Chapitre Sept : Un renfort inattendu
Les premières recrues arrivèrent dans les deux semaines qui suivirent : un mélange d'Autres et de Vites des villages alentours, hommes comme femmes. Yama les accueillit personnellement et interrogea chacun sur sa provenance, son métier, ses capacités et ses aspirations. Comme la caserne était encore en cours de construction, il les fit participer au chantier afin d'accélérer le travail et de créer des liens entre eux. Il démarra en même temps leur entraînement militaire.
Après un mois, le nombre de recrues atteignit les cinq cents, ce qui était déjà très bien selon Mitsuhide. Il y avait en tout une cinquantaine de femmes et de jeunes gens à partir de seize ans pour les Vites et quarante-cinq ans pour les Autres. Yama ne fit aucune discrimination et les mit tous à l'entraînement. Si certains hommes avaient un peu ricané en voyant des femmes manier la lance et l'arc, ils finirent par déchanter quand quelques-unes se montrèrent bien plus douées qu'eux pour ça.
Le mois suivant, six cents personnes de plus arrivèrent, dont de nombreux chrétiens convaincus par leurs prêtres d'aller combattre le mal. Yama eut la bonne surprise de voir des habitants de Misato qu'il avait personnellement entraînés, ainsi que d'autres de Kandarō et Mina, envoyés par Kahō. Cela lui permit d'avoir des nouvelles : les trois villages n'avaient plus connu de difficultés depuis mais ils restaient sur leurs gardes.
Au bout de ces deux mois, Yama organisa des duels afin de choisir ses commandants et hauts-officiers. Cette méthode avait bien fonctionné au Chapitre de l'Est et il espérait que ce serait également le cas. Ce fut l'occasion pour tous de mesurer les progrès accomplis en deux mois, et beaucoup furent impressionnés. Cela ne valait pas les autres armées entraînées depuis des années, mais c'était plus qu'honorable. Il fallait dire aussi que Yama les entraînait avec rigueur et vivait sur place afin d'être disponible pour eux à tout moment. Son implication se ressentait vivement. À la fin des duels, il en ressortit trois commandants : Parto, un Vite, Kitano, un Autre, et une femme Autre, Tsumi, qui se défendait très bien au sabre. Pour les hauts-officiers, dix furent choisis. Yama laissa le soin aux hauts-officiers de choisir des officiers, à condition qu'ils lui soumettent les noms et qu'il interroge les postulants au préalable. Peu à peu, son armée décousue s'organisait, même s'il y avait encore des soucis.
Les Vites et les Autres avaient bien du mal à se mélanger, et la barrière de la langue n'aidait pas. Yama avait donc limité les commandes des manœuvres à des mots simples dans la langue des Autres, toutefois c'était encore difficile pour les Vites de comprendre et de réagir à temps. Des bagarres avaient également éclaté entre les deux peuples, il était dur de maintenir la discipline. La présence des femmes avait généré d'autres bagarres, si bien que Yama leur avait permis d'établir leurs propres rondes de sécurité autour de leurs dortoirs et surtout de leurs bains. Pour d'autres qui étaient venus avec des rêves de gloire, c'était dur d'accepter de se retrouver dans les cuisines ou dans les écuries. Yama se démenait pour être à plusieurs endroits à la fois et n'avait plus une minute à lui. Durant cette période, il ne vit quasiment pas son fils et ne se rendait à Hanajū que pour les réunions du Conseil, où ses collègues généraux prenaient un malin plaisir à le voir si débordé.
Mitsuhide lui avait conseillé plusieurs fois de demander de l'assistance aux autres casernes, mais Yama avait haussé les épaules.
« On doit trouver nos marques, les débuts sont toujours difficiles, » avait-il argué.
En réalité, il avait déjà fait du très bon travail avec ses troupes, étant donné qu'il était parti de rien. S'il avait disposé de deux ans, il aurait pu obtenir une excellente armée disciplinée et efficace. Cependant, il n'avait pas deux ans devant lui, pas même un an. La guerre n'attendrait pas sur lui et ses recrues...
Conformément à leurs prévisions, le message de Mitsuhide fut considéré comme de la rébellion, bien qu'il ne s'en soit pris qu'aux Hikari et pas à l'Empereur. Seuls quelques seigneurs répondirent favorablement, dont le seigneur Hōtomo de Fūku qui lui fournit des vivres et de l'équipement, ainsi que la promesse de l'assister en cas de bataille. Une vingtaine de nobles mineurs le suivirent, dont les cinq frères par alliance de Mitsuhide.
