Le Prince Solitaire 2 07

Chapitre Sept : Adaptation


Lyrel quitta donc la caserne des soldats pour occuper une des chambres du palais. Les vampires reproduisaient la société des démons jusqu'à sa hiérarchie sociale. Les nobles avaient droit à leurs propres appartements ainsi que des serviteurs tandis que les travailleurs reprenaient leur profession. Lyrel trouvait cela plutôt injuste, cependant cet ordre établi semblait fonctionner et personne ne s'en plaignait. Ce n'était donc pas à lui de tenter de changer les choses.


Les pièces avaient été redécorées pour convenir le plus possible au goût des démons, cependant ils ne s'étaient pas souciés de nettoyer la cheminée. Les besoins des vampires n'étaient pas tout à fait les mêmes que ceux des humains. D'ailleurs ils dormaient très peu. C'était à se demander pourquoi ils avaient besoin d'une chambre en fait.

« Pour la quiétude et l'intimité, » répondit Hakurō lorsqu'il lui posa la question.

Les vampires continuaient également à entretenir des relations amoureuses. Ce fut là d'ailleurs que Lyrel put voir des couples masculins, une confirmation que ce que disait l'Église à propos des démons n'était pas totalement faux. Bien que cela lui piquait les yeux, il ne dit rien non plus car ce n'étaient pas ses affaires. En plus les couples étaient très discrets, une qualité que Lyrel appréciait.


La chambre attribuée à Lyrel était trop décorée à son goût. Il n'avait jamais apprécié les ornements superflus à cause de son éducation religieuse. Alors la première chose qu'il demanda, ce fut que l'on retire toutes les tapisseries, les tentures, les miroirs, les coussins, etc. À la fin, la pièce était devenue aussi spartiate que sa cellule au Chapitre et seulement là, il commença à se sentir un peu chez lui.

« Tu es bien étrange, commenta Hakurō en voyant la pièce dépouillée. Je me demande à quoi ça sert que je t'ai sorti de ta cellule pour que tu retournes dans une autre.

Celle-ci au moins a une fenêtre et pas de grille, » répondit sérieusement le jeune homme.

Cela fit rire le vampire qui crut à un trait d'humour.


Sous sa tutelle, Lyrel apprit les us et coutumes des démons. Certaines étaient déroutantes, comme le fait d'utiliser deux bouts de bois pour manger au lieu de couverts. D'autres étaient plus amusantes : quand quelqu'un s'inclinait pour vous remercier, il fallait s'incliner en retour, puis l'autre personne continuait, et ainsi de suite ; cela pouvait durer un moment. Parfois les serviteurs ne marchaient pas, ils se déplaçaient à genoux pour servir du thé ou de la nourriture. Lyrel n'en avait pas cru ses yeux en voyant ce mode de déplacement et il ne comprenait pas son utilité, à part faire très mal aux genoux. Sinon la langue des démons était bien plus complexe qu'il ne l'aurait cru. La conjugaison était simple mais il y avait des niveaux de langage. On ne parlait pas pareil à un supérieur, un inférieur, un ami, un membre de la famille, etc. Pour Lyrel, ces subtilités lui passaient au-dessus de la tête. Il ne consentit qu'à apprendre deux registres : celui pour s'adresser à un supérieur et le registre neutre pour s'adresser à un égal. Hakurō ne put le faire changer d'avis à ce sujet.


Il ne renonça pas par contre à lui enseigner la pratique du sabre. Chez les soldats, Lyrel avait déjà assimilé les mouvements de base. Cela ne suffit pas à Hakurō qui lui imposa d'apprendre tout l'art du sabre.

« Tu vas commencer par les vingt-deux postures. »

Hakurō insistait dorénavant pour qu'ils parlent uniquement dans la langue des démons, quitte à faire des phrases simples ou à répéter plusieurs fois. Concernant le registre de langage, Hakurō l'avait autorisé à user du registre neutre. C'était apparemment un grand honneur, sauf que Lyrel y était insensible vu qu'il ne comprenait pas toutes ces subtilités des démons.

« Vingt-deux postures ? Pas plus ? s'étonna-t'il.

C'est bien ça.

Et si j'en invente une vingt-troisième ? demanda-t'il par pure provocation.

