Chapitre 78 : Les rêves naissent au plus profond de notre cœur
Quand Chi Yan se réveilla tôt le lendemain matin, il se sentit étourdi et vaseux. Ses paupières étaient si lourdes qu'il pouvait à peine les soulever. Il ouvrit les yeux avec du mal mais il ne vit que les ténèbres. Il ne réagit que deux secondes plus tard et porta une main à ses yeux : le bandeau noir était toujours en place.
Il souleva la couverture pour tâtonner puis toucha son corps. Il portait de nouveau sa chemise et son jeans, sans savoir qui l'avait habillé. Il ne ressentait aucune douleur ou inconfort nulle part. Sans surprise, bien que les souvenirs et les sensations de la nuit dernière paraissaient des plus réelles et que les détails étaient plus vivants qu'avant, cela n'avait été qu'un rêve. Il se trouvait toujours dans la résidence du prince Eymer.
« Remets la couverture, lui parvint alors la voix froide du vampire. Tu es malade. Le docteur a dit que c'est à cause d'un manque de sommeil, alors tu as besoin de récupérer pour le moment. »
Chi Yan en fut étonné un moment puis il obéit sans réfléchir et remit la couverture sur lui. Le prince Eymer ne donnait aucun signe de vie. Chi Yan n'avait pas remarqué le vampire jusqu'à présent, alors qu'il était assis non loin de lui.
La voix du membre du clan de sang s'adoucit un peu :
« Et si tu te reposais, qu'en dis-tu ? Je vais dire à la cuisine de te préparer un souper léger. Je vais aussi prévenir l'université que tu seras absent demain. Gray te ramènera dès que tu iras mieux. »
Le vampire était un peu bouleversé. Quand Chi Yan s'était réveillé la nuit dernière, il avait un peu de fièvre et n'avait pas l'esprit clair. Le prince aurait dû s'en rendre compte à temps et s'occuper de lui afin qu'il se repose. Mais il avait fallu qu'il ne réfléchisse pas clairement. Quand son amant s'était niché doucement et tendrement dans ses bras, ce fut comme si le prince avait été ensorcelé et il n'avait pas du tout pu résister. Ce ne fut que lorsque Chi Yan s'endormit dans ses bras à cause de la fatigue et que le vampire s'était calmé qu'il se rendit compte qu'il y avait un problème. Il avait aussitôt appelé un médecin pour qu'il examine Chi Yan et le docteur en avait conclu que Chi Yan était surmené et avait besoin de repos.
Ses fluides corporels pouvaient aider quelqu'un à guérir rapidement de blessures, accélérer la récupération physique et la production sanguine afin d'éviter une perte de sang excessive, mais ce n'était pas non plus la panacée. Dans des circonstances normales, Chi Yan avait encore besoin de consulter un médecin, de se reposer quand il le fallait et de pratiquer la modération quand il le fallait.
Chi Yan hocha la tête et émit un faible son d'assentiment. Il n'était pas vraiment surpris d'être tombé malade. Il avait vécu dans la crainte depuis la nuit où il avait appris l'existence des vampires. La nuit précédente, il n'avait pas fermé l'œil de la nuit et avait épuisé grandement son énergie et sa force physique. Son corps n'en pouvait vraiment plus. On disait que les rêves reflétaient la réalité et on disait aussi que les rêves reflétaient la condition physique du rêveur en réalité. Alors puisque Chi Yan était épuisé en réalité, ce n'était pas étonnant qu'il fut également épuisé comme ça dans son rêve de la nuit précédente.
Il y avait cependant une chose qu'il trouvait bizarre. Chi Yan tourna la tête vers le prince vampire.
« Comment vous allez faire pour prévenir l'université de mon absence ? »
Depuis son arrivée, il y avait encore pas mal de procédures avec lesquelles il n'était pas familier. Pour une absence occasionnelle, s'il s'agissait d'un cours en amphithéâtre, alors il n'avait rien à justifier puisque les cours en amphi qu'il avait choisis n'étaient pas obligatoires. Pour des cours en petits groupes, il devait envoyer un mail au professeur ou à l'assistant de recherche afin de prévenir de son absence. Alors il ignorait sous quelle identité et pour quelle raison le prince vampire pouvait prévenir de son absence.
