
« Les impôts, fit-elle soudain. Le seigneur avait exigé plus d’impôts que l’an dernier et il n’y avait plus assez d’argent pour vivre ou de récolte pour se nourrir.
- Continue. »
La voix de la sorcière résonnait contre son oreille. Allongée dans l’épais lit de plumes, l’or de Gretel était presque entièrement couvert par la chevelure sombre de la sorcière qui se tenait à ses côtés, langoureusement allongée sur le flanc. Sa main jouait distraitement avec les brins d’or. Noir contre or, tout en elles était opposé.
« Continue.
- Il a parlé de nous laisser dans la forêt. Elle n’a pas protesté. Ils ont décidé le soir, pendant que nous étions censés dormir.
- Mais tu ne dormais, n’est-ce pas, petite tigresse, Gretel aux cheveux d’or ?
- Non, je ne dormais pas.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est toujours la nuit qu’il venait. »
La sorcière eut un rire argenté.
« Il ne peut plus te faire de mal ici. Poursuis, ordonna-t-elle.
- Ils nous a emmenés le lendemain dans la forêt pour un pique-nique. Alors qu’Hansel dormait, il... nous a abandonnés.
- Mais pas sans un dernier adieu, n’est-ce pas ? »
Gretel serra les dents. Elle n’aimait pas se rappeler ce jour.
« Non.
- Aimais-tu ce qu’il te faisait ?
- Non. »
La sorcière eut un léger rire et s’allongea sur la jeune fille.
« T’a-t-il jamais embrassé ainsi ? demanda-t-elle en posant ses lèvres sur celle de Gretel.
- Non.
- T’a-t-il jamais caressée ainsi ? »
Et ses mains se promenèrent sur les deux seins de la jeune fille.
« Non.
- Et ne t’a-t-il jamais prise ici ? »
Les doigts de la sorcière s’enfoncèrent dans son intimité. Gretel se tendit car la femme ne montrait jamais aucune douceur en dépit de ses paroles.
« Non, » lâcha Gretel dans un souffle.
Cela avait commencé lorsqu’elle avait huit ans. Jusque là, elle n’avait jamais rien soupçonné. En ce jour fatidique, elle ramassait des mûres dans une clairière lorsque son père arriva soudain, son chargement de bois sous un bras et sa hache dans l’autre main. Gretel eut à peine le temps de se remettre de sa surprise que déjà il avait lâché le bois et s’était dirigée vers elle, la plaquant à terre, pointant la lame de la hache sur sa gorge.
« Pas un bruit, » avait-il menacé avant de la retourner sur le ventre et de soulever ses jupes.
Gretel ne savait absolument pas ce qui se passait. Mais même si elle ne percevait pas toute la portée de l’acte, elle sentait que ce n’était pas naturel, que cela ne devait pas se passer ainsi entre un père et sa fille.
Ce fut heureusement bref et Gretel fut abandonnée à terre, ses cheveux dorés s’échappant de sa coiffe. Elle lança un regard blessé à son père qui ne croisa pas ses yeux, se rhabillant brusquement.
« Pas un mot à quiconque, gronda-t-il finalement. Tu n’es qu’une petite traînée et c’est toi qui m’y as forcé. »
Sur ces mots accusateurs, il reprit son chargement et disparut. Hébétée, Gretel resta au milieu de la clairière. Elle aurait pu croire à un rêve si ce n’était la douleur intense qu’elle ressentait en elle. Mais que s’était-il passé ?
Malgré tout, elle aurait pu encore croire à un rêve, le temps aidant. Mais le père revint souvent la voir, parfois même jusque dans son lit le soir. Enfonçant le visage de sa fille dans l’oreiller, il grognait alors qu’il s’enfonçait en elle et elle pouvait parfois l’entendre gémir le nom de son frère. Cela l’emplissait d’un froid glacé, encore plus que tout le reste. Elle se mit à haïr son frère, lui qui restait pur contrairement à elle. Elle voulut en parler au prêtre mais il se boucha les oreilles et la chassa de l’église. Dieu ne supportait pas de telles obscénités proférées en son église, avait-il dit. Gretel y songea beaucoup. Puisque Dieu avait créé le monde, puisqu’il ne pouvait supporter de telles horreurs, alors pourquoi se produisaient-elles quand même ? Sa foi, petite chandelle vacillante, s’éteignit totalement, laissant derrière elle un goût âcre comme ce que son père lui forçait à avaler parfois. La bougie attendit d’être allumée avec un feu nouveau, un feu dévastateur qui purifierait son monde.
