Le Prince Solitaire 2

Chapitre Deux : Corruption


Si Lyrel avait eu un peu peur de quitter sa chambre au départ, il était à présent tout excité en regardant par la fenêtre du carrosse. Le père Joris retint un sourire amusé en voyant sa réaction si infantile, cependant son sourire retomba à la pensée de ce qui allait suivre. Le manoir de Fanel était resté dans le même état que la nuit du rituel. Le comte Banien était introuvable. Sa femme était en visite chez ses parents avec leurs deux filles en Muthelle, le duché voisin, et l’évêque avait envoyé un message les prévenir de la situation. La comtesse avait été mortifiée d’apprendre la vérité au sujet de son époux et elle ne quittait plus la chapelle familiale, priant pour son âme et celle de ses filles. Elle n’avait reçu aucune nouvelle de son époux. Le prêtre de ses parents avait pour ordre de surveiller sa correspondance et ses fréquentions. À Prost comme dans les duchés voisins, l’Église avait placardé des avis de recherche pour le comte de Fanel mais personne ne l’avait vu — ou reporté.


Les moines de l’abbaye la plus proche s’étaient chargés d’enterrer les victimes non nobles et de réconforter leurs familles éplorées. Quant aux seigneurs Vion et Doric, soupçonnés d’être impliqués eux aussi dans le rituel satanique, leurs parents avaient dû payer une fortune à l’Église pour que leurs enfants aient droit à un enterrement catholique — bien que ce fut une cérémonie courte et privée. Ce serait au Seigneur et à Lui seul de juger leurs âmes. En tout cas, beaucoup de gens voulaient savoir ce qui s’était vraiment passé et, à défaut de retrouver le comte de Fanel, il restait l’héritier du duché de Prost à interroger. La pression était donc grande pour le père Joris, d’où sa mesure un peu désespérée de ramener Lyrel sur les lieux du drame.


Ils arrivèrent devant le manoir vide. Dix soldats de Prost les accompagnaient. Le père Joris descendit le premier du carrosse et fut reçu par l’un des moines chargés de surveiller les lieux.

« Mon père, » fit l’homme en s’inclinant.

Le prêtre fit le signe de la croix pour le bénir.

« Rien de nouveau ? s’enquit-il.

- Personne n’a cherché à pénétrer dans le manoir. Les villageois évitent cet endroit comme la peste, persuadés qu’il est maudit.

- Ils ont bien raison, soupira le père Joris. Lyrel, mon garçon, tu peux sortir. »


Le jeune homme descendit à son tour du carrosse. À sa vue, le moine se signa et récita une rapide prière. Le père Joris ne l’en blâma pas : tout accusait Lyrel après tout.

« Tu reconnais l’endroit ? préféra-t’il demander. Regarde bien. »

Docilement, Lyrel examina les jardins et la bâtisse puis secoua la tête.

« Non, mon père, répondit-il d’une petite voix.

- Entrons alors. »

À l’intérieur du manoir, Lyrel ne montra aucun signe de reconnaissance non plus. Puis ils descendirent à la cave.


Le visage de Lyrel s’éclaira soudain et il courut au centre de la pièce vers l’autel. Il posa une main dessus.

« Ça, je connais ! » affirma-t’il.

Il s’assit sur la pierre froide. Seuls les corps avaient été retirés de la pièce : les symboles, les flaques de sang, tout le reste avait été laissé en l’état. Une odeur putride envahissait l’air, bien que cela ne semblait pas gêner le jeune homme. Le père Joris, lui, devait garder son mouchoir sur le nez et la bouche pour ne pas vomir.

« Lyrel, tu peux me raconter ce qui s’est passé ici ? »

Le jeune homme pencha la tête sur le côté, perplexe. Le père Joris se déplaça aux endroits où étaient les corps des serviteurs.

« Les gens qui étaient là, reprit-il, tu as vu ce qui leur est arrivé ?

- Non, répondit Lyrel.

- Tu les as vus… debout ou couchés ?

- Couchés, » répondit le jeune homme sans hésiter.

Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !

Le prêtre se renfrogna.

« Et Banien, le duc de Fanel, tu te souviens de lui ? Tu sais où il s’est enfui ? »

Lyrel secoua la tête. Le prêtre n’insista pas et se rapproche de l’autel sur lequel il était assis.

