Chapitre Trente-et-un : Se surpasser
Ils en avaient entendu des histoires surprenantes depuis quelques jours, on pouvait même dire sans exagérer que leur vision du monde en avait été chamboulée. Aussi auraient-ils dû être habitués à la stupéfaction — au moins un peu — mais cette histoire-là les laissa sans voix et ce n'était rien de le dire. À la fin du récit, seule Alinda se leva et remercia leur maîtresse. Shao Paï quitta la pièce sans rien dire, sentant certainement qu'ils avaient besoin de temps pour digérer les informations qu'elle venait de leur apporter.
La chevalière aux cheveux violets observa ses compagnons sans rien dire. Contrairement à eux, elle avait retrouvé ses souvenirs par conséquent elle connaissait déjà cette histoire et n'avait pas à encaisser le choc de la surprise. Les autres chevaliers, eux, ne s'étaient pas du tout attendus à cela et ne s'étaient pas remis de la découverte. Assis sur des coussins, le regard hébété, la bouche légèrement entrouverte, l'immobilité totale hormis les yeux qui vacillaient de droite à gauche dans un rythme erratique… Leurs postures étaient identiques, leur réaction était la même. Alinda conserva le silence, leur laissant le temps de s'adapter.
Il finit par y avoir du changement du côté de Vanien ; il poussa un soupir, changea de position sur le coussin et commenta :
« Hé ben, j'aurais cru que l'histoire la plus scandaleuse serait celle où elle a changé de sexe… j'étais loin d'imaginer qu'il y avait pire. »
Sa voix parut tirer Éland et Ménestan de leur hébétude.
« Elle et Myst Nail ? ! fit le chevalier du feu avec une incrédulité qui frôlait avec l'hystérie.
– Lui et maître Myst Nail, rectifia Ménestan en riant nerveusement. Ça, je ne l'avais pas vu venir. »
Alinda eut un sourire nostalgique.
« Cela nous a également surpris à l'époque, leur certifia-t'elle en croisant les bras. Même si tous les deux étaient proches depuis toujours, personne, dieu ou chevalier, n'aurait pu deviner pour eux.
– Et maintenant ils se battent ? fit Vanien en écartant les bras. Alors cette histoire de grand combat, ce n'est en fin de compte qu'une simple querelle d'amoureux ? Je me serais attendu à quelque chose de plus… héroïque. »
Éland porta une main à la bouche.
« Je t'en prie, Vanien, ne prononce pas ce mot dans cette situation. »
Le chevalier de la terre lui lança un regard curieux.
« Quoi, 'amoureux' ? Ne me dis pas que ça te gêne parce qu'ils s'agit de deux hommes. Les dieux font ça tout le temps, tu sais, et j'ai même entendu dire que dans les grandes villes, les nobles les imitent.
– Ce n'est pas ça qui me gêne, se défendit le jeune homme, c'est juste que… pourquoi a-t'il fallu que ce soit Myst Nail ? Je ne peux pas supporter ce…
– Éland, le rabroua Alinda, c'est maître Myst Nail. N'oublie pas que nous devons le respect aux dieux, à tous les dieux, quels que soient nos sentiments à leur égard. »
Il lui lança un regard noir mais ne protesta pas. Il avait encore en tête ce que Murio lui avait dit au sujet de Silène qui avait chèrement payé son insolence envers Shao Paï, sans parler du fait qu'elle l'avait osé l'attaquer. La notion de respect n'était pas à prendre à la légère en ces lieux.
« Enfin, reprit-il, ce que je veux dire, c'est que notre maîtresse aurait pu choisir un autre amant, bon sang !
– Tu peux toujours lui adresser une liste de suggestions, plaisanta Vanien. Je suis sûr qu'elle sera ravie d'entendre ton opinion à ce sujet ! »
Le chevalier du feu baissa les yeux en rougissant.
« Non, ça ira, » marmonna-t'il d'une toute petite voix.
Il n'arrivait même pas à s'imaginer la scène, mais par contre il devinait quelle serait la réaction de la déesse et il n'avait aucune envie que cela se produise pour de vrai !
Vanien fut le premier à s'en remettre : il parut prendre tout cela comme une bonne blague. Il se leva et fit quelques pas dans la pièce.