Le prince Eymer répondit d'un ton d'évidence :
« Il y a des membres du clan de sang dans les écoles et le système éducatif du pays. Je n'ai qu'à donner les instructions et quelqu'un s'en chargera. Tu n'as pas à t'inquiéter pour ça. »
Chi Yan ouvrit la bouche mais ne dit rien. Il se rendit compte de nouveau de l'infiltration profonde des vampires dans la société humaine. Peut-être qu'ils composaient une société encore plus puissante qu'il ne l'imaginait. Du coup, demander une absence pour lui n'était vraiment qu'une broutille.
Le vampire le vit ouvrir la bouche et crut qu'il avait soif, alors il apporta un bol de velouté de potiron juste au bon moment. Il l'aida à se redresser et le nourrit peu à peu à la cuillère.
« Tu as soif ? Tu as faim ? Ce n'est pas trop chaud ? »
Chi Yan avait effectivement un peu faim et soif alors il ne protesta pas. Il sirota le velouté de potiron en silence. Il trouvait que le prince Eymer se comportait encore plus bizarrement, du genre vraiment bizarre — il le traitait comme un mari qui s'occupait de son épouse enceinte. C'était du genre : Ma chérie, tu dois manger plus et te reposer après cette dure journée. Ne t'agite pas...
Chi Yan fut un moment sidéré puis réprima aussitôt cette idée incongrue. Il se dit qu'il devait être encore confus à cause de la fièvre.
Après l'avoir pris dans ses bras tant de fois et bu son sang, c'était compréhensible que le prince Eymer soit mieux disposé envers lui. Après tout, Chi Yan avait un faible pour la fondue chinoise et à chaque fois qu'on lui demandait quel était son plat préféré, il répondit systématiquement la fondue chinoise. Si un jour la fondue chinoise se transformait en être humain, il le traiterait encore mieux que le prince Eymer le traitait lui-même.
Alors quand le membre du clan de sang lui demanda ce qu'il voulait manger, Chi Yan ouvrit la bouche et répondit de la fondue chinoise.
Le prince Eymer garda le silence deux secondes puis répondit :
« Non, pas tant que tu n'iras pas mieux. Je vais demander à ce qu'on te prépare du porridge. »
Chi Yan en fut déçu et répliqua :
« Alors je veux un porridge à la viande avec un œuf de cent ans. »
Le vampire ne dit rien et sortit après l'avoir bordé avec la couverture.
Chi Yan s'endormit peu à peu dans cet environnement calme.
Ce manoir avait été acquis provisoirement par Gray. Quelqu'un venait faire le ménage tous les jours mais ils n'avaient pas engagé de cuisinier car il n'y avait personne ici qui avait besoin de manger. Chaque fois que Chi Yan venait, Gray engageait en extra tout le personnel de cuisine d'un restaurant voisin. Et ils ne savaient pas faire un porridge à la viande avec un œuf de cent ans.
Gray proposa alors au prince :
« Je peux faire venir le chef cuisiner d'un restaurant chinois.
– Inutile, répondit le prince en agitant la main. Je vais cuisiner moi-même. »
Gray contempla son Altesse avec hésitation. Bien qu'il savait que le vampire en face de lui avait toujours été l'être le plus puissant du monde des ténèbres, il ne pensait pas que son excellent maître pouvait aussi exceller en matière de cuisine.
Alors monsieur le majordome obéissant en apparence mais rebelle en pensée invita en cachette un cuisinier chinois et sa brigade pour intervenir au cas où.
Toutefois il eut tort. Peu de temps après que les ingrédients et les ustensiles de cuisine furent livrés, le prince Eymer sortit de la cuisine avec un plateau sur lequel se trouvaient une coupelle moyenne et un petit bol en porcelaine. L'odeur du riz qui s'échappait que la coupelle permettait presque aux gens d'imaginer son goût doux et chaud.
Le prince Eymer lui prouva en ce jour avec sa force qu'il existait des vampires pouvant exceller dans tous les domaines.
Chi Yan se réveilla et but le porridge chaud dans la coupelle en porcelaine. Le riz fragrant et doux fondit dans sa bouche et c'était assaisonné pile poil comme il fallait. Après une cuillerée, tout son corps s'était réchauffé.
Le vampire utilisa de nouveau une cuillère pour le nourrir petit à petit. Il demanda d'un ton calme et neutre :
« C'est bon ? »
Chi Yan fit des louanges sans hésiter :
« C'est délicieux, c'est le meilleur porridge que j'ai mangé depuis que je suis venu à Sophis. »
En fait pour être honnête, même en Chine il n'avait jamais mangé un aussi bon porridge. Sa mère n'était pas très douée en cuisine alors à chaque fois qu'elle préparait du porridge, cela devenait une pâte épaisse sans la moindre humidité.
