Prisonnier du Temps 101

Chapitre Cent un : La cause originelle


En cet instant, Il ne pouvait refuser la requête de Yan Tuo.

Il ne pouvait plus le garder emprisonné ainsi.

Au bout du compte, Il brisa lui-même la cage du temps qui avait emprisonné cet homme et Il le laissa retrouver sa propre trajectoire — c'était ce qu'Il aurait dû faire depuis le début et Il était là pour corriger cette erreur.

Tout devait reprendre sa place et Il devait lui aussi... reprendre Sa place.


Le monde du Royaume du Temps était au bord de l'anéantissement. La lumière du temps de ce monde était épuisée depuis longtemps. Au moment où la barrière de la prison du temps fut brisée, Yan Tuo suivit automatiquement son monde et fut entraîné vers le gris de la mort.

Il resta là sans rien dire et vit la silhouette avancer pas à pas, s'éloignant de plus en plus de Lui et se rapprochant de plus en plus du gris du néant.

Il devait en être ainsi. Toute être vivant avait une certaine quantité de temps. Une fois que ce temps était écoulé, l'être cessait de vivre.


C'était justement parce que rien ne durait éternellement que tout ce qui se passait durant la vie de ces petits êtres prenait toute sa valeur : des efforts pour atteindre son but, un sourire quand on tenait la main de son bien-aimé, le chagrin quand un être cher était décédé. C'était précisément parce que tout ce qu'on vivait et possédait était éphémère et inconstant que les gens faisaient en sorte que leur vie soit plus admirable et qu'elle ait du sens.

Il avait vu tant de morts et d'anéantissements, Il avait vu tant de disparitions définitives, Il aurait dû y être insensible. Il aurait dû considérer que c'était normal, Il aurait dû redevenir comme avant après avoir rectifié cette erreur.


Mais quand Il vit que la silhouette allait vraiment se faire engloutir par le gris et périr, Il ne put s'empêcher de lui courir derrière et de saisir sa main.

« N'y va pas... »

Yan Tuo cessa d'avancer, ébahi.

Quand le Temps baissa les yeux, il vit qu'il tenait le poignet de l'autre homme avec sa main.

En cet instant, il acquit une existence.

Il existerait désormais dans ce monde, il serait désormais contraint par lui-même, il aurait désormais un passé, un présent et un futur.

Il ne pourrait plus jamais revenir en arrière.

Mais il se sentait soulagé.


Il sourit et leva les yeux. Il se pencha en avant et déposa un baiser sur le front du jeune homme ignorant en face de lui, puis lui fit :

« Viens, Tuotuo Ah, Shi Jian passe vite au petit surnom d'amour ! (1), rentrons.

– Rentrer où ? »

Yan Tuo le suivit avec hébétude et demanda d'un air perdu :

« Qui es-tu ? Qui suis-je ? »

Il n'était qu'une personne ordinaire plongée dans la marée du temps, au bord de l'extinction, alors il était difficile de maintenir sa conscience.

« Je suis le Temps, celui qui était silencieux à tes côtés.

Shi... Jian Cela a déjà été mentionné dans d'autres chapitres : Shijian peut s'écrire comme le Temps ou aussi le Temps scellé. (2) ? »

Yan Tuo pencha la tête pour le regarder. Ses pensées étaient chaotiques alors il remplaçait automatiquement ce qu'il ne comprenait pas par d'autres notions.

« Entendu, appelle-moi comme ça. »


Le Temps était le plus régulier et le plus restrictif qui soit. Il ne s'attardait pas et ne revenait pas en arrière. Revenir en arrière serait comme se nier lui-même.

Mais il voulait essayer.

« Nous rentrons dans ton royaume. »

Il renversa le cours du temps et ramena le Royaume du Temps à avant la naissance de Yan Tuo. Et cette fois il apparut aussi avec lui. Il devint un précepteur national et fut considéré comme le représentant du Temps, toutefois il avait oublié ses origines et son identité première.


Puis le passé se reproduisit, le monde entier atteignit à nouveau le point de destruction. Il leva les yeux sur la statue au visage vague au dessus de l'autel et se souvint enfin de tout.

Mais cette fois il avait au moins un corps pour tenir son amant dans ses bras.

« Ce n'est pas de ta faute. »

Il s'agenouilla par terre et enlaça par derrière le jeune roi qui était à genoux devant la statue et priait.