Seules ces postures-ci sont autorisées, répliqua fermement Hakurō. On n'invente pas. »

Les démons ne semblaient pas enclins au changement, comme Lyrel avait déjà pu le constater.


Dubitatif, le jeune homme dut alors apprendre ces postures officielles qui portaient des noms aussi farfelus que "le tigre bondit sur sa proie", "l'aigle s'envole dans les cieux" ou encore "le serpent étouffe sa proie". Au moins cela lui permit d'apprendre le nom des animaux. Quant aux duels, les règles étaient complètement absurdes : les combattant devaient annoncer à tour de rôle la posture employée avant de l'exécuter, l'adversaire devant la parer. Il n'y avait donc aucune surprise. Le pire était que même les enchaînements étaient codifiés. Par exemple, "l'ours broie le tronc" ne pouvait pas entraîner une réponse comme "la tortue rentre la tête". Et bien entendu, même les mouvements pour parer étaient prévus à l'avance.

« C'est n'importe quoi ! déclara Lyrel après avoir assisté à un duel entre Hakurō et Shijetsū. Ce n'est pas un combat, c'est plutôt une danse ! »

Shijetsū blêmit aussitôt sous l'insulte, cependant Hakurō secoua la tête en riant de bon cœur.

« La danse du sabre, voilà un nom qui me plaît bien ! Nous célébrons la grâce à l'élégance mortelle, et non la violence et la brutalité. »


Effectivement, le souci de la beauté et de l'élégance transparaissait dans le quotidien. Que ce soit la décoration florale, la présentation des plats ou les attitudes et mouvements, tout semblait calculé pour donner une impression de grâce. Toutefois c'était propre aux nobles car Lyrel n'avait jamais constaté ça chez les soldats, en tout cas pas à ce stade. Il ne pouvait pas adhérer à ce principe qui était contraire à l'humilité et au détachement des biens matériels encouragés par l'Église. Même l'écriture se faisait au pinceau au lieu de la plume, et les symboles étaient plus des dessins que des lettres. Lyrel ne fit aucun effort dans ce domaine et massacra tellement les caractères que Hakurō renonça, ce qui ne lui arrivait guère souvent.


Il interrogea à nouveau Lyrel sur ses pouvoirs. Le jeune homme ne voulait pas tout lui révéler à ce sujet et souhaitait garder un avantage au cas où la situation dégénérerait et qu'il devrait partir en vitesse. À la demande de Hakurō, Lyrel créa une petite boule de feu au-dessus de sa paume et la fit voler dans les airs. Les gardes vampires présents se crispèrent en voyant cela. Lyrel avait toutefois l'habitude de ce genre de crainte quand il était Archange.

« Intéressant. Tu as ce pouvoir depuis longtemps ? s'enquit le vampire aux cheveux noirs.

Aussi longtemps que je me souviens, » répondit Lyrel sans mentir.

Il en profita pour poser une question qui le turlupinait. Comme c'était compliqué, il usa plutôt de la langue des humains :

« Il n'y a pas de magiciens chez vous ?

– Y a les Lumineux, c'est tout.

– Ce sont des magiciens ?

– Ceux-là sont particuliers. Y sont mauvais comme tout, des vipères. Et toi, t'as dit qu'y avait d'aut' Vites avec des pouvoirs comme ça, hein ?

– Très peu, reconnut-il. C'est très mal vu par l'Église d'avoir des pouvoirs. C'est la marque des... démons. »

Hakurō n'insista pas plus à ce sujet.


Autre marque de confiance de la part de Hakurō : Lyrel fut autorisé à l'accompagner lors des inspections dans les villages sous leur protection et aussi lorsqu'ils chassaient des vampires sauvages. Lyrel devait cependant se retenir de les tuer car il était possible de les rééduquer, sauf dans des cas très rares. Dans cette région comme dans toutes les Pialles, le nombre de vampires était en nette augmentation. Lyrel avait déjà entendu Gérand se plaindre de ce fait, et là il en eut enfin l'explication :

« Cela a commencé avec les intrigues des Lumineux, puis il y a eu l'Invasion et maintenant c'est à cause des Lumineux qui influencent l'Empereur et ont étendu leurs manigances sur tout l'Empire de l'Aube. Les morts avec regrets se sont multipliées. »

L'Empire de l'Aube était le nom du royaume des démons. Apparemment les Lumineux tentaient de s'emparer du pouvoir en douce, ce qui expliquait l'animosité des vampires à leur égard. Lyrel n'en savait pas plus car il ne se souciait guère de ce qui se passait là-bas et Hakurō ne semblait jamais vouloir s'étendre sur le sujet.


