Le Prince Solitaire 6

Chapitre Six : Le Chapitre du Sud


Comme l'avait prévenu Lucius, l'entraînement de Lyrel s'intensifia après leur retour. En plus des cours et des entraînements des novices ordinaires, Lyrel dut apprendre la stratégie militaire et la philosophie religieuse, sans parler de ses entraînements avec Lucius tous les trois jours. À partir de là, tous les novices et instructeurs comprirent que le Maître du Chapitre avait des projets bien précis pour le jeune homme, et tous le traitèrent avec plus de déférence. Cependant ce changement de statut ne marqua pas Lyrel. Bien qu'il fut libéré des corvées, il usa ce temps supplémentaire pour intégrer le chœur et sous peu, tous purent profiter de sa voix harmonieuse.


Jusque là, ses entraînements avec Lucius avaient consisté à maîtriser son pouvoir du feu. Désormais il l'accompagnait aussi lors de ses obligations en tant que Maître et apprenait avec lui la gestion d'un Chapitre. Souvent aussi l'Archange de la Lumière convoquait Lyrel dans ses appartements à la fin de la journée afin qu'ils discutent de divers sujets, que ce soit en rapport avec ses études ou son bien-être. Lyrel s'ouvrit un peu plus et sa maîtrise de la langue augmenta avec la pratique. Lucius fut satisfait de constater les progrès de son poulain dans tous les domaines : Lyrel s'affirmait enfin et montrait ses capacités de commandement et de stratège. Il avait souvent des idées audacieuses mais brillantes, s'adaptait au moindre changement avec une réactivité étonnante tout en conservant un calme serein. Il força ainsi l'admiration de nombreuses personnes, même ceux qui étaient sceptiques à son sujet au début.


Pour Lucius, c'était un plaisir de le voir s'épanouir ainsi. Il fut tellement dithyrambique dans ses lettres que Marius exigea d'accueillir Lyrel plus tôt que prévu afin de tester personnellement ses progrès récents. L'Archange de la Lumière se sentit réticent : il en était venu à beaucoup apprécier la compagnie de l'autre jeune homme, leurs conversations tardives qui partaient de banalités pour se finir en sujets profonds, la familiarité dont Lyrel faisait preuve. C'était comme avoir son petit-frère avec soi. Toutefois Lucius savait pertinemment qu'il ne pourrait pas le garder pour lui indéfiniment. Une fois que Lyrel serait nommé Archange — il n'y avait plus aucun doute là-dessus désormais — il partirait diriger le Chapitre de l'Est et ils ne se verraient plus aussi souvent. Lucius avait déjà subi la même séparation lorsque ses frères et lui avaient été nommés Archanges, pour autant ce n'était pas plus facile à accepter. Les sentiments de Lucius étaient plus que mitigés mais il garda ses doutes pour lui ; Lyrel était tellement heureux de ses progrès qu'il ne voulait pas ternir son plaisir.


Un soir, lors de l'une de leurs entrevues régulières dans la pièce de lecture de l'Archange, il informa le jeune homme :

« Demain, tu partiras pour le Chapitre du Sud. Marius va s'occuper de toi pendant quelques mois. »

Lyrel cilla à peine. Rien ne pouvait altérer son calme, même face à l'imprévu.

« Entendu, » fit-il simplement.

Un peu vexé, Lucius pencha la tête sur le côté.

« Tu n'es pas triste de partir ? s'enquit-il.

– Tu m'as dit que cela se produirait. Je dois aussi apprendre auprès de tes frères. »

Parfois l'absence de réaction de Lyrel était irritante. Le feu crépitait dans l'âtre près d'eux et le regard de Lyrel était plus attiré par les flammes que par l'autre jeune homme. Ses cheveux châtain avaient des reflets roux à cause du feu et ses yeux verts semblaient plus limpides.


Lucius se sentit vraiment agacé tout à coup.

« Lyrel, fit-il pour ramener son attention sur lui, tu comprends qu'on ne se verra plus pendant des mois.

– Je comprends, répondit simplement ce dernier.

– Tu seras avec Marius, pas avec moi. Nous ne discuterons plus comme ça pendant longtemps.

– Oui.

