Child of the Night 68

Partie Soixante-huit : Maisonnée


L'an de grâce 1892
Transylvanie
Château Draculea



Avec la lumière de la lune bloquée par la porte fermée, il faisait plus noir à l'intérieur qu'à l'extérieur. La seule lumière venait de la bougie que tenait Draculea et sa lueur était à la fois faible et irrégulière. Elle n'éclairait pas à plus d'un pied ou deux. En effet, Renfield découvrit que ses membres inférieurs étaient perdus dans l'ombre mais il sentit que la pièce était grande. À en juger par l'extérieur, elle était probablement immense, même selon les normes des manoirs anglais. Le bruit de leurs pas résonna d'un son creux qui suggérait des murs de pierres et des plafonds distants.

Des bruits de pas ? Alors que Renfield suivait lentement son hôte, il se surprit à tendre l'oreille. Il devait y avoir un jeu acoustique car il ne pouvait entendre que le bruit de ses propres pas. Le fait que Draculea semblait bouger si souplement qu'il semblait glisser ajoutait à cet effet étrange.


Renfield trébucha sur quelque chose. Il serait tombé mais Draculea se retourna à la vitesse de l'éclair et prit son bras pour le maintenir debout.

« Soyez prudent, mon ami. J'ai bien peur d'avoir négligé l'entretien de ma demeure ancestrale. Le chemin n'est pas aussi libre qu'il le devrait.

– Pourtant vous marchez avec autant d'assurance que si nous étions en pleine journée, avec un chemin libre, remarqua Renfield.

– Oui, eh bien, vous devez savoir que j'ai vécu ici pendant très longtemps. J'ai l'habitude — je connais bien cette demeure.

– Je peux comprendre. Je peux assez facilement me déplacer dans ma chambre à Londres sans lumière. Mais ceci... »

Draculea haussa les épaules.

« En fait, je vois mieux avec une lumière faible qu'une lumière vive — une particularité de mon âge que j'ai choisi de voir comme une bénédiction plutôt que comme une malédiction. »


Renfield découvrit qu'ils se tenaient devant une porte lourde et grande.

« Ce n'est plus très loin à présent. Nous avons juste à traverser la grande salle. J'ai fait préparer une petite pièce pour vous recevoir. Elle n'est pas bien grande mais beaucoup plus confortable. »

Alors qu'il tendait la main vers la poignée de la porte, Renfield fit :

« Monsieur, laissez-moi faire. »

Il ne désirait pas voir Draculea se débattre avec la porte et songea que c'était correct qu'il aide l'autre homme, non seulement parce qu'il était plus âgé, mais parce que c'était son hôte.

Il crut voir une lueur d'amusement dans l'expression de Draculea alors qu'il fit :

« Comme c'est aimable. Oui, si cela vous fait plaisir. »


Renfield prit la poignée et poussa. La porte ne bougea pas. Non seulement elle était massive mais les gonds étaient rigides avec l'âge et l'inaction. Il attrapa la poignée à deux mains et poussa plus fort, se sentant embarrassé lorsqu'un grognement lui échappa avant qu'il ne puisse le retenir. Et pourtant la porte ne bougea que de quelques pouces. Il s'arrêta. C'était contre sa nature d'Anglais et sa propre personnalité de se débattre en public.

« Il y a une astuce, fit doucement Draculea en repoussant la main de Renfield. Je vous en prie, je connais les excentricités de ma demeure. »

Il ouvrit la porte aisément, les gonds grinçant douloureusement, faisant dresser les cheveux sur la tête de Renfield.


Il y eut un autre périple dans le froid, les ténèbres sonores puis ils arrivèrent à une plus petite porte. Draculea l'ouvrit et il y eut soudain de la lumière et de la chaleur. La pièce dans laquelle on le conduisit était en effet plutôt confortable — du moins comparée à la caverne qu'ils venaient juste de traverser. Elle avait la taille d'un salon dans une maison anglaise de classe moyenne — assez petite pour être bien chauffée par le grand feu qui crépitait dans la cheminée. Mais contrairement à la mode qui devenait populaire dans son pays natal, la pièce n'était pas bondée de meubles trop rembourrés et d'un bric-à-brac décoratif. Les meubles, bien que lourds, étaient rares et les objets de décoration étaient peu nombreux, mais il s'agissait de riches antiquités.