« Tes amis Doric et Vion sont morts ici. Tu as vu quelque chose ? »

Nouvelle dénégation. Le père Joris commençait à se dire que l’absence de souvenirs chez le jeune homme n’avait peut-être rien à voir avec un état de choc. Lyrel n’avait reconnu personne de son entourage, il ne s’était même pas reconnu lui-même sur un tableau ! Avait-il véritablement tout oublié ? Si tel était le cas, on pouvait considérer que son âme avait été purifiée quels qu’aient pu être ses péchés antérieurs.


« Voilà une nouvelle que Dame Faye ne goûtera guère, » songea-t’il avec un léger amusement.

La duchesse était si déterminée à déclarer son fils inapte à régner. Elle ne s’imaginait quand même pas qu’elle serait autorisée à diriger le duché en l’absence d’héritier mâle ? Le domaine reviendrait au plus proche parent de son défunt époux. Le père Joris se souvenait justement que le duc de Prost avait des cousins. Il secoua la tête. Les femmes et leurs folles idées, vraiment !

~*~

Pour faire bonne mesure, le prêtre emmena Lyrel dans toutes les pièces importantes du manoir, y compris la chambre du comte, mais le jeune homme ne reconnut rien. Il ne réagit même pas devant le portrait du comte. Ils finirent par regagner le carrosse. Le père Joris prit le temps de donner des consignes aux moines avant qu’ils ne quittent le domaine, flanqués de leurs gardes. Durant le retour, le père Joris garda le silence, songeur. Il cherchait une façon d’annoncer la mauvaise nouvelle à la duchesse.

« Grisèle ! » s’écria soudain Lyrel, tout joyeux.

Le prêtre ne lui lança qu’un bref coup d’œil. Le jeune homme tendait la main par la fenêtre du carrosse.

« Grisèle ! » répéta-t’il en se tournant vers lui.

Le père Joris se pencha pour regarder par la fenêtre et fut surpris de voir la jument grise de la jeune damoiselle galoper sur un chemin parallèle. Elle faisait de grands signes de main à son frère.


Avec un soupir, le prêtre tapa à l’avant de la cabine pour que le cocher s’arrête. Le sergent vint s’enquérir de la raison de cet arrêt subit.

« Damoiselle Grisèle se trouve là-haut, indiqua le prêtre. Nous sommes bien loin du château, mieux vaut que vous alliez la chercher pour qu’elle rentre avec nous. »

Le sergent fronça les sourcils et hésita un moment avant de hocher la tête. Lyrel ne cacha pas sa joie. Grisèle les rejoignit bien vite tandis qu’un soldat attachait les rênes de sa jument à l’arrière du carrosse pour qu’elle les suive.


Le père Joris ne fut pas du tout ravi.

« Que faites-vous si loin du château, jeune damoiselle ? Et où est votre escorte ? »

Grisèle se moqua bien des remontrances et eut un sourire malicieux.

« Je me promenais sur Reine, mon père, expliqua-t’elle, et j’ai eu envie de faire la course avec mon escorte. Je crois bien que j’ai gagné ! »

Elle gloussa, indifférente à l’inquiétude des soldats qu’elle avait abandonnés.

« Et je suppose que c’est une coïncidence si vous nous avez trouvés ? demanda le prêtre en haussant un sourcil.

- Je ne vous mentirai pas, mon père, car c’est un péché. Je comptais vous rejoindre au manoir mais je ne m’attendais pas à ce que vous soyez déjà sur le retour.

- Ce n’est pas un lieu pour une noble damoiselle comme vous, réprimanda le prêtre avec un claquement de langue. Vous n’êtes plus vraiment une enfant alors commencez à vous comporter comme une future dame !

- C’est ce que Mère me dit tous les jours, fit Grisèle en roulant des yeux, alors je ne risque pas de l’oublier. »


Elle se concentra sur son frère qui ne la quittait pas des yeux.

« Alors, Lyrel, tu as aimé la promenade ?

- Oui, fit-il avec enthousiasme, et j’ai reconnu la salle !

- La salle ? s’étonna-t’elle. Tu veux parler de l’endroit où…

- Damoiselle, la coupa froidement le prêtre, ce ne sont pas des sujets convenables pour vous !

- Mmm, et tu t’es souvenu de quelque chose ? »

Lyrel secoua la tête. Sa sœur l’observa d’un air songeur. Le père Joris les contempla tous les deux. Grisèle avait treize ans, entre l’enfance et l’âge adulte. Elle avait toujours idolâtré son grand-frère. Le prêtre savait qu’elle lui avait rendu visite en cachette ces derniers jours mais il avait toléré cela, pensant que cela pourrait aider Lyrel à se souvenir. Cependant cela n’avait servi à rien. En l’état actuel des choses, il était impossible de statuer sur le sort du jeune homme.

