Chapitre Cent dix : Souvenirs
L'an de grâce 1892
L'abbaye de Carfax
Dans le salon chaud et faiblement éclairé, Jonathan cilla et le monde sembla se focaliser à nouveau. Le comte Dracula se pencha en observant Jonathan, des mains froides saisissant les mains de Jonathan. L'expression sur son visage était indescriptible mais il était évident que cet homme était en proie à une puissante émotion.
« Je... qu'est-ce que je viens de dire ?
- C'est un mot de ma langue. »
La voix du comte était rauque.
Jonathan songea à désengager ses mains — ce serait la chose correcte à faire. L'intimité physique de toute sorte était rarement offerte et encore moins souvent acceptée dans sa société. Il ne voulait pas vraiment bouger mais il songea que cela devait sembler étrange pour lui de rester assis en tenant la main d'un autre homme. Il se libéra aussi gracieusement qu'il le put en parlant pour distraire le comte, afin que cela ne ressemble pas à un rejet.
« J'ai bien peur que je ne maîtrise pas beaucoup cette langue. Je ne vous ai pas insulté, n'est-ce pas ? »
Il y avait du regret dans les yeux de Dracula mais il fit simplement :
« Non, loin de là. Ce mot est un terme de respect chez les miens — mais plus que ça. On peut l'utiliser comme... un terme affectueux.
- Oh. »
Jonathan se sentit rougir.
« Je suis désolé.
- Non, ne vous excusez pas pour ça. Vous n'aviez jamais appelé quelqu'un par ce titre avant ?
- Non, bien sûr que non. »
Sa voix faiblit.
« Je... ne sais pas. Il me semble que c'est arrivé une fois. Je crois que c'était lorsque je me trouvais dans votre pays, au château du prince. »
Jonathan
se renfrogna alors que des souvenirs peu précis mais
angoissants combattaient pour surgir de son esprit.
« J'étais en danger et j'ai appelé à l'aide. J'ai appelé à l'aide et quelqu'un est venu mais pas à temps. »
Dracula ferma brièvement les yeux.
« Je m'en voudrai toujours. Bien que tu aies survécu, je n'ai jamais voulu que tu vives ça, Nicu — pas encore.
- Encore ? »
La confusion dans la voix de Jonathan était douloureuse. Il ressemblait à un enfant qui demandait à quelqu'un de lui expliquer la cruauté de ce monde.
« Je ne comprends pas.
- Qu'est-il arrivé là-bas, Jonathan ? Réfléchis. Si tu peux te rappeler de ça, tu pourras te rappeler d'autre chose. Essaie. Pour le salut de mon âme, essaie. »
Jonathan
se mordit la lèvre. D'une voix grave, il fit :
« Je me souviens du noir — la nuit autour de moi et... et il y avait de l'espace en-dessous de moi. C'était comme si la terre tombait et cela m'a fait peur. J'étais au bord d'un grand précipice et je voulais partir de là mais il y avait quelque chose qui me chassait. Une sorte d'animal ou... quelque chose de vicieux et de mauvais venait me chercher. J'étais seul. Il n'y avait pas d'issue. »
Ses yeux s'éclairèrent et Dracula put dire qu'il se rappelait de quelque chose.
« Et j'ai appelé quelqu'un à l'aide, quelqu'un qui pouvait me sauver, je le savais. Je ne comprends pourtant pas. Personne dans ma vie ne m'a jamais protégé. Personne exceptée ma mère et c'était il y a si longtemps.
- Il y AVAIT quelqu'un d'autre mais encore plus loin dans ton passé. »
Jonathan émit un son de frustration confuse.
« Vous parlez comme si vous saviez, mais c'est impossible. Nous venons à peine de nous rencontrer. Je sais que nous avons parlé d'avoir ressenti une similitude à notre première rencontre, mais vous ne pouvez vraiment pas croire...
- Je te CONNAIS. Oh, pas les détails insignifiants comme ton dossier scolaire ou le nom de ton premier animal. Je connais des choses plus profondes, plus fondamentales. Tu as perdu ta mère trop jeune et bien qu'elle soit morte dans la souffrance, sa dernière pensée a été pour toi. »
Des larmes se rassemblèrent dans les yeux de Jonathan mais il cligna rapidement des yeux pour les repousser.