Une tranquille soirée en famille au coin de la cheminée. Gretel reprisait les draps. Le père se trouvait assis sur sa chaise près du feu, profitant à la fois de la chaleur et de la lumière tandis que la jeune fille s’usait les yeux et grelottait de froid dans un recoin de la pièce. La mère se trouvait en cuisine et elle préparait le maigre repas du soir. Hansel rentra soudain, il avait passé l’après-midi à jouer avec des amis. Il n’eut pas un regard pour sa sœur, cela faisait d’ailleurs longtemps qu’elle ne semblait plus exister pour lui. Un bref moment, elle eut le regret de leur enfance, alors qu’ils étaient inséparables. Mais le temps avait fait son œuvre et Hansel avait ses nouveaux amis. Gretel, elle, n’en avait pas. Elle avait toujours des tâches qui l’attendaient à la maison. On lui disait qu’une fille n’avait pas le temps de jouer, qu’elle devait soulager sa pauvre mère. Pourtant, ne voyait-elle pas d’autres filles de son âge courir dans les rues ? Mais peu importait. Elle savait déjà que tous les adultes mentaient. Tout cela n’était qu’un prétexte pour la garder à la maison, à disposition de son père...
Gretel enfonça par inadvertance son aiguille dans son pouce. Elle le porta à sa bouche et en suça le sang. S’il y avait des taches sur le drap, son père se ferait un plaisir de la punir... à sa façon bien sûr.
« Père ! fit soudain Hansel. Tu ne devineras jamais ! Avec Paul, on a failli attraper un énorme poisson dans l’étang ! »
Le père rit de bon cœur devant l’exagération de son fils. Il lui caressa les cheveux, mince casque d’or blond.
« Tu finiras par l’attraper un jour, assura-t-il.
- Ce jour-là, je t’en ferai cadeau ! » proposa Hansel, les yeux brillants.
Le père déposa un baiser sur la joue de son fils. Gretel détourna les yeux. Elle savait qu’il viendrait ce soir-là. C’était toujours ainsi : ce qu’il commençait avec Hansel, il l’achevait avec Gretel. Elle ne comprenait pas pourquoi il ne s’en prenait pas à son fils également. Elle ne comprenait pas ce qu’elle avait fait de mal. C’était peut-être parce qu’elle n’était pas aussi affectueuse envers lui. C’était peut-être parce qu’elle n’avait aucune confiance en lui. Il semblait se repaître de la confiance de son fils, comme s’il s’agissait d’une autre forme de plaisir.
Le père finit par donner une tape sur les fesses de son fils.
« Va donc te débarbouiller, fit-il. Tu es tout sale !
- Bien, père ! » obéit Hansel en riant.
L’enfant quitta la pièce et le père le suivit du regard, le feu couvant derrière ses yeux. Puis il regarda autour de lui et vit Gretel qui tenait craintivement devant elle le drap troué. Il lui lança un regard, n’eut même pas besoin de dire un mot pour signifier son intention. Gretel baissa les yeux et se remit à son ouvrage. Que pouvait-elle faire de plus ? Puis le père se leva pour remettre une bûche dans la cheminée et Gretel osa relever les yeux pour chercher le regard de sa mère. Cette dernière se tenait obstinément dos à eux, coupant ses légumes d’un geste plus énergique que nécessaire.
« Tu as entendu, pas vrai ? Tu as toujours été mesquine. Une mesquine et une traînée. C’est toi qui m’y a forcé. »
Gretel hocha la tête, les larmes coulant le long de ses joues. Non loin d’eux, Hansel dormait profondément, comme toujours après un bon repas. Le père se leva et renoua sa ceinture.
« C’est vraiment dommage, fit-il avec un regret feint. Mais il n’y a plus rien à manger et deux bouches inutiles comme vous sont un fardeau. Si la ville n’était pas si loin, je vous aurais bien vendus tous les deux. Ton frère surtout m’aurait rapporté de l’argent. »
Il lança un regard concupiscent vers le jeune endormi.
