es chevaux galopaient à tombeau ouvert, le Comte de Girodelle en tête. D'après les ordres qu'il avait reçus de leurs majestés, il devait retrouver la fille du Général de Jarjayes et son ravisseur, mort ou vif. « Sa fille ! » Girodelle ne savait plus que penser. En quelques heures à peine, il était battu en duel par cet inconnu perdant ainsi ses chances de commander la garde royale et apprenait ensuite que le Général de Jarjayes masquait une femme derrière l'identité de son héritier. Maintenant il était question de l'enlèvement de Mademoiselle de Jarjayes par l'ancien serviteur de la maison. « Qu'y a-t-il de vrai dans tout ça ?» se demanda-t-il alors qu'un éclaireur venait à la rencontre du régiment.
«Commandant, deux cavaliers correspondant à la description ont changé leurs chevaux à la prochaine ville, il y a de cela presque quatre heures. »
« Sait-on si la demoiselle va bien » demanda Girodelle
« D'après le maréchal-ferrant, le jeune homme blond était en parfaite santé, libre de…»
« Libre ? »
« Oui commandant c'est ce qu'il m'a dit quand je l'ai interrogé. »
« Soit ! Poursuivons »
Le régiment se remit aussitôt en route. Girodelle restait très dubitatif sur toutes ces informations. Comment savoir ce qu’il en était réellement. Tant de mascarade ne présageait rien de bon. En attendant, il avait une mission à remplir, tels étaient ses ordres en tant que soldats, s’il menait cette chasse à bien, le poste tant convoité serait à lui.
Il fallut presque trois jours à Oscar et André pour parcourir la route entre Paris et Calais. Craignant qu’on ne les pourchasse, ils s’étaient entendus pour éviter autant que possible les villes et se contentaient de dormir dans les sous-bois. Ils atteignirent enfin la ville portuaire d’où ils pourraient faire la traversée jusqu’aux Amériques.
« Il faut vendre nos chevaux » proposa André en descendant de son cheval. « Il faut ensuite que l’on se renseigne sur le prochain départ. Il faudra embarquer dès que possible »
« Vous pensez que mon père a des chances de nous retrouver ? »
« Pas quand nous aurons quitté la France mais il vaut mieux se montrer prudents jusqu’à ce moment-là. Il cherchera deux hommes, nous allons essayer de brouiller les pistes. »
Oscar n’avait aucune idée de ce que son serviteur avait en tête mais depuis leur fuite, elle devait admettre qu’il s’était plutôt bien débrouillé pour choisir les itinéraires, se procurer de la nourriture et de chevaux frais. Aussi quand il revint quelques minutes plus tard avec l’argent des bêtes, elle ne résista pas.
« Vous avez un plan ? »
« Oui ma chère… nous allons faire des emplettes. Que diriez-vous d’une jolie robe en mousseline ? »
« Une quoi ? » Elle devait avoir mal entendu. « Vous voulez que je porte une robe mais… »
« Une robe… et une coiffe, ainsi que des bas, des souliers vernis, une ombrelle… »
« Mais je vais ressembler à une poupée ! » s’affola presque la jeune femme
« Oui, à une jeune dame noble je dirais même ! » se moqua André
« Mais si on nous découvre ? »
« Quelle importance… vous êtes noble… et vous êtes une femme ! Le seul qui ait à craindre, c’est moi ; dois-je vous préciser que se faire passer pour un noble alors qu’on n’est qu’un simple roturier est passible de prison ! »
Ils n'eurent aucune difficulté à trouver les vêtements nécessaires à leur anonymat. En fin de journée, c'était en costumes soignés et irréprochables qu'André Grandier et qu'Oscar de Jarjayes montèrent à bord du «Goéland » qui devait quitter le port avant la tombée de la nuit pour ensuite voguer vers le grand large, destination les Amériques.
La cloche du navire donna le dernier rappel des retardataires; il devait s'éloigner des côtes avant que la nuit ne soit tombée sur la ville de Calais. André décida de vivre le départ sur le pont, sortant de sa cabine, il regarda au passage la porte close d'Oscar. Dans un dernier instant de nostalgie, il s'accouda à la rambarde du navire pour regarder les matelots charger les dernières victuailles et les familles saluant de départ de leurs proches. « Grand-mère » pensa-t-il immédiatement. Il avait eu à peine le temps de l'embrasser, lui faisant promettre de ne pas se faire de souci pour eux.
