Arc 5 — Anéantissement, le Royaume du Temps
Chapitre Quatre-vingt-seize : Tu ne dois pas demander
En apparence Yan Tuo était calme et sûr de lui mais les rouages de son cerveau tournaient à plein régime. Quoi qu'il en soit, durant cette vie il n'avait pas l'intention de renoncer à cet humain et ne comptait certainement pas trouver une autre personne.
Étonné que sa proposition de mariage ait été aussi facilement acceptée, tous les tours que Shi Jian avait préparés au cas où ne lui furent tout à coup plus d'aucune utilité. Il assimila lentement la réalité, pressa la main de Yan Tuo et fit :
« Bon, alors tu as une idée de la date du mariage ?
– Le plus tôt sera le mieux, » répondit Yan Tuo sans hésiter.
Il n'était pas du genre à manger d'abord dans le bol et regarder ensuite dans la casserole. Une fois qu'il avait décidé de quelque chose, il l'accomplissait sans tarder.
L'annonce de leur mariage provoqua un remous de l'opinion publique dans l'Univers mais ils ne rencontrèrent que peu de résistance — surtout parce que peu de personnes ou de choses pouvaient s'opposer à eux.
Ce fut ainsi que sous l'attention générale, les deux jeunes gens réglèrent vigoureusement tous les problèmes des deux camps et se marièrent au printemps de l'année suivante.
La vie conjugale fut plutôt harmonieuse. Le seul reproche que pouvait faire le prince était que sa princesse n'était pas humaine : depuis que Yan Tuo était devenu humain, il ne se faisait pas traiter aussi tendrement que lorsqu'il était un chat. Tous les jours Shi Jian prenait dans ses bras, embrassait et caressait son bébé et le tourmentait souvent au lit sans pitié. Quant à la princesse récemment nommée, l'une des choses dont il se plaignait le plus était que le prince profitait souvent du fait qu'il n'était pas complètement humain : parfois quand ils étaient en plein ébats, Shi Jian se sentait un peu coupable de voir les yeux rouges de Yan Tuo qui se faisait tourmenter alors il le laissait souffler, se tournait pour lui verser de l'eau mais son prince en profitait aussitôt pour se changer en chaton. Il restait ensuite allongé paresseusement sur le lit et refusait de redevenir humain même si Shi Jian le cajolait.
Un jour Yan Tuo se rappela cette histoire de contrôler le temps et ré-aborda cet ancien sujet. Bien qu'il savait que Shi Jian était excellent dans tous les domaines, cette histoire était insensée.
Shi Jian réfléchit un moment puis embrassa le bout de son nez.
« En fait je ne sais pas comment l'expliquer, c'est une sorte de capacité innée. Dis-toi que c'est euh, le super-pouvoir que j'ai pour toi. »
C'est quoi cette histoire de super-pouvoir que tu as pour moi ? Yan Tuo se rappela ensuite la lettre d'amour de quinze pages qu'il avait écrite sous le nom de monsieur S. Ses oreilles devinrent rouges, il tourna la tête le plus possible et n'aborda plus jamais ce sujet.
Quand Yan Tuo monta sur le trône, l'Univers était entré dans une grande ère intersidérale sans précédent de développement pacifique. Le développement du Starnet et des technologies associées s'était accéléré et les communications, les échanges commerciaux et les échanges personnels entre les divers endroits de l'Univers devinrent d'une facilité sans précédent. Les restrictions sur les déplacements entre les divers recoins de l'Univers diminuaient peu à peu.
Grâce au développement prospère de l'économie et de la société, les domaines scientifiques et technologies étaient également entrés dans une période faste. La vie des gens et leur mode de pensées avaient peu à peu changé avec les avancées scientifique et technologique, la tendance à l'intégration politique et économique apparut peu à peu dans l'Univers. Les intelligences artificielles évoluées remplacèrent la main d'œuvre humaine afin de servir les humains tout en maintenant l'ordre social.
Quand les humains étaient entrés dans la première ère intersidérale, ils avaient dû affronter de nombreuses menaces interstellaires, voilà pourquoi des classes privilégiées comme l'Armée Fédérale de haut niveau et l'empereur qui contrôlaient le pouvoir militaire dans l'Univers étaient apparues. Durant cette nouvelle ère de paix et de stabilité, les dirigeants et autorités de ces classes se dissipèrent peu à peu et l'empereur joua de plus en plus un rôle purement symbolique.