« En tout cas, fit-il, cela confirme ce que je pense depuis le début : notre maîtresse n'est vraiment pas comme les autres dieux. Je crois qu'on ne risque pas de s'ennuyer à son service !
– Tu veux dire, si on survit au combat contre son... amant, » nuança Éland.
Il commençait à digérer tout doucement la nouvelle lui aussi, même si cela lui laissait encore un goût amer dans la bouche.
Il ne restait plus qu'un seul d'entre eux qui semblait encore sous le choc, Ménestan, mais c'était autre chose qui l'avait ébranlé :
« Alors je suis le dernier qui n'a pas encore retrouvé ses pouvoirs, » marmonna-t'il tristement.
Ses compagnons sentirent aussitôt sa détresse et s'empressèrent de dédramatiser la situation.
« Allons, fit Vanien, ça va finir par arriver. Tu es juste… un peu plus lent à te réveiller, c'est tout !
– Tu ne dois pas perdre espoir, » le consola Alinda en s'agenouillant devant lui pour lui prendre la main.
À côté de lui, Éland lui tapota l'épaule en silence. Malgré ces gestes de réconfort, Ménestan continua de soupirer tristement. Il leva soudain un regard rempli d'espoir vers la femme du groupe.
« Toi, tu as bien retrouvé tes souvenirs et tes pouvoirs en quelques heures. Dis-moi comment tu as fait, je t'en supplie ! »
Éland et Vanien la fixèrent également, très intéressés par la réponse.
Alinda ferma les yeux.
« J'ai mis ma vie en jeu, expliqua-t'elle. Je me suis placée dans une situation où soit j'utilisais mes pouvoirs, soit je mourais. »
Comme les regards scrutateurs ne faiblissaient pas, elle s'expliqua davantage :
« Je me suis enfermée dans une pièce remplie d'eau sans aucune sortie. »
Ses compagnons écarquillèrent les yeux et Vanien poussa un sifflement admiratif.
« Ben ça alors, commenta-t'il, qui aurait cru que tu avais un tel cran ? »
Elle lui lança un regard significatif et il se reprit en riant bêtement.
« Mmm, en fait, je voulais dire que je t'avais sous-estimée, rectifia-t'il. Dis, et si c'était plutôt toi qui devenais notre chef ?
– Vanien ! s'écria Éland d'un ton blessé.
– Désolé, vieux, mais c'est elle la plus forte désormais. »
Sans pouvoir s'en empêcher, Alinda eut un léger sourire au coin des lèvres.
« Cela ne durera pas, tempéra-t'elle. J'ai pu retrouver le plein usage de mes pouvoirs ainsi que de mes souvenirs, alors cela prouve que vous y arriverez également. Et là, notre hiérarchie habituelle sera de nouveau en vigueur.
– Oui, mais en attendant, insinua le chevalier de la terre.
– "En attendant" ne va pas durer, répliqua-t'elle. Nous allons reprendre l'entraînement, cette fois sous ma supervision, et je vous promets que vous allez vous réveiller à votre tour. »
Éland crut percevoir une pointe de sadisme sous ces paroles assurées et il grimaça. Nul doute qu'Alinda allait profiter de ce revirement de situation pour continuer à se venger de lui et de ses propos cruels.
« Entre ma grande-sœur, notre maîtresse et elle, songea-t'il, je n'ai vraiment pas de chance avec les femmes ! »
Pour reprendre leur entraînement, Alinda les conduisit dans les jardins. La nuit était passée durant l'histoire de Shao Paï et la douceur du matin était bien présente. Vanien s'étira, inspira profondément puis se tourna vers leur nouvelle entraîneuse.
« Bon, par où on commence ? » fit-il avec entrain.
Alinda allait répondre quand des ricanements se firent entendre un peu plus loin, à la limite de la demeure de la déesse de la destruction.
« Tiens, tiens, tiens, on dirait qu'ils sortent enfin, fit une voix d'homme moqueuse. Alors, les faiblards, on a fini de dormir comme des petits mortels ? »
Les chevaliers de Shao Paï se tournèrent pour découvrir l'origine de cette voix : il y avait en fait cinq hommes qui les regardaient d'un air franchement amusé. Deux d'entre eux étaient parfaitement identiques : des jumeaux qui avaient des cheveux blancs courts et frisés, ainsi que des yeux mauves. Les trois autres étaient très différents physiquement mais dégageaient une aura menaçante. Aucun ne paraissait amical et l'atmosphère se tendit rapidement.