– Et c'est tout ce que cela te fait ? »

Lyrel plissa les yeux, signe qu'il ne comprenait pas le sens de la question. Lucius soupira intérieurement. Si le jeune homme avait progressé sur de nombreux points, il restait toujours aussi ignorant en matière de relations humaines.

« Qu'est-ce que je représente pour toi ? » demanda directement l'Archange.


Lyrel prit le temps de réfléchir parce qu'en fait il ne s'était jamais posé la question.

« Un ami ? fit-il d'un ton incertain.

– Oui, un ami, assura Lucius. Tu ne devrais pas en douter. »

Lyrel acquiesça avec un petit sourire, ravi de cette confirmation. Lucius n'y tint plus et se leva pour le rejoindre et se pencher vers lui. Il prit son visage entre ses mains et l'embrassa légèrement au coin de la bouche. Quand il recula, Lyrel le fixait avec curiosité. Sans trahir ses émotions véritables, l'Archange lui expliqua, ses mains toujours sur ses joues :

« C'est ce que font les amis, les bons amis. Tu représentes beaucoup pour moi et je suis triste de te voir partir.

– Mais je vais revenir, assura Lyrel en clignant des yeux.

– Peu importe, tu vas me manquer. Et moi, je vais te manquer ?

– Je ne sais pas, répondit honnêtement le jeune homme.

– Dis-le quand même.

– Ce... ce serait mentir, non ? »


Lyrel était toujours aussi soucieux de ne commettre aucun péché, aussi minime soit-il — ironique pour quelqu'un qui avait tant de sang sur les mains. C'était ce mélange de noirceur et d'innocence qui attirait autant Lucius. S'il s'agissait d'un autre novice, il aurait simplement fait comme avec les précédents et obtenu ce qu'il voulait. Avec Lyrel cependant, il avait l'impression de voir ses propres péchés reflétés dans ses yeux verts innocents. C'était troublant.

« Ce n'est pas un mensonge, argua-t'il en souriant, mais une vérité à venir.

– Ah ?

– Je sais que je vais te manquer, seulement tu n'en as pas encore conscience.

– Ah... Alors je te le dirai à mon retour quand ce sera une vérité. »

Lucius eut un léger rire. Malgré son innocence, Lyrel ne s'en laissait pas conter.

« Entendu, céda l'Archange. À ton retour alors. »

En guise de consolation, il l'embrassa de nouveau avant de le renvoyer à sa cellule pour qu'il prépare ses affaires.

~*~

Le Chapitre du Sud ne différait guère dans sa structure de celui de l'Ouest. Lyrel avait chevauché pendant dix jours, escorté par trois Templiers, et il avait apprécié le fait de se retrouver en plein air, même lorsqu'il avait plu. Cependant il était également impatient de débuter cette nouvelle partie de son apprentissage. Marius lui avait fait l'effet de quelqu'un d'énergique et d'impulsif, tout le contraire de Lucius. Et comme c'était l'Archange de l'Eau, il était le mieux placé pour l'aider à maîtriser ses pouvoirs car le feu et l'eau se complétaient comme ils s'opposaient.


Une délégation les attendait dans la cour intérieure, Marius bien reconnaissable avec sa petite taille et ses cheveux rasés auxquels la lumière donnait un léger reflet bleuté.

« T'as pris ton temps pour venir ou quoi ? » accueillit-il Lyrel dès que ce dernier mit pied à terre.

À côté de lui ses commandants roulèrent des yeux. Ce n'était pas facile pour eux de composer avec le caractère volatile de leur Maître.

« Voici une lettre de Lucius, fit Lyrel en lui tendant un parchemin. Il te transmet ses salutations. »

L'Archange prit la lettre avec un soin surprenant de sa part puis la confia à un jeune moine.

« Tu la déposes dans mon bureau, » ordonna-t'il.

Il ramena son attention sur Lyrel et se renfrogna en voyant le jeune homme le fixer avec insistance.

« Quoi ?! aboya-t'il.

– Tu es... plus petit ? » hasarda Lyrel.