« Et je sais que ton père n'était sans doute pas vicieux physiquement mais il était froid, distant et manipulateur. Il n'aimait pas que tu parles de ta mère après sa mort, hein ? Tu ne t'es jamais vraiment senti chez toi durant toute ta vie. Il y a eu des fois où tu as eu l'impression d'avoir atterri au beau milieu d'une pièce et qu'on s'attendait à ce que tu joues un rôle inconnu. »
Il s'assit en avant.
« Tu aurais consacré ta vie à l'église mais tu n'en as pas eu le droit car cela n'aurait pas profité à ton père. »
Jonathan combattait l'envie de rester bouche bée.
« Comment savez-vous toutes ces choses, murmura-t-il ? »
Dracula pouvait voir que quelque chose se débattait en Jonathan pour surgir à la surface. Il ignora sa question pour poursuivre :
« Tu n'as pas pu rejoindre l'église et le seul moment où tu te sens le plus à l'aise, c'est lorsque tu es entouré de livres. Tu n'es pas apprécié par ceux qui devraient le plus t'aimer — ta famille et ceux qui se sont occupés de toi. Mais quelqu'un t'aime. Quelqu'un t'a toujours aimé. Tu ne l'as jamais senti, Jonathan ? N'y a-t-il pas eu des moments où tu savais — tu SAVAIS — que tu appartenais à quelqu'un ? »
La voix de Jonathan était faible.
« Quand j'étais petit, je croyais... J'entendais une voix la nuit, très faiblement. Elle m'appelait et elle me parlait. Je l'ai dit à ma mère et ça lui a fait peur. »
Il fronça les sourcils.
« En grandissant, j'ai cru qu'elle avait eu peur que je ne devienne fou mais maintenant que j'y repense, je n'en suis plus si sûr. C'est presque comme si elle avait vraiment cru que j'entendais quelqu'un et que cette personne pourrait m'enlever à elle. »
Il baissa la tête puis releva les yeux vers Dracula.
« Je pense qu'elle avait raison. Cette voix m'attirait si fortement. Je crois que si cette personne était venue me chercher, je l'aurais accompagnée de mon plein gré — et même avec joie. »
Dracula bougea rapidement, presque violemment. En un éclair, il était à genoux devant Jonathan. Ses mains saisirent les poignets de Jonathan et il leva les yeux vers le visage du jeune homme. Sa voix était profonde et sembla émouvoir Jonathan.
« Tu le penses vraiment, Nicu ? Tu serais parti avec moi ? »
Jonathan recula sur la chaise, alarmé par cette soudaine manifestation d'émotion, mais la prise de Dracula se resserra.
« Je craignais que tu ne m'entendes jamais. Je t'ai appelé si longtemps, sans jamais recevoir de réponse. J'ai commencé à perdre espoir et cela me remplit de honte, mon amour. J'aurais dû savoir que tu ne m'abandonnerais jamais.
- Comte, je vous en prie...
- Appelle-moi par mon nom, Nicu. S'il te plaît. »
Jonathan hésita. Je devrais être alarmé. Ce n'est pas correct, ce n'est pas... naturel ? Il repoussa soudainement cette pensée. Mais que dieu me vienne en aide, cela SEMBLE naturel. C'est ainsi que les choses devraient être, le fait qu'il me touche.
« Vlad. »
Dracula baissa la tête pour presser son visage contre les avant-bras de Jonathan. Il murmura :
« Quand tu prononces mon nom, je suis moi. Je sais que tu es perdu, mon amour, mais tu dois essayer de comprendre et de te souvenir. Il y a très longtemps et loin d'ici, nous nous connaissions. »
Dracula redressa la tête pour regarder Jonathan, ses yeux brûlants.
« Je t'ai pris avec moi et je t'ai fait mien. »
Il pencha à nouveau la tête et Jonathan trembla lorsqu'il embrassa le dos de ses mains.
« Je t'ai fait mien, mais c'est toi qui me possédais, Nicu — corps, cœur et âme. »
Deux hommes ensemble ? Ce n'est pas naturel. Jonathan se rendit compte que cette pensée était un réflexe, un réflexe CONDITIONNÉ. Il avait entendu dire ça toute sa vie quand les gens osaient en fait parler de telles choses. Mais il n'y avait jamais vraiment songé personnellement. Au plus profond de lui, il savait qu'il pensait que le véritable amour, sous n'importe quelle forme, devait être chéri et nourri.
« C'est très étrange. J'ai l'impression que je devrais... »
Il émit un son de frustration.
« Je devrais être paniqué, dégoûté ou outré — toutes ces réponses seraient acceptées par la société. Mais je ne ressens rien de tout ça.