Abandonnant ainsi sa vie et son identité, André fit ses derniers adieux à cette terre qui l'avait vu naître. Le plus inattendu était à venir. Tout d'abord la traversée avec cette étrange femme qui l'accompagnait et ensuite cette vie qu’ils devraient se construire sur ce continent inconnu. « Adieu France ». Les mains relevant le col de son manteau, le jeune homme ne prit pas garde et bouscula quelqu'un. En relevant les yeux, il comprit vite le danger. Un uniforme. Une épée. Un mousquet. Il allait faire demi-tour pour rejoindre sa cabine quand deux autres soldats lui bloquèrent toute retraite.
« Vous pensez que c'est lui ? » demanda un des hommes.
« Peut-être... il ne ressemble pas à un roturier mais il correspond à la description. » Aussitôt les trois épées mirent en joue le fugitif.
« Si près du but ! » pensa André. Quel choix avait-il ? Se battre ? Sauter par-dessus bord ? Et Oscar... que deviendrait-elle ?
« Halte ! Déclinez votre identité ! »
Mais André se cantonna au silence. Gagner du temps était tout ce qu'il pouvait se permettre vu les conditions dans lesquelles il se trouvait. Devant le refus d'obtempérer et ne voulant pas prendre le risque de faire erreur, les trois hommes menèrent leur prisonnier jusqu'à leur commandant.
« Commandant, voici une personne qui correspond à l'homme que nous recherchons. »
Girodelle se retourna et croisa le regard émeraude qui l'avait défié quelques jours plus tôt. « Où est la personne qui l'accompagnait ? »
« Il était seul. »
« Où est-elle ? » demanda alors Girodelle en le menaçant de son pistolet. « Où est-elle ? » insista-t-il en posant le canon de son arme sur la poitrine d'André.
« Puis-je savoir ce que vous reprochez à mon époux, Commandant Victor de Girodelle ? ». La voix s'était élevée derrière la rangée d'hommes qui avaient envahi le pont du « Goéland ». Les soldats s'écartèrent un à un pour laisser passer la jeune femme, fascinés par l'étrange beauté qui l'animait. Si sa toilette créait l'illusion parfaite d'une dame de la cour, le regard azuré ne laissait aucun doute sur la détermination de la jeune personne. « Commandant ? » répéta-t-elle.
La main sur le pistolet se relâcha tandis que le jeune officier regardait la jeune femme approcher. Pas de doute, il s'agissait bien de cet adversaire qui l'avait mis en joue de la pointe de son épée pour lui laisser finalement la victoire par forfait.
« Mademoiselle » s'inclina-t-il.
« Veuillez libérer mon compagnon immédiatement ! » le ton était autoritaire, les soldats qui observaient le face à face entre leur commandant et Oscar ne pouvaient évaluer l'affrontement silencieux qui avait lieu. La jeune femme campant sur ses certitudes, Girodelle envahi par ses doutes.
« Nous recherchons un homme qui aurait enlevé une jeune femme... Mademoiselle de Jarjayes » commença-t-il en la regardant droit dans les yeux.
« Avez-vous trouvé une jeune femme captive sur ce navire Monsieur de Girodelle ? » Elle s'approcha de quelques pas, et les mains crispées sur les pans de sa robe, elle se pencha vers lui, essayant de maîtriser sa nervosité maladive. « Me croyez-vous retenue contre mon gré ? » lui murmura-t-elle. Elle passa ensuite devant lui, posa sa main sur celle d'André et la serra fortement. « Venez mon ami, je pense que Monsieur de Girodelle aura pris conscience de son erreur. Adieu Colonel Victor Clément de Girodelle »
« Commandant ? » demanda un des soldats. « Quels sont vos ordres ? »
« Ne retenons pas plus longtemps ce navire. Débarquons ! ».
« A vos ordres, commandant ! »
« J’aurais eu plaisir à vous connaître davantage, Oscar de Jarjayes » regretta-t-il en quittant l’embarcation.
Un peu plus loin, la main encore marquée par celle d'Oscar, André regardait les soldats quitter le navire et les matelots larguer les amarres quelques minutes plus tard.
« Votre époux ? » fit-il enfin remarquer amusé.
« On pourrait difficilement vous prendre pour mon frère... » sourit-elle à son tour.
Y a quelque chose, dans son regard,
D'un peu fragile et de léger, comme un espoir.
Toi, mon ami(e), aux yeux de soie,
Tu as souri, mais hier encore je ne savais pas.
Elle me regarde, je le sens bien,
Comme un oiseau, sur moi elle a posé sa main !
Je n'ose y croire, pourtant j'y crois,
Jamais encore elle n'avait eu ce regard-là.
(« La Belle et la Bête » Disney)