Un silence de mort suivit ses paroles. Les Templiers du Sud, qui connaissaient bien leur Maître, reculèrent de plusieurs pas afin de ne pas finir en dommages collatéraux. Inconscient de ce que sa remarque innocente avait déclenché, Lyrel continuait à examiner l'Archange. Oui, c'était indéniable : à leur première rencontre Marius lui arrivait au menton et là, il lui arrivait au niveau de l'épaule.

« T'as peur de rien, toi, fit Marius avec un sourire féroce. Lucius m'a demandé d'y aller doucement avec toi mais puisque tu me cherches dès ton arrivée, on va s'entraîner tout de suite ! Alden ! Vire les novices du champ d'entraînement ! »

Le sénéchal, un homme d'environ trente ans aux cheveux bruns, s'inclina.

« À vos ordre, Maître. »

Il relaya l'ordre à un subalterne.


Un des Templiers qui avait accompagné Lyrel tenta de tempérer :

« Archange Marius, ce garçon sort d'un voyage de dix jours, il n'est pas en état de...

– Silence ! l'interrompit Marius. Vous pouvez repartir chez vous, je m'occupe de lui maintenant ! »

Le Templier n'osa pas insister. L'Archange de l'Eau fit signe à Lyrel de le suivre et ils contournèrent le bâtiment pour arriver au champ d'entraînement. Lyrel n'était pas dépaysé car la configuration des lieux était vraiment la même qu'à l'autre Chapitre.

« Tous les Chapitres se ressemblent ? demanda-t'il à Marius.

– Ben oui, répliqua ce dernier. Pourquoi ça changerait ? »

C'était une bonne question, effectivement.


Les novices finissaient de ranger leurs équipements en vitesse et les instructeurs s'inclinèrent devant leur Maître.

« Ce champ sera bientôt à vous, Maître Marius, assurèrent-ils.

– Trop long, » répliqua le concerné avec agacement.

Il créa des trombes d'eau pour les lancer sur les novices encore présents, histoire de les presser. Lyrel en fut surpris : Lucius évitait d'utiliser son pouvoir en public et avait encouragé Lyrel à faire preuve de la même retenue. Marius, lui, ne semblait pas avoir de souci avec cela. Ces deux frères était bien différents sur de nombreux points.

« Allez, fit Marius en se tournant vers lui avec un large sourire. Cette fois Lucius ne sera pas là pour nous interrompre ! Je vais te montrer qui est le plus petit ici ! »

La remarque sur sa taille n'avait pas été digérée, de toute évidence.


Lyrel se mit en position et fit appel à ses flammes intérieures. Comme toujours, il fut saisi d'un calme immense en manipulant le feu. Il attendait que son adversaire fasse le premier pas, ce qui ne tarda pas. Des filaments d'eau de la taille d'un bras se ruèrent vers lui ; il les évita avec sa rapidité usuelle.

« Tu m'énerves à esquiver, rugit Marius. Montre-moi un peu comment tu attaques ! »

Acceptant l'ordre, Lyrel lança ses flammes vers l'Archange qui s'entoura d'un mur d'eau pour se protéger.

« C'est ça que je veux voir ! » approuva-t'il, les gouttelettes voletant tout autour de lui.


Ils échangèrent des attaques sans qu'aucun ne prenne l'avantage. Marius avait cependant un coup d'avance : lassé par les esquives rapides de son adversaire, il lui avait préparé un piège en augmentant l'humidité du sol autour de Lyrel. Quand ce dernier voulut de nouveau échapper à une attaque, il dérapa sur la boue et perdit l'équilibre. Marius en profita pour entraver ses bras et ses jambes avec de la terre qui se solidifia, l'immobilisant efficacement. Il s'avança alors d'un air triomphant vers son ennemi à terre.

« Alors, petit, fit-il, qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? »

Lyrel testa ses attaches avant de s'immobiliser.

« Je reconnais ma défaite, fit-il simplement.

– Quoi, déjà ? Tu abandonnes trop vite ! » lâcha Marius avec écœurement.


Il posa un pied sur le torse de Lyrel et savoura de voir le visage couvert de boue.

« Et si je voulais te tuer, insinua-t'il avec un sourire mauvais, tu abandonnerais aussi vite ?

– Tu ne veux pas me tuer, » déclara le novice d'un ton d'évidence.

Cela fit tiquer Marius.