« Nous risquons bientôt de manquer de place à Kagejū, poursuivit-il. C'est pour ça que j'ai envoyé mon frère par alliance chercher un nouvel endroit pour accueillir les nouveaux. Il est parti il y a six mois et pour l'instant il n'a encore rien trouvé. »

Il n'y avait pas tant que ça de forteresses abandonnées et isolées dans les Pialles. Cela avait déjà été un coup de chance de tomber sur cet endroit. Pourtant il fallait bien chercher.

« Ton frère par alliance ? releva Lyrel.

Ah, c'est le frère de l'épouse de mon frère. Il est mort durant l'Invasion et nous a rejoint.

Compliqué. »

Les démons accordaient une énorme importance aux liens du sang. La famille passait avant tout le reste et même au travers des mariages, deux clans ne se mélangeaient jamais vraiment. Cependant ils se rapprochaient. Quant à un étranger, il n'avait aucune chance de se faire accepter de la même manière. Il était donc naturel que Hakurō ait nommé son frère par alliance à la tête de cette mission d'exploration bien qu'il ne soit encore qu'un jeune vampire. Le contraire aurait été une insulte à leur lien. Pour Lyrel qui s'était fait rejeter par sa famille de sang mais qui avait trouvé une autre famille avec les Archanges, c'était bien étrange. À ses yeux la valeur d'un individu devait l'emporter sur n'importe quel autre lien.


~*~


« Ça fait déjà huit mois que je suis ici, songea Lyrel, et j'ai encore des choses à apprendre sur ces vampires. »

Il se tenait sur les remparts, aimant les hauteurs. Le ciel était dégagé mais il faisait froid. Cela ne posait toutefois aucun problème à l'homme qui se réchauffait en permanence grâce à son pouvoir du feu. C'était devenu aussi instinctif et automatique que de respirer. Cela faisait partie des raisons pour lesquelles on le confondait avec un vampire. Hakurō n'avait plus insisté pour qu'il boive du sang, cependant il persistait à lui faire reconnaître qu'il était des leurs. S'il avait tant voulu que Lyrel vive selon les coutumes des démons, c'était dans le but de réveiller ses souvenirs de sa vie d'avant. Évidemment cela n'avait rien donné, pourtant Hakurō n'en démordait pas.


Au fil des semaines, Lyrel avait eu de plus en plus de liberté et il pouvait désormais aller à sa guise et sans surveillance dans Kagejū. Il y avait eu un incident isolé où un jeune vampire encore fragile avait tenté de boire son sang quand ils s'étaient croisés dans la cour. Lyrel était parvenu à le maintenir au sol en attendant que les soldats réagissent et les séparent. Ce n'était plus arrivé depuis. Sinon Lyrel avait des obligations à remplir auprès de Hakurō — danse du sabre, repas, thé, discussions tardives — mais à part ça il était libre de son temps. Pour être honnête, il aurait eu mille occasion de s'échapper pourtant il n'en avait rien fait. Qu'est-ce qui le retenait à Kagejū ? Il s'était assuré depuis longtemps que les villages alentours bénéficiaient d'une vraie protection et que les vampires n'en abusaient pas. Il avait assisté à plusieurs dons de sang et comme l'avait dit Hakurō, les vampires se contentaient de boire sans tuer.


De toute manière, seuls les vampires qui savaient se contrôler étaient autorisés à boire du sang humain. Pour les nouveaux, cela restait exceptionnel et sous très haute surveillance. Tout était fait pour que les humains volontaires ne soient pas blessés. Il n'y avait donc rien à redire. Certes, ce n'était pas idéal mais dans ce monde imparfait, c'était parfaitement acceptable. Plutôt que de faire appel à des Chasseurs qu'il fallait quand même payer, et bien souvent le temps qu'ils arrivent, il y avait déjà eu des victimes, au moins les vampires intervenaient rapidement et demandaient un paiement en nature, rien que les villageois ne pouvaient pas se permettre. Par conséquent Lyrel n'avait pas l'excuse de devoir protéger les faibles pour rester. Il aurait pou se mettre en route pour Dornim, regagner le Chapitre de l'Ouest et découvrir ce qui était arrivé à ses frères, s'ils avaient pu oui ou non s'enfuir du royaume des démons ou bien s'ils y étaient morts... Pourtant Lyrel se trouvait encore à Kagejū et ne prévoyait pas de s'en aller dans l'immédiat.