Ya n Tuo se plia à l'ère du temps et annonça son abdication à son cent-quatre-vingtième anniversaire. Il n'avait eu ni enfant ni héritier durant sa vie alors la monarchie de l'Empire fut de ce fait dissoute.
Après son abdication, Yan Tuo et Shi Jian retournèrent à la galaxie de Yuluo pour leurs vieux jours.
Yan Tuo aimait se changer en chat et bronzer au soleil sur les genoux de Shi Jian. Shi Jian disait qu'il "voulait toujours autant faire le mignon, même vieux" puis il le serrait amoureusement contre lui sous le soleil tout en le grondant.
Un après-midi, Yan Tuo était allongé dans ses bras comme d'habitude et ferma lentement les yeux sous le soleil chaud de l'après-midi. Il cessa peu à peu de bouger. Au départ Shi Jian crut qu'il s'était endormi alors il le caressa comme d'habitude. Il finit par se rendre compte de quelque chose puis déposa un léger baiser sur le front de Yan Tuo et pressa sa petite patte.
Yan Tuo bougea légèrement sa patte comme s'il voulait tapoter la main de son amant mais il perdit toute force à mi-chemin.
Le temps total d'une personne était limité, le temps total du monde était limité et le temps où une personne pouvait exister dans un monde était également limité. Quand le temps était écoulé, la personne cessait d'exister, que ce soit une mort temporaire ou définitive.
Le temps de sa vie avait touché à sa fin.
Shi Jian serra gentiment sa patte puis ferma lentement les yeux à son tour.
Cet été, la chaleur rendit Yan Tuo irritable tandis qu'il était assis dans ses quartiers. Il finit par se lever, enfila la tenue en soie blanche et dorée pour sortir puis fit à ses deux intendants :
« Nous allons au temple. »
L'arrivée du jeune monarque fut un peu subite. Il sortit du carrosse, fit un signe de main à ses gardes de chaque côté pour leur dire de ne pas faire de bruit puis entra dans le temple escorté de ses deux intendants.
Le maître du temple se tenait dans la cour, les mains baissées. Il portait une tunique argentée avec de longues manches et des cheveux noirs qui tombaient jusqu'à sa taille. Il leva la tête vers les arbres de la cour. Un souffle de vent fit tomber de nombreuses feuilles de tallipot Une espèce de palmier géant. (1). Elles frôlèrent le bout des manches de la tunique avant de tomber au sol, le tout sous ses yeux gris pâles.
À ce moment Yan Tuo n'osait plus respirer de crainte de perturber cette scène qui s'offrait à lui.
Cependant le jeune homme tourna soudain la tête vers lui et l'inclina pour saluer le jeune roi :
« Votre Majesté. »
Dans le Royaume du Temps, du roi aux centaines de fonctionnaires, des trafiquants aux usuriers, tous vénéraient le dieu du Temps. Dans le royaume on trouvait des temples consacrés à ce dieu. Le plus grand temple se trouvait naturellement dans la capitale et les gens ordinaires n'avaient pas le droit d'y entrer. En tant que représentant de Dieu dans ce monde, le précepteur national guóshī : un titre donné à des religieux en Chine à partir de 550. (2) Shi Jian vivait dans le temple.
Yan Tuo dissimula les émotions contenues dans ses yeux et quand il regarda l'autre homme, il adopta le même ton respectueux :
« Quelque chose me tourmente depuis un certain temps et je voudrais demander conseil au précepteur national. »
Shi Jian le conduisit dans la salle intérieure et les deux intendants de Yan Tuo restèrent à l'extérieur pour monter la garde. Il n'y avait donc qu'eux deux dans la pièce et l'odeur de l'encens était particulièrement forte à cause du vent chaud d'été. Yan Tuo regarda du coin de l'œil l'homme tout près et son cœur se serra au moment où la porte se referma.
« Qu'est-ce qui vous tourmente, votre Majesté ? »
Après avoir fermé la porte, l'homme s'assit en face de lui. Son visage était calme, ses yeux montraient une légère inquiétude mais rien qui ne dépassait les limites de l'étiquette.
Yan Tuo baissa les yeux.
« Je m'inquiète ces temps-ci que Dieu me rejette si je ne me montre pas à la hauteur de ma position.