« Comment tu peux en être aussi sûr ?

– Parce que Lucius serait fâché contre toi. »

Marius se figea un moment puis retira son pied et libéra Lyrel de ses entraves de terre.

« Bah, lança-t'il en se détournant, c'est pas drôle si je te tue tout de suite ! Je veux encore m'amuser avec toi. Léto ! »

Un frère supérieur accourut aussitôt tandis que Lyrel se redressait, couvert de boue.

« Maître Marius ?

– Tu vas l'installer avec les novices. Il suivra les cours mais je veux que tous les jours, on se batte une à deux heures, compris ? »

Il n'essayait même de prétendre qu'il s'agissait d'un entraînement.


Le frère se tordit les mains.

« Avec les novices, vous êtes sûr ?

– Ben oui, pourquoi ? demanda Marius en lui lançant un regard incisif.

– Puisqu'il est le futur Archange, ne devrait-il pas avoir une cellule à part ? » suggéra nerveusement le frère.

Marius se tourna vers Lyrel.

« Tu veux une cellule à part ? lui demanda-t'il.

– Ça m'est égal, répondit ce dernier en haussant les épaules.

– Tu vois, Léto, il s'en fiche et moi aussi. Mets-le avec les novices, ça leur fera du bien d'avoir de la compétition ! Et puis ce gamin n'est pas encore Archange ! »

Le frère Léto inclina la tête craintivement.

« À vos ordres, Maître Marius. »


L'Archange de l'Eau s'avança vers Lyrel et lui tapota rudement l'épaule.

« Tu t'es bien battu pour une première fois, le complimenta-t'il, mais t'as encore des choses à apprendre ! »

Lyrel acquiesça. Marius le saisit tout à coup par le col puis l'attirer vers lui afin de lui murmurer à l'oreille :

« Si tu me traites encore de petit, je jure sur notre Seigneur que je te noie dans la boue, pigé ? Et tant pis pour Lucius, il finira bien par me pardonner ! »

Le jeune homme relâcha Lyrel sans attendre sa réponse et quitta le champ d'entraînement, suivi par le sénéchal Alden et plusieurs moines.


Un silence plana après son départ comme après une tornade qui venait de s'abattre. Rassemblés autour du champ, les novices et instructeurs n'avaient pas perdu une miette du combat entre les deux hommes et plusieurs étaient en train de prier devant la preuve d'un tel miracle, leurs lèvres s'agitant frénétiquement. Les autres fixaient Lyrel avec presque de la révérence. Voilà sans doute pourquoi Lucius était réticent à user de ses pouvoirs en public.

« Euh... Maître Lyrel ? fit Léto en se raclant la gorge. Si vous voulez bien me suivre... Vous apprécierez peut-être aussi un bain et des vêtements propres ? »

Lyrel était en effet couvert de boue, sans parler du voyage dont il sortait. Il hocha la tête tout en plissant le front :

« Ne m'appelez pas Maître, rectifia-t'il, je ne suis qu'un novice. »

Léto lui lança un regard circonspect.

« Vous êtes le futur Archange du Feu, nota-t'il, pas juste un novice. »

Lyrel retint un soupir intérieur. Il faudrait bien qu'il se fasse à ce nouveau statut qui se précisait de jour en jour, qu'il le veuille ou non.

~*~

La routine s'installa assez vite : aux enseignements et entraînements dont Lyrel avait l'habitude au Chapitre de l'Ouest s'étaient seulement rajoutés les sessions avec Marius, sauf lorsque ce dernier devait s'absenter pour remplir son devoir d'Archange. Durant leurs combats, la vie de Lyrel ne fut pas mise en danger mais il eut souvent des bleus, des écorchures et même une fois une cheville foulée — qui guérit en une nuit à la plus grande surprise du frère soigneur. Malgré cela, jamais il ne se plaignit ou ne recula, endurant imperturbablement les provocations de l'Archange de l'Eau. Si au début ce dernier semblait grandement agacé par le stoïcisme de son cadet, il finit par s'y faire et prenait un grand plaisir à le titiller pour le faire réagir. D'une certaine façon, leurs joutes devinrent presque amicales — tout en restant violentes.