« Qui c'est, ceux-là ? » marmonna Éland à l'adresse d'Alinda.
Mais son chuchotement fut perçu par les visiteurs qui s'esclaffèrent de plus belle.
« C'est donc bien vrai, renchérit l'un d'eux. Vous n'avez ni vos souvenirs, ni vos pouvoirs ! Quelle déchéance !
– Je me souviens des grands airs qu'ils prenaient, comme si leur maître était le roi des dieux alors que ce n'est qu'un dieu antique mineur, se moqua l'un des jumeaux.
– J'ai entendu dire qu'il est redevenu une déesse, rectifia un autre.
– Aah, tout s'explique. Ils avaient si honte qu'ils ont préféré effacer leur mémoire ! Nous aurions fait pareil à leur place, pas vrai ? » fit-il à son double.
Ce dernier acquiesça.
« Sauf que notre maître n'aurait jamais un comportement aussi disgracieux, ajouta-t'il. Seul un dieu antique ose se comporter de la sorte. »
Les chevaliers de Shao Paï se rembrunirent. Sans avoir qui étaient ces gens — sauf Alinda — ils n'appréciaient guère leurs manières insultantes, sans parler du mépris qu'ils affichaient pour leur maîtresse. Éland s'avança vers eux, les dents serrées :
« C'est vrai que je ne me souviens pas de vous mais je suis sûr que ce n'est pas une grosse perte ! »
Loin de les vexer, cela les fit rire de nouveau.
« Attention, Éland, lança l'un d'eux. Tu viens peut-être d'insulter un dieu parmi nous ! »
Éland avait effectivement eu quelques doutes mais cela n'avait pas duré.
« Pas de risques, affirma-t'il, un dieu aurait mieux à faire que de se moquer de simples chevaliers. Enfin, si on parle des dieux grecs, tout est possible. »
Pour le coup, cela fit enfin disparaître les sourires amusés et les ricanements, et la tension devint palpables. Ménestan et Vanien s'empressèrent de rejoindre leur camarade pour lui prêter main-forte au cas où la situation dégénérerait. Cela semblait d'ailleurs être l'objectif des chevaliers étrangers.
« Est-ce que tu viens d'insulter nos maîtres ? » fit l'un d'eux d'un ton hostile.
Éland sourit avec condescendance, un truc qu'il avait appris de sa maîtresse.
« Voyons, comment serait-il possible puisque je ne sais même pas qui vous servez ? répondit-il avec une innocence feinte. Je parlais des dieux grecs en général, alors ne le prenez pas spécialement pour votre maître… »
Les chevaliers grecs — car il n'y avait effectivement aucun dieu parmi eux — échangèrent des regards interloqués avant de ramener leur attention sur lui.
« Bon sang, tu es toujours aussi arrogant, Éland ! Mais tu n'as pas retrouvé tes pouvoirs, ce qui veut dire qu'on va enfin avoir l'occasion de te remettre à ta place. Cela fait longtemps que j'attends ça ! »
Ses camarades hochèrent la tête avec enthousiasme. Le chevalier du feu déglutit mais ne laissa rien paraître de sa panique. Mais qu'est-ce qui lui avait pris de provoquer ces chevaliers alors qu'il était incapable de se défendre ? Il fallait croire qu'il aimait se faire humilier…
« Juste avant de vous faire mordre la poussière, on va quand même se présenter, fit le plus hargneux du groupe. Comme ça, vous saurez qui vous a vaincu ! Je suis Rhadamanthe, chevalier d'Hadès, le dieu des Enfers. Et voici mes frères, Minos et Éaque. Nous sommes les juges des Enfers !
– Quant à nous, reprit l'un des jumeaux, nous sommes Castor et Pollux, chevaliers d'Arès, le dieu de la Guerre. Nous allons également nous faire un plaisir de vous botter les fesses !
– C'est sympa de voir tous les amis qu'on s'est fait avec le temps, marmonna Vanien.
– Je ne pense pas qu'ils aient été nos amis un jour, » nota Éland sur le même ton.