« Cela sert bien d'avoir cinq grandes sœurs toutes mariées, » avait réagi Mitsuhide en souriant.
La famille de Teshime les soutenait également, mais cela s'arrêta là. Le reste de l'Empire considérait tout cela comme de la pure folie et / ou de la rébellion. Même avec tous ces alliés, Mitsuhide ne ferait guère le poids contre l'Armée Impériale.
« Combien de temps avant la bataille ? s'enquit Yama à un conseil.
– Le temps de mobiliser l'Armée Impériale, les équipements, le déplacement... Trois ou quatre mois, tout au plus. »
Les choses commençaient donc à se préciser.
Mitsuhide avait vite compris que s'il souhaitait passer du temps avec Yama, il devait se rendre à la nouvelle caserne. Il devint donc un visiteur régulier et assista aux divers entraînements. Yama et lui s'affrontèrent même au sabre, sous l'œil attentif des soldats présents. Mitsuhide pratiquait depuis sa plus tendre enfance et il s'en sortait honorablement. Il n'avait cependant pas le niveau de maîtrise du général Shimada. Yama remporta leur duel tout en ayant suivi les règles, et son ami accepta sa défaite de bon cœur. Les soldats étaient impressionnés de voir leur seigneur d'aussi près. En plus, ce dernier n'hésitait pas à manger à la caserne et à partager leur vie simple. Du coup, sans le vouloir, Mitsuhide s'attira leur respect et leur loyauté, loin de l'image des nobles oisifs et hautains qu'avaient beaucoup d'entre eux.
« Tu veux faire quoi ?! » s'écria Mitsuhide.
Ils se trouvaient dans le bureau de Yama à la caserne et le général venait de soumettre une idée à laquelle il songeait depuis quelques temps : emmener ses troupes aux frontières afin de les habituer aux conditions réelles du terrain, de ravitailler les postes-frontière et de soulager un peu les soldats qui s'y trouvaient en s'occupant des éventuelles Horreurs qui pourraient surgir ou bien des échauffourées avec les forces ennemies. En effet, depuis quelques semaines, les provinces de Murōki, Hebi et Omisū avaient déjà tenté de traverser les frontières avec des forces réduites. C'était un test de leurs défenses en vue de l'arrivée de l'Armée Impériale, ainsi qu'un moyen de fatiguer les soldats de Madare. Les généraux Shimada et Wakiro s'étaient opposés à l'idée de déployer l'armée de façon prématurée, mais Yama venait de trouver un moyen de renforcer la défense des frontières sans offenser les deux autres généraux. Encore fallait-il réussir à convaincre Mitsuhide.
« Mes hommes n'ont pas l'expérience du combat, je ne vais pas attendre une grande bataille pour les mettre à l'épreuve, » argua-t'il.
Pour lui, cela tombait sous le sens. Bizarrement, Mitsuhide était d'un tout autre avis.
« L'hiver n'est pas encore passé, tu veux donc faire camper tes troupes dans le froid et la neige ? Tu vas les rendre malades avant même le premier combat !
– Au contraire, cela ne peut que les endurcir. Et puis, les neiges sont déjà passées. Il y a peu de chances pour que ça tombe à nouveau... »
Le seigneur ne manifestait aucune volonté de céder, toutefois Yama pouvait se montrer tout aussi entêté.
« Et la caserne, alors ? Tu m'as fait construire une nouvelle caserne, tout ça pour ne l'occuper que trois mois ! lança Mitsuhide d'un ton presque boudeur.
– J'ai dit depuis le début que ce serait provisoire. Vraiment, je ne comprends pas ta réaction ! »
Mitsuhide se raidit puis garda le silence. Yama le fixa en attendant une réponse.
Le seigneur finit par expirer et se leva, agacé contre lui-même.
« Oublie ça, c'est toi qui as raison. C'est entendu, tu iras aux frontières avec tes hommes.
– Mitsuhide, tu...
– Promets-moi seulement de ne pas prendre de risques inutiles, le coupa-t'il. S'il t'arrivait quelque chose, je... je ne suis pas sûr que je pourrais continuer cette guerre. »
Yama soupira.
« Ne te sous-estime pas.
