Chapitre Vingt-Sept : La querelle (partie 1)
Assise dans les jardins de leur demeure d'Olympias, Hane Lath buvait du jus de fruits fraîchement pressés tout en méditant sur la rapidité et la facilité avec lesquelles on pouvait s'habituer à une situation autrefois inédite. Non loin d'elle, son chevalier Rhyll jouait un air de lyre. Les notes légères et précises s'envolaient vers le ciel bleu, portées par la fine brise, offrant un accompagnement discret et charmant à ce moment de détente. Hane Lath leva les yeux vers le ciel, plongée dans ses pensées. Shao Paï venait de débuter sa troisième réincarnation en homme (les deux premières ayant duré cinq siècles en tout) mais déjà tout le monde avait fini par l'accepter en tant que tel. Cela n'avait plus rien à voir avec Hermaphrodite. Tous ceux qui avaient vu Shao Paï en homme s'y étaient rapidement habitués — après un moment de blanc. C'était à tel point que bon nombre d'entre eux, en particulier les dieux grecs, ne parlait plus de lui qu'au masculin.
D'un côté, Hane Lath
était soulagée que son amie ami n'ait
pas trop souffert suite à sa demande égoïste. Le
plan d'Hane Lath avait d'ailleurs fonctionné à
merveille : plus personne n'envisageait de nommer Shao Paï reine
des déesses antiques, ce qui enlevait un grand poids des
épaules de la déesse de la musique. Mais d'un autre
côté, ce changement de genre avait eu des conséquences
imprévisibles. Tout d'abord, Hane Lath ne se sentait plus
autant à l'aise avec Shao Paï et ce malgré ses
efforts pour faire comme si rien n'avait changé. Elle
n'arrivait plus à lui parler librement, comme à une
amie et une confidente. Elle aussi avait désormais tendance à
considérer Shao Paï comme un homme, d'où la gêne
dans leur relation. D'ailleurs Shao Paï semblait avoir deviné
son malaise car le dieu ne s'invitait guère chez elle
outre-mesure. Sans la repousser franchement, il avait mis une
certaine distance entre eux. Ce n'était pas de l'ostracisme,
c'était seulement une distance de confort pour Hane Lath.
Par contre, seconde conséquence fâcheuse, Myst Nail s'était mis à passer beaucoup plus de temps avec Shao Paï. D'un côté c'était compréhensible. Deux hommes avaient plus de points communs, et le changement de sexe de Shao Paï semblait avoir contribué à leur rapprochement. De plus, sous l'influence du dieu de la destruction, Myst Nail sortait plus souvent dans le monde des mortels, il discutait davantage avec les dieux antiques, voire même quelques divinités grecques — mais pas Zeus, il ne fallait pas non plus rêver — bref, le terrible roi des dieux antiques devenait plus sociable. Hane Lath n'avait pu que s'en réjouir au départ mais uniquement parce qu'elle croyait que cela ne serait qu'une passade et que bientôt tout rentrerait dans l'ordre. Sauf que cela durait... et durait encore...
Une fois, Hane Lath avait rassemblé son courage pour interroger le dieu de la destruction. Ils se trouvaient à une soirée chez la divine Aphrodite. Comme Zeus était invité avec son épouse, Myst Nail n'était évidemment pas venu mais Hane Lath et Shao Paï avaient répondu à l'invitation. Sur un balcon en retrait des autres invités, avec leurs seuls chevaliers aux alentours, Hane Lath avait osé exprimer ses pensées :
« Dis, juste pour savoir, tu comptes bientôt redevenir une femme ? »
Le regard de Shao Paï avait d'abord été surpris, avant de prendre un air entendu.
« Pourquoi ? mon charme masculin ne fait déjà plus effet sur toi ? »
Hane Lath s'était retenue de rougir. Il était également déroutant de le voir flirter avec elle, même pour plaisanter — surtout qu'elle se surprenait à réagir à cette attitude.
« Idiot, marmonna-t'elle, je disais ça pour toi ! »
Le dieu avait légèrement ri avant de redevenir sérieux.
« Eh bien... tu connais ma passion pour les expériences nouvelles... »
Hane Lath avait dégluti. Elle pouvait déjà deviner sa réponse.
« Je crois que je vais rester un homme pendant un certain temps, » confirma-t'il.
Son regard était très solennel.