« Tuotuo, cela n'a rien à voir avec toi et moi. Que tu m’aies aimé ou pas, ce monde n'aurait pas pu éviter son destin de se faire détruire. C'est la loi que suit tout être et toute chose, ce n'est pas ta faute. »


Hébété, Yan Tuo tourna la tête pour lui faire face comme s'il ne comprenait pas ce dont il parlait.

« Tu as tout oublié. »

Shi Jian soupira doucement, le fit tourner dans ses bras pour qu'ils soient en face et pressa son front contre le sien.

« Tuotuo, rien de tout ça n'est ta faute. Je voulais juste que tu comprennes que ce monde a ses propres règles impermanentes. Les choses que tu aimes ne peuvent pas être retrouvées. Si tu veux être enterré avec ce monde, il ne restera que moi et j'en souffrirai, alors je ne le permettrai jamais. »

Yan Tuo et Shi Jian étaient si proches l'un de l'autre qu'il ferma les yeux involontairement.


Il vit l'Univers magnifique et étincelant, tournoyant doucement et régulièrement sous ses pieds. Certaines étoiles étaient infiniment brillantes tandis que d'autres étaient déjà grises et sombres.

Il se vit lui-même. À cette époque il était toujours le roi du Royaume du Temps mais il n'y avait pas de Shi Jian dans le royaume. Le successeur du précepteur national était un vieux prêtre de la capitale secondaire qui le saluait respectueusement quand il venait vénérer le Dieu au temple tous les mois.

Il consacra tout son temps et son énergie pour son royaume. Il n'eut jamais en tête de discuter de passion et de parler d'amour, seul l'espoir que le Royaume du Temps devienne plus prospère occupait ses pensées. Il respectait Dieu, aimait son peuple, était diligent et juste et le peuple l'adorait profondément. Il n'avait également rien de honteux dans son cœur et n'avait rien à se reprocher.


Malgré cela, le désastre se produisit comme prévu. Tout comme les souvenirs de son monde, il y eut la sécheresse, les pluies torrentielles, les crues... Après les crues il ne resta qu'une désolation encore plus terrible et le monde entier fut au bord de l'anéantissement. Les pluies torrentielles dans la capitale durèrent nuit et jour. Les gens se lamentaient dans la capitale et à l'extérieur. Tout le monde priait et la mort n'était plus qu'une question de temps.

Cependant un jour à son réveil, le monde entier était subitement devenu silencieux. Tous les gens de la capitale autour de lui avaient disparu du jour au lendemain. Il se rendit en courant au temple sous le déluge et pria Dieu de les sauver mais après une longue période de torture et de souffrance il comprit quelque chose — il était piégé dans un temps figé.


La statue du temple devint le seul objet de communication et de confiance et la statue lui répondit vraiment un jour. Ils parlèrent comme des confidents et des amants, utilisant de simples mots écrits au sol pour exprimer leur affection sincère... Il ignorait combien de temps il avait passé ainsi. L'autre personne refusait sans cesse de sauver le Royaume du Temps et ne le laissait pas quitter ces lieux. Alors il s'effondra mentalement peu à peu dans un tel monde avec une seule personne.

Cependant au final son amant accéda à sa requête : il lui permit de quitter cet instant figé, le ramena des portes de la mort, inversa le cours du temps et laissa tout recommencer de nouveau.

Cette fois, bien qu'il soit toujours le roi du Royaume du Temps, il y avait un jeune précepteur national dans son royaume, Shi Jian.


« Alors tu comprends ? »

Shi Jian déposa de tendres baisers sur ses yeux.

« Je suis le Temps. Tu profanes Dieu mais ce n'est pas un péché. Tout ce que tu as fait a rendu joyeux le cœur de Dieu. Comment pourrais-je te punir pour ça ? La destruction de ce monde est simplement sa fin inévitable. Le temps de ce monde est épuisé alors il va cesser d'exister.

– Alors tu peux... le sauver ? » demanda Yan Tuo d'un ton circonspect et implorant.

Dans le temps figé, il avait déjà posé un nombre incalculable de fois cette question à Shi Jian qui ne pouvait qu'écrire, cependant cette fois il espérait encore une réponse différente.

Shi Jian le regarda sans rien dire puis secoua doucement la tête.

« Je ne peux pas. »


Le déluge ne fit qu'empirer à l'extérieur du temple et un éclair pâle sembla déchirer le ciel tout entier. Même dans le temple, on pouvait entendre les moines et les prêtres prier et supplier, le tout mêlé à des cris et des pleurs.

Un Être plus grand que Dieu était venu au temple mais Il ne pouvait pas apporter le salut.

Ce monde serait bientôt entièrement anéanti à nouveau mais cette fois, le cours du temps ne serait pas inversé pour le ramener du bord du gouffre.