Était-ce parce que les Diables ne s'étaient que très peu manifestés depuis son arrivée dans les Pialles et plus du tout depuis qu'il avait voulu boire une goutte de sang ? Ce n'était pas la première fois qu'ils se faisaient discrets sur une longue période mais Lyrel sentait que c'était différent, là : ils détestaient cet endroit, ils répugnaient à se manifester sauf en cas d'extrême urgence. Ce n'était qu'une intuition, un vague sentiment, toutefois il avait fini par croire que tant qu'il resterait dans les Pialles et surtout à Kagejū, les Diables n'interviendraient plus. Et ça, c'était un réel soulagement semblable à la paix de l'âme.


Une autre raison était-elle qu'il appréciait la compagnie de Hakurō ? Le vampire ne mâchait pas ses mots mais acceptait la même chose de lui. Il répondait volontiers à ses questions, même les plus saugrenues, et se renseignait à son tour sur les us et coutumes des humains. Ils n'étaient pas d'accord sur de nombreux sujets mais cela ne faisait qu'animer davantage leurs discussions. Tous les autres vampires traitaient Hakurō avec respect donc personne n'était vraiment proche de lui. Même Shijetsū qui se permettait parfois de discuter avec lui n'osait pas aller trop loin et finissait toujours par s'incliner à un moment ou à un autre. Seul Lyrel osait vraiment s'opposer à lui. Du coup Hakurō le traitait comme un égal alors la position de Lyrel dans la société structurée de Kagejū était plus que problématique. Puisqu'il était considéré comme un vampire n'ayant pas encore retrouvé ses souvenirs, son rang restait incertain. Pourtant il jouissait du traitement d'un noble.


Quelque part, cela rappelait à Lyrel la façon dont Lucius l'avait pris sous son aile au début, toutefois il se refusait à comparer les deux situations. En tout cas, suffisait-il qu'on lui témoigne un peu d'attention et d'affection pour qu'il veuille rester avec n'importe qui ? Même des vampires ?

« Suis-je donc si faible et désespéré que ça ? » songea-t'il avec autodérision.

L'envie de se faire accepter, d'appartenir à un endroit, une famille... Ce besoin était profondément ancré en lui, pourtant il savait qu'il ne devait pas accepter n'importe quoi pour autant. Il l'avait prouvé en quittant l'Église... et Lucius parce qu'on lui demandait de tuer un enfant. Il en serait de même pour les vampires s'ils exigeaient un jour qu'il agisse contre ses convictions. En attendant... il n'avait nulle part où aller, alors pourquoi ne pas rester dans un endroit hospitalier ?

« Je suis faible et désespéré, » reconnut-il avec un pauvre sourire.


~*~


Lyrel n'était pas le seul à s'interroger sur les raisons de son séjour prolongé à Kagejū : il y avait également Hakurō. Enfin plus précisément, Hakurō se faisait interroger sur les dites raisons par un Shijetsū de plus en plus remonté au fil du temps.

« Tu comptes le garder encore combien de temps ?

Qu'est-ce que tu racontes, Shijetsū ? Sa place est ici.

Allons, ça va faire huit mois et non seulement il n'a toujours pas bu de sang mais il se comporte normalement. S'il était un vampire, il serait devenu fou à l'heure qu'il est ! »

Un vampire qui ne se nourrissait pas de sang — humain comme animal — que ce soit un refus volontaire ou bien par empêchement, perdait peu à peu à la raison et sombrait dans une folie destructrice en l'espace de quelques semaines. Les plus résistants pouvaient tenir jusqu'à deux ou trois mois. En huit mois, même si Lyrel était extrêmement endurant, il aurait déjà dû manifester des troubles or il n'y avait rien de tout ça. Les rumeurs couraient déjà dans le palais sur le fait que Lyrel était un humain ordinaire. Tout cela perturbait le seigneur des vampires, pourtant il ne remettait pas en cause la place de Lyrel dans leur communauté. Il était bien le seul, de toute évidence.