– Ne te sous-estime pas ! répliqua l'autre homme en lui faisant face. Sans toi, je ne me serais jamais engagé aussi loin avec les Hikari. J'aurais éventuellement fini par m'aplatir, par crainte des représailles contre les miens. Tu m'as convaincu de faire ce qui était juste, et tu avais raison. Mais si tu n'étais plus là pour m'épauler, je céderais à force devant Shimada et Wakiro. »
Yama n'en était pas aussi sûr, cependant Mitsuhide ne l'entendrait pas de la même oreille.
« Je serai prudent, » promit-il.
Mitsuhide renifla de doute et Yama nuança :
« Autant que possible.
– Tu as intérêt. Je veux combattre à tes côtés face à l'Armée Impériale. »
Yama acquiesça et l'affaire fut entendue.
Inutile de préciser que les deux autres généraux de Madare ne s'opposèrent pas du tout à cette idée quand elle fut présentée au Conseil, bien au contraire. C'était comme s'ils avaient attendu que Yama se propose. Dans tous les cas, la situation était compliquée et tendue aux frontières. Les tentatives des joailliers de reproduire la pierre magique qui repoussait les Horreurs avaient toutes échoué. La même pierre avec le même symbole n'avait aucun effet, malheureusement. Alors la pierre originelle avait été envoyée aux postes-frontières qui devaient se la passer dès qu'une Horreur faisait son apparition. Ce n'était pas forcément évident, mais c'était tout ce qu'ils pouvaient faire. Le ravitaillement plus l'aide en provenance de Hanajū seraient donc plus que bienvenus.
Yama lança alors les ordres pour préparer le voyage. Ils n'emmèneraient pas tous les hommes et en laisseraient quatre cents à la caserne afin d'accueillir de nouvelles recrues, continuer les entraînements et maintenir les lieux en état. Cela ferait tout de même huit cents hommes à déplacer, ce qui n'était pas mal du tout. D'ailleurs, les effectifs de l'armée de Yama avaient largement surpris tout le monde. Shimada et Wakiro faisaient toujours une drôle de tête à chaque fois qu'il annonçait de nouvelles venues. Il était encore loin d'égaler leurs propres armées mais avait largement dépassé leurs prévisions les plus optimistes.
Deux jours avant le départ, Mitsuhide insista pour que Yama vienne dîner au palais, afin qu'il passe du temps avec son fils également. En quelques mois, Yatsu était devenu un Autre pour de bon. Ses cheveux châtains étaient encore un peu courts pour un noble — à peine plus bas que les épaules. Il copiait souvent ses coiffures sur Tetsuō et portait toujours l'ornement que l'autre garçon lui avait offert à leur première rencontre. Yatsu se comportait également comme un enfant noble, que ce soit dans l'expression, les gestes ou le maintien. Il savait même tenir ses baguettes correctement, c'était pour dire ! Yama eut un pincement en le voyant, car il se rendit compte qu'il l'avait négligé. Toutefois, il savait que son fils était entre de bonnes mains. Une partie de lui lui soufflait de profiter le plus possible du temps avec son fils, tandis que l'autre préférait commencer à se détacher de lui pour ne pas rendre l'inévitable séparation trop douloureuse pour l'enfant. C'était un conflit interne qui ne pouvait pas se régler.
Dans tous les cas, le dîner fut très agréable. Yama leur joua même de la flûte, ce qui enchanta son auditoire. Alors que Teshime et les enfants se retirèrent, Mitsuhide et Yama prirent ensemble le thé du soir et discutèrent jusqu'à une heure avancée, contemplant les jardins illuminés par la lune argentée. Au moment de prendre congé, Mitsuhide prit Yama dans ses bras et le fit promettre de se montrer prudent. Yama acquiesça en souriant, puis s'en alla. Il n'aurait pas une minute à lui le lendemain à cause des derniers préparatifs. Il était cependant impatient de voir se troupes à l'œuvre dans des conditions réelles. Ce ne serait que là qu'il pourrait juger de la qualité de son entraînement.
La majorité des soldats de Yama venaient de milieux modestes et ruraux, ils étaient donc habitués à vivre à la dure. Cela ne leur posa aucun problème de dormir dans des tentes en fin d'hiver. Dans les premiers jours, l'armée avança à un rythme lent car il leur fallait du temps pour monter et démonter le campement. Petit à petit, les gestes se firent plus naturels, chacun connaissait son rôle et le rythme s'accéléra pour atteindre un niveau acceptable. Yama faisait sa part comme les autres et il incita ses commandants à faire de même. Il fallait une hiérarchie, bien entendu, mais ce n'était pas une raison pour l'oisiveté.