« Cela te pose-t'il un problème ? ajouta-t'il.
– Mmm... non mais... les rumeurs se sont tues depuis longtemps alors tu n'es plus obligé de faire ça pour moi. »
Shao Paï avait lentement hoché la tête.
« Rassure-toi, avait-il conclu. Maintenant je fais ça pour moi. »
Étrangement Hane Lath ne s'était pas du tout senti rassurée.
« Rhyll, fit soudain la déesse de la musique, où se trouve mon époux en ce moment ? »
Les dieux avaient l'habitude de passer par les chevaliers pour connaître la localisation des autres. C'était considéré comme plus courtois. Si jamais un dieu ne voulait pas qu'on découvre où il était, il avait toujours la possibilité d'interdire à son chevalier de divulguer cette information. Cela se produisait assez fréquemment quand les dieux se livraient à des activités qu'ils souhaitaient garder secrètes mais sinon la plupart du temps, les chevaliers pouvaient librement se transmettre des informations sur leurs maîtres.
« Il se trouve à Hartros, dans une taverne, » lui apprit Rhyll en masquant son opinion à ce sujet.
La déesse soupira, fermant ses beaux yeux verts.
« Avec Shao Paï, je présume ? »
Le chevalier roux hocha la tête.
« Bon, alors j'imagine que je vais encore passer la soirée seule.
– Maîtresse Kali Ness sera certainement disponible ce soir si vous souhaitez de la compagnie, » proposa Rhyll avec sollicitude.
Sa maîtresse lui sourit.
« C'est gentil à toi de t'en inquiéter mais non, je ne supporterai pas une autre soirée avec elle. Elle a beau être la déesse de la mort, je la trouve... trop morbide. Elle et ses histoires de massacres et de souffrance... je préfère encore être seule ! »
Rhyll s'inclina. Hane Lath reprit une gorgée de thé.
« Continue à jouer, » demanda-t'elle.
Son chevalier s'exécuta.
« Des expériences nouvelles, tu parles ! songea la déesse avec humeur. Tout ce que Shao Paï expérimente ces temps-ci, c'est de se saouler en permanence ! Il peut bien faire ce qu'il veut, mais pourquoi faut-il qu'il entraîne toujours mon Myst Nail avec lui ? »
En réalité, elle se trompait du tout au tout.
À Hartros, l'unique taverne de la petite ville était déjà bien remplie en début de soirée. Quand la nuit tomberait pour de bon, les fêtards du soir remplaceraient les clients actuels et l'établissement fera la plus grande partie de son chiffre d'affaire. Dans la grande salle, les deux dieux ne se distinguaient en rien des autres clients. Avec beaucoup de patience et de persévérance, Shao Paï était parvenu à ce que Myst Nail adopte une attitude plus mortelle lors de leurs sorties. C'était encore très difficile pour le dieu du mal mais il pouvait désormais supporter une soirée dans une taverne au milieu des chants d'ivrognes, des bousculades occasionnelles, voire même des claques dans le dos lorsque l'alcool avait fait son œuvre.
Une fois au tout début, un malheureux avait osé renverser un peu de vin sur l'épaule du roi des dieux antiques. Cela n'avait pas été entièrement sa faute : il avait titubé en portant un plateau de dix verres. Cela aurait pu être bien pire s'il ne s'était pas rattrapé à temps. Ce furent à peine une ou deux gouttes qui coulèrent sur le dieu. Mais c'était déjà de trop pour Myst Nail. Se dressant de toute sa hauteur, ses yeux rouges lançant des éclairs, il s'était écrié :
« Misérable mortel ! comment oses-tu souiller ainsi l'épaule d'un dieu ? »
Seule l'insistance de Shao Paï avait pu sauver la vie du pauvre homme qui s'était laissé tombé à terre, tremblant comme une feuille, tandis que les autres clients évacuaient discrètement les lieux. Bien entendu les dieux ne purent plus jamais retourner dans cette taverne-là.