C'était justement parce qu'Il était au-delà de l'existence qu'Il comprenait que la vie et la mort, l'existence et l'anéantissement de ce monde étaient comptés et qu'on ne pouvait rien y changer.


« Alors laisse-moi. »

Yan Tuo prit appui sur le bras de Shi Jian pour se lever mais son visage était calme et serein. Il leva la tête pour embrasser la joue de Shi Jian puis il fit doucement :

« Je suis le roi de ce pays. Je dois protéger mon royaume et mon peuple jusqu'à la dernière minute, c'est ma responsabilité.

«  C'est pour toi que je m'inquiétais le plus. J'avais peur que tu sois attiré dans ce monde mortel par ma faute et que comme je t'avais poussé à briser tes vœux, tu ne pourrais plus retourner auprès de Dieu comme Son messager. J'espérais que mon péché ne retomberait pas sur toi... Maintenant je sais que je n'ai pas à m'inquiéter de ça. »


Shi Jian ferma les yeux et ne dit rien. Il ne lui révéla pas qu'il ne pouvait plus redevenir comme avant. Ayant désormais une conscience et une existence, il ne pouvait que conserver son apparence et ses souvenirs dans le temps infini et suivre le long fleuve du temps.

Il avait été gravé dans cette existence et il ne cesserait jamais de l'aimer jusqu'à la fin des temps.

« D'accord, » répondit-il simplement.

Il baissa la tête et embrassa le torse du jeune roi.

Malgré tout il restait incapable de refuser sa demande. Il respecterait toujours sa décision alors il resterait simplement là à le regarder protéger son royaume et son monde qui s'avançaient pas à pas vers l'anéantissement...

Le regarder attentivement tandis qu'il s'éloignait pas à pas de lui.

Désormais il serait loin de lui pour toujours et à jamais et il ne pourrait plus le rejoindre.


* * *


Dans la chaleur de cet été, Yan Tuo était perdu dans les superbes pensées de son cœur. Il devint agité et irritable tandis qu'il était assis dans ses quartiers. Il finit par se lever, enfila la robe en soie blanche et dorée pour sortir puis fit à ses deux intendants :

« Nous allons au temple. »

L'arrivée du jeune monarque fut un peu subite. Il sortit du carrosse, fit un signe de main à ses gardes de chaque côté pour leur dire de ne pas faire de bruit puis entra dans le temps escorté de ses deux intendants.

Le maître du temple se tenait dans la cour, les mains baissées. Il portait une tunique argentée avec de longues manches et des cheveux noirs qui tombaient jusqu'à sa taille. Il leva la tête vers les arbres de la cour. Un souffle de vent fit tomber de nombreuses feuilles de tallipot. Elles frôlèrent le bout des manches de la tunique avant de tomber au sol, le tout sous ses yeux gris pâles.


À ce moment Yan Tuo se remémora un nombre inimaginable de scènes, d'anciens rêves du passé tombant comme les feuilles de tallipot — l'Univers étincelant, la renaissance du monde, la destruction qui se produirait immanquablement après trois ans. Deux fois déjà il avait suivi ce monde dans son anéantissement et deux fois déjà il avait été rattrapé par la même main :

« N'y va pas. »

La première fois il avait inversé le cours du temps pour lui : la seconde fois il lui avait donné un temps infini puis l'avait envoyé dans le fleuve du temps.


Yan Tuo tourna lentement la tête. Les pupilles grises du précepteur national le contemplaient calmement comme s'il l'avait attendu depuis longtemps. C'étaient comme deux anciens amis qui se rencontraient enfin de nouveau après plusieurs vies et morts.

Ils étaient à trois pas d'écart. Shi Jian le regarda ainsi calmement et fit :

« Tuotuo, tu te souviens de tout ? »

Yan Tuo ferma les yeux et acquiesça légèrement.

« Pourquoi sommes-nous de retour ? »

Il rouvrit les yeux, ses souvenirs encore imprégnés de la tristesse et l'incompréhension.


Shi Jian soupira doucement et le prit dans ses bras.

« Au moment où j'ai vu que tu allais disparaître pour toujours, j'ai pris une décision égoïste. Yan Tuo, je ne peux pas faire ça, te laisser libre cours pour que tu termines avec ce monde et ensuite que tu partes à nouveau.