Les chevaliers ennemis ne perdirent pas un instant de plus en provocation : ils passèrent à l'offensive. Rhadamanthe s'entoura d'un halo lumineux à la limite de l'aveuglement et projeta une sphère de lumière sur Éland. Ce dernier ne tenta même pas de se défendre, il savait que ce serait dérisoire. Vanien, quant à lui, dressa malgré un mur de terre en travers de la trajectoire de la sphère mais elle pulvérisa cette mince défense comme si de rien n'était.
« On est fichus, les gars ! » commenta Vanien en écarquillant les yeux.
Un mur d'eau se dressa subitement devant eux et le courant déchaîné dévia l'attaque.
« Regardez-moi un peu ces vaillants chevaliers grecs, fit Alinda d'un ton méprisant. Vous ne savez que vous en prendre à plus faible que vous. Malheureusement pour vous, j'ai récupéré l'intégralité de mes pouvoirs alors c'est moi qui vais me faire un plaisir de vous botter les fesses ! »
Les chevaliers grecs déchantèrent en la voyant s'avancer vers eux. Éland constata qu'elle avait changé de tenue pour revêtir une armure bleue faite dans une matière indéfinissable. Deux têtes de dragon ornaient ses épaules et leurs yeux verts luisaient doucement. Les longs cheveux violets retombaient librement sur l'armure. Le jeune homme n'en croyait pas ses yeux : la femme fragile et désemparée de la veille avait fait place à une guerrière puissante. Il se demanda si lui aussi subirait un changement aussi radical si.. quand… si un jour il retrouvait ses souvenirs.
Leurs adversaires se reprirent assez rapidement : après tout même si Alinda avait retrouvé ses pouvoirs, elle était seule face à eux. La victoire ne pouvait donc pas leur échapper ! Castor et Pollux s'avancèrent vers elle, chacun d'un côté. L'un d'eux — ils se ressemblaient tant qu'il était impossible de les différencier ! — s'enveloppa d'un vent si violent qu'il souleva les gravillons de l'allée sous ses pieds avant de projeter le tout vers la chevalière de l'eau. De l'autre côté, son frère en fit autant. Menacée d'être prise en étau, Alinda ne manifestait cependant aucune crainte. Quand les deux attaques l'atteignirent, la poussière générée par le souffle violent aveugla un moment les observateurs.
« Alinda ! » s'écria Éland avec angoisse, les yeux rougis car il les gardait obstinément ouverts en dépit de la poussière virevoltante.
Il fut grandement soulagé de la voir indemne une fois la poussière un peu retombée, mais cela ne dura pas car Alinda se fit aussitôt attaquer par Minos qui la frappa par derrière. Elle ne put lever sa garde qu'au dernier moment et le coup la projeta plus loin. Elle se releva au plus vite et lança des trombes d'eau vers ses trois assaillants en même temps. Ils les esquivèrent sans difficulté et reprirent le combat de plus belle.
« Quels lâches, fulmina Vanien à côté d'Éland. À trois contre une ! »
Cela fit réagir Ménestan :
« Où sont les deux autres ? »
Il regretta sa question lorsqu'une sphère de lumière les enveloppa tous les trois avant d'imploser. Alinda jura entre ses dents et voulut se porter au secours de ses compagnons mais ses trois adversaires l'en empêchèrent. À un contre un, elle aurait pu les vaincre sans grande difficulté mais c'était une autre histoire de les affronter d'un coup, sans parler de son inquiétude pour ses camarades handicapés par leur amnésie et l'absence de leurs pouvoirs.
Éland se redressa avec difficulté en crachant un peu de sang. Il avait mal de partout mais l'attaque n'avait pas été aussi violente qu'il l'avait craint : il n'avait rien de cassé. Il se rendit compte que c'était uniquement parce que leurs adversaires voulaient s'amuser avec eux et les humilier avant de les tuer.
