Ancient Gods Sanctuary 20

Chapitre Vingt : Retour à Babelhu


C'était la première fois que Vanien se transportait — du moins dans ses souvenirs — et il n'apprécia pas du tout. La tête lui tourna et il tomba à genoux, se raccrochant solidement à la terre sous ses pieds... non, le sable. Éberlué, il leva la tête et vit que les allées pavées et les jardins verts d'Olympias avaient laissé place à un désert sombre. Il cligna plusieurs fois des yeux avant de comprendre ce qui n'allait pas.

« Mais il fait nuit ! » s'écria-t'il.

Il fut royalement ignoré par les dieux et ne reçut qu'un bref regard de la part de Murio. Ce fut Silène qui soupira et le saisit rudement par l'épaule pour le relever.

« Bien sûr qu'il fait nuit, marmonna-t'elle. Nous sommes très loin d'Olympias et le soleil s'est déjà couché dans cette partie du monde.

– Mais... mais... »


Bouche bée, les yeux écarquillés, Vanien n'était même pas capable d'exprimer son incrédulité. La chevalière aux cheveux verts roula des yeux.

« Tu pensais que le soleil éclairait le monde au même instant ? fit-elle avec une pointe de raillerie. Ah, les mortels et leurs croyances archaïques. »

Vanien rougit sous l'insulte.

« Je préfère mille fois être un mortel ignorant qu'un chevalier blasé et arrogant comme toi ! répliqua-t'il violemment.

– On se calme, les enfants, intervint Shao Paï. Gardez-en pour votre combat ! »

Myst Nail et elle observaient l'horizon.


Vanien se rendit compte qu'une tempête de sable faisait rage un peu plus loin dans cette direction mais c'était étrange : elle semblait localisée en un seul endroit et formait une sorte de sphère.

« On dirait une barrière, murmura Myst Nail.

– Et elle entoure Babelhu ou plutôt ce qu'il en reste, compléta Shao Paï.

– Rapprochons-nous. »

Le petit groupe se lança dans l'étendue déserte. Vanien se rendit compte que tout le monde autour de lui avait soudain revêtu de longues capes claires afin de se protéger du sable volant dans l'air à l'approche de la tempête. Il cligna bêtement des yeux : d'où sortaient ces vêtements ? À côté de lui, Murio le prit en pitié et murmura :

« Demande une cape à ton maître. »


Le chevalier blond inspira pour héler la déesse qu'il servait.

« Hé, maîtresse, vous pourriez pas... »

Le reste de sa phrase se perdit dans un gargouillement car Murio venait de plaquer une main contre la bouche du chevalier de la terre.

« Tu as perdu la tête ?! » siffla le chevalier de Myst Nail.

Il tourna les yeux vers les dieux qui ouvraient la route. Par chance, aucun d'eux n'avait entendu Vanien. Ce dernier parvint à libérer sa bouche pour protester :

« Ben quoi ? C'est toi qui m'a dit de...

– Pas de demander à voix haute, sombre abruti ! Tu dois le demander mentalement comme pour l'énergie, les objets, et tout le reste. Mentalement. »


Vanien hocha la tête, comprenant enfin, et s'exécuta en fermant les yeux comme une prière. Il sentit soudain un poids léger sur ses épaules et avec émerveillement, il rouvrit les yeux et constata qu'une cape était apparue pour la protéger du vent et du sable.

« C'est extraordinaire ! » rayonna-t'il.

Murio ne partageait guère son ravissement ; pour lui c'était tout à fait ordinaire, il n'y avait pas lieu de s'en émerveiller. Quant à Silène, elle leur avait seulement adressé un bref regard avant de se détourner de cette scène qu'elle jugeait pitoyable.

« Allez, fit Murio, on se remet en route. »

Encore tout heureux de son présent, Vanien le suivit avec entrain.


~*~


Quand ils arrivèrent près de l'emplacement de Babelhu, il était évident que le cœur de la tempête était tout proche : l'intensité du vent n'avait fait qu'augmenter au fur et à mesure de leur progression et les rafales de sable semblaient chercher à les repousser à tout prix. Mais c'était sans compter sur la ténacité des dieux antiques. Sur les derniers mètres, il leur avait même fallu ériger une protection invisible, autrement ils auraient été incapables d'avancer.

« La barrière est juste devant nous, » constata Shao Paï.