– Comment cela se pourrait-il ? »
Shi Jian le regarda avec douceur et calme puis fit d'un ton doux :
« Votre Majesté, savez-vous quelle est l'essence de notre héritage ? C'est le temps. Les richesses, le statut et le pouvoir laissés par nos ancêtres représentent tout ce qu'ils ont accumulé à travers les générations en consommant leur propre temps. Tout ce dont nous héritons est essentiellement l'héritage du temps mais ce n'est pas nous qui déterminons le statut de notre héritage.
« Votre Majesté, vous êtes prince depuis votre naissance. Vous avez hérité du trône à l'âge de dix-huit ans et jouissez d'un pouvoir et d'un statut suprême. Cela suffit amplement à prouver une chose. »
Ses yeux gris pâle se posèrent tranquillement et paisiblement sur Yan Tuo et il fit d'un son solennel :
« Votre Majesté est aimé par le Temps. »
Yan Tuo émit un son en réponse et contempla cet homme qui ne ressemblait en rien à un mortel. Puis il lui demanda son opinion sur d'autres affaires récentes du royaume comme s'il était le plus diligent des monarques.
Il n'osa pas révéler ce qui l'inquiétait vraiment. Il craignait que Dieu le rejette. Il craignait d'apporter le désastre sur son propre royaume mais pas pour la raison qu'il avait évoquée : parce qu'il éprouvait dans son cœur un désir indicible pour cet homme en face de lui, le précepteur national du Royaume du Temps et l'homme considéré comme le représentant de Dieu sur Terre. Il voulait faire sien cet homme au dessus du commun des mortels et détaché de ce monde.
Il était le roi du Royaume du Temps et tout devrait lui appartenir.
Mais il n'osa pas exprimer ses pensées à voix haute, il n'osait pas en parler à l'autre homme. Le précepteur national était le représentant de Dieu, le messager divin en ce monde et il ne pouvait pas se mêler au commun des mortels, encore moins éprouver de l'amour émotionnellement ou physiquement.
Ses pensées étaient pur blasphème.
Il pouvait avoir tout ce qu'il voulait sauf cet homme.
Il pouvait seulement se servir de son rang pour approcher cet homme l'air de rien, faisant de son mieux pour que les yeux de l'autre homme restent le plus longtemps possible posés sur lui et profiter de la moindre occasion pour un contact plus intime avec lui, comme une tentation involontaire. Cependant il n'osait pas franchir les limites, il n'osait pas aller plus loin et craignait de se faire démasquer par l'autre homme.
Shi Jian avait raison : il était né prince et depuis la naissance il n'avait jamais manqué de rien et jouissait du prestige. Il n'y avait qu'une seule personne et une seule chose dans ce monde qu'il n'osait pas demander.
Mais il ne savait pas combien de temps il pourrait encore tenir ainsi.
Il contempla les lèvres pâles s'ouvrir et se refermer et fut pris du désir de les embrasser. Il contempla la tunique grise de l'autre homme et fut pris du désir de la lui retirer de ses propres mains. Il voulait allonger cet homme sur l'autel et lui apprendre personnellement l'amour, la haine et le désir de ce monde, lui faire connaître la douleur de l'abstinence et la joie de l'indulgence, lui faire apprécier les plaisirs sensuels de ce monde, la difficulté de satisfaire ses désirs, le laisser sombrer à tout jamais dans ce monde mortel dont il était difficile de s'échapper.
Et bien sûr, le faire sien pour toujours.
Le jeune roi baissa les yeux, refoula en lui toutes les sombres pensées puis releva la tête vers le précepteur national, toujours digne et pur.
« Précepteur national, je suis fatigué. Arrêtons pour aujourd'hui, vous voulez ? »
L'homme cessa alors de parler et tendit la main pour aider le noble roi à se lever. Il rouvrit ensuite la porte et le raccompagna.
Le roi hocha légèrement la tête pour le saluer puis s'en alla. Il craignait que s'il restait trop longtemps avec lui, il ne pourrait plus se retenir.
Notes de Karura : Pour une fois c'est Yan Tuo qui a conscience de son désir en premier. Quant à Shi Jian, il semble froid et indifférent... Vous y croyez ?
Notes du chapitre :
(1) Une espèce de palmier géant.
(2) guóshī : un titre donné à des religieux en Chine à partir de 550.
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