« Alors je t'ai retenu pour te donner un temps infini et je t'ai fait regagner le fleuve du temps pour que tu connaisses différents mondes. Je voulais te donner le temps d'expérimenter, la liberté d'explorer et l'occasion d'essayer. J'espérais qu'en voyant différents horizons, tu ne serais plus inflexible et borné sur un monde mais que tu n'hésiterais pas à dépasser tout ça. Je t'ai donné un temps intarissable, fait de toi l'unique exception et accordé des privilèges suprêmes. J'espérais qu'après avoir vu le monde, tu finirais par t'en détacher et que tu me reviendrais.


« Tu peux abuser du temps, tu peux le gaspiller, tu peux procrastiner autant que tu veux parce que le temps ne t'abandonnera jamais. Tu ne perdra jamais ton temps, c'est le privilège profondément gravé dans ton âme.

« Mais toute cette liberté a aussi une durée limitée. Maintenant que je t'ai retrouvé, je ne serai plus tolérant et indulgent et je ne te laisserai plus jamais repartir.

« Au départ, après que j'ai retenu puis renvoyé dans le fleuve du temps, j'ai inversé à nouveau le cours du temps et ramené le Royaume du Temps trois ans avant sa destruction. J'ai ensuite consacré la moitié de mon pouvoir pour protéger cet endroit et sceller ce monde ainsi que nos souvenirs d'origine. Nous ne pouvions pas revenir ici tant que les conditions du sceau n'étaient pas remplies. Du moment qu'elles n'étaient pas remplies, nous continuions à accomplir notre cycle dans différents mondes de la rivière du temps comme nous l'avions déjà fait.


« Ici se trouve le nœud qui nous unit. C'est le commencement et l'endroit où nous devons revenir. Ainsi dans tous les mondes que nous avons expérimenté, il y avait une allusion : la cité vide du Temps où je t'ai retrouvé, l'Arbre de Vie des elfes qui symbolise à la fois la vie et l'anéantissement, la mer d'étoiles qui ressemble au fleuve du temps, l'œil du temps qui peut relier le passé, le présent et le futur, le miroir qui peut prédire l'avenir, et moi qui peux inverser le cours du temps. Chaque étape était un rappel de cet endroit où nous sommes revenus ainsi que de notre passé. »

Yan Tuo lui lança un regard d'incompréhension.

« … Pourquoi le miroir des prophéties est aussi une allusion ? »


Shi Jian tendit la main gauche pour caresser sa joue et murmura doucement :

« Tuotuo, le fait que l'avenir puisse être prédit indique une chose : le futur est immuable. Si on pouvait changer l'avenir, alors on ne pourrait pas le prédire. Peut-être que certaines choses dans le futur seraient légèrement différentes mais le résultat général final ne peut pas être modifié.

« Par exemple la trajectoire de la vie d'une personne peut être changée au moyen d'efforts subjectifs et de changements dans son environnement mais pour la plupart des gens, on ne peut pas changer la fin de leur vie mortelle.

« Telle est la signification du miroir. Tu auras beau changer plusieurs aspects du Royaume du Temps en trois ans, sa fin restera inévitable. Même si je laisse le temps figé très longtemps, aussitôt que le temps se remettra en marche, la fin sera la même.


« Ce à quoi nous nous accrochons et ce que tu chéris finira éventuellement par disparaître ou être anéanti. Tout ce à quoi tu tiens ne peut exister éternellement sans jamais disparaître. Tuotuo, tu as rempli ta part de responsabilités alors tu dois apprendre à lâcher prise. Tu n'es pas seulement le roi du Royaume du Temps, tu es aussi le roi des elfes, le roi de l'Empire interstellaire... Ces mondes finiront pas être anéantis tôt ou tard, il y a des choses que tu ne peux pas suivre jusqu'au bout.

« Mais tu m'as moi. Je ne te quitterai jamais. Je resterai pour toujours avec toi jusqu'à la fin des temps. »



Notes de Karura : Shi Jian a donc envoyé son Tuotuo dans tous ces mondes afin de l'habituer à vivre une vie jusqu'au bout et à quitter un monde sans regret. Ainsi le prologue avec la prison du temps est le moment de leurs premières retrouvailles. Voilà pourquoi Shi Jian ne se manifeste pas tout de suite et essaie de rejouer la scène du temple figé dans le temps. Mais le désespoir de Yan Tuo lui rappelle son objectif de lui faire connaître divers mondes et diverses vies, et ainsi débute leur voyage.



Notes du chapitre :
(1) Ah, Shi Jian passe vite au petit surnom d'amour !
(2) Cela a déjà été mentionné dans d'autres chapitres : Shijian peut s'écrire comme le Temps ou aussi le Temps scellé.






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