Normalement elle aurait dû hurler pour se faire entendre à cause du vent — et même en criant à pleins poumons, sa voix aurait été à peine audible — mais les pouvoirs divins s'avéraient pratiques dans toutes sortes de situations : elle se faisait entendre de chacun d'eux comme si elle leur murmurait directement à l'oreille.


Myst Nail tendit la main mais la recula bien vite quand des éclairs pourpres se formèrent autour, induisant une vive douleur.

« Ça nous empêche d'entrer, fit-il avec un sourire mauvais. Je ne sais pas qui a crée cette barrière mais on va bien voir combien de temps elle pourra me résister.

– Non ! intervint aussitôt Shao Paï en s'interposant devant lui. Laisse-moi m'en occuper. »

Le dieu du mal se renfrogna.

« Tu ne me crois pas capable de briser cette barrière ? se vexa-t'il.

– Oh que si, lui assura la déesse blonde, sauf que tu détruirais sûrement la moitié de l'Univers avec ! »

Vexé mais contraint de reconnaître qu'elle n'avait pas entièrement tort, le roi des dieux antiques s'écarta un peu et inclina brièvement la tête.

« À ta guise, » céda-t'il.

Shao Paï se tourna alors vers la barrière et tendit les mains en avant, faisant apparaître son épée.


Les dieux grecs avaient chacun un attribut bien distinct : c'était un objet qui incarnait leur pouvoir et leur volonté. Les dieux pouvaient le faire apparaître ou disparaître à leur guise, mais l'attribut ne pouvait exister que lorsqu'ils étaient incarnés. De plus comme il s'agissait d'une création, aucun autre dieu ne pouvait interférer avec l'attribut d'un autre, comme le modifier, le détruire ou le dématérialiser. Les dieux antiques, quant à eux, n'avait pas une telle chose. Cependant à l'époque où les dieux grecs apparurent et qu'il y eut inévitablement une comparaison entre les deux clans, les dieux antiques décidèrent de se forger une sorte d'attribut : une création personnelle qui concentrait une grande partie de leur pouvoir. Bien sûr, ce n'était qu'un substitut mais son usage avait fini par rentrer dans les mœurs. Par désir d'unité et de se distinguer en cela de leurs homologues grecs, les dieux antiques s'étaient mis d'accord sur un unique attribut, une épée, en autorisant toutefois des variations dans la forme et les couleurs. Cette volonté de se démarquer ne fut pas perçue par les dieux grecs qui la qualifièrent tout bonnement de manque flagrant d'imagination.


L'épée de Shao Paï était longue et aussi large qu'une main d'homme. Le pommeau était vert, orné au bout d'une améthyste brillante de la taille d'un œil. La lame était toujours tranchante et elle paraissait même luire aux extrémités. L'ensemble donnait l'impression d'être très lourd, bien trop pour une femme, mais cela ne posait aucun problème pour une déesse. Shao Paï effleura la barrière de la pointe de son épée, provoquant de nouveaux éclairs agressifs qui entrèrent en conflit avec la lueur de la lame. La déesse se concentra alors, fermant les yeux un bref moment pour rassembler sa volonté. La lame se mit à briller franchement et l'éclat argenté forma un tourbillon de petite intensité sur la surface de la barrière. Les éclairs s'affolèrent de plus belle mais furent contraints de reculer, créant ainsi une ouverture de la taille d'une porte. Furieux, les serpents électriques sifflèrent mais ils ne tentèrent pas de reprendre le terrain perdu, résignés à leur défaite pour le moment.


La déesse blonde baissa son épée avec un sourire satisfait.

« Nous pouvons passer, » fit-elle à ses compagnons.

Myst Nail fronça les sourcils en observant son œuvre.

« Pourquoi ne pas détruire toute la barrière ? » critiqua-t'il.

Shao Paï roula des yeux.

« Nous ne savons pas ce qui se cache derrière, répliqua-t'elle. Qui sait, elle sert peut-être à retenir quelque chose de dangereux. La destruction de cette barrière pourrait aussi avertir son créateur et je ne vois pas de raison de me battre contre lui ou elle dans l'immédiat. Quoi d'autre ? Ah oui, c'est aussi pour te montrer que l'on peut agir avec subtilité et que cela donne bien souvent d'excellents résultats ! »


Tout ce beau discours ne provoqua aucune réaction visible chez le dieu du mal. Il regarda à nouveau la barrière, puis finit par dire :

« Moi, je l'aurais détruite. »

Shao Paï ferma les yeux et compta mentalement jusqu'à dix, très lentement. Sans lui prêter plus d'attention, Myst Nail franchit la barrière par l'ouverture ainsi créée. La déesse de la destruction entra après lui, suivie par leurs chevaliers.