« Mais toi, tu es une source de problème, poursuivit-il en faisant la grimace. Tu aurais parlé tôt ou tard, alors il vaut mieux que je me débarrasse de toi au plus vite. »
D’un large mouvement du bras, il montra la forêt.
« Vous n’avez jamais été aussi loin alors vous ne retrouverez jamais votre chemin. Avec un peu de chance, les loups vous trouveront avant Dame Famine. »
Sur ce, il s’éloigna d’eux.
Gretel le rattrapa et saisit sa jambe, le suppliant de ne pas les abandonner. Elle serait bien sage, promit-elle. Elle n’irait jamais parler à personne de ce qu’il lui faisait. Excédé par son flot de paroles, le père leva la main et la frappa durement au visage. Elle tomba à terre, inconsciente. Lorsqu’elle se réveilla, ce fut parce que son frère la secouait rudement.
« Où est notre père ? » demanda-t-il d’un ton qui se voulait autoritaire mais qui ne pouvait pas cacher sa terreur.
Gretel avait eu peur elle aussi mais à présent elle se sentait libérée de sa peur. Elle savait qu’ils allaient mourir et peut-être trouvait-elle une mince consolation dans ce fait.
« Parti, » fit-elle laconiquement.
Les yeux bleus de son frère s’écarquillèrent, comprenant la situation mais refusant de l’accepter.
« Ce n’est pas possible ! Il ne m’aurait jamais abandonné ! »
Gretel lâcha un rire méprisant.
« Il a dit qu’il t’aurait vendu ! cracha-t-elle. Vendu à la ville pour servir de chienne aux hommes ! Mais il serait sûrement passé sur toi avant ! Comme il l’a fait sur moi ! »
Imitant sans le savoir son père, Hansel frappa durement sa sœur pour la première fois. Mais il lui manquait sa force d’homme, il n’avait que treize ans alors.
« Ne dis pas de mensonge ! fit-il en sifflant presque. Père m’a déjà prévenu contre toi. Il a dit que tu prenais un malin plaisir à raconter des histoires fausses à son sujet et que je ne devais pas te croire. Fille du Diable ! c’est ainsi qu’il parlait de toi. »
Gretel lâcha un rire hystérique.
« Et ne nous a-t-il pas abandonnés ? Ou bien est-ce encore un de mes mensonges ? »
Hansel pâlit mais sa bouche prit un pli résolu.
« Nous allons retrouver le chemin de la maison. Ce n’est qu’un malentendu. Père sera heureux de me revoir, j’en suis sûr. »
Gretel rit de nouveau mais ne protesta pas lorsque son frère la saisit par les cheveux pour la relever et la traîner loin de la clairière.
Lorsque la nuit commença à tomber, ils n’avaient toujours pas retrouvé leur chemin. Hansel jurait parfois entre ses dents et Gretel le fixait d’un regard évaluateur, les pans de son gilet autour de son corps frêle. Jamais il n’avait autant ressemblé à leur père. Puisque l’homme était hors d’atteinte de sa vengeance, pourrait-elle utiliser son frère comme substitut ? Mais elle n’avait aucun pouvoir sur lui, elle n’était qu’une simple fille.
« Il va falloir faire du feu, » fit Hansel d’un ton pratique.
Il fixa sa sœur et attendit. Cette dernière écarta les mains devant elle.
« Et comment ? Nous n’avons pas de feu avec nous, » répliqua-t-elle.
Le beau visage d’Hansel se tordit de mépris.
« Père a dit que tu étais une sorcière, la fille du Diable. Fais-nous donc du feu ! »
À ces mots, le visage de Gretel se contorsionna. Elle écarta les pans de la couverture qui lui servait de gilet et l’étoffe rugueuse tomba à terre. Elle leva ensuite les bras au ciel.
« Père ! s’écria-t-elle avec une voix d’hystérique. Puisqu’on me dit que tu es mon père, viens donc à ta fille ! Me prendras-tu aussi comme mon autre père ?
- Tais-toi donc ! protesta faiblement son frère.
- Je t’offre mon corps ! Viens donc, Père !
- Vas-tu te taire ?! »
Hansel la saisit par le bras et leva son autre main pour la frapper. À ce moment, une odeur particulière le frappa. Il lâcha sa sœur qui tomba à terre comme une marionnette dont on aurait coupé les fils et il se mit à humer l’air tel un animal.