« Cela inquiète les autres, insista Shijetsū. S'il n'est pas un vampire, c'est donc une source de sang à proximité ! Les plus jeunes vont tous finir par craquer à cause de lui comme c'est déjà arrivé.

C'était un incident isolé qui ne s'est plus reproduit. Nous n'avons qu'à éviter que les plus jeunes aient affaire à lui, c'est tout. »

Shijetsū se retint d'exploser. Il savait très bien que son seigneur pouvait se montrer têtu mais là, c'était pire que jamais !

« Ce n'est pas le seul problème, c'est aussi un Hikari ! »

Hakurō soupira en croisant les bras.

« Il faudrait savoir ce que tu dis, Shijetsū : comment Lyrel pourrait-il être un Hikari sans être un vampire ?

Ils sont capables de tout ! Tu as dit qu'un Hikari ne s'abaisserait jamais à devenir un vampire même pour nous détruire, mais imagine un peu qu'ils aient trouvé un moyen de posséder temporairement un corps de Vite ? Ça ferait d'eux des vampires sans la soif de sang !

Shijetsū, j'ignorais que tu avais une imagination aussi fertile. As-tu déjà songé à écrire des histoires ?

Je ne plaisante pas, Hakurō ! Oui, ça semble absurde mais regarde-le un peu ! »

Shijetsū se refusait obstinément à prononcer le nom de Lyrel parce que cela l'aurait obligé à parler dans la langue des Vites, ce qu'il abhorrait par-dessus tout. En plus c'était une forme d'insulte chez les démons que de dire "le", "lui", "il" de façon ostentatoire.


« Il a tous les avantages des vampires, poursuivit Shijetsū, la force, la rapidité, mais sans les inconvénients. Du coup il peut passer pour un des nôtres sans connaître la vraie déchéance. Ça ne ressemble pas à un coup monté, ça ?!

Mais quel serait le but des Hikari ? Nous ne représentons aucune menace pour eux, soyons réalistes.

Les Hikari ont leur raisonnement bien à eux. Ils préfèrent éliminer toute de suite une éventuelle menace plutôt que d'attendre d'avoir la confirmation de leurs soupçons. C'est bien pour ça qu'ils sont aussi redoutables. »

Hakurō secoua la tête. Shijetsū pouvait se montrer très passionné dans sa haine. Il n'était pas devenu un vampire sans raison.

« Lyrel n'a rien à voir avec les Hikari, continua-t'il de soutenir.

Il n'a rien à voir avec nous non plus, alors pourquoi tu le gardes ? »

Pour le coup, Hakurō ne sut vraiment plus quoi répondre.


Il réfléchit un moment puis fit :

« Je n'ai pas l'impression qu'il ait un autre endroit où aller.

Et en quoi c'est ton problème ? »

Le seigneur des vampires garda à nouveau le silence. Intraitable, Shijetsū continua à vider son sac :

« Tu sais ce que les autres racontent...

Non, je l'ignore. Éclaire donc ma lanterne, je te prie, répliqua l'autre vampire avec un pointe de sarcasme et d'agacement.

Que vous êtes amants. »

Cela fit sourire Hakurō. Des ragots de la sorte étaient plus que courants à la Cour. Il semblait que Kagejū soit vraiment devenu le reflet de la capitale Kurojū.

« Ce n'est pas vrai, affirma-t'il.

Mais tu l'aimes, » répliqua aussitôt Shijetsū avec certitude.

Cela plongea le vampire aux cheveux noirs dans une profonde réflexion. Jusque là il ne s'était jamais interrogé sur ses sentiments pour Lyrel, il se contentait d'agir à sa guise sans voir plus loin. Toutefois face aux questions et insinuations de son plus fidèle vassal, il s'obligea à l'introspection.


« Mmm, j'éprouve de l'affection pour lui mais pas de désir.

Amants du jour alors.

Non plus. C'est... dur à définir. Quoi qu'il en soit, tant que Lyrel ne manifeste pas le désir de s'en aller, il restera, point final.

Tu comptes vraiment te mettre les tiens à dos juste pour lui ?

