Chapitre Six : Négocier avec l'évêque
La confrontation entre les deux généraux ajouta du piment à la démonstration, même si beaucoup restèrent perplexes en apprenant que les règles ne seraient pas suivies. Comme du coup, il serait difficile de savoir qui serait le vainqueur. Le seigneur Mitsuhide et le général Shimada seraient les arbitres et la décision leur reviendrait. Yama et Wakiro prirent place chacun au sommet d'une des tourelles. Avec eux, il y avait trois soldats portant des drapeaux et qui étaient chargés de transmettre les ordres à chacun des corps : infanterie, archers et cavaliers. Bien entendu, il n'y avait pas vraiment de chevaux pour cette démonstration. Les cavaliers étaient donc reconnaissables à leur casque orné d'un panache de couleur différente selon leur camp.
La tourelle comportait un siège mais Yama refusa de s'asseoir, préférant s'approcher de la rambarde pour mieux voir le terrain. Il sentit les Diables s'agiter en lui, grisés par la pseudo bataille à venir. Décidément, plus il plongeait dans la culture des Autres, plus les Diables se faisaient présents. Ils n'étaient pas censés s'affaiblir ? Yama secoua la tête et ignora leur présence pour se concentrer sur ce qu'il allait faire. Il y avait deux entrées classiques : les archers ou l'infanterie. Yama le savait parce que c'était pareil chez les Vites. Comme Wakiro lui laissa le premier tour, il commença par la formation du loup pour l'infanterie. Les soldats s'avancèrent en s'espaçant, ce qui les rendait plus difficiles à atteindre pour les archers. Wakiro mordit à l'appât et fit signe à ses archers de tirer en l'air : la formation de l'aigle. Bien entendu, ce n'étaient pas de vraies flèches car elles n'avaient pas de pointe aiguisée. Un soldat seulement fut atteint. Yama lança alors ses cavaliers, bousculant l'ordre usuel, dans la formation du paon. À nouveau, Wakiro usa de ses archers mais ne fit aucune victime cette fois.
Les formations s'enchaînèrent. Tout du long, les Diables ne cessèrent de vouloir intervenir pour lui souffler des idées, mais cela le déconcentrait plus qu'autre chose. Il fut contraint de marmonner plusieurs fois à leur intention :
« Taisez-vous... Oui, je sais ! J'ai vu !... Laissez-moi faire à la fin ! »
Les trois porteurs de drapeaux derrière lui ne dirent rien mais échangèrent des regards intrigués. Hormis ça, il devenait de plus en plus clair pour des yeux expérimentés que Wakiro ne faisait que réagir aux mouvements de Yama sans pouvoir établir une stratégie de plusieurs coups. Au contraire, Yama savait où il voulait en venir et ne faisait qu'œuvrer dans ce sens. Il obligea l'ennemi à épuiser son stock de flèches. Du coup, leurs archers devinrent inutiles tandis que les siens étaient encore bien approvisionnés. Il fit rompre plusieurs fois les formations de ses hommes pour les reformer ailleurs, épuisant ainsi l'ennemi. Il finit par isoler les soldats adverses et les encercler par ses hommes ou bien les coincer sous le feu direct de ses archers.
Wakiro, dont le visage était devenu rouge au fur et à mesure, finit par se retrouver bloqué et furieux. Le général Shimada jeta un regard inquiet à son collègue et hésita un peu à déclarer sa défaite. Au contraire, Mitsuhide ne perdit pas une seconde :
« Le général Yama l'a emporté ! »
Wakiro ne dit rien mais se raidit et serra les poings. Il arracha les drapeaux des mains du soldat le plus proche et les jeta violemment de la tourelle. Les deux adversaires descendirent ensuite des tourelles pour se saluer. Wakiro s'inclina le premier, le visage tendu.
« Félicitations, général Yama, fit-il du bout des lèvres. Madare est entre de bonnes mains avec vous.
– Pas que moi, général Wakiro. vous êtes également indispensable. Les hommes d'honneur comme vous sont nécessaires pour que nous ne sombrions pas dans le chaos. »
Le général étira les lèvres dans ce qui était soit un sourire, soit une grimace.