Shao Paï soupira devant sa pinte de vin. Il y avait eu encore une bonne dizaine d'auberges et d'incidents de ce genre avant que Myst Nail ne parvienne à se tenir convenablement et que lui-même puisse réellement se détendre — ce qui était quand même un peu le but recherché ! En théorie l'alcool n'avait aucun effet sur les dieux : il leur suffisait d'ordonner à leur organisme de l'éliminer au plus vite et alors adieu l'ivresse et surtout la gueule de bois au réveil. Mais cela n'aurait plus été drôle. Shao Paï s'autorisait donc toujours un certain degré d'ivresse. Il avait dû se limiter au départ car il fallait surveiller Myst Nail mais ce soir-là, comme l'autre dieu paraissait bien se tenir, Shao Paï avait bien envie de se laisser aller.
« Après tout, se dit-il, que pourrait-il m'arriver ? Ce n'est pas comme si monsieur Grincheux allait aussi terminer la soirée ivre mort. »
Cependant c'était une idée à creuser pour plus tard. Mais pour le moment Myst Nail n'avait pas une fois manifesté la moindre envie de se saouler. C'était à se demander pourquoi...
« Pourquoi tu m'accompagnes ici alors que ça ne te plaît pas ? » demanda soudain le dieu de la destruction sans réfléchir.
Ah, l'alcool commençait à agir puisqu'il se mettait à exprimer à voix haute tout ce qui lui passait par la tête. Cela pouvait être gênant mais au vu de l'air étonné de l'autre dieu, cela en valait largement la peine.
« Que veux-tu dire ? » marmonna Myst Nail en buvant une gorgée de vin pour se donner une contenance.
Shao Paï croisa les mains, les coudes sur la table, et posa son menton dessus, observant attentivement le dieu en face de lui.
« Tu as fini par supporter la présence des mortels à petite dose, expliqua-t'il, mais tu ne supportes toujours pas les tavernes. Tu n'as pas l'air de t'amuser et je n'ai même pas l'impression que tu apprécies le vin. Alors franchement, pourquoi persistes-tu à m'accompagner ? »
Les yeux rouges de son interlocuteur se posèrent sur lui avant de dériver de nouveau vers la salle qui se remplissait peu à peu.
« Toi, tu continueras à fréquenter ce genre de lieux même seul, pas vrai ? »
La voix de Myst Nail était un brin songeuse.
Shao Paï se redressa et s'appuya contre le dossier de la chaise en bois.
« Eh bien, c'est le genre d'endroits que je ne pouvais pas fréquenter en tant que femme... Enfin si, je pouvais m'y rendre mais ça n'aurait vraiment pas été pareil ! »
Une femme seule entourée d'hommes éméchés... La suite était bien trop prévisible.
« J'aime bien l'ambiance des tavernes, poursuivit le dieu de la destruction avec un sourire amusé. Les mortels parlent librement ici grâce à l'alcool, alors tu en apprends beaucoup plus sur eux que dans un temple. »
Myst Nail fronça les sourcils.
« Humph, ta fascination pour les mortels a toujours été source de mystère pour moi, » marmonna-t'il.
Shao Paï baissa les yeux, continuant à sourire.
« En tant que dieux, ne penses-tu pas que nous devrions nous soucier un peu plus des mortels ? »
La réponse de l'autre dieu fut parfaitement prévisible :
« Laisse les mortels aux dieux grecs, ils s'en occupent très bien comme ça ! »
Shao Paï retint un soupir. C'était toujours le même vieux contentieux entre eux. Comme il ne voulait pas gâcher cette soirée, il n'approfondit pas ce sujet de querelle assurée.
« Bref, reprit-il, quel est le rapport avec ma question ?
– ... Je préfère que tu ne restes pas sans surveillance dans des endroits comme ça. Qui sait ce que ton goût pour les expériences nouvelles pourrait te pousser à faire... »
Indigné, Shao Paï protesta :
« Non mais dis donc ! Je sais que je peux parfois me montrer inconscient mais pas au point d'avoir besoin d'un chaperon en permanence !
– Dit celui qui a tenté d'aller sur la lune...
– Encore cette vieille histoire ?! Si c'est ça ma dernière folie, reconnais que je me suis largement assagi depuis !
– Tu veux vraiment qu'on fasse la liste de toutes tes folles expériences ? Et même sans parler de ça, tu étais bien content que je sois là quand cette déesse grecque t'a pourchassé jusque dans une taverne !
– Athéna ? Oh, cette gamine n'était pas bien dangereuse. J'aurais pu m'en débarrasser tout seul.
– Possible, mais c'était plus efficace avec ma présence. »
Sentant que la discussion allait tourner en rond, le dieu de la destruction se massa les tempes.
