Chapitre Dix : Chassés
Méthas n'eut pas d'autre choix que de se présenter, contraint et forcé par le défi public de Yama. Dans le cas contraire, il aurait perdu la face devant ses concitoyens. Presque tout le village était présent et des murmures spéculateurs agitaient les rangs. Yama se tenait au centre de l'attention, imperturbable. Suivi de ses conseillers, Méthas se plaça devant lui, l'air renfrogné.
« Père Yama, fit-il, je regrette que vous ayez voulu une confrontation publique. Je vous ai laissé une chance de vous expliquer en toute discrétion et...
– Je ne crains pas la vérité, » affirma Yama.
Méthas renifla. Son regard se posa sur Mitsuhide un peu plus loin et un rictus étira ses lèvres.
« C'est vous qui l'aurez voulu, fit-il en feignant le regret. Bien, au nom du village je vous somme de vous expliquer sur vos actes païens durant l'attaque d'hier.
– Sois plus clair, mon fils. De quels actes païens m'accuses-tu, puisqu'il s'agit de cela ? »
Méthas fronça les sourcils.
« Vous avez été vu en train de commander à l'Horreur comme si c'était vous qui l'aviez invoquée. On vous a vu aussi invoquer les flammes.
– Pour ce qui est de l'Horreur, j'ai pris une pierre au commandant des Autres qui nous ont attaqués. Cette pierre protège son porteur des Horreurs mais elle ne sert pas à les commander, malheureusement. J'ai essayé pour vérifier.
– Ben voyons, une pierre magique ? répéta Méthas d'un ton ironique. Nous ne sommes plus des enfants pour croire à ces histoires !
– Les Horreurs sont de nature magique, argua Yama sans se démonter. C'est toi-même qui m'accuse de les invoquer. Il faudrait savoir ce que tu dis. »
Pendant ce temps, les murmures allaient bon train autour d'eux. Si Yama les ignorait, Méthas ne pouvait s'empêcher de tendre l'oreille pour savoir si l'opinion de la foule était en sa faveur ou non. La dernière remarque de Yama ne lui plut guère et lui fit monter le rouge aux joues.
« Admettons. Et cette pierre soit-disant magique, où est-elle à présent ? »
Yama aurait préféré éviter de mêler Mitsuhide à cela, cependant il n'allait pas non plus mentir.
« Je l'ai remise au seigneur Mitsuhide afin qu'il s'en serve contre les Horreurs. »
Méthas renifla de dérision.
« Un trésor si précieux et vous le cédez à un démon ? J'exige que vous me la remettiez sur-le-champ ! »
Yama secoua la tête.
« Je l'ai donnée, elle n'est plus à moi. D'ailleurs, que compterais-tu en faire ? Tu vas aller affronter les Horreurs ? »
Méthas rougit sous l'insulte masquée. Cela rappela à de nombreux villageois que Méthas n'avait pas pris part au combat pour les défendre et s'était terré à l'église toute la nuit en braillant de toutes ses forces pour prier le Seigneur de sauver sa vie.
« Ce n'était pas à vous de décider de quoi faire de cette pierre ! se reprit-il. Notre village a payé un lourd prix avec cette attaque alors j'estime que cette pierre nous revient de droit ! »
Pendant que beaucoup approuvaient, Yama haussa les épaules.
« J'ai fait ce qui me semblait être le plus juste. Si j'ai mal agi, ce n'était pas intentionnel. »
Les villageois n'étaient pas d'accord entre eux sur ce point et des disputes éclatèrent de ci, de là.
« Et le feu, reprit alors Méthas sur l'autre sujet, vous avez aussi récupéré une pierre magique pour ça ? »
Le cœur de Yama se serra. Cette partie-là, il ne pouvait pas et ne voulait pas la nier.
« Pas de pierre, avoua-t'il. C'est un pouvoir qui m'est propre. »
Cette admission laissa Méthas stupéfait. Il ne s'était pas attendu à ce que cela soit aussi facile.
« Alors, alors... vous admettez que vous êtes un hérétique ? demanda-t'il d'un ton triomphant.
– Quelles que soient les raisons pour lesquelles j'ai ce pouvoir, j'ai fait le choix de le mettre au service de Dieu.