« Ne sens-tu pas ? fit-il avec émerveillement. Je reconnaîtrais cette odeur entre mille ! C’est le parfum des tartes de notre mère ! »
Si Gretel l’avait pu, elle lui aurait répliqué que leur mère n’avait plus fait de tarte depuis longtemps, par manque de beurre. Mais Hansel était sûr de lui. Il la força à se relever.
« Viens donc, je te dis. Nous ne sommes plus très loin de notre maison. Ah, père sera sûrement heureux de nous revoir sains et saufs ! »
Il nous vendrait plutôt à la ville, songea Gretel dans le secret de son cœur. Entraînée par son frère, ils arrivèrent dans une clairière où se tenait une masure. Le feu brillait à la lanterne accrochée au-dessus de la porte. C’était un signe d’invitation mais Gretel sentit ses pieds devenir de plus en plus lourds. Elle ne voulait pas aller là-bas.
Hansel poussa un cri de surprise.
« Regarde, Gretel, fit-il. Cela sent tellement bon et fort qu’on dirait que la maison est en pain d’épice !
- Et les fenêtres seraient donc en sucre ? railla-t-elle. La porte en réglisse et... »
Hansel la fit taire en la frappant à nouveau au visage. Il n’avait jamais agi ainsi auparavant avec elle pourtant ses gestes devenaient de plus en plus familiers et cela commençait à inquiéter Gretel.
« Entrons, nous pourrons sûrement être hébergés pour la nuit ! » fit son frère avec un enthousiasme renouvelé.
La nuit lui paraissait bien loin et il avait tout oublié de la peur qui l’avait saisi dans les bois.
Prenant un visage avenant, il toqua à la porte qui s’ouvrit presque aussitôt. Il recula de crainte en voyant une femme très belle se tenir devant lui.
« Qui vient frapper à la porte aussi tard ? demanda-t-elle d’une voix mielleuse.
- Ce n’est qu’Hansel et sa sœur Gretel, répondit le jeune garçon, intimidé. Nous sommes perdus dans les bois et nous cherchons un abri pour la nuit. »
La femme ne lui jeta qu’un regard mais s’attarda plus longuement sur Gretel qui était restée en retrait. La jeune fille sentit un froid la parcourir. Elle commença à faire un pas en arrière mais, à ce moment, l’œil sombre de la femme se mit à luire et un loup se fit entendre non loin de la clairière. Gretel sursauta et détourna son regard. Quand elle le posa à nouveau sur l’étrange femme, cette dernière souriait.
« Allons, allons, quel monstre serais-je pour laisser deux pauvres petits chérubins dehors en une nuit si sombre ? Même la lune n’a pas osé sortir ce soir. »
Elle s’effaça de l’entrée et Hansel pénétra dans la masure, hésitant juste un peu. La faim l’emportait sur tout le reste et la beauté ténébreuse de leur hôtesse le fascinait et éveillait certaines pulsions endormies jusque là en lui. Quant à Gretel, elle n’avait plus le choix : elle entra également. La porte se referma derrière eux comme un destin qui se scelle.
Charmante, leur hôtesse leur désigna la table.
« Asseyez-vous donc, je vais vous servir une bonne assiette de soupe avec du lard dedans.
- Du lard ? » s’écria Hansel, les yeux brillants.
Il n’y avait plus eu de viande à la maison depuis fort longtemps et le goût du lard n’était qu’un souvenir heureux pour lui. Lorsque l’assiette fut posée devant lui, il en oublia ses bonnes manières et se mit à manger bruyamment. Gretel contempla l’offrande d’un air froid et ne fit pas mine d’y toucher. La femme la saisit soudain par le bras et lui chuchota à l’oreille :
« On peut prier dans une église et ne jamais recevoir de réponses, mais lorsqu’on LE prie, IL nous répond toujours. »
Sans complètement comprendre, Gretel se sentit frissonner. La femme eut un léger rire et se tourna lentement vers Hansel. Gretel fit de même et vit que son jumeau s’était endormi, son habitude lorsqu’il avait l’estomac plein.
« Parfait, dit la femme, nous allons pouvoir parler à présent... »
« Va-t-elle me manger ? » fit la voix geignarde de son frère.