« Soit, si tu le dis, tempéra-t'il. Mais tu noteras quand même cet effort de ma part : je prends toujours un chevalier avec moi, au cas où. »
Du menton, il désigna une table un peu plus loin où se trouvait son chevalier de la terre, Vanien. Exceptionnellement, dû à la présence de Myst Nail, le chevalier était accompagné de Murio. Tout en restant en retrait, les deux chevaliers étaient prêts à intervenir sur la demande de leur maître respectif ou bien si les circonstances l'exigeaient.
Cette sécurité ne parut guère convaincre Myst Nail. Il avait cet air renfrogné qui marquait sa détermination à faire comme il l'entendait.
« Mmph, je ne fais pas confiance à tes chevaliers, » répliqua-t'il.
Un léger rire s'échappa des lèvres de l'autre dieu.
« Tu n'es pas croyable, commenta-t'il. Il faut toujours que tu n'en fasses qu'à ta tête, hein ? »
Le dieu du mal se hérissa à cette remarque.
« Comment dois-je le prendre ? »
Shao Paï haussa les épaules.
« Prends-le comme tu veux, ça m'est égal. C'est la vérité et tu le sais parfaitement. »
Myst Nail secoua la tête mais il semblait seulement agacé et irrité. Toutefois, aucun autre dieu n'aurait jamais osé lui faire la même remarque de crainte de se faire pulvériser sur le champ. Il n'y avait que Shao Paï qui osait lui parler ainsi, comme à un égal, et bien que cela soit agréable, c'était parfois aussi terriblement irritant car le dieu de la destruction ne mâchait pas ses mots.
Un silence confortable s'installa alors tandis que les mortels s'agitaient et conversaient tout autour d'eux. D'une oreille, Myst Nail suivit un commencement de débat sur une nouvelle amourette de Zeus, débat qui tourna vite aux sous-entendus grivois : comment une pluie d'or pouvait-elle rendre une femme enceinte ? Agacé comme à chaque fois qu'on mentionnait le roi des dieux grecs, Myst Nail chercha un autre sujet d'intérêt. Il ne trouva rien d'autre que le dieu en face de lui. Shao Paï semblait détendu et à son aise. Il se plaisait réellement dans cette atmosphère de mortels. Myst Nail ne l'avait jamais compris sur ce point... ainsi que sur d'autres, d'ailleurs. Leurs points de désaccord étaient bien plus nombreux que leurs points d'accord.
Le dieu de la destruction avait cette façon unique de percevoir le monde qui ne pouvait qu'intriguer et attirer les dieux autour de lui. S'il ne s'agissait que des dieux antiques, ce n'était pas un problème, bien au contraire ! Mais il y avait les dieux grecs. Myst Nail grinça des dents en dressant mentalement la liste : il y avait eu tout d'abord Zeus, puis Dionysos, et maintenant Athéna... Bien trop de dieux grecs s'intéressaient à Shao Paï et ce n'était pas pour plaire à Myst Nail. Les dieux grecs et les dieux antiques n'étaient pas faits pour se mélanger, telle était son opinion.
« Tu n'es vraiment qu'un rabat-joie, fit soudain Shao Paï en le fixant de façon exagérée. Ça te tuerait de sourire un peu de temps en temps ? »
D'abord piqué au vif par cette remarque inattendue — mais entièrement justifiée — le dieu du mal cligna des yeux avant de se rendre compte de l'état de son compagnon.
« Tu es ivre, » constata-t'il platement.
Shao Paï désigna fièrement les dix outres de vin vides devant lui. Myst Nail cilla à nouveau : quand avait-il trouvé le temps de les boire ? Ou même de les commander ? Il soupira.
« Quel est l'intérêt de se saouler ? marmonna-t'il pour lui-même.
– Je ne sais pas, je te répondrai demain, répliqua spirituellement l'autre dieu.
– Parce que tu comptes rester dans cet état lamentable toute la soirée ?
– Voyons, ce ne serait pas amusant si je dessaoulais tout de suite !
– Humph, je ne vois pas déjà d'amusement dans le fait d'être ivre.
– C'est parce que tu n'es qu'un rabat-joie, fit Shao Paï en pointant un doigt vers lui. Mais t'inquiète, mon prochain but sera de te saouler ! »
Interloqué, le dieu du mal eut ensuite un sourire féroce qui fit étinceler ses yeux rubis.