– Ça, c'est vous qui le dites ! »
Les murmures stupéfaits se firent plus fort. Yama reprit :
« J'ai servi en tant que Templier, le bras armé de notre sainte mère l'Église. Le Pape en personne m'a nommé Archange. Il connaissait mes pouvoirs et m'a encouragé à les utiliser pour la gloire de Dieu. Si même le Saint Père ne m'a pas condamné, comment le pourriez-vous ? »
La mention du Pape en fit taire beaucoup. Certes, ils savaient que leur prêtre venait d'au-delà des Pialles mais pour eux qui se trouvaient si loin des terres humaines, la notion de Rome et du Saint Père étaient comme celle du Paradis : lointaine et mythique, auréolée de prestige.
Méthas grinça des dents et sentit qu'il perdait pied. Il tenta en dernier recours :
« Si vous êtes si fier de vos pouvoirs, pourquoi nous les avoir cachés pendant si longtemps ?
– Ils ne doivent servir qu'à combattre le mal. »
La réponse était courte, emplie d'assurance et imparable. Méthas se rendit compte qu'il n'arriverait pas à déstabiliser le prêtre et le haït encore plus pour son assurance sereine.
« Encore une chose, mon père, lança-t'il en dernier recours. Cela fait cinq jours que nul ne vous a vu à cause de vos démons qui nous ont interdit l'accès à votre demeure. Expliquez-nous pourquoi un homme de Dieu aurait besoin de démons pour le protéger de ses paroissiens ? Vous aviez peur de nous voir pour une raison particulière ? »
Yama retint un soupir. Il en pouvait pas en vouloir à Kahō et Mitsuhide de s'être inquiétés pour lui. Malheureusement, cela ne jouait guère en sa faveur.
« J'ai été inconscient pendant ces cinq jours, révéla-t'il. Je ne me suis réveillé que ce matin. Quant aux actions des Autres, ils ont cru faire au mieux, ne connaissant pas nos usages. »
Méthas renifla de doute. La mention des gardes démons sema le trouble dans l'esprit des villageois. Tous avaient eu l'occasion de les voir postés devant la maison de leur prêtre, comme pour le protéger d'eux. Cela avait fait grandir leur malaise, surtout juste après l'attaque qu'ils avaient subie. Dans leurs esprits tout s'était amalgamé et la vieille peur / haine / méfiance envers les démons était revenue. La preuve en était que presque tout le monde utilisait à présent ouvertement le mot démon au lieu d'Autre.
« Quoi qu'il en soit, reprit Méthas avec satisfaction, comme le veulent nos usages, le conseil va délibérer de votre sort. Avant cela, y a-t'il un villageois qui souhaite ajouter quelque chose ? »
Un homme s'avança aussitôt et il cracha en direction du prêtre.
« Depuis votre arrivée avec le petit démon, j'ai jamais eu confiance en vous. Un vrai prêtre ne s'occupe pas d'un démon. Un vrai prêtre ne parle pas la langue des démons. Un vrai prêtre ne transforme pas ses paroissiens en guerriers pour les mener au combat. Et un vrai prêtre ne commande pas au feu comme Satan en personne ! »
Beaucoup de villageois manifestèrent leur approbation. Yama prit un air attristé. C'étaient des gens avec qui il avait vécu treize ans, un record pour lui. Il avait baptisé leurs enfants, mariés nombre d'entre eux, reçu en confession, soutenu lors de décès... Et il découvrait à présent ce que certains avaient toujours pensé de lui en secret.
Sans cacher sa satisfaction, Méthas poursuivit :
« Quelqu'un souhaite dire un mot en faveur du père Yama ? Non, personne ? Alors je vais...
– Une minute ! » s'écria un homme, scandalisé par la façon dont Méthas essayait de conclure avant qu'ils ne puissent s'exprimer.
Le visage rouge de colère, il s'avança et fit :
« Vous devriez avoir honte, tous autant que vous êtes ! Vous oubliez un peu que c'est grâce au père Yama qu'on est toujours en vie. Sans lui, on n'aurait jamais pu repousser ces soldats ! Sans lui, l'Horreur nous aurait tous tués ! Alors oui, il ressemble en rien au père Domon mais quelle importance si son cœur est pur ? Il nous a jamais causé le moindre mal. Au contraire il a fait énormément pour nous. Alors ce serait pas charitable d'oublier tout le bien qu'il a fait ! »
L'homme fut acclamé par d'autres et cela mit du baume au cœur de Yama. Son message était quand même passé chez certain, grâce au Ciel.