« Je dirais, murmura Renfield, soulagé, que c'est joli.

– Je transmettrai vos remerciements à Simion et Rill. Ce garçon ne tenait plus en place pour préparer ce petit endroit et votre chambre. »


Draculea plaça la chandelle sur une petite table qui avait été mise près du feu puis revint près de Renfield toujours debout, près de la porte.

« Il faut que vous enleviez cet habit étouffant, mister Renfield. La pièce est assez chaude et vous allez vous rendre malade si vous avez trop chaud.

– Oui, bien sûr. »

Robert commença à déboutonner son manteau alors que Draculea passa derrière lui pour refermer la porte. Il terminait le dernier bouton et fut surpris de sentir les mains de Draculea sur ses épaules. Il fut encore plus surpris d'entendre la voix du prince à côté de son oreille, qui disait doucement :

« Du temps de mes ancêtres, cet endroit fourmillait de serviteurs prêts à satisfaire tous les besoins et caprices de la famille royale. Hélas, le pouvoir de ma famille a diminué en ce monde. »

Draculea enleva le manteau des épaules de Renfield.

« Je n'ai désormais que très peu de serviteurs et la plupart d'entre eux... »


Renfield se retourna pour voir Draculea replier le manteau sous son bras. Le vieil homme haussa les épaules.

« Ce sont des gens férocement loyaux mais... bruts — rudes. »

Il sourit en posant le manteau sur un dressoir.

« Oh, vous n'avez pas besoin de vous expliquer, monsieur. C'est très agréable et attrayant. Maintenant, si je puis vous montrer... »

Il émit un son dégoûté.

« Zut ! J'ai laissé les papiers dans mes bagages ! »

Draculea fit un geste négligeant de la main.

« J'ai entendu dire que les Anglais étaient vifs et efficaces, et vous semblez en être un bon exemple. Pas ce soir, mister Renfield. Il y a plein de temps. »

Ses yeux semblaient très vieux.

« Croyez-moi — je le sais. Il y a toujours du temps. »


Draculea posa à nouveau sa main sur l'épaule de Renfield et le guida vers la table. Renfield songea qu'il n'avait jamais été de sa vie aussi conscient de quelque chose qu'en ce moment. Non, je dois être honnête. Jonathan — je suis conscient de lui. Sa simple présence me fait frissonner — mais pas comme ça.

Le contact n'était pas lourd mais ferme et on ne pouvait l’ignorer.

« Vraiment, monsieur, mes terres ne sont pas que ce vous autres, citadins, appelleriez civilisées mais je fais mon possible. Vous devez être fatigué de votre voyage et affamé. Veuillez accepter cette hospitalité. »

Je ne peux vraiment pas refuser, songea Renfield. Il regarda la table et vit qu'un repas simple mais très appétissant avait été préparé — du poulet froid rôti, du jambon, du pain frais, du beurre, du fromage et des fruits. Et je ne veux pas refuser.

« Oui, merci. Cela me semble splendide. »


Il prit la chaise que Draculea avait tirée pour lui en observant la nourriture avec anticipation.

« Oh, mais il n'y a qu'une seule place de préparée. Vous allez certainement vous joindre à moi pour le repas ?

– Je vais certainement m'asseoir avec vous. »

Draculea prit la place en face de Renfield en s'asseyant avec une grâce que Renfield n'aurait pas attendue d'un homme de son âge.

« Mais quant à la nourriture — non. »

Il fit un geste.