Une fois alors qu'ils s'entraînaient à l'extérieur, Marius projeta Lyrel dans le lac tout proche. Quand ce dernier ne remonta pas tout de suite à la surface, l'Archange fronça les sourcils.

« Maître Marius, fit un des gardes, je crois qu'il est en train de se noyer.

– Mais non, c'est une ruse ! » assura-t'il.

Au bout de plusieurs minutes, cependant, il s'affola et usa de son pouvoir pour localiser Lyrel et le déposer sur la rive. Le jeune homme était pâle et ne respirait plus.

« C'est pas vrai ! » siffla Marius en pâlissant à son tour.

Grâce à sa maîtrise de l'eau, il fit sortir l'eau des poumons de Lyrel et ce dernier toussa, reprenant vie tout à coup. Personne ne prêta attention aux ombres qui ondulèrent sous son corps. Marius le secoua rudement ;

« Tu m'as fait quoi là ? Tu sais pas nager ou quoi?!

– Na... ger ? » répéta Lyrel avec incompréhension.

Marius jura entre ses dents.

« Bon, prochaine leçon : natation ! »

Et il ne fut pas satisfait tant que Lyrel n'apprit pas à nager à la perfection.


Durant les mois qui passèrent, Lyrel ne put s'empêcher de comparer Marius et Lucius, leurs différences se ressentant sur l'ambiance de chacun des deux Chapitres. Lucius semblait plus accommodant au premier abord mais en fait il obtenait ce qu'il voulait en agissant de manière détournée — comme lorsqu'il avait employé Akemi pour que Lyrel dévoile ses pouvoirs à la Géhenne — ou en faisant croire que l'idée venait de son interlocuteur. De ce fait il endormait la méfiance des autres, ce qui le rendait redoutable à sa façon. Marius était plus frontal et n'estimait que la force. Il aimait qu'on le craigne et cela l'amusait follement. Les deux Archanges avaient par conséquent des caractères très différents, pourtant Lyrel sentait l'attachement profond entre eux : Marius avait beau dire, il craignait de perdre l'estime et l'affection de son aîné.

« Ils se connaissent depuis longtemps aussi, songea Lyrel, seul dans sa cellule. Cela crée forcément des liens. »

Et lui, avec qui avait-il ce genre de lien ? Sa famille... son ancienne famille l'avait rejeté. Les seuls qui voulaient bien de lui, c'étaient les Archanges. Là devait être sa place en ce monde.


Subitement, les ombres s'agitèrent sur le mur en face de son lit. Il leur lança un regard perçant. Cela ne s'était plus produit depuis la Géhenne mais son malaise refit aussitôt surface. Après tout l'ombre et les ténèbres étaient des symboles du Malin.

« Suis-nous, » murmurèrent les voix dans la langue des démons.

Lyrel fit le signe de la croix et joignit les mains pour prier, la crainte s'emparant de lui.

« Reculez, diables, fit-il d'un ton qui se voulait ferme. Vous n'avez aucun pouvoir sur moi ! »

Ignorant ses protestations, les ombres se rapprochèrent de son lit, clapotant comme de l'eau.

« Viens, sussurèrent-elles.

- Laissez-moi... Laissez-moi ! »

Dans sa panique, il parla l'autre langue et lança des flammes qui éclairèrent la pièce et obligèrent les ombres à se terrer dans les coins. Le souffle court, Lyrel resta vigilant un long moment. Il lui faudrait se confesser le lendemain car il avait parlé la langue des démons.

~*~

Deux jours plus tard, durant leur combat quotidien, Marius fit soudain :

« Alors comme ça, tu parles la langue des démons ? »

Surpris, Lyrel se figea et reçut une lance d'eau dans le torse. Il tomba à terre. Marius s'approcha de lui, l'air songeur. Pour une fois il ne débordait pas d'agressivité.

« C'est le confesseur qui te l'a dit ? s'étonna le novice en se mettant assis. Je croyais pourtant que c'était secret...

– Sauf en ce qui concerne les démons, nuança l'autre jeune homme. Oui, le père Nelon m'a averti le jour même. Il n'en parlera à personne d'autre. Dis-moi, qu'est-ce que Lucius t'a dit sur la langue des démons ? »

Lyrel baissa la tête, honteux.