Méthas foudroya le villageois du regard, son irritation bien visible. Il annonça :
« Le conseil va se retirer pour prendre sa décision. »
Il quitta la place avec les conseillers. Les villageois discutèrent entre eux, formant des clans. Plusieurs vinrent parler à Yama pour l'assurer de leur soutien.
« Méthas a jamais aimé qu'on conteste son autorité, firent-ils. Il se sent menacé par vous depuis le début, mon père. C'est pour ça qu'il fera tout pour vous expulser du village !
– Si c'est le cas alors je le plains énormément, répondit Yama. Quelqu'un qui s'accroche à ce point aux choses matérielles met son âme en danger.
– Ah, ne gâchez pas vos prières pour lui, il ne les mérite pas ! »
La délibération prit une demi-heure.
« Étonnant qu'il ait pas décidé en deux minutes, » marmonnèrent certains.
Méthas revint avec un visage qui se voulait impassible mais il avait bien du mal à cacher son sourire triomphant. Yama devina ainsi le verdict avant même qu'il ne soit annoncé et il ferma les yeux. Il s'en était douté depuis le début, toutefois il avait eu l'occasion de se défendre et d'espérer que l'issue soit différente... En vain.
« Mes amis, fit Méthas dont la voix sembla lui parvenir de très loin. Au vu des actions du père Yama qui ne sont pas celles attendues d'un homme de Dieu, sans parler de ses pouvoirs à l'origine des plus incertaines, c'est avec regret que le conseil a décidé de l'expulser du village. »
Des cris outragés retentirent d'une part, de l'autre il y eut des acclamations et même des applaudissements.
« Nous écrirons également à l'évêque Arthaud pour signaler les agissements hérétiques du père Yama ainsi que pour demander un autre prêtre... plus catholique cette fois. Le père Yama doit avoir quitté le village au coucher du soleil. »
Ne cachant plus sa satisfaction, Méthas serra la main de ses partisans avant de quitter la place.
Une bonne partie des villageois se dispersa à son tour en commentant vivement l'événement. D'autres restèrent aux côtés du prêtre, furieux d'une telle décision.
« Mon père, c'est inadmissible ! Vous ne pouvez pas laisser faire ça ?
– Et que puis-je faire d'autre, mon fils ? répondit Yama avec résignation. Défier ouvertement Méthas ?
– Oui ! Nous serions nombreux à vous suivre. Ce vieux fou ne mérite plus d'être le chef, il faut le destituer ! »
Yama secoua doucement la tête.
« Déclan, du calme. Je refuse d'être la cause d'une querelle entre les gens du village.
– Mais mon père...
– Le village a déjà assez souffert comme ça. Il n'a pas besoin qu'on se battre entre nous. Je préfère encore m'en aller plutôt que d'être la cause de cela. Il y a assez d'ennemis en ce monde, n'allez pas en chercher chez vos voisins ! »
Déclan baissa la tête et n'insista plus.
Yama reprit le chemin de sa maison — qui ne le serait plus dans quelques heures — suivi par Mitsuhide qui avait assisté à toute la scène sans intervenir, bien qu'il en eut envie à plusieurs reprises.
« Je n'ai pas tout compris, fit-il, mais je pense avoir saisi l'essentiel : tu es banni, c'est ça ?
– Oui, répondit brièvement Yama.
– Tu sauves leur village contre une armée et une Horreur et ils te bannissent ? Mais pourquoi ?! » s'indigna Mitsuhide.
Yama lui lança un regard en coin.
« Qu'as-tu compris exactement ? » s'enquit-il.
Le seigneur expira pour se calmer.
« Ils ont parlé de l'Horreur et de la pierre, il me semble.
– C'est exact. Ils ont cru que je pouvais commander à l'Horreur et que c'est moi qui l'avait invoquée.
– C'est absurde !
– Pourquoi ? On soupçonne bien les Hikari de le faire.
– Ce n'est pas pareil ! s'écria Mitsuhide qui ne comprenait pas où son ami voulait en venir. Les Hikari usent de la magie et ont de mauvaises intentions. Tu n'es pas comme eux !
– Ah, » fit simplement le prêtre.