Voyons, tu exagères la situation.

Mais je...

Il suffit, Shijetsū. Tu t'es assez exprimé sur le sujet. Ma décision est prise. Tu peux disposer. »

Ainsi congédié, le vampire serra les poings et s'éloigna d'un pas furieux. Avant l'arrivée de Lyrel, Hakurō l'écoutait et tenait compte de ses conseils. Depuis que ce maudit Vite était là, il l'ignorait et balayait ses inquiétudes d'un simple geste. En plus ce Lyrel commençait à gagner le cœur de son seigneur ! Shijetsū refusait qu'il se produise la même chose que dans l'Empire de l'Aube. L'Empereur Tegami avait été assez faible pour se laisser manipuler par une pute Hikari mais Shijetsū ne laisserait pas son seigneur suivre la même voie que son petit-frère.

« Pourvu que Kahiro revienne vite, soupira-t'il. Lui saura se faire entendre. »


~*~


Suite à sa conversation avec Shijetsū, Hakurō ne put s'empêcher d'observer Lyrel plus attentivement, cherchant à définir ses sentiments pour l'autre homme. Alors qu'ils étaient assis côte à côte sur les remparts, observant la nuit claire et les nombreuses étoiles, Lyrel finit par remarque son examen prolongé.

« Qu'y a-t'il ? » demanda-t-il sans se tourner vers lui.

Hakurō tendit un bras tout d'abord dans l'idée de le passer autour des épaules de Lyrel, cependant il changea d'avis et finit par saisir une mèche de cheveux bruns sur la nuque du jeune homme.

« Tu devrais les laisser pousser, fit-il. Je suis sûr que ça t'irait mieux. »

Lyrel persistait à se couper les cheveux dès qu'ils tombaient sur sa nuque. Il se servait pour ça d'un sabre court car les lames des vampires étaient très acérées.


Lyrel secoua la tête pour dégager sa mèche.

« Les cheveux longs, c'est pour les femmes, affirma-t'il.

Ah oui ? » fit Hakurō en agitant une de ses longues mèches noires juste sous le nez du jeune homme.

Lyrel repoussa sa main avec un sourire.

« Et les humains, nuança-t'il.

Et pas pour toi ?

Je refuse de passer des heures à les coiffer ou les laver. Seuls les nobles ont du temps à gaspiller ainsi. »

Effectivement, les démons de basse extraction avaient des coiffures plus simples et des cheveux jusqu'aux omoplates au lieu de la longue cascade que préféraient les nobles. Cela fit rire Hakurō.

« Ça ne prend pas si longtemps que ça. Il faut seulement bien les natter pour la nuit, sinon on se réveille avec de terribles nœuds le lendemain ! Quant aux coiffures, on fait assez simple en général. Si tu voyais les coiffures complexes qu'ont les nobles pour les grandes cérémonies, sans parler des ornements de cheveux ! »


Lyrel n'osait même pas imaginer ce que cela pouvait donner. Heureusement qu'il n'aurait jamais à subir une chose pareille !

« Ce ne sont que des apparences, critiqua-t'il. Tu peux faire une belle coiffure à un âne, il ne deviendra pas noble pour autant ! »

Cela fit rire franchement le vampire. Quand Lyrel se lançait dans les métaphores, c'était toujours drôle et rafraîchissant.

« Chante-moi donc ça, demanda-t'il. Un âne qui veut se faire passer pour un noble et qui arrive avec une belle coiffure.

Dans la langue des Vites alors.

Peu importe. »

Lyrel réfléchit un moment puis se lança dans sa composition originale. Depuis que Hakurō avait découvert son talent pour la musique et le chant, il lui demandait régulièrement des interprétations. Il lui avait également offert une flûte en bois blanc qui était un instrument typique de l'Empire. Lyrel préférait composer lui-même musique et chant, toutefois il ne maîtrisait pas suffisamment la langue des démons pour ça alors il revenait à sa langue natale. Cela ne dérangeait pas le moins du monde Hakurō.