« J'ai bien peur que mon alimentation soit plutôt limitée — plutôt spécialisée. C'est le cas avec la plupart de mes gens, mais j'aime voir les autres assouvir leurs appétits. Je vous en prie, n'hésitez pas. »


Renfield tendit la main vers le fromage puis s'arrêta, se rappelant de la prière de grâce prononcée à chaque repas commun qu'il avait pris depuis son arrivée dans ce pays.

« Je n'ai pas l'habitude de prier avant mes repas. »

Draculea eut un léger rire.

« Croyez-moi, monsieur, vous ne serez pas offensé ici pour ça. Je vous en prie, mangez. »

Il prit la bouteille de vin et se pencha pour remplir le verre de Renfield.

« Oui, c'est un pays de superstition mais ceux de l'église du Charpentier n'ont pas une forte emprise dans cette demeure. En parlant de mes gens, vous avez rencontré le jeune Rill et mon serviteur — Simion.

– Oui. »

Le fromage était d'une sorte inconnue mais très bon, et Renfield se découvrit un plus grand appétit que prévu. Il se servit plusieurs tranches de poulet et de jambon.


« Je dois dire que leur arrivée fut la bienvenue. Ce maudit cocher m'avait laissé au bord de la route. J'étais sûr de finir mes jours dans l'estomac d'un gros loup.

– Non, fit Draculea d'un ton presque négligeant. Il n'y avait aucun risque — les loups ne vous auraient pas touché. Pas ce soir, en tout cas, mais je ne peux pas garantir votre sécurité si vous deviez quitter le château sans escorte dans les jours à venir.

– Je ne veux pas douter de votre parole, fit lentement Renfield, mais comment... ?

– Vous êtes un homme instruit et civilisé, mister Renfield, fit doucement Draculea. Mais certaines choses ne peuvent pas être quantifiées ou expliquées scientifiquement — elles existent simplement. »

Renfield ne savait pas comment répondre à cela aussi prit-il simplement une autre gorgée de vin. Il était excellent, bien meilleur que ceux qu'il avait pu s'offrir. Il se rappela de boire avec parcimonie. Cela ne serait pas bien de s'enivrer.


Il entendit quelque chose — un faible frôlement, comme le bruissement des feuilles de l'autre côté de la fenêtre, et il regarda en direction de la porte. Le bruit se réduisit en des voix calmes, des murmures, mais il y avait encore quelque chose de si indifférent dans ce son qu'il était dur de croire que c'était humain. Le doux toquement à la porte fut presque un choc.

« Cela doit être le reste de mes gens qui viennent vous voir. »

La voix de Draculea était amusée. Il éleva la voix.

« Entrez. »

Renfield ne savait pas trop à quoi s'attendre. Pas aux serviteurs conventionnels — majordome, valet, valet de pied, servantes... Le prince n'aurait sûrement pas répondu lui-même à la porte s'il avait ces domestiques ? D'après l'expérience de Renfield, les nobles n'exécutaient jamais des tâches aussi mondaines, et les membres de la royauté...


Deux jeunes hommes entrèrent — ombre et lumière. Le feu et la lumière de la chandelle se reflétèrent sur les cheveux blond cerise du plus grand et le plus petit, à peu près sa taille, avait les yeux les plus verts que Renfield ait jamais vus. Tous les deux s'approchèrent de la table en s'inclinèrent légèrement en direction du prince tout en gardant leurs yeux fixés sur Renfield. Renfield se sentit l'envie de gigoter. Jamais auparavant il n'avait été le sujet d'un examen aussi concentré.

Draculea fit un geste.

« Mister Renfield, laissez-moi vous présenter Rock et Sinn. Rock, Sinn — mister Robert Renfield, de Hawkins et Thompkins. »


Rock, le blond, marmonna une salutation mais Sinn, celui aux cheveux noirs, l'accueillit avec un grand sourire et tendit la main. Les mains de Rill avaient été froides mais Renfield n'y avait pas prêté grande attention puisque le garçon avait chevauché avec le cocher. Quant à la chair froide de Draculea, il l'avait mise sur le compte de l'âge et de la santé. Mais la main de Sinn était également froide, et il était jeune et bien portant. Robert n'eut pas beaucoup le temps d'y songer car Sinn serrait gentiment sa main et il avait l'impression que... oui, il sentait que son pouce caressait la paume de Renfield.