Mitsuhide fut surpris de son absence de réaction. Il continua à se remémorer la conversation dont il n'avait compris que quelques mots. En effet, il ne parlait pas trop la langue des Vites, juste un peu.
« Il n'y a pas eu que ça, fit-il, mais je n'ai pas compris le reste.
– C'est un problème qui concerne notre religion, répondit vaguement Yama.
– Quoi qu'il en soit, ce sont des fous. Ils ne savent pas ce qu'ils perdent. »
Yama lâcha soudain un rire ironique, ce qui lui valut un regard interloqué de la part de son ami.
« Ah, je songeais seulement que ma vie était absurde. Non seulement je suis condamné à ne jamais pouvoir rester au même endroit mais en plus ce sont toujours des humains qui prennent ma défense, me recueillent et me sauvent la vie, sauf une fois. »
Il faisait référence à Lucius, même si ce dernier était loin d'être un Vite ordinaire, tout comme Yama.
Mitsuhide fut étonné de toutes ces révélations et se dit que l'autre homme n'avait pas dû avoir une vie facile. Il le fixa avec compassion.
« C'est parce qu'un porc ne sait pas quoi faire d'une perle. »
Yama se tourna vers lui, perplexe.
« De quoi tu parles ?
– C'est un dicton chez nous.
– Hum, donc je suis le porc, c'est ça ?
– Non ! Toi, tu es la perle.
– … Je préfère être le porc. Une perle, ça ne sert à rien. »
Mitsuhide ne sut s'il devait en rire ou en pleurer. Sa tentative de complimenter Yama était tombée à l'eau face à l'esprit pragmatique du Vite.
Il reprit sur un sujet plus urgent :
« Tu sais où aller ? »
Yama haussa les épaules, un geste que Mitsuhide ne connaissait et ne comprenait pas. L'Autre avait bien une suggestion mais ce n'était guère le moment d'en parler.
« Myūjin ? » hasarda-t'il alors.
Pour le coup, Yama s'arrêta net et le fixa, choqué et méfiant.
« Que... Pourquoi tu dis ça ? »
Le seigneur prit un air naturel.
« Tu en as parlé juste avant de te réveiller ce matin. Et j'avais vu que le temple est souligné sur ta carte de l'Empire. C'est un endroit particulier ?
– Mmm non, pas vraiment. Je... devais aller vérifier quelque chose là-bas mais j'ai déjà eu ma réponse, alors plus besoin d'y aller. »
Les ombres protestèrent faiblement et il les repoussa sans y penser. Il en était capable à présent qu'elles étaient si faibles. Ou bien c'était peut-être parce qu'il n'avait plus peur des Diables.
Le jeune seigneur n'insista pas. Il commençait cependant à se dire que Yama cachait bien des secrets. Un jour, il aimerait entendre son histoire. En attendant, il revint au souci le plus pressant :
« Je retourne au poste-frontière avec mes hommes. Yatsu et toi pouvez venir y passer la nuit. Tu auras les idées plus claires demain. »
S'il n'y avait eu que lui, Yama aurait décliné l'offre et aurait préféré rester seul. Cependant il songea à son fils qui serait déjà triste de quitter le village. Il n'allait pas en plus lui imposer de passer une nuit à la belle étoile sans le moindre confort.
« Oui, merci, » accepta-t'il avec l'ombre d'un sourire.
Mitsuhide s'était attendu à devoir argumenter, aussi fut-il plaisamment surpris de voir le prêtre accepter aussi facilement. Il répondit à son sourire.
Comme Yama s'y attendait, Yatsu fut catastrophé d'apprendre qu'ils allaient devoir quitter le village le soir-même. Mitsuhide était sorti prévenir ses hommes d'aller préparer les chevaux qui étaient restés à l'entrée du village.
« Mais... on reviendra, hein ? demanda le garçon avec espoir. On part juste en voyage et c'est tout, pas vrai ? »
Yama secoua tristement la tête.
« Nous ne reviendrons plus.
– Alors je... je ne reverrai plus Stema, Darc, Malto, Codre et les autres ? commença à réaliser Yatsu. Plus, plus jamais ?
– Il y a très peu de chances, » répondit honnêtement son père.
Les larmes apparurent dans les yeux violets et le garçon se mit à renifler.