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Si jamais Dame Faye parvenait à convaincre ses conseillers que l’héritier du duché était inapte à régner — et le père Joris savait qu’elle y arriverait — Grisèle deviendrait alors l’héritière. Bien sûr, ce serait son époux qui régnerait, aussi Dame Faye choisirait certainement un gendre docile. Cela éviterait que le duché ne finisse aux mains des cousins de l’ancien duc. Cependant Grisèle était encore un peu trop jeune pour se marier : il faudrait attendre un ou deux ans. Les conseillers allaient-ils laisser Dame Faye asseoir davantage son autorité ou bien préféreraient-ils remettre le duché à l’un des cousins plutôt qu’à un étranger ? Le père Joris allait devoir réfléchir à la meilleure solution, recueillir les avis des conseillers, puis user de son influence pour que tout se règle de la meilleure manière possible — et que cela bénéficie à l’Église, bien entendu. Mais avant tout cela, il fallait régler la question de Lyrel car le jeune homme ne pourrait pas rester au château de Prost, innocent ou pas.


Le carrosse s’arrêta brusquement. Le père Joris redressa vivement la tête et regarda par la fenêtre : ils ne pouvaient pas être déjà arrivés !

« Cocher, que se passe-t’il ? » demanda-t’il en ouvrant la porte.

Il n’obtient pas de réponse à part le piaffement des chevaux.

« Sergent ? » appela-t’il ensuite.

Toujours aucune réponse. Il se tourna vers les deux jeunes gens qui le fixaient avec de grands yeux. Cependant aucun des deux ne semblait inquiet, ils étaient juste intrigués.

« Restez là, » leur intima-t’il avant de descendre du carrosse.

Il n’était pas armé mais s’il s’agissait d’une attaque de simples brigands, son statut d’homme d’Église suffirait à les protéger. Même les bandits craignaient le courroux divin et la croyance populaire disait que cela portait malheur de tuer un homme de Dieu — une superstition largement encouragée, voire initiée par l’Église !


« Qui va là ? » cria le père Joris aux alentours.

Les soldats qui les escortaient avaient disparu de même que le cocher. La route forestière était déserte, seul le chant des oiseaux était audible. Le prêtre commença à se dire que ce n’était pas une attaque de bandits. Il se retourna et son regard se posa sur Lyrel, toujours dans le carrosse. Un doute atroce l’envahit :

« Dame Faye n’aurait quand même pas… »

Une flèche se ficha dans le carrosse au-dessus de sa tête, coupant court à ses réflexions. Le prêtre rentra précipitamment dans la cabine en claquant la mince porte derrière lui, les réflexes de sa jeunesse lui revenant instinctivement.

« Baissez-vous ! » fit-il aux deux jeunes gens en joignant le geste à la parole.

Avec un cri de frayeur, Grisèle s’exécuta, imitée par Lyrel qui semblait plus calme — ou plutôt il ne comprenait pas ce qui se passait. D’autres flèches se plantèrent dans le carrosse et les impacts faisaient crier Grisèle à chaque fois.


Il y eut ensuite un calme relatif puis les portières du carrosse furent ouvertes des deux côtés et des hommes dont le bas du visage était couvert les tirèrent de force à l’extérieur. Grisèle se mit à hurler de plus belle et à donner des coups de pied dans tous les sens, en vain. Lyrel se laissa faire mais ses yeux ne quittaient pas sa sœur. Il pouvait sentir sa peur et s’inquiétait pour elle. Le père Joris, lui, se laissa faire bien qu’il s’écria furieusement :

« Vous ignorez à qui vous vous attaquez ! Prenez ce que vous voulez mais il est dans votre intérêt de nous laisser la vie sauve ! »

Aucun des bandits ne lui répondit. Ils étaient cinq et semblaient très bien organisés. De toute évidence, leur objectif n’était pas de les dépouiller. Ils séparèrent Lyrel des autres et le mirent à genoux dans la terre battue. L’un des hommes sortit une épée de son fourreau et s’approcha de lui. Grisèle s’agita de plus belle, retenue par un des bandits.

« Non ! Laissez-le, espèce de monstres !

- C’est lui, le monstre, » répliqua d’une voix grave l’homme qui la tenait.