« Très bien, répondit joyeusement le prince Eymer. Mange tranquillement, il y a toute une marmite. C'est exclusivement pour toi, je ne permettrai à personne d'y toucher. »
Chi Yan resta chez le prince Eymer durant trois jours avant de récupérer complètement et de s'en aller.
Il devait reconnaître que la vie ici était en fait très confortable, tout était parfait sauf le fait qu'il ne pouvait rien voir. Il y avait de la nourriture délicieuse, un lit confortable, il pouvait écouter des programmes radio intéressants et le prince Eymer lui jouait même du piano pour le divertir.
Durant cette période, le vampire ne but pas son sang. Chi Yan ne savait pas si c'était pour le ménager ou bien si le vampire adhérait au principe sain de ne pas manger de nourriture malade.
Durant les deux nuits suivantes, il dormit jusqu'à l'aube sans faire le moindre rêve. La troisième nuit, il rêva de Ye Yingzhi.
C'était la même scène que la dernière fois : la chambre spacieuse, le grand lit confortable, la lampe de chevet orange qui dégageait de la chaleur et l'homme qui portait une chemise blanche adossé contre le montant noir du lit. Ses jambes fines étaient allongées nonchalamment sur le lit. Les yeux noirs le contemplaient en silence et son visage était très doux.
Comme dans son rêve précédent, Chi Yan se blottit contre lui et le serra dans ses bras. Il déboutonna la moitié des boutons de l'autre homme mais dès qu'il leva la tête pour embrasser sa nuque, Ye Yingzhi se redressa soudain et le remit gentiment en position allongée. Un tic agita ses sourcils et son expression exprimait de l'impuissance, comme s'il tentait de se retenir.
« Tu as été malade et tu vas enfin un peu mieux, alors tu ne dois pas t'agiter. Reste couché et repose-toi. Dors. »
Chi Yan eut beau se montrer doux et séducteur, il l'appela même "mon époux" d'un ton insistant malgré sa honte, cependant l'autre homme resta de marbre. Sa seule réaction fut de le prendre dans ses bras à travers la couverture, le visage grave et sévère. Il le cajola d'un ton neutre :
« Ton époux va te serrer contre lui jusqu'à ce que tu t'endormes. »
Chi Yan s'endormit de nouveau dans ce rêve avec les bras de l'autre homme autour de lui. Quand il se réveilla le lendemain matin, il sentit qu'il n'avait décidément aucun amour-propre. Il fut choqué de voir ses limites tomber de plus en plus bas dans ses rêves. Il songea aussi que les anciens ne s'étaient pas trompés : ce qui nous trottait en tête la journée nous apparaissait en rêve la nuit. Quand il était conscient, il savait qu'il était malade et qu'il devait donc récupérer le plus vite possible. Même le contenu de son rêve l'empêchait de faire n'importe quoi et de s'agiter.
Cependant, Chi Yan avait lu Les Contes Extraordinaires du Pavillon des Loisirs Un recueil de contes chinois par Pu Songling (1640 - 1715). (1) et il semblait que certains mauvais esprits pouvaient absorber l'énergie des gens par le biais des rêves. Alors même si ce n'étaient que des songes, les rêves qu'il faisait de Ye Yingzhi épuisaient son énergie et sa force physique. Chi Yan décida mentalement de réciter par cœur les valeurs fondamentales du socialisme car il ne pouvait plus continuer à sombrer dans une société capitaliste aussi obscène et dépravée.
Le portable de Chi Yan avait été silencieux ces trois derniers jours. De toute façon, personne ne l'appelait d'habitude. Seul Jiang Tian l'avait contacté une fois au début pour demander de ses nouvelles :
« La Règle, pourquoi tu n'es pas revenu au dortoir ? J'ai demandé à la secrétaire des dortoirs. Elle a dit que tu étais malade et que tu restais chez un membre de ta famille. C'est ce parent qui a prévenu de ton absence ? Tu as donc de la famille à Sophis ? »
Chi Yan dut bien mentir :
« Ce n'est pas un parent mais un ami de mon père. Il travaille ici et m'a invité à dîner chez lui. C'est alors que je suis tombé malade et cet homme m'a permis de rester le temps de récupérer. Je devrais bientôt pouvoir revenir. »
En même temps, en songeant à l'âge véritable du prince Eymer, il faudrait plutôt dire qu'il était un ami de son arrière-grand-père, voire peut-être même de la période où ses ancêtres étaient déjà devenus cendres depuis longtemps.