« Qui ose nous traiter de lâches ? lança Rhadamanthe en posant son pied sur la tête de Vanien qui n'était pas encore parvenu à se redresser. Pour nous, ça va être du deux contre trois, alors ce n'est pas de la lâcheté ! »
Sauf que c'était en réalité deux chevaliers accomplis contre trois amnésiques, dont deux qui n'avaient retrouvé que partiellement leurs pouvoirs tandis que le dernier pas du tout ! Éland déglutit tout en leur lançant un regard féroce mais cela fit seulement ricaner Rhadamanthe de plus belle. Il trembla de rage contenue, à tel point qu'il ne vit pas venir le coup de pied de Rhadamanthe qui l'atteignit au menton et le projeta dans les airs. En retombant, il crut apercevoir quelque chose du coin de l'œil, une vision qui lui glaça le sang : sa maîtresse se tenait sur un balcon et observait le combat tout en croquant dans une poire. Elle secouait la tête d'un air désolé et déçu.
Éland se sentit honteux.
« Pardon, maîtresse, songea-t'il. Malgré toutes vos histoires, dans cette vie, je ne suis pas digne de vous servir… »
Peut-être que sa prochaine incarnation ne connaîtrait pas les mêmes problèmes et qu'il redeviendrait le chevalier admirable et estimé qu'il était autrefois… Non, ce n'était pas juste ! Alinda était parvenue à retrouver ses pouvoirs et à reprendra sa place auprès de leur maîtresse, c'était donc possible. Il ne ferait pas honte à sa maîtresse, ni dans cette vie, ni dans aucune autre. Il était le chevalier de Shao Paï et il n'était pas faible !
Le jeune homme rejeta tous ses doutes et ses inquiétudes. Il se rétablit juste avant de heurter le sol et atterrit en s'accroupissant, s'enfonçant un peu dans la terre. Il fit appel à ses flammes intérieures et les projeta de toutes ses forces contre Rhadamanthe. Malheureusement seules quelques petites boules de feu apparurent, ce qui provoqua l'hilarité chez le chevalier grec. Éland serra les dents et lança une seconde attaque avec davantage de détermination, invoquant l'image de sa maîtresse pour se motiver. Il ne rencontra pas plus de succès, sauf pour faire rire le chevalier d'Hadès.
« Shao Paï doit vraiment pleurer avec de tels chevaliers ! » lança Rhadamanthe avec un sourire narquois.
Quelque chose céda en Éland et il fut littéralement envahi par la rage.
« Comment oses-tu lui manquer de respect ? ! » s'écria-t'il.
Il leva la main et l'abattit comme pour gifler l'insolent… sauf que ce dernier se tenait très loin de lui. Mais le mouvement dans l'air fit apparaître des étincelles qui se muèrent rapidement en un immense brasier. Subitement les chevaliers ennemis firent moins les malins. Les flammes infernales se lovèrent lentement autour d'Éland, ses cheveux noirs en devenant presque roux à cause des reflets.
« Répète ce que tu as dit, » fit Éland d'une voix grave et menaçante.
Rhadamanthe recula d'un pas malgré lui avant de se ressaisir.
« Je… si tu crois me faire peur, tu te trompes ! » répliqua-t'il avec fierté.
Éland eut un sourire mauvais.
« Tu vas connaître la peur, » lui assura-t'il.
D'un geste de sa part, un tourbillon se forma au milieu du brasier et les flammes jaillirent en direction des ennemis. Rhadamanthe répliqua avec une nouvelle sphère de lumière tandis qu'Éaque faisait de même, s'impliquant pour la première fois dans le combat. Mais même leurs forces combinées ne purent résister à la violence de l'attaque du chevalier du feu. Ils se firent rapidement engloutir par les flammes et disparurent de la vue des autres. Vanien et Ménestan étaient si proches du brasier qu'ils auraient pu le toucher en tendant la main. Ils pouvaient sentir la chaleur insoutenable qui s'en dégageait et pourtant ils ne se faisaient pas brûler… ou peut-être qu'Éland maîtrisait si bien ses flammes qu'il pouvait choisir ses victimes.
Les deux chevaliers d'Hadès finirent par sortir du brasier mais pas indemnes. Ils portaient la marque de nombreuses brûlures sur tout le corps cependant cela n'avait pas refroidi Rhadamanthe, bien au contraire. Il était prêt à poursuivre le combat.
« Ce n'était qu'un coup de chance, Éland ! lança-t'il férocement. Cette fois je vais… »
Il fut bien obligé de se taire lorsqu'une immense flèche enflammée pointée vers lui se forma au-dessus d'Éland qui n'avait même pas esquissé un geste. Le juge des Enfers déglutit. Son compagnon fronça les sourcils.