La voix pure du jeune homme s'éleva dans la nuit — un peu plus grave qu'à l'époque où il avait été recueilli par Lucius. Lyrel entrecoupa son chant de parties à la flûte. Hakurō apprécia le chant comique que Lyrel venait de composer pour lui. Une partie de son esprit était cependant encore bloqué sur la question épineuse :

« Je ne le désire pas, c'est certain, mais est-ce que je l'aime ? Il est plus qu'un ami en tout cas. Mmph, à mon âge je devrais quand même connaître un peu mieux mon cœur ! »

Comme il n'aurait pas la réponse ce soir, il décida simplement de profiter de la présence de l'autre homme.


~*~


Une mer de sang et de corps. Lyrel regarda tout autour de lui et ne vit que des cadavres empilés les uns sur les autres. Tous ressemblaient à l'ange du Pape, leurs cheveux dorés tachés de sang et leurs yeux jaunes grands ouverts ne voyant plus rien. Horrifié, il nota des femmes, des enfants et même des bébés parmi les victimes. Qui avait bien pu commettre une telle atrocité ? Un bruit lui fit baisser les yeux : du sang frais coulait de ses mains pour rejoindre la mer de sang à ses pieds. Il écarquilla les yeux et leva ses mains tremblantes, faisant tomber le long sabre qu'il tenait. Le sang qui les couvrait n'était pas le sien. La vérité s'imposa à lui alors comme un coup de poing : c'était lui qui avait tué tous ces gens et qui était responsable de cet acte monstrueux.

« Non, » protesta-t'il faiblement.


Entouré par la lumière dorée qui émanait étrangement des corps, il se sentait sale et hideux. Comme en réponse à ses sentiments, les ténèbres jaillirent de son corps pour l'entourer et il ressentit la présence des Diables. Au contraire de lui, ils se réjouissaient et le félicitaient même de son ignominie.

« C'est bien, très bien. Nous sommes fiers de toi, fils ! »

Et le pire était qu'une partie de lui était soulagée que cela soit enfin fait. Il en était presque heureux...


Il se réveilla avec un cri étouffé. Le souffle court, il regarda ses mains en premier et fut soulagé de ne voir aucun sang dessus. Il agrippa ensuite ses épaules et se recroquevilla, terriblement choqué par ce cauchemar qui lui avait paru si réel ! Il redressa soudain la tête et fixa un coin de la pièce rempli d'ombres.

« Si c'est à cause de vous que j'ai fait ce cauchemar, lança-t'il d'un ton hargneux, je vous le ferai payer très cher ! »

Les ombres ne s'agitèrent même pas, comme si elles étaient d'innocentes ombres.

« Qui est Lucius ? » fit tout à coup une voix près de lui.

Lyrel sursauta et se tourna vers la porte. Il croisa le regard rubis de Hakurō posté à l'entrée de sa chambre.

« Qu... Quoi ? parvint-il à articuler.

– Lucius, répéta le vampire à sa grande stupeur. Je t'observais dormir et tu as crié son nom en te réveillant.

Mmm. »

Lyrel était si perturbé entre son rêve et le fait d'entendre le nom de l'Archange de la Lumière qu'il ne releva pas le fait tout aussi perturbant que Hakurō l'observait pendant son sommeil.


Le vampire croisa les bras et eut un sourire amusé.

« Un amant ? devina-t'il.

Non ! » répliqua Lyrel un peu trop vivement.

Le sourire sur les lèvres de l'autre homme s'étira davantage. Lyrel ajouta très vite :

« C'est mon frère.

Ah, tu ne m'avais jamais parlé de ta famille. »

Lyrel ne le corrigea pas : dans la langue des démons, le mot famille se référait uniquement à la famille de sang tandis que pour les humains, le sens était nettement plus large.

« C'est parce qu'on s'est quitté fâchés, soupira-t'il. C'est... douloureux. »

Hakurō prit une expression compatissante.

« Les frères se disputent souvent. C'était pareil pour moi et mon petit-frère. On a toujours fini par se réconcilier. Le lien qui unit deux frères est aussi solide que celui qui relie le ciel à la terre. »

Lyrel retint un soupir devant ce genre de proverbe typique dont raffolaient les démons.


« C'est plus grave que ça, reprit-il. Il a dit qu'il me tuerait s'il jamais il me revoyait. »

Le souvenir de leur dernière discussion lui faisait toujours aussi mal. Le pire était que Lyrel savait sans aucun doute qu'il prendrait à nouveau la même décision s'il pouvait revenir en arrière.