Lorsqu'ils passaient près des villages et des petites villes, les gens sortaient pour les acclamer. Yama en profita pour relancer l'enrôlement, et certains récalcitrants se laissèrent convaincre en voyant les soldats défiler avec fière allure. Les novices furent envoyés en direction de Hanajū, tandis que ceux qui savaient déjà se servir d'une arme furent aussitôt intégrés. Quand ils arrivèrent au poste-frontière deux semaines plus tard, Yama avait cent recrues de plus.
Les soldats en place au poste-frontière avaient été avertis de leur arrivée par oiseau-messager. Ils avaient eu le temps de se faire de fausses idées sur cette troupe de Vites, de femmes et d'enfants. Ils s'attendaient très certainement à des gens indisciplinés et maladroits. Quelle ne fut pas leur surprise de voir des soldats ordonnés monter leur campement aux abords du fort avec efficacité. Le commandant Kiroda accueillit le général Yama avec un peu de circonspection.
« Plaisir recevoir général Yama, » balbutia-t'il dans la langue des Vites.
Yama apprécia cet effort de courtoisie.
« Merci, commandant Kiroda, le surprit-il en parlant dans sa langue. Le seigneur Mitsuhide vous transmet ses salutations et espère que la situation est calme. »
Le commandant parut visiblement soulagé de pouvoir s'exprimer dans sa langue.
« Nous n'avons pas eu d'Horreur depuis deux mois, général Yama. Par contre, les troupes de Hebi commencent à s'agiter.
– Vous craignez une attaque ? »
Le commandant eut un sourire dénué de joie et rempli de fatalisme.
« Cela fait un an que je crains une attaque, reconnut-il. Hebi essaie peut-être de nous intimider, ou alors ils vont attaquer pour de bon. Seuls les Dieux le savent.
– Surveillez-les bien et prévenez-moi si vous sentez qu'une attaque est imminente. Mes hommes et moi allons nous déplacer le long de la frontière durant les semaines à venir, nous pourrons donc vite agir au cas où. »
Le commandant acquiesça, soulagé d'une forte présence à proximité. Ses soldats déchargèrent les vivres et équipements de rechange, qui étaient les bienvenus.
Les troupes de Yama passèrent les trois semaines suivantes à distribuer le ravitaillement aux différents postes-frontière, avec un accueil divers selon les lieux. L'unité féminine, conduite par la commandante Tsumi, provoquait souvent des commentaires grivois chez les soldats en poste qui manquaient de compagnie féminine. Curieusement, les autres soldats de Yama prirent la défense de leurs camarades féminines. Yama n'intervint pas et apprécia plutôt la solidarité qui se créait peu à peu parmi ses hommes — et ses femmes !
Deux Horreurs furent signalées durant leur déplacement. Yama détacha deux cents hommes à chaque fois pour aider les soldats frontaliers à les tuer. Il participa lui-même aux deux chasses. Il n'y eut que des blessés légers. Quelques hommes avaient paniqué devant ce premier danger mais s'étaient repris ensuite. Dans l'ensemble, Yama était plus que satisfait du comportement de ses troupes pour cette première sortie.
Tandis qu'ils descendaient au sud, les postes-frontière rapportèrent tous des mouvements de troupes dans les provinces de Hebi et Murōki. L'Armée Impériale n'était pas encore mobilisée, se pouvait-il que les deux clans voulaient tenter de régler à eux seuls le problème de Madare et ainsi briller devant l'Empereur ? Ce n'était pas à exclure. Yama renouvela ses recommandations à chaque commandant frontalier : le prévenir en cas d'attaque imminente. Leurs ennemis avaient sûrement déjà repéré les huit cents soldats en mouvement. Cela pourrait soit les dissuader, soit les inciter à lancer un assaut.
Ce fut hélas la seconde possibilité qui se réalisa : un oiseau-messager arriva pour avertir Yama que les troupes de Murōki et Hebi s'étaient unies pour se masser à la frontière entre les trois provinces. Le général fit aussitôt lever le campement pour se rendre au lieu dit. Les troupes des postes-frontière les plus proches se précipitèrent également, et ils se retrouvèrent ainsi à mille deux cents hommes contre deux mille. Ils étaient en infériorité numérique, mais cela aurait été encore plus catastrophique si Yama et ses hommes n'avaient pas été sur place.