Yama alla ensuite féliciter les commandants de ses troupes pour leur réactivité et leur discipline. Il avait été impressionné par le fait que les soldats prenaient la position exacte très rapidement. Cela avait grandement facilité les manœuvres. Il commença à revoir son opinion sur les formations. Même si elles restaient peu pratiques dans une vraie bataille, elles servaient à enseigner la coordination et la discipline. Cela pouvait s'avérer intéressant, surtout pour les nouvelles recrues. Le général Wakiro avait donc bien fait de lui lancer ce défi, même si cela n'avait pas été l'intention de l'autre homme.
Un banquet au palais allait conclure les festivités. En se dirigeant vers la caserne pour reprendre son cheval, Yama se fit aborder par Shimada
« Félicitations pour votre victoire, général Yama, et merci. »
Le Vite lui lança un regard interloqué.
« Merci, vraiment ?
– Le général Wakiro n'a cessé de se moquer de moi depuis ma défaite contre vous au sabre.
– Mais vous avez gagné, général Shimada.
– Allons, nous savons très bien tous les deux que non. En tout cas, il a compris maintenant que vous êtes redoutable. Finalement, le seigneur Mitsuhide n'a pas perdu l'esprit en vous nommant général.
– Il sera ravi de l'apprendre. »
Shimada le fixa un moment, avec cette fois un regard positif.
« J'ai hâte de voir comment vous allez former vos troupes, général Yama. Ce sera sans nul doute inspirant.
– Je tâcherai de ne pas vous décevoir. »
Le général Shimada s'éloigna avec un léger rire. Yama secoua la tête.
Une petite voix aiguë l'accueillit près des écuries.
« Papa ! Papa !
– Yatsu. »
Le garçon se jeta dans ses bras maintenant que le protocole était plus détendu. Yama le porta.
« Dis, tu commences à être un peu lourd. Ce ne serait pas toutes ces sucreries que tu manges ?
– T'es bête ! fit le garçon en rougissant un peu.
– Ou alors ce sont tes vêtements. J'ai l'impression que tu portes dix couches ! »
Cela fit rire Yatsu cette fois.
« Dis, tu sais que je suis un Firal maintenant ?
– Un quoi ?
– Un Firal. C'est un fils de de général. C'est Tetsuō qui me l'a appris. »
Yama se retint de rouler des yeux devant ce nouvel exemple de complication inutile.
« Oh, je suis content pour toi. Dois-je m'incliner, Firal Yatsu ?
– Mais non, ton rang est plus haut que le mien ! »
Ils rejoignirent Mitsuhide avec son épouse et son fils et qui les attendait pour rentrer au palais.
« Général Yama, fit Teshime en inclinant la tête. Félicitations pour votre victoire.
– Merci, dame Teshime, » fit-il en inclinant la tête un peu plus bas qu'elle.
De son côté, Mitsuhide ne cacha pas sa jubilation :
« Tu as battu mes deux généraux et chacun dans leur domaine de prédilection. Une fois qu'ils s'en seront remis, ils vont enfin comprendre ta valeur et la sagesse de ma décision.
– Et on ne perdra surtout plus de temps et d'énergie à nous chamailler entre nous. Il faut réserver ça à nos vrais ennemis. »
Mitsuhide acquiesça un peu plus sombrement.
Yama en profita pour l'informer :
« Je partirai pour Yasara juste après le banquet. »
Cela lui valut un regard surpris.
« De nuit ?
– Comme ça, j'arriverai dans la matinée. Plus vite je pars, plus vite je reviens.
– Mais un général n'est pas censé voyager sans escorte, » rappela Mitsuhide en se renfrognant.
Yama haussa les épaules.
« Pour l'instant, il n'y a qu'à Hanajū qu'on sait que je suis général. »
Le seigneur secoua la tête mais céda devant la détermination de son ami.
Yatsu fut un peu triste de savoir que son père allait partir sans lui pendant quelques jours, mais Tetsuō lui proposa alors de dormir ensemble et il retrouva aussitôt le sourire. Cela soulagea Yama et il en profita pour exprimer sa gratitude envers l'autre garçon.