« Mister Renfield, je suis vraiment enchanté ! »

Il lâcha sa main puis secoua un doigt taquin devant Renfield.

« Vous allez être un bon bol d'air dans ce vieil endroit morne — je vous le dis. »


Sinn alla s'asseoir à sa droite tandis que Rock s'affala sur une chaise à sa gauche. Renfield hésita en baissant les yeux sur son assiette et Sinn fit :

« Non, non — terminez votre repas, je vous en prie. Nous avons déjà mangé. »

Il sourit à Rock.

« N'est-ce pas ? »

Rock eut un sourire satisfait en acquiesçant. Sinn se servit un verre de vin.

« Cependant, je vais vous accompagner avec un verre, juste pour être sociable. »

Renfield reprit son repas. Il se sentit un peu mal à l'aise mais il avait trop faim pour renoncer au reste de son repas.


Sinn posa un coude sur la table et son menton sur sa main, et fit :

« J'ai besoin de votre avis, mister Renfield. J'essaie de me tenir au courant des modes, mais ici... »

Il fit un geste vague de la main.

« Tout journal ou gazette que nous recevons date de plusieurs mois, si ce n'est plusieurs années. »

Il se désigna.

« Que pensez-vous de cet ensemble ? Est-ce terriblement démodé ? »

Renfield déglutit, confus qu'on lui demande son avis sur la mode de la classe supérieure.

« Je ne pourrais le dire, monsieur. J'ai bien peur de ne pas beaucoup m'intéresser à la mode. »

Sinn parut déçu.

« Ah, dommage — et moi qui espérais compter sur vous. N'y a-t-il rien que vous puissiez me dire ? »

Il pencha la tête en lança à Renfield un regard boudeur.

Seigneur Dieu — si c'était une femme, je jurerais qu'il flirte avec moi.

« J'ai vu récemment certains clients de la firme. Je pense que votre façon de habiller irait bien avec eux. Le façonnage semble être excellent. »


Sinn sourit à nouveau.

« Merveilleux ! »

Il passa sa main sur sa veste.

« Bien que je dois dire que les couleurs plus vibrantes me manquent. *Hélas*, dire que je dois me restreindre au noir, brun et gris ! »

Il fit une grimace puis soupira.

« Alors que le vert bouteille me va si bien. »

Rock renifla et Sinn fit d'un ton cinglant :

« Ne parle même pas. Tu n'as pas changé la coupe de tes vêtements depuis... »

Il y eut un fort raclement. Tous les yeux se tournèrent vers le prince qui avait tapé légèrement la table de son poing en regardant Sinn. Le sourire de Sinn se pinça et Renfield le vit incliner la tête une fraction de seconde en direction du prince. Puis il poursuivit en regardant Renfield.

« Il ne change tout simplement pas. Ses vêtements sont remplacés par d'autres de la même sorte, avec à peine une couture de différence. Je deviendrais fou si je faisais pareil. »


Renfield avait remarqué les habits de Rock. Il avait l'habitude de voir des vêtements plutôt pittoresques chez les autochtones, mais c'était assez extrême. Cet homme aurait pu aisément marcher dans les rues cent ans auparavant sans attirer l'attention. Peut-être que je me trompe. Peut-être que c'est un valet de pied et que le prince a un goût inhabituel pour la livrée. Les pantalons jusqu'au genoux et les bas... Que je sois damné si ces pantalons ne se lacent pas au lieu de se boutonner. Comme c'est étrange. Et tous les deux... Seuls les plus nobles ou les plus va-nu-pieds ont des cheveux aussi longs à Londres. Ou peut-être font-ils partie de ce mouvement esthétique, où chacun se prend pour un artiste ou un poète ?