« Que je ne devais pas la parler, avoua-t'il d'un air coupable.

– Et c'est tout ? »

Le jeune homme hocha la tête.


Marius lui tendit la main pour le relever.

« Répète-moi ce que tu as dit en langue des démons, » demanda-t'il soudain de façon incongrue.

Lyrel lui jeta un regard interloqué.

« Mais... je ne dois pas la parler, protesta-t'il avec incompréhension.

– Je t'en donne l'autorisation. Vas-y. »

Un peu gêné, le novice regarda autour d'eux : ils étaient isolés sur le champ d'entraînement — leurs combats réguliers n'attiraient plus autant les regards au bout de plusieurs mois.

« J'ai dit... Laissez-moi. »

Bien qu'il les ait prononcés à voix basse, il eut l'impression que ces mots étaient vibrants et emplissaient l'air. Marius ferma les yeux et étonnamment, un sourire appréciateur ornait son visage.

« Qu'est-ce que tu sais dire d'autre?

Je ne sais pas. »


Lyrel couvrit sa bouche en entendant les mots en sortir. Son regard chercha les ombres : à force de parler la langue des démons, cela allait faire ressurgir les diables ! Toutefois comme on était en plein jour, les ombres étaient trop faibles et éparses. Lyrel soupira de soulagement. Soudain Marius posa une main sur son épaule et le pressa :

« Continue. Encore. »

Lyrel sursauta et recula d'un pas. Marius pouvait aussi... ? Mais comment était-ce possible ? L'Archange le fixa avec gravité.

« Lucius ne t'a pas dit alors, constata-t'il. Soit c'est parce qu'il n'a pas complètement confiance en toi ou bien c'est qu'il aime garder ses secrets. Il ne nous a pas dit non plus que tu pouvais parler la langue des démons. Cela change bien des choses.

– Qu'est-ce que cela change ? répliqua Lyrel en retrouvant sa voix. Cela me rend encore plus monstrueux, c'est tout ! »


Marius plissa les yeux devant cette explosion peu caractéristique du jeune homme.

« Réfléchis un peu, lança-t'il avec sa verve habituelle. Pourquoi ce serait étrange que les envoyés de Dieu connaissent la langue de leurs ennemis jurés ? Au contraire nous pouvons ainsi les comprendre. C'est un avantage tactique. »

Lyrel écarquilla les yeux devant un tel argument. Il n'y avait jamais songé de cette manière mais cela semblait tomber sous le sens...

« Alors... vous savez tous les trois parler cette langue aussi ? osa-t'il demander. Pourtant Lucius ne me l'a jamais dit... »

Marius fit claquer sa langue.

« Une chose à savoir sur Lucius : il aime avoir des secrets. Et puis il n'a jamais apprécié de parler la langue des démons ; il dit que cela a tendance à l'attirer vers les ténèbres... »

L'Archange se tut soudain, conscient d'en avoir trop dit. Lyrel le fixa avec attention :

« Et toi, qu'est-ce que cela éveille en toi ? » demanda-t'il avec curiosité.

L'autre jeune homme se pinça les lèvres et une ombre passa dans ses yeux bleus foncés. Il consentit néanmoins à répondre :

« De la nostalgie. »


Lyrel plissa le front devant une telle réponse. Marius lui donna un léger coup de poing dans l'épaule et redevint lui-même.

« Bon, évite de confesser ce genre de trucs à l'avenir, ça pourrait nous attirer des ennuis. Si tu veux en parler à quelqu'un, fais-le avec l'un de nous, d'accord ? Et même en général tu vas te confesser à l'un de nous désormais, vaut mieux.

– Même pour une confession ordinaire ?

– Ouais. On s'est organisés entre nous : je me confesse à Lucius, lui à Gaïus, et Gaïus se confesse à moi. Les Archanges ont un fardeau plus lourd à porter que les autres alors on ne peut pas révéler nos péchés à n'importe qui.

– Mais, protesta Lyrel, confus, vous ne vous voyez pas régulièrement alors...

– On se confesse moins souvent, c'est sûr. Cela fait partie de notre fardeau. T'inquiète, il n'y a pas de date limite pour la rédemption !