« Tetsuō, merci de t'occuper si bien de Yatsu.
– C'est un plaisir, général Yama, fit le garçon en rougissant un peu. C'est moi qui suis content d'avoir un camarade de jeu. Et merci à vous de vous occuper si bien de mon père.
– Tetsuō ! » s'écria Mitsuhide d'un ton mi-choqué, mi-amusé.
Heureusement que Yama ne saisit pas le sous-entendu et prit cela comme une plaisanterie. Mitsuhide, lui, lança un regard suspicieux à son épouse et son fils. Il se demanda s'ils n'étaient pas tous les deux de mèche dans cette histoire !
Après le banquet, bien qu'il était tard dans la soirée, Yama se changea pour sa tenue de voyage et se mit en route pour Yasara. Mitsuhide lui avait remis un sauf-conduit pour qu'il puisse changer de monture dans une caserne en chemin et passer en priorité les points de contrôle. Le voyage en solitaire lui fit du bien après tous ces jours passés au palais à régler les détails de la guerre. Cet intermède était donc plus que bienvenu. Il ne s'arrêta que trois heures pour dormir un peu dans la forêt, puis reprit son chemin ; Il n'aurait vraiment pas pu voyager à ce rythme avec une escorte, voilà pourquoi il était bien mieux tout seul.
Pendant que les paysages nocturnes et diurnes défilaient, il songea à ce qu'il allait dire au père Arthaud. Est-ce que Méthas, le chef de Misato, lui avait déjà écrit pour lui rapporter le comportement de Yama qui était indigne d'un prêtre selon lui ? Dans ce cas, Yama risquait fort d'être mal reçu. Dans le cas contraire, il devrait quand même informer l'évêque de ce qui s'était passé, par souci de vérité. En plus, le village avait besoin d'un nouveau prêtre. Une fois cette affaire réglée, il devrait aussi évoquer le recrutement. Si l'Église de Madare soutenait la guerre contre les Hikari, les chrétiens de la province n'hésiteraient pas à s'engager en plus grand nombre. Et grâce à la promesse de Mitsuhide de rétablir la pratique religieuse dans la province, ce serait gagnant pour tout le monde. En théorie, la proposition était parfaite mais Yama savait que la réalité était souvent tout autre.
Yama arriva à Yasara en fin de matinée, ayant dû changer son cheval à l'aube dans une caserne, sous le regard médusé et méfiant des soldats. Heureusement que le sauf-conduit de Mitsuhide n'avait pas été remis en cause. Le même document lui permit de passer la longue file d'attente sur l'un des ponts de la ville. Il s'en voulut un peu de passer devant tous ces gens qui attendaient depuis l'aube mais en même temps, il ne pouvait pas perdre des heures ainsi. Yasara n'avait pas changé depuis sa visite treize ans plus tôt. De mémoire, il reprit le chemin de la caserne où il s'était fait refouler avec Yatsu. Cette fois, les gardes le laissèrent passer une fois qu'il leur montra le sauf-conduit.
Il voulait simplement déposer son cheval et repartir à pied, mais le commandant Kūchuni insista pour le rencontrer. Il voulait connaître les raisons qui faisaient qu'un Vite voyageait sous la protection du seigneur Mitsuhide. Yama ne lui cacha pas la vérité et le commandant fut encore plus ébahi en apprenant la nomination d'un général Vite. Il en était presque incrédule, malgré le fait d'entendre Yama parler dans leur langue.
« Je n'ai été nommé officiellement qu'hier, précisa Yama. Vous recevrez bientôt l'annonce.
– Si tu... vous le dites, général... Yama, fit le commandant avec encore beaucoup d'hésitations. Et qu'est-ce qui vous amène dans notre belle cité si tôt après votre nomination ?
– Une mission importante, mais secrète.
– Ah, je vois. Y a-t'il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider ? Désirez-vous une escorte ou autre chose ?