- Qu'est-ce que tu ressens ?
- C'est comme si je voulais rester ici pendant très longtemps et juste vous écouter parler. »
Dracula sourit.
« Je n'ai jamais été vraiment bavard mais je pourrais rester assis ici et parler pendant des heures avec toi. Je pourrais tout te dire.
- Vous ne cessez de parler comme si nous nous connaissions depuis des années. Mais je ne PEUX pas vous connaître.
- Non ? Je t'ai parlé de toi, maintenant... »
Il s'assit en tailleur en posant ses mains sur ses cuisses.
« Dis-moi des choses à mon sujet que tu ne devrais pas connaître.
- Mais vous ne m'avez pas dit grand-chose de votre vie privée. »
Vlad acquiesça sans rien dire de plus. Jonathan émit un son frustré puis fit :
« Vous êtes un membre de la noblesse et vous descendez de la royauté. Vous avez beaucoup voyagé. Vous n'avez pas beaucoup de gens avec vous. »
Il fronça les sourcils.
« Je pense que Rill est un enfant adopté. Vous avez de l'affection pour lui et vous vous sentez responsable de lui. C'est évident qu'il vous aime. »
Jonathan s'arrêta brutalement de parler en sachant qu'il ne venait pas simplement d'effleurer les frontières des bonnes manières, il les avait complètement franchies en parlant d'un sujet aussi intime. Dracula sut à nouveau ce à quoi il pensait et fit :
« Continue. Nous sommes au-delà des règles insignifiantes de la société polie et personne ne saura ce qui se passe entre nous ici. »
Avec cette assurance, Jonathan continua.
« Sinn... Je ne suis pas très sûr à son sujet. »
Jonathan rougit et baissa les yeux.
« Je pense qu'il veut être plus proche de vous qu'il ne l'est déjà mais il ne vous aime pas vraiment. Simion... C'est votre ami. Oui. C'est inhabituel en Angleterre. La plupart des gens pensent qu'on peut être soit un ami ou un employé, mais pas les deux. J'ai le sentiment qu'à part ces trois-là, vous êtes... seul. Et cela vous blesse plus que les autres parce que vous avez eu quelqu'un de spécial dans votre vie. »
Dracula se pencha rapidement en avant. Sa voix vibra presque.
« Qui était cette personne spéciale ?
- Je ne sais pas. »
La voix de Jonathan était presque désespérée.
« Je ne PEUX pas savoir.
- Tu le peux ! »
Dracula s'accroupit, ses mains glissant le long des bras de la chaise de Jonathan pour emprisonner le jeune homme.
« Jonathan — Nicolae... Il le FAUT. »
Jonathan regarda dans les yeux bleus pâles du comte et il sentit un moment de vertige comme s'il plongeait dans un précipice mais il n'avait pas peur. Ce n'était pas comme si la douleur et la mort se précipitaient à sa rencontre. C'était plutôt quelque chose qu'il avait recherché toute sa vie durant — plus LONGTEMPS encore que sa vie.
Il ne réfléchit pas — il agit par instinct. Ses bras s'enroulèrent autour du cou de l'homme penché sur lui et il l'attira vers lui. Son esprit tourbillonnait avec une soudaine rafale d'images, des choses qu'il n'avait pas expérimentées à sa connaissance — dans cette vie. La faim, le fait de savoir que les gens autour de lui le regardaient avec spéculation et mépris, le froid, la douleur causée par celui qui aurait dû le protéger, la recherche désespérée de chaleur et d'un sanctuaire et le refus de sa dernière chance. Oh, il y avait eu de petites joies — de longues heures passées à travailler au milieu de livres ou remplir des pages d'une écriture soigneuse, mais il était toujours seul.
Jonathan était un enfant unique mais il savait ce que c'était que d'avoir des frères et sœurs qui refusaient d'admettre ce lien et il savait ce que c'était que de chérir le seul membre de sa famille qui lui avait montré de l'affection. Il s'était attendu à la perdre après son mariage et il avait été mélancolique quand l'homme qui allait l'enlever était arrivé. Et puis il l'avait vu. Dracula. Non, ce n'est pas Dracula alors, mais le nom était similaire. Draculea. Le même nom que le prince que j'ai vu en Transylvanie. Et cet homme aurait pu être le grand-père de l'homme venu pour courtiser quelqu'un qui n'était pas mon amour, mais qui était important pour moi. Je l'ai vu...