« Voilà qui semble prometteur. J'ai hâte de te voir essayer !
– T'en fais pas, j'y arraverais... arreve... arrivarais... »
L'élocution du dieu de la destruction commençait à se faire laborieuse. Il répéta quelques mots d'un air concentré, comme s'il voulait se rendre compte par lui-même de son état d'ébriété, puis un grand sourire illumina son visage.
« Je crois que je suis ivre ! »
Cela promettait d'être une longue soirée, songea Myst Nail en se massant les tempes. C'était sans doute pour cette raison que les mortels s'enivraient ensemble : la seule façon de supporter la compagnie d'une personne saoule, c'était en partageant son état. Mais Myst Nail n'en était pas encore réduit à cette option.
Trois heures plus tard, Shao Paï finit enfin par s'effondrer sur la table. Il avait poursuivi sa beuverie afin de tester les différents paliers d'ébriété, faisant profiter Myst Nail de ses brillants commentaires d'éméché. Le dieu du mal avait enduré tout cela avec une patience remarquable mais il n'en fut pas moins soulagé lorsque son compagnon atteignit un sommeil éthylique. Il régla l'addition — plus pour faire plaisir à Shao Paï que pour récompenser les mortels — et aida l'autre dieu à se mettre sur pieds. Aussitôt Vanien s'avança pour prendre son maître en charge mais il rencontra le regard glacial du roi des dieux antiques.
« Je m'occupe de lui, » fit Myst Nail d'un ton impérieux.
Vanien recula sans protester davantage. Myst Nail détourna son attention de lui et transporta Shao Paï à l'extérieur de l'auberge. Le pauvre chevalier de la terre n'eut pas son mot à dire. Murio lui tapota l'épaule pour le réconforter.
« Allons, allons, lui fit-il, tu sais bien pourtant qu'il ne faut jamais s'en mêler avec ces deux-là. On doit attendre leurs ordres, sans prendre aucune initiative.
– J'avais oublié, grimaça Vanien. Mais quand même, je ne comprends pas pourquoi ils sont si différents des autres dieux. Les autres chevaliers ont fini par gagner la confiance de leur maître mais nous, toujours pas ! »
Murio hocha la tête. Il partageait le même souci que les chevaliers de Shao Paï et, loin de s'arranger, il avait souvent l'impression que la situation s'empirait avec le temps.
« Je crois que nos maîtres savent plus de choses qu'ils ne veulent bien nous le dire, murmura-t'il prudemment. Quand ils discutent, j'ai toujours l'impression qu'il y a un sens caché à leurs paroles.
– Quoi qu'ils sachent, ils ne nous diront rien, » constata amèrement Vanien.
Murio haussa les épaules. Cela faisait des millénaires qu'ils en discutaient mais au final ils ne pouvaient pas faire grand-chose pour obtenir plus de confiance de la part des dieux qu'ils servaient.
« C'est le prix à payer quand on sert des dieux puissants, fit-il en guise de consolation.
– Qu'est-ce que tu racontes ? Rhyll a su gagner la confiance et même l'affection de maîtresse Hane Lath, qui est tout de même la reine des dieux antiques ! Alors tu vois, ce n'est pas une question de pouvoir. »
Le visage de l'autre chevalier se figea. D'une voix encore plus basse, il commenta :
« Je suis persuadé que maîtresse Hane Lath n'est pas devenue reine grâce à sa force... »
Vanien se raidit à son tour. Les chevaliers qui côtoyaient les dieux dans leur intimité avaient aussi leur propre point de vue sur la dynamique des pouvoirs au sein du panthéon. La position de la déesse de la musique avait été largement débattue au cours des millénaires passés et de nombreux chevaliers avaient tendance à estimer qu'elle ne méritait guère une position aussi prestigieuse parmi les dieux car elle n'était pas très puissante. En fait seul son statut de compagne de Myst Nail avait justifié sa nomination à ce poste. L'autre camp pensait tout le contraire, vantant ses talents de diplomate, surtout avec le tempérament volatile de Myst Nail, ses bonnes relations avec les autres dieux antiques, son ouverture d'esprit envers les dieux grecs, bref, toutes ces qualités compensaient avantageusement, d'après eux, un pouvoir légèrement inférieur à celui d'autres dieux. Et de toute façon Myst Nail était assez puissant pour deux.