« On aurait dû se douter que certains n'attendraient pas la venue de l'Armée Impériale pour agir, songea Yama. Les Hikari ne sont pas les seuls à cracher sur l'honneur ! »
Ses hommes allaient être confrontés au combat plus tôt que prévu, mais ils n'avaient pas le choix.
« Quelles sont vos instructions, général Yama ? » s'enquit l'un des commandants frontaliers.
Ils s'en remettaient entièrement à lui, puisqu'il était le plus haut gradé. Installés dans une tente près du lieu de la bataille, ils étaient sept autour d'une carte de la zone, où était marqué l'emplacement des troupes ennemis. Yama analysa la situation : ils allaient s'affronter dans une plaine, une configuration somme toute classique. Yama dressa donc un plan de bataille en conséquence, répartissant les troupes en trois unités distinctes pour une approche frontale et bilatérale. Un messager ennemi vint se présenter pour indiquer l'heure de la bataille : le lendemain à l'aube. Tel était l'usage chez les Autres. Yama craignait toutefois une attaque surprise durant la nuit et veilla à doubler les sentinelles. Il fit également prévenir ses hommes pour qu'ils puissent rapidement réagir à la moindre traîtrise. Fort heureusement, rien ne se produisit durant la nuit. Il semblait que leurs ennemis avaient tout de même un semblant d'honneur. C'était soit ça, soit ils étaient tellement certains de leur victoire qu'ils ne voulaient pas se donner la peine d'attaquer en traître.
À l'aube, les deux camps se firent face dans la plaine et le combat commença. Sur une colline d'où il pouvait voir la scène, entouré de sa garde personnelle et de trois commandants, Yama put diriger sa première bataille à la façon des Autres. Cela n'avait rien à voir avec le duel de manœuvres contre le général Wakiro. Pour commencer, il était plus difficile de transmettre les ordres à des troupes qui étaient plus nombreuses et se trouvaient plus loin. Ensuite, l'ennemi ne respectait pas toujours les règles — mais ça, cela ne dérouta pas Yama qui préférait agir à l'instinct. Et puis, il y avait les morts, de vrais morts qui jonchèrent peu à peu la plaine, réduisant les effectifs et démoralisant leurs camarades.
Durant une longue heure cependant, Yama parvint à tenir tête aux ennemis en les déroutant. Ses hommes firent également preuve de beaucoup de courage et de ténacité. Rapidement, Yama renonça à rester en simple spectateur et il n'hésita pas à galoper vers les troupes en difficulté. Il leur prêta main-forte et tua sa part d'ennemis, entoura de sa garde qui donna aussi du sabre. Les ennemis continuaient d'affluer et cela semblait sans fin. Ignorant les autres commandants qui parlaient de repli, Yama enjoignit les soldats de tenir bon. La frontière ne devait pas tomber, c'était beaucoup trop tôt !
Il y eut soudain un nouvel afflux d'hommes, mais ce n'étaient pas des soldats de Hebi ou de Murōki : ils étaient environ trois cents, vêtus de blanc et orange, avec le crâne entièrement rasé. Ils maniaient tous une lance dont les deux extrémités étaient ornées d'une lame, ce qui la rendait encore plus mortelle. Yama crut d'abord à de nouveaux ennemis, cependant il les vit rapidement s'en prendre aux envahisseurs.
« Des alliés ? songea-t'il. Mais qui...
– Nos prêtres, » firent les Diables avec une satisfaction évidente.
Dans le même temps, la rumeur se répandit dans l'armée de Madare.
« Les prêtres... L'Armée Divine est là ! Ils sont avec nous ! »
Cela rendit de l'espoir aux troupes qui, avec un regain de force, finirent par repousser l'armée ennemie qui quitta la plaine, laissant ses blessés derrière.
Entouré de cris de victoire, Yama en resta hébété : il n'avait pas cru qu'ils allaient l'emporter. Il avait subi quelques blessures, mais rien de bien grave.
« Rassemblez nos hommes, ordonna-t'il à ses commandants. Vérifiez les blessés et occupez-vous des morts.
– Et les blessés ennemis, général Yama ? Qu'en faisons-nous ? »
L'usage sur les prisonniers de guerre était précis en ce qui concernait les nobles et les gradés, beaucoup moins pour les simples soldats.