Renfield lança un autre regard à Rock. Bien qu'il soit jeune et plutôt beau, les lignes de son visage étaient dures et il y avait une arrogance frustrée et couvée dans ses yeux. Non, pas celui-là. Il n'y a pas une once de poésie ou d'art en lui. Il ne peut pas être un valet de pied — le prince est bienveillant mais il ne laisserait pas sa propriété tomber si bas. Quelle sorte de relation y a-t-il entre eux ?


La porte s'ouvrit à nouveau et Simion et Rill entrèrent. Rill se rua vers la table en allant directement à côté de Draculea. Renfield regarda, surpris, le garçon tomber à genoux devant le prince, tendant la main pour saisir le bras de la chaise et levant un visage empressé vers le vieil homme. Draculea sourit avec indulgence et sa main légèrement noueuse caressa la joue douce du garçon.

« Tu as eu une aventure, hein, mon petit ? »

Rill hocha la tête avec enthousiasme.

« Oh, nous avons dû aller très loin ! »

Il regarda Renfield et ses yeux devinrent chagrinés.

« Monsieur, ils ont laissé mon ami dehors au bord de la route. C'était mal.

– Oui, Rill, très mal. Mais mister Renfield ne s'en sort pas plus mal. Alors, c'est déjà ton ami ? »

Rill lança à Renfield un regard timide et interrogateur, et Renfield hocha la tête.

« Bien. Il grimpe dans mon estime. Je suis sûr que tu vas passer de nombreuses heures agréables à lui faire visiter pendant qu'il est ici. »

Je croyais que Draculea était pressé de faire cette transaction, songea Renfield. Il se comporte comme si j'étais venu pour des vacances. Je sais que parfois, les Européens traitent leurs affaires différemment des Anglais, mais c'est inhabituellement informel.


À nouveau, il n'eut pas le temps de réfléchir plus à cette étrangeté. Sinn se penchait près de lui.

« Vous avoir ici sera une chance pour nous tous. Le maître va avoir sa propriété, Rill aura quelqu'un avec qui passer le temps, Simion pourra discuter affaires avec vous, et moi... »

Il haussa les épaules.

« Toute nouvelle du monde extérieur est la bienvenue. »

Il baissa la voix.

« Isolés comme nous sommes, je crains parfois que mes talents sociaux ne se rouillent. »

Rock renifla à nouveau, s'attirant un regard acéré de Sinn. Le jeune homme lugubre rendait Renfield mal à l'aise mais il savait qu'éviter ou ignorer cet homme dérangeant pourrait faire mauvaise impression au prince. Il s'adressa à Rock.

« Et comment pourrais-je vous servir, monsieur ? »

Sinn toussa. Rock regarda Renfield en penchant la tête. Finalement, il fit lentement :

« Je suis sûr qu'il y aura une occasion. »

Un autre raclement du prince. Rock hésita sans regarder le vieil homme puis termina :

« Nous verrons. Un nouveau visage est toujours le bienvenu. »


Rill fit :

« Vous aimeriez voir mes soldats ?

– Soldats ? »

Pendant un moment, Renfield eut un vision du château Draculea des siècles auparavant, la cour remplie d'hommes expérimentés à l'arc et à la lance.

« Ses jouets, » fit brièvement Rock d'un ton négligeant.

Il était évident d'après l'attitude de l'homme blond que Rill n'était pas un favori universel — Renfield sentit le ressentiment et l'envie de Rock. Mais je pourrais dire la même chose de son attitude envers les autres. Ce n'est pas une demeure paisible. En songeant cela, Renfield prit un morceau de pain. C'était le long pain croustillant auquel il s'était habitué ici sur le Continent, pas le tendre pain anglais qu'il connaissait. Heureusement on lui avait fourni un couteau aiguisé et il commença à se couper une tranche.

« Rock n'aime pas jouer, » fit Sinn.

Il sourit à Renfield.