« Mais pourquoi ? »
La question légitime fut comme un coup au cœur de Yama. Lui s'était résigné à partir puisque ce n'était pas la première fois. Cependant, il n'avait pas bien songé à la réaction de son fils. S'il avait su, il se serait peut-être battu plus pour rester... Non, il ne voulait pas de querelles à Misato par sa faute. Alors il s'agenouilla devant Yatsu et posa les mains sur ses épaules.
« C'est ma faute, avoua-t'il. Tu es encore trop jeune pour comprendre mais c'est à cause de moi.
– Mais moi, je veux pas partir ! C'est pas juste ! C'est... c'est méchant ! »
Yatsu se mit à pleurer. Yama le prit dans ses bras en soupirant.
« On n'a pas le choix, expliqua-t'il. Nous sommes obligés de partir, c'est comme ça.
– Mais... mais...
– La vie est parfois comme ça. »
Il aurait toutefois tout donner pour éviter que son fils ne suive son triste chemin.
Dans l'espoir de le réconforter, il fit :
« Tu sais, j'ai déjà dû partir de plein d'endroits moi aussi. C'est triste mais ça a aussi des avantages : tu vas découvrir de nouveau lieux, rencontrer des nouvelles personnes...
– À quoi ça sert si on doit partir tôt ou tard ? argua Yatsu.
– Eh bien, il faut que tu gardes espoir et que tu te dises que le prochain endroit sera le bon. »
Le garçon renifla. Les paroles de son père l'avaient un peu calmé.
« T'es parti combien de fois ? demanda-t'il.
– Euh... »
Il fit le compte et se dit que ce ne serait peut-être pas une bonne idée de le révéler au petit.
« Chacun est différent, tu sais, éluda-t'il.
– Papa, combien ? insista le garçon qui connaissait bien son père.
– En fait...
– Papa !
– Six fois. En comptant ici. »
Le garçon l'observa un moment, bouché bée, puis éclata en sanglots. Yama le berça comme lorsqu'il était bébé, espérant que cela allait l'apaiser.
« Allons Yatsu, ne pleure pas. Ça va aller ! »
Toutefois, le petit se débattit pour qu'il le pose par terre puis fila droit dans sa chambre en criant :
« Je partirai pas ! »
Perdu, Yama se tourna vers Mitsuhide qui était revenu entre-temps. L'Autre secoua la tête.
« Laisse-le un peu seul, conseilla son ami. C'est difficile pour lui à accepter.
– Tu as raison. Je vais préparer nos affaires. »
Il n'avait pas grand-chose à emporter dans le fond. Malgré ses treize années passées à Misato, il n'avait pas accumulé trop d'affaires personnelles dont il ne voulait pas se séparer. C'était peut-être dû à son côté non matérialiste ou bien peut-être que dans le fond, il s'était attendu à devoir partir un jour ou l'autre. Il commença par décrocher la carte de Hakurō du mur, notant qu'effectivement le temple de Myūjin était signalé. Il la roula soigneusement sous le regard attentif de son ami.
« Je voulais te demander, d'où vient cette carte ?
– C'est un cadeau.
– De quelqu'un à qui tu as aussi sauvé la vie ? » fit Mitsuhide en plaisantant à moitié.
Yama secoua la tête.
« Non, c'est quelqu'un qui s'est occupé de moi.
– Mmm. Je peux connaître le nom de l'artiste ? »
Yama hésita. Mitsuhide ferait-il le lien entre Hakurō et Harutō ? Se pouvait-il aussi que le vampire ait repris un ancien nom ou surnom ? Mieux valait ne pas tenter le sort.
« Il préfère rester anonyme. »
Mitsuhide ne dit rien mais ajouta ce mystère aux autres. Il commençait à y en avoir pas mal, trop pour un seul homme.
« Un jour, je découvrirai tous tes secrets, » se jura-t'il.
Il éprouvait cette combinaison de fascination et de curiosité pour l'autre homme, ce quine lui était encore jamais arrivé. Si Yama avait été un Autre, il aurait su que faire. Mais avec un Vite, il était démuni.