Jiang Tian accepta cette explication sans le moindre doute.
Après que Gray ait reconduit Chi Yan au dortoir, ce dernier lut les mails et messages qu'il avait ratés ces derniers jours. La plupart n'étaient que des informations sur le dortoir et les activités de l'université. Il n'y avait rien de particulier qui méritait son attention. Ses cours étaient relativement faciles alors ce ne serait pas compliqué de rattraper les trois jours qu'il avait manqués. Après avoir lu en diagonale les divers messages, Chi Yan estima que la seule nouvelle intéressante était que les professeurs de l'université allaient tous s'absenter d'ici trois jours pour une convention et qu'il n'y aurait pas cours pendant deux semaines. Jiang Tian lui suggéra alors par message de profiter du fait qu'il ne fasse pas encore complètement froid pour visiter d'autres villes en Australie et s'amuser.
Jiang Tian avait déjà visité toutes les villes célèbres et les endroits à voir le semestre dernier. À cause de son budget et du délai trop court, il ne comptait pas partir en voyage à nouveau mais il dit à Chi Yan qu'il pourrait l'aider à contacter des étudiants qui voudraient aussi faire du tourisme.
Chi Yan était en train de taper une réponse à Jiang Tian quand il reçut soudain un autre message de Ye Yingzhi qui lui demandait comment il allait ces temps-ci.
Ye Yingzhi ne l'avait pas contacté une seule fois en trois jours et là, il lui envoyait un message dès que Chi Yan était revenu de chez le prince Eymer. La coïncidence était trop belle. Les doigts de Chi Yan pianotèrent sur le clavier numérique pour raconter les événements récents et lui demander comment ça se faisait qu'il envoyait un message juste à ce moment-là.
L'explication de Ye Yingzhi fut que deux jours plus tôt, il était en train de surveiller un vampire qui se comportait mal, en quête de preuves, alors il n'avait pas eu le temps de le contacter.
Chi Yan fut aussitôt convaincu. Il tapa :
[Attends, je t'appelle.]
Dans la chambre silencieuse, froide et sombre comme une tombe, le vampire était assis seul sur un grand fauteuil en bois. Toute la musique chaleureuse, l'odeur de nourriture et les sons joyeux avaient disparu avec le départ du seul humain qui avait mis les pieds ici.
C'était l'environnement habituel des vampires, surtout les anciens nobles du clan de sang qui avaient vécu de nombreuses années dans un tel environnement.
Le vampire vit tranquillement le portable blanc en face de lui s'allumer et émettre une sonnerie agréable.
Il adoucit un peu son sourire puis porta l'appareil à son oreille.
Puis il entendit une voix encore plus agréable transmise par les ondes. Elle était légère et douce et le toucha directement au cœur :
« Ye Yingzhi, tu es libre... ? J'aimerais qu'on se voit. Euh, je voudrais que tu me parles un peu plus du clan de sang, du prince Eymer et du reste. »
Le sourire du prince Eymer s'accentua inconsciemment. Petite fripouille, songea-t'il. Après s'être réveillé la nuit dernière, Chi Yan avait pleuré, l'avait serré dans ses bras et l'avait appelé "mon époux" d'un ton si soumis. Au bout du compte, il lui avait saisi fermement la main et avait refusé de le lâcher quoi qu'il arrive. Ce n'était donc guère surprenant qu'il manque à Chi Yan dès son réveil.
C'était vraiment vilain de sa part d'inventer une fausse excuse juste parce qu'il avait envie de le voir, et en plus de l'utiliser lui comme excuse.
Il plissa les yeux de joie et contempla le ciel étoilé par la fenêtre. Il répondit doucement :
« D'accord, je viens juste de signaler ce vampire alors je peux prendre un peu de repos. Je suis disponible quand tu veux. »
Sa voix était si calme et naturelle qu'on ne pouvait pas avoir le moindre doute.
Note de Karura : C'est Ye Yingzhi la petite fripouille ! Il se sert de ses deux identités pour séduire son Chi Yan.
Quant à Chi Yan, c'est bon, il est fichu. Il est totalement séduit par Ye Yingzhi, par les deux identités de Ye Yingzhi.
Notes du chapitre :
(1) Un recueil de contes chinois par Pu Songling (1640 - 1715).
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