Vanien fut le dernier à passer, peu rassuré, et la première chose qu'il remarqua fut l'absence de vent. La tempête de sable qui faisait rage à l'extérieur était stoppée par la barrière et le changement était radical. Le ciel était redevenu clair et le chevalier blond put voir le premier quartier de lune ainsi que les nombreuses étoiles au firmament.

« Ciel artificiel, commenta Shao Paï en jetant un bref regard dans la même direction que son chevalier.

– Comment vous le savez ? s'étonna ce dernier.

– Quand on a le pouvoir de création, on sait faire la différence, » répondit-elle.


Myst Nail, quant à lui, se moquait éperdument du ciel. Il regardait droit devant lui, les sourcils froncés.

« Babelhu, » murmura-t'il.

Curieux de voir de ses propres yeux le palais où avaient vécu les dieux antiques pendait si longtemps et dont sa maîtresse lui avait parlé dans ses histoires, Vanien contempla à son tour l'immense bâtisse. C'était plus grand qu'un temple... non, plus grand que vingt temples ! Dire qu'un tel bâtiment avait été érigé dans le désert, loin de tout, rien que pour les dieux... Vanien se sentit envahi par un curieux sentiment, un mélange de vanité et d'humilité, comme si la part mortelle de son être était en conflit avec sa part de chevalier...


Le jeune homme blond s'ébroua et se concentra sur les autres membres de son groupe : ils semblaient perplexes eux aussi mais pour une toute autre raison.

« L'endroit est intact, nota Shao Paï. Ce n'étaient pourtant que des ruines quand nous sommes partis.

– Alors quelqu'un a dû le récréer, » conclut Myst Nail en haussant les épaules.

Mais Shao Paï n'en démordit pas :

« Tu veux dire, recréer le palais tout entier dans ses moindres détails ? Parce que même vu de loin, je peux te garantir que ce n'est pas une copie approximative. Excuse-moi d'insister mais un tel pouvoir de création ne court pas les rues. »


Le dieu du mal de dit rien mais lui lança un regard appuyé. Elle se hérissa.

« Non, je n'ai rien à voir avec ça, répondit-elle à l'accusation implicite. Tu connais mon amour pour cet endroit. Si tu te souviens bien, j'étais la seule à être ravie quand nous avons été obligés de détruire Babelhu. Rien ni personne au monde n'aurait pu me convaincre de le reconstruire. »

Le roi des dieux antiques soupira.

« Tu n'as jamais compris le principe de Babelhu, l'intention cachée derrière...

– Oh que si, rétorqua-t'elle. Je l'ai parfaitement compris, c'est bien pour cela que je n'aimais pas cet endroit. »


Vanien profita du moment de silence qui s'ensuivit pour poser discrètement à Murio une question qui le taraudait :

« Dis, pourquoi ils ont dû détruire Babelhu ? »

Le chevalier aux cheveux noirs et blancs soupira avant de répondre :

« C'est à cause d'un pari avec les dieux grecs... pari que nous avons perdu.

– Oh... »

Vanien songea qu'il aimerait bien entendre cette histoire un jour... sauf si bien entendu il finissait par retrouver ses souvenirs, puisqu'il était censé avoir assisté à tous ces événements si anciens. Mais comme la perspective de recouvrer les mémoire lui paraissait aussi lointaine que... oh, disons la lune et les étoiles dans le ciel, il attendrait plutôt le bon moment pour demander cette histoire à sa maîtresse.


La maîtresse en question s'avança vers l'entrée du palais, bien décidée à découvrir ce qui se cachait dedans. Myst Nail la suivit de près, sur ses gardes, et les chevaliers leur emboîtèrent le pas. Contrairement aux autres qui connaissaient très bien les lieux, Vanien découvrit l'intérieur du palais de Babelhu avec autant d'émerveillement que l'extérieur, voire davantage. De somptueuses tapisseries colorées recouvraient les immenses murs de pierre blanche. Elles représentaient des scènes divines, sur lesquelles Vanien se serait bien attardé mais il risquait alors de perdre son groupe de vue. Il emmagasina un maximum de détails dans sa tête, pressé d'en parler à ses compagnons lorsqu'ils les reverraient. Nul doute qu'ils se montreraient très intéressés.