« Est-ce que vous aimez jouer ? »


Renfield n'avait jamais connu les subtilités de la séduction mais on ne pouvait pas se tromper sur la signification du ton suggestif du jeune homme. Toute paix qu'il avait connu depuis l'hospitalité du prince s'évanouit et sa main glissa. Il cria de douleur alors que le couteau entailla son pouce.

« Damnation ! »

La douleur fut cinglante et un épais filet de sang coula sur son pouce. Il entendit des inspirations brèves et leva les yeux, prêts à rassurer ses hôtes que cette blessure était négligeable. Il ne fut pas préparé à leurs réactions.

Simion fronçait les sourcils. La réaction de Rill était la plus faible mais il regardait Renfield avec de grands yeux et la bouche légèrement ouverte. Le prince semblait être figé mais à nouveau ses yeux semblèrent argentés à la lueur du feu. Sinn, assez étrangement, le regardait avec un petit sourire amusé.


Ce fut Rock qui eut la réaction la plus choquante. Il s'était à moitié levé de sa chaise, son visage soudain serré et sauvage. Il commença à se diriger vers Renfield. Soudain Simion fut derrière Rock, une main sur son épaule, saisissant assez fort pour que Renfield voient les doigts s'enfoncer dans la chair.

La chambre était bien trop calme, bien trop tranquille. Renfield fit :

« Je suis désolé. C'était maladroit mais ce n'est pas trop grave. »

Il porta son pouce à sa bouche et suça le sang. Rock soupira et se rassit en penchant la tête pour regarder Simion. Simion le regarda gravement puis donna une dernière pression d'avertissement avant de le libérer.


Sinn fit doucement :

« Monsieur, si vous le permettez ? »

Il tendit la main. Ne sachant pas comment refuser alors que cet homme voulait juste son bien-être, Renfield lui permit de prendre son poignet. Il y avait une mince ligne de sang pour marquer la blessure.

« Oui, cela a presque cessé de saigner. Mais vraiment, ce n'est pas une façon de traiter une coupure. »

Sans relâcher la main de Renfield, il prit sa serviette inutilisée, imbiba un coin de vin et la pressa contre la coupure. Renfield tressaillit un peu à la piqûre et Sinn fit avec sollicitude :

« Oui, je sais — ça brûle. Mais c'est nécessaire, monsieur. Si vous traitez une blessure comme vous l'avez fait, en suçant ou en léchant le sang, qui peut dire quelle infection pourrait venir ? »


Rill gloussa.

« Oh, oui ! Ça pourrait... »

Draculea posa la main sur la tête de Rill.

« Chut. »

Rill le regarda d'un air contrit et Draculea fit :

« Nous ne parlons de telles choses, Rill. »

Les yeux de Draculea bleus, simplement bleus se posèrent sur Renfield.

« Pas devant les étrangers.

– Je suis désolé. »

Rill regarda Renfield.

« Je ne voulais pas me moquer de vous. Vous n'êtes pas vraiment blessé, hein ? Simion traite merveilleusement bien les blessures.

– Non, je vais bien. »

Cela donna une excuse à Renfield pour retirer sa main de la prise de Sinn. Il la montra à Rill.

« Vous voyez ? C'est bénin. Je n'aurais même pas besoin de mettre un pansement.

– Laissez-moi voir. »


Le contact de Simion était différent de celui de Sinn — rapide et efficace.

« Sans doute pas. Nous la laisserons à l'air libre cette nuit et nous verrons ce que cela donne demain. Je vous apporterai un onguent avant que vous ne vous retiriez pour éviter les infections et empêcher que cela fasse une cicatrice. »

Renfield parut douter et Simion sourit.

« Nous n'avons pas de docteur ici mais j'ai quelques notions. Faites-moi confiance. »

Robert acquiesça avec hésitation.

« Prince Draculea, je ne voudrais pas paraître impoli mais pourrait-on me montrer ma chambre ? Je crois que je suis plus fatigué que je ne le pensais.