– Mais le poids des péchés...

– Tu le supportes, pas le choix. »


Marius l'examina d'un œil critique.

« Tu croyais que c'était facile d'être Archange ? lui lança-t'il.

– Non mais... J'ai encore beaucoup de choses à apprendre, n'est-ce pas ?

– Des tas, approuva l'Archange de l'Eau. Bon, tu es encore jeune après tout. »

Cette remarque perturba également Lyrel qui dévisagea le jeune homme.

« Nous... n'avons pas le même âge à peu près ? » hasarda-t'il.

Marius tiqua.

« Tu m'as d'abord traité de petit et maintenant de gamin ?! Tu veux mourir ou quoi ?! »

Lyrel secoua la tête précipitamment. À partir de ce jour, Marius se montra nettement plus amical à son égard — même s'il aimait toujours autant le défier en duel !

~*~

L'apprentissage au Chapitre du Sud toucha à sa fin. Lyrel fut renvoyé avec une escorte de deux Templiers et une lettre pour Lucius.

« J'y fais le mérite de tes progrès, assura Marius lors de son départ, même si tu manque toujours un peu de répondant.

– Merci, Marius, fit Lyrel en prenant la missive.

– Bon retour, petit ! »

Avec un sourire amusé, Lyrel monta à cheval et partit au trot, suivi par son escorte. Le voyage se passa sans encombre car seuls des fous oseraient s'attaquer à des Templiers même s'ils voyageaient en petit groupe. Néanmoins c'était plus par crainte de se faire tuer que par crainte religieuse : les Templiers étaient réputés pour être des soldats hors-pair.


Lorsque Lyrel aperçut les contours familiers du Chapitre de l'Ouest après dix jours de voyage, il ressentit un curieux pincement au cœur. Pourtant l'édifice était identique à celui qu'il venait de quitter mais allez savoir pourquoi, l'impression était différente.

« Ah, songea-t'il, est-ce cela, le sentiment de rentrer chez soi ? »

Il n'était jamais rentré nulle part, tous ses départs avaient été définitifs — le château de Prost, la Géhenne. C'était donc la première fois qu'il avait l'occasion de ressentir cette émotion et cela le remplit de joie. Cette joie grandit lorsqu'il vit Lucius l'accueillir à l'entrée du temple principal. L'Archange blond avait un large sourire, signe qu'il était tout aussi heureux de le revoir.

« Lyrel, j'espère que tu as fait bon voyage, fit-il.

– Tout s'est bien passé, répondit Lyrel en descendant de cheval et en le confiant à un moine. J'ai une lettre pour toi, de la part de Marius.

– Ah. Suis-moi, j'ai hâte d'entendre ton récit et de lire ce que mon frère a à dire sur toi. »


Les deux jeunes hommes se rendirent dans le bureau de Lucius. Lyrel contempla la pièce familière, encore imbibé de ce sentiment chaleureux. Il se rappela soudain de quelque chose et fit avec un sourire :

« Au fait, Lucius, tu m'as manqué. Vraiment. »

Et pour appuyer son propos, il l'embrassa comme Lucius l'avait fait la veille de son départ. La réaction de l'Archange blond fut inédite : il en resta interloqué et se mit même à rougir. Pour autant cela ne l'empêcha pas de rendre son baiser à Lyrel avec enthousiasme.

« Ma fois, fit-il quand ils se séparèrent, je dirais que tu as pris quelques habitudes de Marius.

– De mauvaises habitudes ? s'inquiéta le jeune homme.

– Non, assura Lucius en lui caressant la joue, d'excellentes habitudes. »

Il l'embrassa de nouveau.


Après un moment, il se sépara de lui et s'assit à son bureau, reprenant un air sérieux même si son sourire démentait cela.

« Bon, parle-moi de ce que tu as fait ces derniers mois. Je veux tout savoir.

– Tout ? »

Lucius plissa le front. Connaissant Lyrel, il serait réellement capable de tout lui relater dans le moindre détail. Les instructeurs avaient plusieurs fois mentionné que le jeune homme avait une excellente mémoire.