– Il me faudra juste un cheval pour repartir. Je me charge du reste, commandant Kūchuni. »
Le commandant parut soulagé ou vexé, c'était difficile à dire. Yama put quitter la caserne mais prit garde à ne pas se faire suivre, des fois que le commandant se montre trop curieux ou méfiant sur sa mission secrète.
Une fois rassuré qu'on ne le suivait pas, Yama s'enfonça dans les rues de Yasara et reprit le chemin du quartier des Vites et de l'église cachée. Il toqua à la porte du père Arthaud mais ce fut un homme inconnu qui lui ouvrit. Âgé d'environ cinquante ans, il fixa Yama avec une pointe de méfiance, notant que les habits venaient des Autres tandis que l'homme était clairement un Vite.
« C'est pou'quoi ? » demanda-t'il avec l'accent des Pialles.
Cela faisait des années que Yama ne l'avait pas entendu car, étrangement, les Vites à Madare n'avaient pas cet accent — ou bien ils l'avaient perdu depuis des générations. Cela lui amena un peu de nostalgie.
« Excusez-moi, fit-il, je cherche le père Arthaud.
– L'est p'us là, répliqua sèchement l'homme en voulant refermer la porte.
– C'est important, insista Yama en posant une main sur le battant. Mon nom est Yama. Le père Arthaud m'a envoyé il y a treize ans au village de Misato pour... officier en tant que prêtre. »
Il baissa la voix sur ces derniers mots, conscient du danger qu'ils couraient si on venait à les entendre.
En tout cas, cela retint l'attention de l'autre homme. Il demanda en latin ce en quoi Yama croyait et ce dernier répondit sans hésiter :
« Credo in unum deum. »
Cela acheva de convaincre l'homme qui le fit entrer et referma soigneusement la porte derrière lui.
« Suivez-moi, » fit-il.
Il emmena Yama dans la cour intérieure, puis la grande salle qui servait d'église clandestine. L'endroit n'avait guère changé, seul le père Arthaud manquait au tableau. L'homme se dirigea vers l'autel et se signa devant l'image pieuse du Christ. Yama fit de même.
« L'père Arthaud est aux côté de Not'Seigneur, annonça alors l'homme. Ça fait maint'nant quat'ans.
– Je l'ignorais, fit Yama. Misato est assez isolé du reste du monde.
– Comme tous les villages chrétiens, c'est l'but. J'suis le père Jordan. J'ai succédé au père Arthaud. Y m'a légué tous ses documents mais j'avoue n'pas avoir eu l'temps de les lire en détail, père Yama. Veuillez m'excuser de ma méfiance. »
Yama hocha la tête.
« C'est tout à faire normal, père Joran. Puis-je savoir comment est mort le père Arthaud ? »
Lors de leur unique entrevue treize ans plus tôt, l'évêque avait confié à Yama qu'il risquait l'exécution si jamais il était surpris en train de pratiquer sa foi. Yama pria pour que cela ne soit pas ça qui lui soit arrivé.
« De vieillesse, le rassura Joran. Not'Seigneur a jugé qu'était temps de l'rapp'ler à Lui.
– J'en suis heureux pour lui, fit Yama, bien que sa force et sa sagesse vous nous faire grandement défaut en ces temps troublés.
– Amen, approuva le nouvel évêque. J'peux savoir c'qui vous a conduit si loin de Misato, père Yama ? »
Yama soupira et mit à raconter sa longue histoire, sous forme résumée. Il ne dissimula pas les actions qu'il avait entreprises pour défendre son village et qui lui avaient attiré le déplaisir du chef Méthas, son bannissement et son engagement auprès du seigneur Mitsuhide dans la guerre contre les Hikari.
« Madare va entrer officiell'ment en guerre ? s'écria alors le père Joran. Quelle folie !
– Non, mon père. La folie serait de laisser les Hikari agir impunément. Laissez-moi vous révéler une partie de leurs méfaits. »
Et il lui parla de leur implication dans la Croisade. Joran fut tout d'abord incrédule, cependant Yama jura sur la Bible qu'il disait la vérité.