« Partons, déclara-t'il. Nous n'avons plus aucune chance de gagner à présent. »
Rhadamanthe se tourna vivement vers lui pour protester toutefois Éland s'en chargea avant lui : il dressa un mur de flammes pour leur bloquer le passage.
« Vous n'allez pas vous en sortir comme ça, » leur fit-il.
Éaque se tourna vers lui sans manifester la moindre crainte ou colère. Même à leur arrivée, il n'avait pas participé aux moqueries avec les autres, se tenant un peu en retrait.
« Nous pourrions nous battre, proposa-t'il calmement, et tu pourrais être le vainqueur ou bien ce serait nous. Mais quelle importance dans le fond ?
– Quelle importance ? s'outra le chevalier du feu. Vous êtes venus vous en prendre à nous parce que vous nous pensiez faibles. Et maintenant que vous craignez de perdre, vous préférez vous enfuir ? ! »
Le chevalier d'Hadès haussa les épaules, n'ayant rien à répliquer.
Son attitude tempérée finit tout de même par déteindre sur Éland à un détail près :
« Ton ami a manqué de respect à ma maîtresse, lui rappela-t'il. Il l'a appelée par son prénom. Je demande réparation !
– Tu dis n'importe quoi ! s'indigna Rhadamanthe. je…
– Je l'ai entendu aussi, » confirma Éaque.
Il se tourna vers son compagnon qui lui lança un regard trahi.
« Hé, tu es de quel côté ? l'accusa-t'il.
– On ne plaisante pas avec le respect dû aux dieux, le réprimanda Éaque. Présente tes excuses à Éland.
– Éaque, je…
– Présente tes excuses ! » rugit l'autre juge des Enfers.
Interloqué, Rhadamanthe se tourna vers Éland avec réticence. Les mots sortirent de sa bouche à contrecœur.
« Je te demande pardon, Éland, pour la façon irrespectueuse avec laquelle j'ai parlé de ta maîtresse. »
Le chevalier du feu toisa un moment son adversaire, se demandant si cette humiliation suffisait à pardonner le manque de respect dont il avait fait preuve. En voyant l'autre chevalier trembler de fureur réprimée et serrer les poings jusqu'au sang, il se dit que oui.
« Entendu, fit-il en haussant un sourcil. Je te pardonne au nom de ma maîtresse. Tu peux partir avec les tiens maintenant. Mais si jamais tu recommences, que ce soit dans un jour ou dans mille ans… je te ferai connaître le véritable Enfer dont tu es un des juges, et ce ne serait pas qu'une image. »
Rhadamanthe frémit malgré lui et le fixa avec stupeur. Ce n'était plus le même faible chevalier qu'à leur arrivée, il avait retrouvé tous ses pouvoirs et son assurance. C'était encore plus effrayant de l'avoir vu se métamorphoser en un instant ! De leur côté, les jumeaux et Minos avaient cessé le combat contre Alinda dès qu'ils avaient entendu la première explosion et ils avaient assisté à toute la scène sans rien dire, aussi stupéfaits que Rhadamanthe. Aucun ne protesta lorsqu'Éaque leur fit signe de partir.
Il fut le dernier à disparaître mais s'adressa à Éland avec un regard appréciateur :
« Je t'ai toujours admiré en tant que chevalier, Éland. Je suis content que tu sois redevenu toi-même. »
Le chevalier du feu acquiesça sans rien dire et le dernier juge des Enfers disparut à son tour. Ce ne fut qu'à ce moment qu'il se tourna vers les siens.
« Tout le monde va bien ? demanda-t'il avec inquiétude. Alinda ? »
La chevalier lui sourit.
« Ça va. Le combat a cessé dès que tu es passé à l'action. Il faut dire que c'était… plutôt impressionnant ! »
Éland ne sut que répondre, prenant enfin conscience de ce qu'il avait fait. Il n'y avait guère réfléchi dans le feu de l'action, tout lui avait paru naturel, que ce soit les attaques ou bien ses paroles et son attitude. C'était lui mais… en plus puissant et plus confiant. Il sentait à présent le pouvoir couler dans ses veines, le lien avec sa maîtresse plus clair que jamais, et tous ses doutes et hésitations avaient entièrement disparu. Ce n'était donc pas le changement radical qu'il avait tant craint, mais plutôt une amélioration de sa personne de base.