Bien entendu, aucun dieu n'avait idée des opinions de leurs chevaliers et ces derniers préservaient leur neutralité avec soin en présence de leurs maîtres.
« Quoi qu'il en soit, reprit Murio, peu désireux de relancer le débat à ce moment, que nos maîtres nous fassent confiance ou non, notre raison d'être est de les servir. »
Vanien hocha la tête de tout cœur. Malgré ce que certains dieux pouvaient en penser, aucun chevalier n'avait jamais songé à se révolter contre eux ou leur nuire. Mais cette mentalité d'esclave, comme l'avait une fois désigné Shao Paï, était difficilement compréhensible pour des êtres entièrement libres. Dans le fond, les dieux ne faisaient que se projeter sur leurs chevaliers et ils se basaient sur la façon dont eux-mêmes réagiraient dans de telles situations. La plupart des chevaliers en étaient bien conscients mais le fait de comprendre l'attitude de leurs maîtres n'en rendait pas moins facile leur condition.
Myst Nail conduisit Shao Paï dans sa chambre puis le déposa dans son lit. Le dieu de la destruction s'était un peu réveillé mais il ne serait jamais parvenu à tenir debout ou bien à se coucher tout seul. Ses propos étaient encore désordonnés cependant il ne semblait pas désireux de sortir de cet état d'ébriété alors qu'il aurait pu le faire d'une pensée. Il préféra laisser à Myst Nail le soin de retirer ses bottes afin qu'il soit à l'aise. Étonnement, le dieu du mal se prêta à cette corvée mais cela ne l'empêcha pas de marmonner :
« Mmph, j'ai l'impression d'être à ton service.
– Parce que tu t'en plains ? » rétorqua Shao Paï avec humour.
Myst Nail ne pensait pas que l'autre dieu allait réagir à ses propos. Il leva les yeux pour le dévisager. La tête reposant sur l'oreiller, les cheveux bruns tout autour comme un halo, le dieu de la destruction arborait une expression détendue que son ami lui avait rarement vue. Les yeux bleus étincelaient de taquinerie et... d'affection ? Captivé, Myst Nail ne songea pas à détourner le regard.
« Non, » répondit-il d'une voix rauque.
Les lèvres de Shao Paï s'étirèrent en un mince sourire et il ferma les yeux, sa poitrine se soulevant et s'abaissant de façon régulière. Myst Nail resta un long moment sans bouger avant de se rendre compte que le dieu de la destruction était réellement endormi. Il soupira légèrement, se leva et quitta la pièce en silence.
Cela se reproduisit souvent par la suite mais de façon irrégulière. Il semblait que par moment Shao Paï voulait se noyer dans l'alcool à la façon d'un mortel et qu'il appréciait la compagnie silencieuse de Myst Nail durant ces soirées. Il était vrai que le dieu du mal ne l'empêchait jamais de s'enivrer à outrance, écoutait sans broncher ses discours d'ivrogne, le raccompagnait quand il était trop saoul, et ne le critiquait pas par la suite : en bref, c'était le parfait compagnon de beuverie. Il y avait juste un souci...
« Hane Lath n'aime pas que je t'entraîne dans les tavernes, » déclara Shao Paï un soir.
C'était son style d'annoncer les choses directement et sans détours. Myst Nail n'en fut pas surpris et prit un moment pour digérer l'information.
« Elle te l'a dit ? s'enquit-il.
– Elle m'a pris à part hier, raconta l'autre dieu en se massant les tempes. C'est parce que tu as refusé de l'accompagner à cette soirée chez Ande Ros l'autre soir. Elle n'a pas apprécié que tu la laisses tomber pour traîner dans les tavernes avec moi.
– Mmph, elle ne sait pas ce qu'elle veut, marmonna Myst Nail. Je croyais qu'elle était contente que je sorte davantage dans le monde des mortels. »
Shao Paï lui sourit.
« Mon pauvre, tu n'as pas idée d'à quel point les femmes peuvent être compliquées. Tu peux me croire, j'en ai été une assez longtemps pour savoir de quoi je parle ! »
Myst Nail se renfrogna encore plus.
« Alors quoi ? je dois la laisser me dicter mes sorties et mes compagnons ?