Il avait été à cheval la première fois que Jonathan l'avait vu, presque fusionné avec l'immense bête noire. Leurs yeux s'étaient rencontrés un moment et les siens avaient été bleus, CE bleu — les mêmes yeux. Ces yeux l'avaient regardé avec curiosité, avec désir et finalement avec amour — un amour profond et ardent qui l'avait rendu à la fois exultant et humble. Un amour qu'on ne pouvait pas refuser.
« Vlad, »
murmura Jonathan.
Il sentait que quelqu'un en lui parlait à sa place, mais ces mots étaient aussi les siens. La personne en lui ne pouvait être qu'une autre partie de lui-même. Il toucha gentiment le visage de l'autre homme puis se pencha et déposa un baiser sur ses lèvres.
« Où étais-tu ? Que s'est-il passé ? »
Dracula prit Jonathan dans une forte étreinte en enfouissant son visage dans le cou du jeune homme. Jonathan retourna l'étreinte, un peu déconcerté de sentir le grand homme trembler.
« Tu es parti, n'est-ce pas ? Je ne suis pas moi-même lorsque tu n'es pas là, mon amour.
- Je suis désolé, Nicu. Je suis désolé que tu aies dû vivre ça. »
Jonathan sourit en passant ses mains dans les cheveux de Dracula.
« Mais ce n'était pas de ta faute, Domn. Je suis sûr que seul le devoir le plus grave t'a retenu loin de moi. »
Il émit un son tranquille.
« Bien sûr — la bataille ! »
Jonathan le serra fort dans ses bras.
« Tu as gagné ! Oh, Vlad, je savais que tu allais vaincre mais j'avais pourtant peur. Je pensais... je... »
Il bégaya. Quand il parla à nouveau, ce fut lentement et avec une horreur naissante.
« Vlad ? Tu... es mort.
- Non ! »
La négation était ferme.
« Abdul t'a menti, Nicu. Elle SAVAIT que c'était un mensonge et elle savait ce que cela te ferait, mon pauvre chéri. Mais je lui ai fait payer cher sa vile trahison.
- Alors tu n'es pas mort ? »
Son rire était un peu faible.
« Bien sûr, tu n'es pas mort. Tu es là, dans mes bras. C'était si réel. Je pensais que je... »
Sa voix mourut à nouveau. Elle tremblait lorsqu'il reprit :
« Qu'ai-je fait ? Vlad, qu'ai-je fait à Beta ? »
Dracula pleurait de soulagement en sachant que Nicolae s'était finalement réveillé et de chagrin en voyant la douleur que ce réveil lui causait.
« Tu as tenté de la sauver de la seule façon possible. Tu as agi avec amour et sacrifice, comme tu l'as toujours fait. »
Jonathan se raccrochait à présent à Dracula comme un homme qui se noyait se raccrocherait à son sauveur.
« Je n'y comprends rien.
- Tu finiras par comprendre avec le temps. Pour l'instant, il faut juste que tu y crois et que tu l'acceptes. »
Jonathan acquiesça mais il fit doucement :
« C'est de la folie, tu sais. Je suis fiancé.
- Cela ne veut rien dire. C'était un accord pour satisfaire ce qu'ils attendaient de toi — elle, ta famille, tes amis. Tu ne SAVAIS pas, Nicolae.
- Jonathan. »
Il marqua une pause.
« Mon nom est Jonathan.
- Maintenant. Mais avant tu étais Nicolae.
- Mais je suis Jonathan à présent. »
Dracula recula et Jonathan inspira en voyant les larmes sanglantes.
« Tu ne vois pas ? Jonathan... Nicolae... Tu es celui que j'aime. Tu l'as toujours été et tu le seras toujours. »
Il l'embrassa violemment en déversant tout son amour, sa détermination et son désespoir dans ce baiser.
Jonathan grogna, penché en arrière sous l'effet de cette force. Il songea qu'il devrait se débattre mais il se surprit à s'accrocher à l'autre homme pour l'attirer encore plus près, sa bouche s'ouvrant en une invitation impuissante pour une invasion qui était à la fois nouvelle et tendrement familière.
Leurs lèvres se séparèrent d'à peine un pouce et le souffle chaud de Jonathan effleura Dracula.
« Ce n'est pas suffisant ? » murmura Dracula.
Jonathan inspira profondément et le temps sembla se suspendre un moment. Son petit sourire était émerveillé alors qu'il murmurait :
« Oui. »
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