Elle leva les yeux vers lui, lut la condamnation dans son regard mais refusa de céder. Elle se redressa brusquement, le prenant au dépourvu, et le gifla. Ce faisant, elle lui arracha le tissu qui recouvrait sa bouche et son nez. En voyant son visage, elle écarquilla les yeux.

« Je vous reconnais ! fit-elle. Vous êtes un des gardes du château ! »

L’homme jura et la gifla à son tour. Elle retomba par terre avec un cri. Les quatre autres bandits l’invectivèrent :

« Qu’est-ce que tu as fichu ?! On devait pas se faire reconnaître ! »

Le père Joris eut la confirmation de ses soupçons et il connut un moment de désespoir.

« Vous êtes tous des gardes, fit-il d’un ton sévère. C’est la duchesse qui vous a ordonné de tuer son fils, n’est-ce pas ? »

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Les bandits échangèrent des regards puis retirèrent tous leur masque de fortune. Le prêtre reconnut le capitaine Dévos qui lui adressa un regard sombre.

« Ce n’était pas prévu que la damoiselle soit là ; je laisserai la duchesse s’arranger avec sa fille. Mais tant pis pour vous, mon père, déclara-t’il. La duchesse a été bien claire, on ne doit laisser aucun témoin. »

Les soldats dégainèrent tous leur épée. Le prêtre s’indigna :

« Vous oseriez tuer un prêtre et un enfant ?! C’est l’Enfer qui vous attend ! »

Cela sembla refroidir les soldats, mais le capitaine secoua la tête.

« C’est en Enfer qu’on ira si on laisse ce monstre en vie, répliqua-t’il en désignant Lyrel. Nous accomplissons l’œuvre de Dieu ! Quant à vous… nous confesserons notre péché et expierons. »


Le père Joris ouvrit la bouche pour protester mais reçut un coup de pied dans le torse qui le fit tomber à terre, le souffle coupé. Il réalisa que sa jeunesse guerrière était passée depuis longtemps. Grisèle hurla de nouveau.

« Silence, chienne ! » fit le garde qu’elle avait démasqué, en lui mettant une main sur la bouche.

Quand elle le mordit sauvagement, il cria et la frappa à nouveau.

« Ça suffit ! ordonna Dévos. Fais-la taire avant qu’elle n’alerte les autres ! »

Le garde prit son épée pour faire peur à la jeune fille. Grisèle n’eut plus la force de crier, juste de pousser un faible gémissement. Le père Joris ferma les yeux, priant le Seigneur pour un miracle.


C’est alors que le monde s’embrasa.


Des hurlements horribles s’élevèrent. Grisèle se jeta dans les bras du prêtre qui la serra fort contre lui. Elle hurla jusqu’à en perdre la voix mais rien ne pouvait couvrir les cris de douleur et de terreur autour d’eux. Et la chaleur était insoutenable… Les cris finirent par cesser mais pas ceux de Grisèle. Quand elle se rendit compte que seuls ses râles retentissaient, elle se tut, la gorge rauque, et osa lever les yeux. Le père Joris en fit de même. Il avait beau avoir déjà vu des scènes d’horreur autrefois, il ne put s’empêcher de porter une main à sa bouche à la vue des corps calcinés et fumant. Certains brûlaient encore, les membres s’agitant frénétiquement, bien que les hommes soient déjà morts. Les chevaux s’étaient enfuis, entraînant le carrosse derrière eux.


Seul Lyrel était encore debout, totalement indemne. Il fixait les flammes autour de lui avec curiosité. Le père Joris sentit la chair-de-poule le gagner devant cette scène funeste. Son terrible soupçon fut confirmé en voyant le feu s’enrouler autour de la main du jeune homme qui éclata d’un rire ravi. Il fit passer les flammes d’une main à l’autre comme un nouveau jeu qu’il venait de découvrir avant de se tourner vers eux, son visage innocent rempli de joie. Il semblait totalement ignorer les hommes morts à ses pieds. À côté du prêtre, Grisèle hoqueta en comprenant à son tour ce que son frère venait de faire. Ce dernier s’approcha soudain d’elle et elle se recroquevilla avec un gémissement apeuré.

« Grisèle, ne t’en fais pas, assura Lyrel en souriant. Les vilains ne t’embêteront plus ! »

La jeune fille éclata en larmes tandis que le père Joris sentit un goût amer dans sa bouche.

« Corrompu, songea-t’il en voyant les flammes entourant le visage du jeune homme. Il est irrémédiablement corrompu ! »






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