« Les Hikari perçoivent une menace à Madare, peut-être notre présence, poursuivit-il. Quoi qu'il en soit, si Mitsuhide était vaincu, tous les Vites seraient persécutés, c'est certain. »
Joran plissa le front.
« Alors v'v'lez qu'nos fidèles fassent partie d'l'armée et risquent leur vie ? Pou'quoi ? »
Yama s'était préparé à la question.
« Cette guerre concerne tout le monde, les Autres comme les Vites. En plus, je suis convaincu que ce serait l'occasion de se faire mieux accepter par les Autres. Mitsuhide est prêt à faire cet effort, il m'a déjà nommé général alors que je suis un Vite et un prêtre. Il est suffisamment ouvert d'esprit, c'est donc à nous de prouver notre engagement.
– Pas sûr q'vous soyez encore un prêtre, nuança Joran. Z'avez été bien trop loin.
– Ah, c'est vrai, reconnut Yama en baissant la tête. Pour cela, je m'en remets entièrement à votre décision, mon père. Sachez seulement que j'ai toujours voulu œuvrer pour le bien.
– L'Enfer est pavé de bonnes intentions, » fit l'évêque.
Il soupira lourdement et marmonna pour lui-même pendant un moment. Puis il releva les yeux sur Yama.
« Z'avez dit que z'étiez un Templier. Les Templiers nous ont causé qu'des malheurs et j'crois qu'vous v'lez recommencer !
– La Croisade était une erreur, fondée sur des mensonges et de la manipulation. Je ne vous dis que la vérité, mon père. Croyez-moi quand je dis que les Hikari sont le mal personnifié ! »
L'autre homme ne parut guère convaincu.
« Mmm. J'vais prier pou'que not'Seigneur m'éclaire. Rev'nez demain matin. »
Yama retint un soupir devant cette perte de temps, mais il comprenait que Joran ne pouvait pas se décider en si peu de temps. Il s'inclina.
« Puisse Dieu vous guider dans le choix de la bonne décision, » fit-il.
Il passa la nuit dans l'auberge d'Alménie et Tarlic. Les propriétaires, maintenant bien âgés, ne le reconnurent pas tout de suite mais dès qu'il mentionna Yatsu, les souvenirs leur revinrent.
« Oh oui, s'écria Alménie, l'piot si mignon ! L'a dû grandir d'puis, pas vrai ?
– C'est devenu un grand garçon, confirma Yama avec une fierté paternelle.
– Z'avez r'trouvé sa famille ?
– Non, je cherche encore, » soupira-t'il.
Les aubergistes n'en furent pas surpris. Ils avaient dit depuis le début que c'était une folie.
« Qu'es'qui vous ramène à Yasara, alors ?
– Je venais voir le père Arthaud. »
Les visages des propriétaires s'assombrirent.
« Oui, fit Yama avant qu'ils ne disent quelque chose, j'ai appris. J'ai pu parler à son successeur.
– L'père Joran est bien, fit Tarlic. L'est toujours à l'écoute des croyants.
– C'est vrai qu'il m'a fait bonne impression. »
La conversation dévia ensuite sur ce qui avait changé à Yasara et les taxes qui augmentaient sans cesse. Yama se retira ensuite dans sa chambre et attendit le lendemain avec impatience, espérant que le père Joran allait abonder dans son sens.
Le père Joran semblait n'avoir pas fermé l'œil de la nuit, sûrement parce qu'il avait prié : les traits tirés, les cernes marquées et des mouvements ralentis attestaient de sa fatigue. Cependant, il n'avait pas l'air serein de celui qui était parvenu à une décision. Yama devina alors qu'il hésitait encore et qu'il lui fallait des arguments supplémentaires.
« J'peux pas r'commander à nos fidèles d'aller s'battre s'y vont droit à la mort, expliqua le prêtre. Même en échange d'la r'connaissance de not'culte, c'serait pas bien.
– Je comprends vos inquiétudes, mon père. Sachez que c'est moi qui serai en charge de les entraîner et de les diriger. Je vous fais le serment que je les préparerai au mieux et que je ne risquerai pas leurs vies inutilement. Ils ne seront pas sacrifiés par les Autres, vous avez ma parole. »
Cela fit visiblement hésiter encore plus l'évêque.