Vanien s'avança vers lui et lui fila une grand claque dans le dos.
« Félicitations, chef ! fit-il avec entrain. Tu as retrouvé tous tes pouvoirs alors !
– Eh bien, je…
– Et tous tes souvenirs aussi ! Et de deux, Alinda !
– En fait, je…
– Il va falloir que tu nous dises comment tu as fait, parce que c'était drôlement impressionnant !
– Oui, Éland, je t'en prie, intervint Ménestan. Dis-moi comment tu as fait ! »
Le chevalier du feu regarda son compagnon avec compassion. Il ne pouvait pas s'imaginer ce qu'il ressentait en voyant les autres se rapprocher progressivement de ceux qu'ils étaient autrefois tandis que lui en était aussi loin qu'au premier jour. Mais la détresse de Ménestan était si perceptible qu'il pouvait la partager. Éland aurait tout fait pour l'aider s'il avait pu…
« Désolé Ménestan, mais je ne sais pas, avoua-t'il. C'est… c'est venu d'un coup, comme si quelque chose s'était débloqué en moi. Je ne peux pas être plus clair, pardon. »
L'autre chevalier tenta en vain de masquer sa déception.
Alinda lui tapota le dos.
« Moi je sais, fit-elle. C'est à cause de notre maîtresse. »
Comme ils la fixèrent avec étonnement, elle poursuivit ses explications :
« Éland, tu as réagi aussi violemment parce que Rhadamanthe lui a manqué de respect mais aussi parce que tu as réalisé que dans ton état actuel, tu lui faisais honte devant tous les autres dieux et chevaliers. C'est ce sentiment qui t'a permis de surmonter le blocage. Comme toujours, c'est ton dévouement et ton sens des responsabilités qui t'ont dirigé. »
Le jeune homme avait de plus en plus plissé le front au fil des explications.
« Tu crois ? » demanda-t'il avec une pointe de doute.
Ce fut au tour d'Alinda de prendre un air perplexe.
« Tu ne te souviens pas ?
– Eh bien… c'est étrange mais en réalité.. je ne sais pas vraiment si je me souviens.
– Qu'est-ce que tu veux dire ? »
Éland passa une main derrière la tête, confus.
« Je pense avoir des souvenirs, j'ai ces images qui me viennent en tête mais j'ignore si ce sont mes souvenirs ou bien si cela vient de toutes les histoires que j'ai entendues. Je n'arrive pas à faire la différence ! »
Les deux autres hommes lui lancèrent des regards d'incompréhension mais Alinda hocha la tête.
« Je vois, fit-elle d'un ton compréhensif, c'est encore confus dans ton esprit. Presque vingt mille ans de souvenirs, c'est difficile à gérer comme ça ! Laisse-toi du temps, n'essaie pas de forcer les choses. Cela viendra en son temps.
– Pourtant tu n'as pas connu ce problème, toi, releva le chevalier du feu.
– Chacun est différent et tout le monde ne réagit pas de la même façon, expliqua-t'elle en haussant les épaules. Pour le moment, le plus important est que tu maîtrises à nouveau tes pouvoirs. Tu… tu peux nous refaire une démonstration maintenant que l'ardeur du combat est passée ? »
Avec circonspection, Éland leva sa main, paume vers le ciel, et se concentra. Une petite sphère enflammée apparut aussitôt en tournoyant doucement. Entièrement rassuré, le jeune homme expira et lança la sphère dans les aires. D'une pensée, il la façonna en un petit dragon qui voleta autour d'eux en battant des ailes et en laissant une traînée enflammée. Un sourire ravi illumina son visage tandis que ses deux compagnons en restaient bouche bée.
« Ça marche ! s'écria Éland comme un enfant qui venait de recevoir un cadeau. Enfin !