« Effectivement, ça m'a l'air grave. Puis-je te demander ce qui s'est passé ? »

La demande courtoise servait à excuser l'indiscrétion et pourtant elle restait indiscrète. C'était une autre complication des démons. Lyrel hésita mais le besoin de se confier l'emporta :

« Lucius a consacré sa vie à une mission. Au dernier moment je l'ai empêché de faire.

Parce que c'était dangereux ?

Pour son âme, oui. Si je l'avais laissé commettre cette horreur... »

Il frémit en songeant à son rêve d'enfants morts.

« … il n'aurait plus été le même. »


Hakurō hocha la tête, pensif.

« Quelle était cette mission si importante et horrible à la fois ?

Tuer un enfant, » avoua Lyrel dans un souffle.

Le vampire se raidit. Les enfants étaient sacrés chez les démons. Quiconque leur faisait le moindre mal était aussi condamné à la mort par pendaison et le corps laissé aux corbeaux. C'était la mort la plus indigne pour les démons. L'idée même de vouloir du mal à un enfant était abominable à leurs yeux. Voilà pourquoi le mot dégénéré leur était réservé. Maintenant que Hakurō avait appris cela, il était certainement en train de revoir son jugement sur Lyrel.

« Qu'est-ce qui peut bien justifier le meurtre d'un enfant ? » siffla le vampire avec agitation.

Lyrel secoua la tête, refusant d'en dire plus. Le vampire se calme un peu mais son opinion des Vites tomba au plus bas.


« Tu as bien fait, reprit-il en se rapprochant de Lyrel pour lui tapoter l'épaule. Je ne sais pas tout mais je sais que tu as fait ce qu'il fallait. Même si cela t'a coûté ton frère, tu as bien fait de ne pas le laisser s'engager sur cette voie.

Ça m'a coûté plus que mon frère, soupira Lyrel. J'ai aussi perdu ma place en ce monde. J'ai erré depuis en cherchant une raison de vivre... en vain. »

Il avait cru trouver une nouvelle place auprès des Chasseurs en combattant les vampires. Après tout, les vampires ne pouvaient être que de véritables monstres, non ? Mais même cette certitude n'était plus vraie à présent. Lyrel était donc complètement désemparé. Sans mission, pour quoi existait-il ? Comment obtiendrait-il alors la rédemption ?


Hakurō vit qu'il se morfondait et il fit :

« Tu ne dois pas renoncer. La preuve, tu es bien arrivé ici. Qui sait, c'est peut-être ta place ? »

Il déclara cela d'un ton mi-sérieux, mi-plaisantin. Cependant en son for intérieur il en était de plus en plus convaincu, quoi que disent les autres. Lyrel lui lança un regard en coin :

« Ne nous mentons pas : je ne suis pas un vampire.

Tu n'es pas non plus un Vite, » contra Hakurō qui ne voulait pas en démordre.

Lyrel soupira et leva les yeux vers le plafond.

« Ça fait un moment que j'ai renoncé à comprendre ce que je suis. J'ai cherché des réponses autrefois mais j'ai fini par réaliser que savoir d'où on venait ne comptait que très peu, dans le fond.

Ah ? et qu'est-ce qui compte alors ? »

Lyrel prit un air résolu.

« Trouver des gens qui t'aiment et t'acceptent tel que tu es. »


La gorge de Hakurō se serra. Sa main se crispa légèrement sur l'épaule du jeune homme et il luttait contre une furieuse envie de le prendre dans ses bras. Ce mélange de fragilité et de force était irrésistible, toutefois ce n'était toujours pas un désir amoureux qu'il ressentait pour Lyrel, plus un fort instinct de protection. Toujours aussi agacé par ses sentiments confus, il finit par presser simplement l'épaule du jeune homme avant de retirer sa main.

« Bien parlé, Lyrel, déclara-t'il avec émotion. Mais vampire ou pas, sache que tu as ta place ici. »

Lyrel écarquilla les yeux, pris par surprise, et ne sut que dire. Hakurō lui sourit puis se retira sans un mot de plus. Lyrel fixa un moment la porte où il avait disparu puis un sourire un peu timide apparut sur ses lèvres.

« Ma place, hein ? »

Cette idée lui procura un sentiment agréable.






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