« Les nobles et gradés seront fait prisonniers, décida Yama. Pour les autres, ceux qui sont moins blessés seront employés à brûler les morts. Les plus blessés seront soignés, mais priorité aux nôtres.
– À vos ordres ! »
Il restait le problème de leurs sauveurs de dernière minute. Ils n'avaient pour leur part connu aucune perte et s'étaient regroupés à la périphérie de la plaine. Yama s'avança vers eux, suivi de ses commandants. À leur tête se tenait un homme d'environ cent ans, très musclé et presque aussi grand que Yama — ce qui était chose rare chez les Autres. Son crâne lisse était déconcertant, mais moins que ses yeux perçants d'un vert éclatant. Il observait Yama aussi attentivement qu'il se faisait observer par l'autre.
« Merci pour votre aide, déclara Yama en s'inclinant légèrement.
– Êtes-vous le général Yama ? demanda directement l'Autre.
– C'est bien moi. »
L'homme au crâne rasé s'agenouilla alors devant Yama, imité par ses camarades et sous les regards effarés des soldats. Il leva les mains, le poing droit enroulé dans la paume gauche, en guise de salut.
« Mon nom est Gugonjū, prêtre supérieur du temple de Metō. Sur les ordres du Très Saint Amonji, nous nous mettons au service du général Yama. »
Les soldats de Madare gardèrent un silence stupéfait, puis les chuchotements excités jaillirent de toute part. Yama s'assombrit en saisissant quelques mots :
« L'Armée Divine est avec nous, c'est le signe que les Dieux nous protègent. »
Il jeta un regard en coin aux ombres.
« C'est encore un coup de votre part, hein ?
– C'est pour t'aider ! » protestèrent-ils.
Yama renifla de doute. Il ramena ensuite son attention sur Gugonjū et se figea en voyant que l'homme avait relevé les yeux pour le fixer... ainsi que les ombres. Une sueur froide coula le long de son dos.
« Peut-il sentir leur présence aussi ? » s'inquiéta-t'il.
Le moment était mal choisi pour se soucier de cela.
« Vous pouvez vous relever, Saint Gugonjū, » fit-il en plissant les yeux.
Si cela n'avait tenu qu'à lui, il n'aurait rien à voir avec les prêtres. En l'occurrence cependant, il ne pouvait guère faire le difficile.
« Votre aide sera précieuse dans ce conflit, poursuivit-il en faisant fi de son aversion. Le seigneur Mitsuhide sera ravi de vous recevoir à Hanajū et d'accepter votre assistance.
– Général Yama, objecta le prêtre, ce n'est pas le seigneur Mitsuhide que nous sommes venus assister, mais vous. Le Très Saint a été précis à ce sujet. »
Yama retint un juron destiné aux Diables. Il s'apprécia pas non plus que les soldats autour de lui se mettent à chuchoter en parlant d'“Élu des Dieux”. Il ne manquait plus que ça. Il ravala son agacement et acquiesça sèchement.
« Dans ce cas, au nom du seigneur Mitsuhide, j'accepte votre assistance. »
Gugonjū s'inclina docilement, mais pas sans arborer un air amusé qui irrita d'autant plus Yama.
Après avoir dicté le rapport pour Mitsuhide, Yama s'accorda un moment de calme. La bataille avait coûté la vie à deux cents hommes, dont soixante de l'armée de Yama, et les blessés étaient au nombre de trois cents. Ils l'avaient emporté, certes, mais le prix était élevé, comme toujours. Malgré cela, Yama avait décidé de poursuivre le ravitaillement. Pour son plus grand déplaisir, les prêtres allaient les suivre. Même si leur présence motivait davantage les Autres, Yama ne pouvait que se méfier d'eux.
Il soupira en quittant sa tente pour aller prendre l'air. La sentinelle du campement le salua lorsqu'il passa pour s'enfoncer dans les bois. Ses hommes avaient pris l'habitude de le voir se promener seul la nuit, aussi n'insistaient-ils plus pour qu'il prenne une escorte. Yama s'arrêta le long d'un ruisseau et s'assit sur une pierre en poussant un lourd soupir. Avec les prêtres parmi ses hommes, il allait devoir redoubler de méfiance.
« … Pourquoi ? se plaignirent les Diables. Nos prêtres te sont loyaux !
– Non, c'est envers vous qu'ils sont loyaux, rectifia-t'il avec un sourire ironique. Je n'ai pas envie de me réveiller un beau matin et de me retrouver ficelé, en route pour Myūjin.