– Félicitations, Éland, le complimenta Alinda. Tu as retrouvé le plein usage de tes pouvoirs. Mais quel dommage, je ne vais plus pouvoir t'humilier au combat… »
Même si cela avait été dit sur le ton de la plaisanterie, Éland sentit qu'il y avait quelque chose de plus derrière les paroles de la chevalière. Il la regarda. Son dragon de feu disparut en ne laissant que quelques étincelles qui s'éteignirent avant de toucher terre.
« Alinda, hum… pour ce que je t'ai dit hier, je te demande pardon. C'était cruel et totalement injuste. J'étais frustré et j'ai passé mes nerfs sur toi. »
La jeune femme évita son regard encore un moment puis soupira et leva les yeux vers lui.
« C'est bon, je comprends, fit-elle avec un léger sourire. Maintenant que j'y repense, je me suis montrée assez pénible et de mauvaise foi.
– Un peu, c'est vrai, » fit-il prudemment.
Ils éclatèrent de rire en même temps, et cela mit définitivement un terme à cette dispute.
« Tu sais, reprit-elle, tu m'as rendu service, au fond. Si tu ne m'avais pas poussée à bout comme tu l'as fait, je n'aurais jamais été aussi loin pour récupérer mes pouvoirs. »
Elle haussa les épaules.
« Je marche à la provocation, c'est comme ça.
– Et nous, on fonctionne à quoi ? intervint Vanien. Ça pourrait nous aider peut-être. »
Alinda prit un moment de réflexion.
« Toi, tu agis pour protéger les autres, révéla-t'elle. D'ailleurs rappelle-toi, c'est en voulant protéger Ménestan que tu as fait appel à tes pouvoirs pour la première fois. »
C'était durant le mémorable entraînement où le chevalier de l'air avait perdu un bras… Les deux hommes s'en souvenaient encore !
« Bon, admit Vanien, mais je n'ai fait aucun progrès depuis ! C'est parce que je n'ai plus personne à protéger, tu crois ?
– Va savoir, répondit-elle, on ne fonctionne pas non plus qu'avec une seule émotion, on est un peu plus complexe que ça ! C'est tout un ensemble mais je suis sûre que tu vas progresser à ton tour, comme l'a fait Éland.
– Et moi ? » osa demander Ménestan.
Alinda prit plus de temps pour répondre.
« Toi, tu… en fait, cela aurait déjà dû se faire depuis un moment, reconnut-elle. Tu es animé par l'esprit de groupe. À partir du moment où Éland a commencé à retrouver ses pouvoirs même de façon incomplète, tu aurais dû être le premier à le suivre. Je ne comprends pas ce qui te bloque encore. »
Ménestan passa une main dans ses cheveux, frustré.
« C'est aussi pour ça que notre maîtresse s'était concentrée sur toi lors du premier entraînement, poursuivit la jeune femme. En vérité, tu aurais déjà dû retrouver tes pouvoirs.
– Parce qu'elle sait aussi à quoi je fonctionne ? fit le chevalier avec une pointe d'incrédulité. Je croyais pourtant qu'elle se fichait pas mal de nous. »
Alinda secoua la tête.
« Ne prends pas tout ce qu'elle dit au pied de la lettre. Elle nous connaît très bien, sans doute plus qu'elle ne voudrait l'admettre. »
Ménestan retint un mouvement d'humeur. C'était bien beau tout ça, mais ce n'était pas comme ça que son sort allait s'améliorer !
Alinda lui prit doucement la main pour le calmer.
« Ne t'en fais pas, assura-t'elle, nous allons faire tout notre possible pour t'aider. Nous ne te laisserons pas tomber, c'est promis ! »
Éland et Vanien acquiescèrent à leur tour. Touché, Ménestan ne put s'empêcher de sourire avec gratitude. Peut-être que ce qu'il ressentait actuellement était ce fameux esprit de groupe ? Mais c'était inutile si cela ne lui permettait pas de récupérer ses pouvoirs.
« Éland, déclara la chevalière de l'eau, tu vas prendre Vanien en charge : il doit parfaire la maîtrise de ses pouvoirs comme tu l'as fait. Moi, je m'occupe de Ménestan. Et s'il le faut, je le jetterai dans le vide pour qu'il n'ait pas d'autre choix que de s'éveiller. »
Loin de s'épouvanter devant une pareille idée comme cela aurait été le cas quelques jours plus tôt, le jeune homme répondit sincèrement :
« Merci. »
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