« Hum, z'êtes sûr que vot'Mitsuhide, y r'viendra pas sur sa parole ?
– Oui, mon père. C'est un homme d'honneur. »
L'évêque inspira profondément puis fit :
« C'est d'accord. L'Église soutient officiel'ment la guerre cont' les Hikari. J'vais faire passer l'mot dans t'te la province. Z'aurez des volontaires.
– Dieu vous bénisse, mon père ! » fit Yama avec soulagement.
Les lèvres de l'évêque s'étirèrent en un sourire amer.
« Ça, où j'irai cramer en Enfer à cause d'tous ceux qu'vont mourir au combat par ma faute, » répliqua-t'il sombrement.
Yama quitta aussitôt Yasara. En chemin, il songea à la décision difficile qu'avait prise le père Joran. Il était impossible de ne pas se sentir responsable quand des gens mouraient par votre faute, même indirectement. Yama l'avait trop souvent expérimenté. Pour l'évêque, ce serait certainement la première fois. Néanmoins, Yama était déterminé à tenir sa promesse. Certes, il y aurait des morts — c'était inévitable dans toute guerre — mais leur sacrifice ne serait pas vain : les Hikari allaient être anéantis.
« Tu es sûr de vouloir t'engager dans cette voie ? Il est encore temps de renoncer, » firent les Diables d'un ton inquiet.
Les visions de morts et de massacres défilèrent devant les yeux de Yama. Son visage s'assombrit.
« Vous pouvez me montrer ça mille fois, rétorqua-t'il, je ne changerai pas d'avis. J'ai pris ma décision.
– Soit. Alors Nous t'aiderons de Notre mieux.
– Aidez-moi en me laissant tranquille ! marmonna-t'il. Vous ne vous êtes jamais autant manifestés qu'en ce moment.
– C'est parce que tu as besoin de Nous, » arguèrent-t'ils.
Yama renifla et poussa son cheval au galop dans l'espoir de les semer, même si ce n'était qu'une illusion.
On était au milieu de la nuit quand il s'arrêta à l'entrée du palais de Hanajū. Les gardes de service le reconnurent et il put entrer sans problème, malgré l'heure avancée. Un soldat s'occupa d'emmener son cheval aux écuries et Yama se dirigea vers ses quartiers. Il se fit soudain intercepter par un servant qu'il reconnut comme Yūta et qui était au service de Mitsuhide.
« Mon maître a demandé à ce que vous vous présentiez à lui dès votre retour, général Yama, » fit le servant en le saluant, une lanterne à la main.
Yama fronça les sourcils.
« Il est tard, ton maître dort certainement. Je peux le voir dès demain matin, rien ne presse.
– Mon maître a bien précisé : quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. »
Le cœur de Yama s'affola. Ce devait certainement être très important. Sa première inquiétude fut :
« Mon fils va bien ?
– Le Firal Yatsu se porte bien, oui, le rassura le servant.
– Ah, tant mieux. »
Il devait donc s'agir d'un problème avec la construction de la caserne, l'enrôlement ou autre chose du même genre. Yama préférait ça.
Il fut conduit dans les appartements du seigneur de Madare. Ils ne croisèrent personne dans les couloirs. Effectivement, il était encore tôt, même pour les servants. La pièce principale des quartiers de Mitsuhide était plongé dans le noir. Yūta s'empressa d'allumer les lanternes tandis que Tsuga, un autre servant, gratta au paravent qui cachait l'alcôve où dormait Mitsuhide.
« Maître, le général Yama est de retour, » fit-il à voix basse.
Une voix à moitié endormie lui répondit :
« Il est là ? Alors prépare-nous du thé, Tsuga. »
Le servant s'inclina et s'exécuta. De l'autre côté du paravent, Mitsuhide enfila une tenue d'intérieur par dessus sa tenue de nuit. Il remit un peu d'ordre dans ses cheveux vert foncé qui étaient nattés comme toujours la nuit afin d'empêcher les nœuds de se former.