– Quelle idée !
– Ce n'est pas ce que vous aviez demandé à Hakurō ? » les nargua-t'il.
Les ombres vacillèrent, embarrassées.
Le sourire de Yama retomba. De retour à Hanajū, il ferait en sorte que les prêtres passent sous le commandement d'une autre personne, ce serait préférable.
« Les choses ont changé, reprirent les Diables. C'est actuellement moins dangereux pour toi de rester Yama que de récupérer ton corps. »
Cela le laissa interloqué.
« Vous êtes sérieux ?!
– En tant qu'enfant, tu ne pourrais pas te défendre contre les Hikari et Nous sommes bien trop faibles pour te protéger. Suis ta voie jusqu'au bout, fils, mais laisse Nos prêtres t'assister. C'est tout ce que Nous pouvons faire pour toi. »
Yama renifla de doute.
« Vous parler d'être faibles, mais je trouve que votre présence est plus forte que jamais.
– Ah, c'est parce que Nous concentrons Nos dernières forces sur toi. Tes deux toi. »
Il ne sut que répondre à cela. Au fond de lui, il se sentait vaguement coupable du déclin des Diables qui était en partie de sa faute. Mais ce n'était pas pour autant qu'il allait accepter leur idée ridicule quant à son identité !
« Vous feriez mieux de... » commença-t'il avant de se retourner vivement.
Le prêtre Gugonjū se tenait à quelques pas de lui et l'observait en silence. Yama fronça les sourcils. Depuis combien de temps cet homme se trouvait là et pourquoi n'avait-il pas réagi à son arrivée ? Soit il avait été trop absorbé par sa conversation avec les Diables, ou bien c'était que le prêtre pouvait se déplacer très furtivement. Les deux étaient possibles.
« Saint Gugonjū, fit-il comme si de rien n'était. Vous me cherchiez ? »
L'homme au crâne rasé poursuivit son observation un moment avant d'acquiescer. Yama tiqua.
« Sachez que je n'apprécie pas d'être dérangé quand je m'isole, sauf en cas d'urgence, l'informa-t'il sèchement.
– Si vous appréciez tant l'isolement, c'est pour pouvoir parler à... »
Les yeux de Yama s'écarquillèrent malgré lui tandis qu'il se figeait. Le prêtre acheva :
« … vous-même ? »
Yama rétrécit les yeux tandis que Gugonjū arborait un air amusé et content de lui.
« Tout à fait, répliqua le général sans se laisser démonter. Alors, de quoi vouliez-vous me parler ?
– J'ai cru comprendre que notre présence n'était pas à votre goût, fit directement le prêtre. Je ne voudrais pas que cela entache nos actions futures. »
Yama l'observa sans rien dire pendant un moment.
« Votre Très Saint a-t'il mentionné le fait que je sois un Vite avant de vous envoyer ?
– Non, mais il n'en avait nul besoin. Cela ne fait aucune différence pour nous.
– Vraiment ?
– Si les Dieux nous ordonnent d'obéir à un Vite, nous le faisons sans discuter.
– Mais c'est votre Très Saint qui a donné cet ordre.
– Le Très Saint entend la voix des Dieux et nous transmet fidèlement Leurs instructions, » objecta Gugonjū.
Cela fit sourire Yama de façon ironique.
« Méfiez-vous de ceux qui prétendent parler au nom des dieux. Je suis prêtre moi aussi, et j'ai suivi une fois un homme qui clamait avoir reçu un message de notre Dieu. Il s'est avéré qu'il avait été trompé.
– Nos Dieux sont bien réels, vous le savez comme moi. Et Leur message n'est pas une tromperie. »
Yama se rembrunit, n'appréciant guère les sous-entendus de l'Autre.
« Vous combattez les Hikari qui sont les ennemis des Dieux. Ce n'est donc pas une erreur de vous assister. Qui plus est, la présence des Dieux est plus forte autour de vous que dans le temple de Metō. Je n'ai donc aucun doute à ce sujet, vous êtes...
– Silence ! le coupa rudement Yama. N'abordez plus jamais ce sujet devant moi !
– À vos ordres, » fit Gugonjū en s'inclinant.
Yama renifla de nouveau et reprit le chemin du campement, sa tranquillité évanouie. Sans un mot, Gugonjū le suivit à quelque distance.
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