« Hum non, pas tout. Dis-moi l'essentiel. »

Pendant que Lyrel tâchait de résumer son séjour au Chapitre du Sud, Lucius décacheta la lettre de son frère et la parcourut d'un œil distrait. Il s'arrêta néanmoins sur certains détails.

« Marius dit que tu as bien progressé dans la maîtrise de tes pouvoirs et que tu fais preuve de suffisamment d'ardeur au combat même si cela pourrait être mieux. C'est vraiment Marius qui a écrit ça ? Je n'en reviens pas... »


Alors que Lucius tâchait de se remettre de son choc, Lyrel arriva à un moment délicat : lorsqu'il avait parlé avec Marius de la langue de démons. Le sourire de Lucius retomba aussitôt et il prit un air indigné.

« Marius n'aurait jamais dû te parler de tout ça ! fulmina-t'il.

– Pourquoi ? demanda Lyrel, ses yeux verts trahissant son angoisse. Tu ne me fais pas confiance ? »

Marius avait eu beau parler de l'amour des secrets de Lucius, Lyrel se sentait profondément blessé. Personne ne se souciait de lui à part Lucius. Il désirait donc gagner sa confiance et son approbation. En voyant sa réaction, Lucius se morigéna intérieurement.

« Ce n'est pas ça, assura-t'il, mais... c'est encore trop tôt pour que tu connaisses la vérité, toute la vérité. Fais-moi confiance, Lyrel. Si je ne te dis pas tout, c'est dans le but de te protéger. »

Le jeune homme hocha la tête bien que ses doutes n'aient pas été entièrement dissipés. Il demanda d'un ton hésitant :

« Tu... pourrais me dire quelque chose en langue des démons ? Juste un mot, » ajouta-t'il rapidement en voyant Lucius se raidir.


L'Archange était visiblement dérangé par sa demande. En même temps Lyrel crut percevoir de la peur. C'était la première fois qu'il voyait Lucius ainsi et il s'en voulut aussitôt de cette requête. C'était de la curiosité inutile.

« Oublie ça, fit-il. Désolé, je...

Je t'aime. »

Les mots résonnèrent dans l'air et Lyrel les savoura sans se soucier de leur sens. Lucius, lui, baissa les yeux et parut en souffrance.

« Merci, fit Lyrel en souriant. Je ne te le redemanderai plus, c'est promis. je voulais juste savoir... à quoi cette langue ressemblerait de ta part. »

Lucius inspira puis lui sourit faiblement.

« L'impression n'est pas la même suivant la personne qui parle, n'est-ce pas ? On peut dire les mêmes mots mais ils n'ont pas la même...

– Teinte, compléta Lyrel pour lui. Ou plutôt couleur. »

Que ce soit Akemi, Marius ou Lucius à l'instant, il sentait que cette langue donnait une force aux mots prononcés, bien plus que dans leur langue usuelle.


« En tout cas c'est une langue très étrange et pas du tout horrible, commenta-t'il. C'est étonnant que les démons aient un si beau langage. »

Lucius eut un rire sarcastique.

« Les démons séduisent les hommes et les attirent vers le péché avec cette langue. C'est pour cela que leur langage est si beau ! C'est uniquement pour faire le mal !

– Tu as raison, » reconnut Lyrel en baissant la tête.

Une si belle langue servait à faire le mal ? Lyrel s'assombrit. À cause de ses actes monstrueux, il avait tendance à être attiré vers le péché. Peut-être devrait-il suivre l'exemple de Lucius et ne plus du tout employer cette langue. Cependant une partie de son âme se complaisait dans ces mots colorés. Cela lui apportait une forme de paix qu'il n'avait trouvée nulle part ailleurs, pas même dans les Saintes Écritures ou dans la prière.

« C'est l'attrait du mal, se morigéna-t'il. Je refuse d'y céder ! »

Ce ne serait qu'en accédant au rang d'Archange qu'il serait enfin purifié de tous ses péchés. Rien ne le détournerait de cet objectif.



Notes de Karura : Lucius se décide enfin à séduire Lyrel ! Enfin presque...

Pour savoir pourquoi j'ai décidé d'écrire la langue des démons en couleur, je vous renvoie aux notes que vous trouverez sur la page d'accueil de ce roman.






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