– Mais non, mais non, tu passes d'un extrême à l'autre, fit Shao Paï en secouant la tête. C'est typiquement masculin, ça. Le vrai problème, c'est que tu ne t'occupes pas assez d'elle. Quand une femme se sent négligée, elle est plus prompte à se plaindre de la moindre petite chose. »
Myst Nail reprit une gorgée de vin — il ne buvait pas plus de deux verres par soir, contrairement à Shao Paï.
« Je la traite exactement comme d'habitude, répliqua-t'il.
– C'est peut-être ça le problème, » songea Shao Paï en soupirant.
Ayant été la confidente d'Hane Lath durant de nombreux millénaires, Shao Paï savait parfaitement quelle était la relation entre les deux souverains antiques : en dépit des apparences, ils n'avaient jamais été un véritable couple. Bien qu'Hane Lath soit amoureuse de Myst Nail, ce dernier ne l'aimait pas ainsi mais il ne la rejetait pas non plus. C'était pour cette raison que la déesse de la musique avait tant tenu à conserver sa place de reine des déesses antiques : c'était la seule chose qui lui donnait l'impression d'être proche de l'homme qu'elle aimait. Elle avait pendant longtemps cherché à savoir si Myst Nail avait quelqu'un d'autre en vue, mais en vain. Le dieu du mal ne semblait tout bonnement pas intéressé par ses congénères de façon romantique et c'était pour cette raison que cela ne le dérangeait pas de conserver son couple de façade. Toutefois il n'abordait jamais ce sujet, même avec Shao Paï, et personne d'autre ne semblait au courant.
Myst Nail avait sa tête des mauvais jours.
« Si Hane Lath n'approuve pas mes sorties, elle n'a qu'à me le dire en face ! Je ne vois pas pourquoi elle te mêle à tout ça ! grogna-t'il.
– Et si elle te le disait en face, que lui répondrais-tu ? » fit Shao Paï pour le piquer au vif.
Cela ne désarçonna pas le dieu du mal un seul instant.
« Exactement ce que je t'ai dit : elle n'a pas à me dicter mes sorties et mes compagnons.
– Ah là là, c'est vraiment à se demander pourquoi vous restez ensemble... »
Interloqué, le roi des dieux antiques le fixa droit dans les yeux.
« Tu dis que je ferais mieux de la quitter ? » finit-il par demander.
Un silence tendu puis Shao Paï détourna le regard, gêné.
« Non, bien sûr que non. Tu sais très bien que cela lui briserait le cœur. »
Myst Nail soupira en baissant les yeux sur son verre.
« Dans le fond, avoua-t'il, le problème est qu'elle n'a pas renoncé à moi. Elle s'imagine encore qu'un jour... »
Shao Paï fit claquer sa langue d'un air excédé.
« C'est bien aussi parce que tu entretiens ses illusions ! » s'énerva-t'il.
Il avait enduré des millénaires de pleurnicheries de la part d'Hane Lath à ce sujet et il avait eu envie de nombreuses fois de dire le fond de sa pensée à Myst Nail sans jamais en avoir eu l'occasion. Ce soir-là, l'alcool aidant ainsi que la tournure de la conversation, il allait enfin pouvoir vider son sac.
« Tu n'as pas eu le courage de la repousser à l'époque et tu ne l'as toujours pas maintenant ! »
Pour le coup, Myst Nail s'emporta à son tour :
« Ce n'est pas une histoire de courage ! Je n'ai simplement pas le cœur de lui faire subir ce que j'ai vécu ! Si rester à mes côtés pouvait la rendre heureuse, pourquoi aurais-je refusé ? »
Shao Paï écarquilla les yeux : c'était bien la première fois que l'autre dieu mettait ainsi ses sentiments à nu. D'ordinaire Myst Nail se serait contenté de clore rapidement la discussion, quitte à s'en aller brusquement.
« Ouah, balança-t'il, dans le fond, tu es une véritable gonzesse, n'est-ce pas ? »
Cela acheva de rendre Myst Nail furieux :
« C'est TOI qui dis ça ?! » s'emporta-t'il.
Le grondement de colère et l'éclat meurtrier dans les yeux rouges auraient suffi à faire fuir n'importe quel dieu, même le plus brave. Shao Paï se contenta de reprendre un peu de vin. La conversation retomba, de même que la colère du dieu du mal. Maintenant, il paraissait juste perdu dans ses pensées.