– Quelle négligence de ma part. Bien sûr, vous devez être épuisé après votre journée et votre marche finale. »

Rill bondit sur ses pieds.

« Je peux l'emmener ! »

Il lança un regard fier à Renfield.

« J'ai aidé Simion à préparer la chambre.

– Rill travaille bien, fit Simion affectueusement. Il cherche toujours à rendre service. »

Il lança aux deux autres jeunes hommes un regard amer, comme pour dire 'contrairement à certains'. Rock sourit et Sinn haussa légèrement les épaules.


Renfield se leva.

« Bien, je ferais mieux de me retirer. Je suis sûr que vous voudrez commencer tôt demain à regarder les propriétés, et...

– Pas du tout, l'interrompit Draculea. J'ai bien peur qu'il y ait quelques excentricités dont vous devez vous accommoder, jeune homme. C'est une demeure nocturne — nous dormons durant le jour. Ma famille souffre d'une sensibilité particulière aux rayons du soleil et nous les évitons autant que possible. Vous n'avez pas besoin de vous plier à nos habitudes mais seuls Simion et les tziganes sont debout durant la journée. Ce serait plus fructueux pour vous de vous habituer à dormir durant le jour tant que vous êtes ici.

– Je ne resterai pas assez longtemps pour ça, n'est-ce pas ? protesta Renfield. Combien de temps pensez-vous prendre pour vous décider ? »


Draculea fit un geste vague.

« Qui peut dire ? Il n'y a rien qui presse, mister Renfield. J'ai attendu cette occasion depuis bien longtemps — plus longtemps que vous pourriez imaginer. Cette affaire sera très profitable à votre firme — je suis sûr qu'ils se passeront de vous tant qu'il le faut.

– Sans doute, fit Sinn, a-t-il quelqu'un qui l'attend impatiemment. Avez-vous une épouse, mister Renfield ? »

Sa voix devint moqueuse.

« Une amante ?

– Sinn. »

Ce simple mot venant de Draculea était ferme.

« Non, c'est bon, prince. En fait, je suis à votre entière disposition. Aussi longtemps que durera le dépôt que j'ai laissé pour conserver ma chambre, ma propriétaire ne se languira pas. Mis à part ça, je n'ai qu'un ami au bureau. Je voulais vous demander, y a-t-il un moyen d'envoyer du courrier ? J'aimerais lui écrire. »


Renfield ne remarqua pas les regards échangés par Rock et Sinn au mot 'un ami'. Draculea fit :

« Oui, certainement. Quand vous voudrez poster une lettre, vous n'aurez qu'à la donner à Simion. Il enverra l'un des tziganes au village le plus proche. En fait, ce serait bien que vous écriviez à votre ami et vos employeurs dès demain pour leur assurer que vous êtes bien arrivé. Profitez de l'occasion pour leur dire que vous resterez avec moi pour quelque jours, voire quelques semaines.

– Semaines ? »

Aussi soucieux qu'il était de l'étiquette, Renfield ne put retenir une pointe de désarroi dans sa voix.

« J'expliquerai bien sûr la situation à vos employeurs — et je vous compenserai votre temps. Je vous souhaite un bon repos, mister Renfield. Si jamais vous vous réveillez avant le soir, vous pouvez explorer le château. Allez là où vous le souhaitez — si une pièce vous est interdite, elle sera verrouillée. Il n'y a que deux endroits interdits — les niveaux inférieurs et le toit. Ils sont dangereux d'une certaine façon. Vous pourriez aisément vous perdre dans les entrailles de ce vieil endroit et il n'y a rien d'intéressant pour vous là-bas. Les pièces en-dessous du château ont vu beaucoup de souffrance et de sang. L'atmosphère y est désagréable, et le toit... »


Sa voix mourut, son regard se fit distant et douloureux. Il garda le silence un moment et Simion s'approcha de lui en lui touchant le bras. Le prince cligna des yeux puis fit :

« Je m'excuse, mister Renfield. Vous voyez, j'ai perdu quelqu'un de très cher qui est tombé du toit. Je souhaite que personne n'y aille désormais. »

Renfield se leva et le prince se leva aussi. Renfield fut à nouveau frappé par la taille du vieil homme. Tant d'hommes grands rapetissaient avec l'âge mais Draculea semblait avoir perdu peu de sa taille — c'était toujours un homme impressionnant.