Après tout ça, il écarta le paravent et rejoignit Yama qui était déjà installé devant la table basse. Ce dernier portait encore sa tenue de voyage.
« Tu as fait vite, dis-moi, commenta Mitsuhide. Soit c'est bon signe, soit c'est mauvais signe.
– L'évêque a accepté de nous soutenir dans la guerre, l'informa Yama. Il va solliciter les croyants de Madare à s'enrôler.
– Félicitations !
– Bah, c'est surtout grâce à ta proposition d'autoriser à nouveau notre religion. »
Cela fit sourire Mitsuhide.
« Allons, je suis sûr que tu t'es montré toi aussi très convaincant. Bon, la mobilisation des Vites devrait nous amener pas mal de recrues. Si ça se trouve, ajouta-t'il avec un léger rire, tu vas vraiment finir avec plus d'hommes que Wakiro et Shimada.
– Ils ont dit que cela ne les dérangerait pas, fit Yama en haussant les épaules.
– Peuh, c'est surtout parce qu'ils ne croient pas un seul instant que ce soit possible ! »
Yama plissa le front.
« Dans tous les cas, il est trop tôt pour en être sûr. L'Église va inciter les fidèles à s'enrôler, en aucun cas elle ne va les y obliger. »
Mitsuhide acquiesça.
Le servant leur apporta du thé et les servit. Voyant que Mitsuhide ne disait rien de plus, Yama posa la question qui le taraudait :
« Alors, quelle est l'urgence ? »
Les yeux gris de son ami se posèrent sur lui, étonné.
« Tu voulais me voir dès mon retour, expliqua Yama. Il y a un problème ? Quelque chose s'est produit durant mon absence ?
– Oh non, je voulais juste savoir comment s'était passée ta mission. »
Yama en resta interloqué. Juste pour ça ? Cela aurait pu attendre le lendemain ! Encore une fois, il ne comprenait pas l'attitude de l'autre homme.
« C'est tout ? lança-t'il. Je me suis inquiété pour rien alors. J'ai même cru d'abord qu'il était arrivé quelque à Yatsu. »
Mitsuhide se mordit les lèvres, comprenant seulement là le souci qu'il avait causé à son ami.
« Désolé, mais tu étais parti seul et sans escorte, à voyager de nuit en plus... Je voulais être rassuré en sachant que tu étais revenu sain et sauf.
– Je sais me défendre, répliqua Yama d'un ton légèrement sec. Et si tu commences à t'inquiéter maintenant, qu'est-ce que ce sera quand nous serons en pleine bataille ? »
Les mains du seigneur se crispèrent légèrement sur la tasse en porcelaine blanche et bleue.
« Je me ferai également du souci, fit-il doucement. Mais au moins, tu seras entouré de soldats pour te défendre.
– Même entouré de dix mille hommes, il vient toujours le moment où on se retrouve seul à affronter la mort, nuança Yama.
– Tu as raison, soupira Mitsuhide, mais... En tout cas, tu n'as pas le droit de mourir tout de suite et de me laisser gérer cette guerre tout seul ! N'oublie pas ton serment ! »
Yama inclina la tête.
« Je ne l'oublie pas, assura-t'il. Mais tu ne dois pas non plus laisser tes sentiments pour moi aveugler ton jugement. »
Cela parut troubler le seigneur.
« Mes... sentiments pour toi ? répéta-t'il d'une voix tremblante.
– Oui, notre amitié ne doit pas t'empêcher de prendre les décisions qui s'imposent.
– Ah oui, notre amitié... »
Yama continua sans remarquer l'air complexe de son ami :
« Je ne t'en voudrais pas si tu fais passer ta famille et ton peuple avant moi, c'est normal. Tout comme pour moi, Yatsu passe avant tout.
– Je comprends, assura Mitsuhide en inspirant profondément. Sois tranquille, je ferai ce que j'ai à faire. »
Yama acquiesça tandis que Mitsuhide restait encore troublé. L'aube se leva très lentement sur le palais.
Note de Karura : Pauvre Mitsuhide, ce n'est pas gagné pour faire comprendre à Yama ce qu'il ressent !
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