Et les détails mémorables ne manquaient pas dans cette reconstitution de Babelhu : le sol marbré aux effets nuageux, les colonnes et les bas-reliefs finement sculptés. Au lieu de torches dont la fumée aurait stagné dans les couloirs et dont l'odeur aurait été trop présente, faute d'aération, il y avait des sphères lumineuses qui étaient non sans rappeler celles d'Olympias, mais en plus petites.


Le groupe se dirigea vers l'immense salle de réception où les dieux se réunissaient autrefois pour se divertir ou pour prendre d'importantes décisions. Le silence glacial des lieux céda progressivement la place à des bruits de conversation inaudibles. Myst Nail et Shao Paï avancèrent avec plus de prudence tandis que les sons gagnaient en intensité. Finalement, les dieux s'arrêtèrent derrière une entrée recouverte d'une épaisse tenture.

« On dirait qu'il y a une fête, » songea Vanien.

Shao Paï posa une main sur la tenture de velours doré puis fixa Myst Nail. Ce dernier hocha la tête après un moment de réflexion. Tendue, la déesse tira sur la tenture pour voir ce qui se cachait derrière. Elle se figea soudain, de même que les autres.


Il y avait bien une fête à laquelle assistait une trentaine de personnes qui semblaient converser gaiement au milieu de la musique, des boissons et de la nourriture. Mais quelque chose n'allait pas : les silhouettes étaient floues et se déplaçaient très lentement. Vanien se frotta plusieurs fois les yeux, croyant qu'un excès de sable avait brouillé sa vue, mais le problème ne venait pas de lui. Tout le reste de la salle était net : les murs, le sol, comme le haut plafond. Seul le centre était flou et indistinct. Même les sons étaient déformés, alors qu'ils auraient dû être compréhensibles à présent qu'ils se trouvaient dans la même pièce. On jouait apparemment de la musique mais les notes étaient toutes fausses et l'air méconnaissable. L'impression générale était plus que cacophonique.


Myst Nail observa tout cela avec perplexité.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? » murmura-t'il.

L'expression de Shao Paï se fit plus sombre que jamais.

« Les nôtres, » répondit-elle.

Comme il lui lançait un regard interloqué, elle poursuivit :

« Même sous cette forme, je peux les reconnaître. Ce sont les autres dieux antiques ainsi que leurs chevaliers, mais je ne sais pas ce qui leur est arrivé. »


Myst Nail avait clairement de la peine à y croire mais il ne mettait pas en doute la parole de la déesse de la destruction : il savait qu'elle était capable de reconnaître n'importe quel dieu ou chevalier quelle que soit son apparence. Si elle disait que ces silhouettes vagues étaient les dieux antiques, c'est que c'était vrai, même si cela semblait inconcevable. Myst Nail se sentit envahi par la rage : de toute évidence, ses compagnons était piégés dans cette parodie de Babelhu reconstituée et il comptait bien les en délivrer. Avant que Shao Paï n'ait pu le retenir, il s'avança au mépris de toute prudence et fit d'une voix claire et forte :

« J'exige de savoir ce qui se passe ici ! »


L'effet fut immédiat : la musique s'arrêta aussitôt de même que les conversations dont l'écho déformé mourut quelques secondes plus tard, puis les silhouettes tournèrent peu à peu la tête vers lui.

« Myst Nail, appela Shao Paï derrière lui, tu ferais mieux de reculer. »

Mais le dieu du mal était bien déterminé à découvrir ce qui était arrivé aux siens, quitte à se mettre en danger.

« Mes amis, que faites-vous tous ici ? »

Seul le silence inquiétant lui répondit. Les silhouettes fantomatiques le fixaient en silence puis elles levèrent lentement les bras au-dessus de leurs têtes, parcourues d'un frémissement qui prit de l'ampleur. Leurs bouches s'ouvrirent, trous béants dans des visages flous, et un cri en jaillit, gagnant peu à peu en intensité. Vanien sentit la chair-de-poule le parcourir. Il aurait volontiers fui mais il ne pouvait abandonner sa maîtresse.