Gretel poussa un soupir excédé.
« Autant vouloir manger un cafard, rétorqua-t-elle.
- Alors pourquoi me tâte-t-elle tous les matins ? Elle regarde si j’ai engraissé, j’en suis sûr ! Ah, si elle avait la vue faible, je pourrais la tromper avec un simple os mais...
- Ne sois pas bête, elle n’est pas vieille. »
Hansel lui lança un regard en coin.
« Elle l’est, murmura-t-il. Elle l’est tellement... Et elle me fait peur... »
Gretel ne dit rien. Elle n’aurait pas cru que son frère aurait assez de finesse pour voir cela.
« Et toi, poursuivit-il, toi... Tu es aussi vieille... »
À ces mots, Gretel prit le balai et le cogna contre la cage qui se balança en grinçant.
« La sorcière ! chuchota Hansel, blanc de terreur.
- Ne suis-je pas la sorcière ? » railla Gretel.
Elle redonna un coup sur la cage puis s’éloigna, laissant son frère mariner dans sa peur. Il le méritait après tout. C’était son châtiment. La sorcière arriva soudain et Gretel sentit que quelque chose se préparait.
« Le moment est venu, » fit simplement la femme noire.
Gretel s’inclina. Oui, le moment était venu. À sa manière, elle l’avait senti elle aussi. Hansel se recroquevilla un peu plus dans sa cage.
Tout devait se faire à minuit. Minuit était une heure magique, l’équilibre fragile entre le passé, le présent et le futur. Minuit était symbolique et les sorcières se laissaient elles aussi séduire par les symboles. Gretel avait assemblé le bois dans le four. Hansel pouvait voir le bûcher se former peu à peu de sa cage et il avait marmonné des prières toute la journée.
« Vous allez me manger ! » accusait-il sa sœur à chaque fois qu’elle passait près de lui.
Gretel ne disait rien mais elle souriait. Cela ne faisait que renvoyer Hansel à ses prières. Les prières ne servaient à rien, elle aurait pu le lui dire mais il n’aurait pas écouté. Aussi ne dit-elle rien.
Peu avant minuit, la sorcière prit la grosse clef dorée qui pendait sur un clou dans la cuisine. Hansel déglutit, blanc de terreur. La sorcière eut un léger rire et ouvrit la porte de la cage.
« Allons, mon petit, fit-elle d’une voix enjôleuse, sors donc de là. »
Tremblant, Hansel voulut se raccrocher aux barreaux mais il découvrit que ses jambes avaient déjà commencé à se déplier et que ses pieds touchaient le sol. Il tint debout quelques instants avant de s’effondrer. Rester enfermé pendant des années dans cette cage l’avait privé de toute force musculaire. Étalé aux pieds de la sorcière, ses mains touchant presque la longue chevelure de minuit, c’était comme s’il lui rendait une sorte d’hommage maladroit qu’elle reçut dignement.
Elle leva une main en direction de Gretel qui s’approcha de son frère et l’aida à se tenir debout. Il avait engraissé, certes, qui ne l’aurait pas fait dans son état ? Libéré de la volonté de la sorcière, il refusait d’avancer et sa sœur fut quasiment obligée de le tirer comme un quartier de viande trop lourd. Mais elle était robuste, Gretel, une force qu’on n’aurait pas soupçonné en voyant son corps frêle et délicat. Le récalcitrant Hansel fut mené près du four où le bûcher l’attendait. La sorcière arriva avec une torche allumée. L’éclat rouge se dessina dans les yeux du jeune homme paniqué. Il aurait pu hurler. Il aurait pu se débattre. Il aurait pu devenir fou. Mais c’était comme si toute force l’avait abandonné et ce fut à peine s’il gémit un peu, un son fragile et léger qui s’évanouit aussitôt dans l’air.
La sorcière jeta un coup d’œil à la lune par la fenêtre et lança son flambeau au beau milieu du tas de bois. Les branches commencèrent à s’enflammer presque aussitôt.
« Le moment est venu, fit-elle à Gretel. Le moment où tu LUI sacrifies ton autre moitié afin d’obtenir le pouvoir. Es-tu prête ? »
Gretel acquiesça. Elle s’avança vers son frère qui se recroquevilla sur lui-même.
« Non, gémit-il faiblement.