Pendant ce temps, Yama continua d'empaqueter. Il n'emporta pas la Bible car elle avait été laissée par le père Domon qui l'avait précédé. Elle serait certainement plus utile au prochain prêtre, si le père Arthaud arrivait à en trouver un. Yama monta dans sa chambre. Sans même avoir besoin d'y réfléchir, il prit la flûte offerte par Hakurō ainsi que ses vêtements — principalement des tenues noires de prêtre. Il prit également une couverture qu'une paroissienne avait brodée pour lui peu après son arrivée. Avec son sabre et son arc, ce serait tout ce qu'il emporterait. Mitsuhide ne commenta pas mais haussa un sourcil en le voyant redescendre avec si peu d'affaires.
Yama remonta ensuite pour voir Yatsu et préparer les affaires du garçon. Ce dernier était allongé sur le lit, le visage enfoui dans l'oreiller et il pleurnichait. Les pleurs redoublèrent quand il entendit la porte s'ouvrir. Yama le contempla un moment et se sentit désolé pour lui. Hélas, il ne pouvait pas revenir en arrière et ne regrettait pas une seule de ses actions.
« Yatsu, que veux-tu garder ? » demanda-t'il d'un ton léger.
Le garçon fit mine de ne pas l'entendre. Le prêtre soupira et regarda autour de lui. Yatsu n'avait pas trop d'affaires, quoiqu'un peu plus que lui. Yama commença déjà par prendre ses vêtements puis une des couvertures pliées au pied du lit. Il y avait quelques jouets en bois sculptés par un villageois ou achetés lors des voyages de Yama dans les villages voisins. Yatsu serait sûrement content de les garder.
« Si tu veux prendre autre chose, fit Yama avant de quitter la pièce, tu peux. Nous partons dans cinq minutes. »
Yatsu répondit par un pleurnichement qui déchira le cœur de son père. Toutefois, il ne faiblit pas. Cela ne servirait à rien de rester plus longtemps, autant partir tout de suite.
Au final, Yama dut porter son fils jusqu'à la sortie du village. Yatsu pleurant lourdement et se tortilla dans tous les sens pour s'échapper, frappant le torse de son père de ses petits poings ou son dos, suivant la position dans laquelle Yama le tenait. Il cria son désespoir et son incompréhension. Yama adressa un regard d'excuse à Mitsuhide et ses hommes qui devaient porter leurs affaires et en plus endurer le bruit des pleurs. Sur leur passage, de nombreux villageois se montrèrent à leur porte. Leur départ n'était pas des plus discrets pour le coup. Si beaucoup se signèrent et rentrèrent vite chez eux en les voyant, d'autres lancèrent des "au revoir" et des "merci pour tout" qui réchauffèrent le cœur de Yama. Il y eut même des enfants qui firent des signes de main à Yatsu pour lui dire au revoir, mais cela ne fit qu'augmenter les sanglots du garçon.
À l'entrée du village, Méthas et ses partisans n'auraient manqué ce départ pour rien au monde. Le chef du village avait certainement prévu un discours acerbe mais les pleurs de Yatsu l'empêchèrent de parler, ce qui ne fut pas plus mal. Yama le salua brièvement et l'autre homme eut un hochement de tête sec. Yatsu commença à se calmer un peu, plus par fatigue en fait. Les soldats de Mitsuhide attendaient en dehors des portes qui avaient été réparées tout comme la palissade en priorité. Les affaires de Yama et Yatsu furent attachées sur un cheval tandis qu'un soldat présentait un autre cheval au prêtre.
« Si tu ne sais pas monter, Yama, tu peux monter derrière moi, proposa Mitsuhide. Yatsu ira...
– Je sais monter, » répondit-il simplement.
C'était encore une autre singularité : dans l'Empire de l'Aube, seuls les nobles et les soldats de haut rang savaient monter à cheval. Les paysans et marchands utilisaient des bœufs pour tirer les charrettes ou les charrues dans les champs. Yama monta à cheval en un mouvement naturel, tout en maintenant Yatsu dans un bras. Il installa le garçon devant lui et l'émerveillement d'être à cheval sembla l'emporter sur le chagrin. Yama prit un mouchoir pour lui essuyer le visage couvert de larmes et de morve. Mitsuhide monta à son tour et donna le signal du départ. Yama se retourna une dernière fois vers le village de Misato, l'endroit où il avait vécu le plus longtemps jusque là, puis il suivit les Autres.
Note de Karura : Vous allez dire que j'aime chasser Yama de chez lui. Cependant il faut bien qu'il continue à avancer tant qu'il n'est pas arrivé là où il le faut, qu'il le veuille ou non !
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