Les bras s'abaissèrent soudain en direction de Myst Nail dans un bel ensemble et les silhouettes informes se mirent à converger lentement vers lui. Pourtant le roi des dieux antiques ne broncha pas, même quand les plus proches furent en mesure de le toucher. Shao Paï retint un juron en faisant un pas vers lui : le gros souci avec les dieux, c'était qu'ils se sentaient si invulnérables qu'ils n'avaient plus aucune conscience du danger, même quand ils y faisaient face. Mais la déesse fut devancée par Silène et Murio qui volèrent au secours de leur maître. Quitte à se faire punir ensuite, les deux chevaliers le saisirent chacun par un bras au moment même où la main brouillée d'un des dieux toucha son torse, alors que le chorus des voix déchaînées atteignait son paroxysme...


Avec horreur, Shao Paï eut l'impression que le temps s'était figé. Seul le battement de son cœur était audible et il semblait bien lent au vu des circonstances. Puis le corps du dieu du mal fut agité d'un sursaut et le temps repris son cours. Mais ce n'était pas synonyme de soulagement, loin de là. Bien au contraire, le mal était fait : le roi des dieux antiques ainsi que ses chevaliers toujours accrochés à lui commençaient à devenir de plus en plus flous comme si l'état des autres dieux les avaient contaminés. Shao Paï eut beau cligner des yeux plusieurs fois, cela ne changea rien. Les autres silhouettes brouillées entourèrent leurs proies, prêtes à accueillir ceux qu'ils venaient de contaminer.


« Maîtresse ! retentit soudain la voix apeurée de Vanien. Que faisons-nous ? »

Cela sortit Shao Paï de sa stupeur et la colère prit le pas sur le choc. Son visage s'assombrit d'un air terrifiant.

« N'y songez même pas ! » marmonna-t'elle en s'adressant aux spectres devant elle.

Elle s'avança à son tour résolument.

« Ne le touchez pas ! s'écria-t'elle d'une voix forte et autoritaire. Je vous défends de l'emmener avec vous ! »

Vanien n'en crut pas ses oreilles : la voix de sa maîtresse n’était plus la même. Non seulement elle était plus profonde et grave, mais elle semblait s’imprimer dans votre esprit et ne laissait aucune place à la contestation. Et de ce fait, les dieux brouillés s'étaient arrêtés de hurler et de bouger. La déesse de la destruction semblait les commander.


« Reculez, » reprit-elle sur le même ton.

Les ombres obéirent aussitôt. Le regard de Shao Paï s'adoucit en voyant qu'ils avaient renoncé à absorber Myst Nail. Elle s'approcha de lui mais ses yeux étaient toujours posés sur l'assemblée indistincte.

« Je vous promets de revenir vous délivrer, leur assura-t'elle d’une voix plus douce. Patientez encore et je mettrai fin à votre captivité. »

Il était impossible de dire s'ils l'avaient comprise ou non. En tout cas ils oscillèrent un moment, puis la musique discordante reprit sur un ton plus doux et les ombres divines se détournèrent d'eux pour rejoindre le centre de la pièce et reprendre leur brouhaha, comme avant l'arrivée des intrus.


Shao Paï se tourna enfin vers Myst Nail, la mine soucieuse. Elle fut en partie soulagée en constatant que sa transformation s'était arrêtée mais elle ne paraissait pas non plus s'inverser : ses contours étaient légèrement brouillés, son visage un peu flou, ses yeux d'ordinaire si lumineux semblaient voilés. Ses chevaliers étaient dans le même état que lui. La déesse blonde plissa le front. Vanien s'approcha craintivement d'elle.

« Maîtresse, demanda-t'il à voix basse pour ne pas éveiller l'attention des autres dieux, que leur arrive-t'il ?

– Ils étaient en train de devenir comme les autres, expliqua-t'elle en désignant l'assemblée indistincte.

– Oh... »


Le chevalier blond lança un regard encore plus méfiant vers les silhouettes floues qui ne semblaient plus leur porter attention.

« Ils ne vont pas recommencer, hein ? s'inquiéta-t'il.

– Non, répondit sa maîtresse en secouant la tête, je leur ai dit de reculer.

– Ah ? Et... comment vous avez fait pour qu’ils vous obéissent ? »

Shao Paï ne s'expliqua pas davantage.

« Nous allons faire sortir d'ici Myst Nail et ses chevaliers, et... arrête ça tout de suite ! »


Vanien sursauta et la main qu'il avait tendue pour la poser sur Murio se suspendit dans l'air.

« Nous ignorons à quel point ils ont été contaminés, expliqua la déesse, et nous risquons peut-être de devenir comme eux en les touchant. »

Pour le coup Vanien recula bien loin du trio immobile.