« Rill, emmène notre invité dans ses appartements — j'ai besoin de parler à Simion.

– Venez, fit Rill d'une voix excitée. Ce n'est pas la plus grande chambre mais elle est très bien. Je l'ai nettoyée avec soin et on m'a laissé choisir les meubles que j'aimais dans le reste du château. »

Il ouvrit la porte et Simion fit :

« Rill, la bougie. Mister Renfield ne connaît pas le château aussi bien que toi — il aura besoin de la lumière. »

Renfield souhaita bonne nuit tandis que Rill prit la chandelle, et ils partirent.


La porte se referma et les hommes restés dans la petite pièce gardèrent le silence un moment, écoutant le babillage de Rill et les réponses plus calmes de Renfield alors que le son s'amenuisait. Finalement, Draculea fit froidement :

« Dois-je vous confiner tous les deux dans vos chambres pour m'assurer que votre bavardage imprudent n'alarme pas notre invité ?

– Quelle importance ? fit Rock. Ce n'est pas comme s'il peut partir sans votre permission.

– J'ai besoin de la coopération de cet homme, idiot.

– Vous pourriez le forcer assez facilement.

– Oui, je pourrais asservir son esprit bien que cela puisse lui coûter sa raison. Et il doit communiquer avec les avoués d'Angleterre pour faire la transaction. Il ne peut y avoir aucun soupçon dans ses lettres. Bien qu'il nous ait dit que personne ne serait ennuyé par sa disparition, nous n'avons aucun moyen d'en être sûrs. C'est trop important pour moi pour que je le risque à cause de votre imprudence. »


Sa voix se durcit.

« Ou à cause de vos désirs.

0 Mais maître, protesta Sinn, le cajoler un peu ne pourra que le rendre plus dévoué à votre cause.

– Oh, je ne parlais pas de toi, Sinn, fit Draculea d'un ton négligeant. Je connais tes goûts et tu ne risques pas d'endommager cet homme. Séduis-le, si tu veux — je sais que tu meurs d'envie d'exercer tes ruses sur un sujet frais. »

Le visage de Sinn s'illumina.

« Mais toi, Rock — je connais aussi tes penchants. Tu ne toucheras pas à lui, du moins pour l'instant. »

Il se tourna vers Simion.

« Bien que je doute qu'il lui arrive quoi que ce soit durant le jour, ce serait mieux si mister Renfield s'ajustait rapidement de lui-même à nos horaires. »

Simion pencha la tête.

« Oui, seigneur. Quand je lui amènerai l'onguent, je lui apporterai aussi un verre de vin — fortifié avec quelque chose pour, hum, l'aider à dormir. »


Rock poussa le pied de Sinn avec le sien.

« Je suppose que tu vas passer le temps qui reste à comploter ta conquête ?

– Ne boude pas, chéri. Tu as assez séduisant quand tu es sombre, mais quand tu boudes ? Ça ne te va pas du tout. »

Il soupira joyeusement.

« Cela fait très longtemps que je n'ai pas eu de novice à séduire.

– Et qu'est-ce qui te fait croire que cet Anglais est novice ? »

La voix de Sinn était méprisante.

« Il suffit de regarder, chéri. Je ne dirais pas que ce délicieux mister Renfield n'a jamais connu les joies du lit mais vraiment... »

Il eut un léger rire.

« Je ne peux qu'espérer le convaincre de s'exécuter. »

Il se leva en s'étirant.

« Ah, bon. S'il le faut, je peux le déshabiller un peu, le taquiner puis le monter et le chevaucher comme un étalon. »

Il sourit.

« Je pense que je vais aimer ça. »







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