- Rends-toi utile au moins une fois dans ta misérable vie, » cracha Gretel.
Hansel écarquilla les yeux lorsque, hors de la vue de la sorcière, Gretel lui fit un signe. Il gémit encore plus.
« Tu es ma sœur ! se plaignit-il.
- Et tu es mon frère. En t’offrant à LUI, j’y gagne un pouvoir bien plus grand que ce que tu peux imaginer. Viens donc. »
Comme hypnotisé par les yeux de sa sœur, Hansel cessa soudain de trembler et de protester. Derrière Gretel, la sorcière hocha la tête d’un air appréciateur. Gretel leva un doigt en direction de son frère.
« Lève-toi, » ordonna-t-elle.
Hansel se dressa sur ses jambes qui tremblaient sous l’effort. Gretel désigna ensuite le bûcher et Hansel avança machinalement.
Soudain, tout bascula. Gretel fit soudain volte-face et saisit le bras de la sorcière. Cette dernière poussa un cri de surprise.
« Mais que fais-tu, petite sotte ? »
Elle voulut lever son autre main pour la frapper mais elle se rendit compte qu’elle ne pouvait plus la bouger. Tournant la tête, elle vit que Hansel s’en était emparé. Perdue, son regard revint à Gretel qui souriait à pleines dents.
« J’ai un autre sacrifice en tête, expliqua-t-elle, un sacrifice qui me rapportera bien plus de pouvoir, surtout lorsque vous aurez cessé de me prendre mon énergie vitale !
- Tu vas le regretter, idiote, cracha la sorcière. Tu ne vas sûrement pas réussir à me tuer comme ça !
- Nous allons voir. »
Elle hocha la tête en direction de son frère et ils la jetèrent vers le bûcher. Gretel ferma aussitôt la porte du four pour que la femme ne s’échappe pas. Pendant un instant, il n’y eut plus aucun bruit, si ce n’était la respiration sifflante d’Hansel et le crépitement du bois. Puis il y eut un bruit horrible, comme un cri de dément qui déchira les tympans et sembla durer une éternité. Parmi le cri, Gretel crut discerner des mots, une malédiction, et elle sourit. Elle était maudite depuis le jour de sa naissance, elle le savait bien. Alors une malédiction de plus ou de moins n’était rien pour elle. Le cri sembla se prolonger encore et encore et on pouvait même entendre des grattements frénétiques contre la porte de fer du four. Hansel avait reculé le plus loin possible, craignant que la sorcière puisse malgré tout s’échapper, mais Gretel était restée et son visage était stoïque. Cela faisait des années qu’elle avait préparé sa vengeance, vengeance contre la femme qui lui avait fait croire qu’elle compatissait à son sort mais qui s’était finalement servie d’elle, juste comme son père. Absorbant la force vitale de la jeune fille depuis des années, elle s’était peu à peu reconstitué une jeunesse ainsi que ses pouvoirs. Et si elle souhaitait que Gretel devienne plus forte, c’était juste pour pouvoir accéder ensuite à ce pouvoir.
« Les sorcières ne peuvent être sœurs, murmura Gretel. Elles ne peuvent être amantes. Elles peuvent juste s’utiliser et ensuite se débarrasser l’une de l’autre. C’est la règle. »
Dommage que la sorcière ne s’en soit pas souvenue.
Le cri cessa enfin et la chaleur parut diminuer dans la cuisine. Gretel poussa un soupir de soulagement et se tourna vers la forme grasse et tremblante qu’était devenu son frère. Un instant seulement, elle se rappela leur jeunesse ensemble, avant que son père ne gâche tout, avant qu’ils ne se séparent. Elle se rappela son admiration pour lui, si beau et si lumineux. Puis elle cligna des yeux et cela disparut.
« C’est terminé, » annonça-t-elle à son frère.
Il rouvrit les yeux et enleva ses mains de ses oreilles. Il la fixa ensuite avec crainte. Elle lui sourit gentiment, comme à un enfant retardé, et s’accroupit devant lui.
« La sorcière est morte, fit-elle. Nous pouvons désormais rester ici. »
Mais Hansel ne cessa pas de trembler. Fixant les yeux à présent noirs de sa sœur, il murmura d’un ton de révérence :
« Gretel est la sorcière. »
Gretel sourit.