« Dis, fit-il soudain, tu ne te sens jamais seul ? »
Surpris, Shao Paï leva les yeux vers lui. Il en profita pour vérifier discrètement le nombre de verres que Myst Nail avait bus parce que cela pourrait expliquer pourquoi l'autre dieu abordait des sujets très personnels, ce qu'il n'aurait jamais fait en temps normal. Il n'y avait que deux verres devant lui, dont un était encore à moitié plein.
« Mmm... que veux-tu dire ? demanda-t'il.
– Beaucoup des nôtres se sont trouvés un compagnon de façon plus ou moins stable. Cela ne te donne pas envie ? Car il me semble que tu n'as jamais eu la moindre relation avec un dieu, non ? »
La question indiscrète amena un air sombre sur le visage du dieu brun et son regard se fit plus acéré. Il considéra sa réponse un moment, tentant de déterminer si la question de Myst Nail cachait une question plus profonde, puis choisit d'éluder :
« Tous les couples ne sont pas à envier, tu sais. »
Comme Myst Nail fronçait les sourcils, Shao Paï poursuivit :
« Et puis, tu m'ennuies avec tes questions. Je ne suis pas devenu un homme pour continuer à parler de sentiments ou d'autres bêtises dans ce genre ! J'ai eu ma dose de conversations intimes !
– Alors de quoi parlent les hommes ?
– Quand ils n'ont rien à dire, ils se taisent et ils boivent ! »
Pour ponctuer sa déclaration, il vida son verre d'un trait avant d'attirer l'attention de la serveuse pour qu'elle les resserve.
Bien plus tard dans la nuit, Shao Paï s'affala dans son lit, de nouveau ivre mort. Sans un mot, Myst Nail lui retira ses bottes. Le dieu de la destruction roula des yeux.
« Oh ça va, ne me dis pas que tu m'en veux toujours pour ce que je t'ai dit à la taverne ? »
En effet, le dieu du mal n'avait plus cherché à entamer la conversation, répondant seulement par des monosyllabes aux commentaires de son compagnon. Même s'il n'était pas communicatif de nature, ce n'était pas son genre.
« Cela m'est égal, ce que tu dis, » répliqua Myst Nail.
Bien entendu, Shao Paï n'en crut pas un mot mais confronter l'autre dieu l'aurait seulement amené à se braquer davantage.
« Je te laisse cuver, » ajouta sèchement le roi des dieux antiques en se relevant.
Il fut fort surpris lorsque Shao Paï le retint par le bras. Leurs regards se croisèrent.
« Reste, » fit finalement le dieu de la destruction dans un souffle.
Le plissement de front de Myst Nail s'accentua.
« Pour quoi faire ? je crois qu'on s'est tout dit tout à l'heure. »
Shao Paï retint un rire. Décidément, le puissant roi des dieux antiques pouvait vraiment se comporter comme un enfant de dix ans par moments. C'était souvent énervant, mais parfois charmant.
Shao Paï transforma sa prise en caresse enjôleuse sous le regard étonné de l'autre dieu.
« Reste, » répéta-t'il sans aucune ambiguïté.
Myst Nail déglutit.
« Tu es ivre, tenta-t'il de le raisonner. Tu le regretteras demain. »
Le sourire de Shao Paï devint insolent.
« Et alors ? Ce n'est pas encore demain. »
Sa main remonta le long du bras de Myst Nail pour se poser sur sa nuque et l'attirer doucement vers lui.
« Tu es sûr ? » murmura le dieu dans une dernière tentative.
Shao Paï acquiesça. Voyant que Myst Nail semblait toujours hésitant, il ajouta :
« J'en ai assez de me sentir seul.
- Mmph, et qui parle comme une gonzesse maintenant ? »
Un léger rire agita le dieu brun avant que leurs lèvres ne se trouvent. Tout à coup, Myst Nail ne trouva plus rien à redire et se dévoua entièrement à leur baiser, ainsi qu'à la suite.
Note de Karura : Je suppose que ce couple ne surprendra personne vu qu'ils se tournent autour depuis quasiment le début ! Cela dit ce n'est pas aussi simple que ça et il faudra encore un ou deux flash-backs pour comprendre comment a débuté leur relation.
Commentaires :