« Alors comment on va faire pour les transporter si on ne peut pas les toucher ?

– Arrête de penser comme un mortel, » fut la réponse lasse.

En effet, les dieux n'avaient que peu de soucis d'ordre pratique. Il suffisait d'avoir de l'imagination.


Cela n'était pas un problème pour Shao Paï de devoir transporter trois personnes sans les toucher : elle manipula leurs corps par la pensées, les faisant s'allonger en suspension à quelques pieds au-dessus du sol. Vanien en resta bouche bée.

« Quittons cet endroit, » marmonna la déesse en se dirigeant vers le couloir.

Les trois corps lévitèrent à sa suite. Vanien s'empressa de faire de même, craignant de rester seul avec les dieux prisonniers. La musique décrût progressivement tandis qu'ils s'éloignaient de la salle principale et le chevalier de la terre put enfin respirer plus librement.


« C'était vraiment bizarre ! commenta-t'il. Bizarre et effrayant ! »

La déesse ne répondit rien. Loin de se décourager, Vanien reprit :

« On est vraiment obligés de marcher jusqu'à la sortie ? On ne pourrait pas... comment dit-on déjà... se transporter directement chez nous maintenant ?

– Il n'y a pas de chez nous, le reprit sa maîtresse. C'est uniquement ma demeure. »

Vanien grimaça mais ne se tut pas pour autant.

« Oui, enfin bon, vous voyez ce que je veux dire. Alors, on peut ? »


Shao Paï soupira. En temps normal, elle n'avait jamais eu beaucoup de patience pour ses chevaliers mais les avoir amnésiques et bavards, cela devenait insupportable.

« Si on se transfère trop près des autres, expliqua-t'elle quand même, il se peut qu'ils nous suivent. »

En apprenant cela, Vanien ne dit plus rien et pressa le pas tout en lançant des regards apeurés par-dessus son épaule. Finalement ils quittèrent Babelhu sans encombres. La brèche dans la barrière les attendait toujours et la déesse y fit passer les corps flottants. Une fois à l'extérieur du dôme, la tempête de sable reprit de plus belle mais elle n'eut pas le temps d'importuner le groupe : Shao Paï les transporta aussitôt loin de cet endroit si dangereux.


~*~


Au lieu de se concentrer sur l'entraînement de ses deux compagnons, Éland avait clairement l'esprit ailleurs. Il ne semblait montrer plus aucune patience, changeant d'activité au premier signe d'échec. Sans grande originalité, il avait repris les exercices suggérés par leur maîtresse : Ménestan et Alinda devaient chacun manipuler leur élément pour effectuer des tâches bien précises. Mais aucun des deux n'arrivait à rien et cela enrageait le chevalier du feu, au point qu'il finissait par se montrer blessant envers ses compagnons.

« Mais bon sang, Vanien et moi y sommes bien arrivés, alors pourquoi pas vous ?! s'écriait-il fréquemment. Vous ne faites vraiment aucun effort ! »

Si Ménestan supportait ces tirades avec fatalisme, il n'en était pas de même pour Alinda dont la patience s'épuisait rapidement.


La jeune femme finit par exploser après un nouvel échec et une nouvelle gueulante.

« Arrête un peu de nous crier dessus comme ça ! protesta-t'elle. Je te jure, Éland, tu vas finir par devenir pire qu'elle ! »

Cette allusion à leur maîtresse ne fit rien pour calmer le chevalier du feu, bien au contraire.

« Alinda, il serait grand temps que tu lui témoignes un peu plus de respect ! C'est notre maîtresse et je ne tolérerai pas plus longtemps ton insolence envers elle ! »


Alinda redressa la tête.

« Ce n'est pas ma maîtresse, répliqua-t'elle avec hostilité. Je n'ai pas demandé à ce qu'elle fasse irruption dans ma vie pour m'enlever à ma famille et me jeter dans un combat dont je me moque totalement ! »

Les deux jeunes gens étant à bout, ils finissaient par lancer tout ce qui leur passait par la tête, quitte à le regretter par la suite. Impuissant, Ménestan savait que toute intervention de sa part serait malvenue et ne ferait qu'envenimer la situation.


Éland fit un geste large du bras.

« Hé bien, si c'est comme ça, tu n'as qu'à t'en aller ! siffla-t'il. Je ne te retiens pas ici ! »

Un peu ébranlée, Alinda croisa les bras en signe de défi et releva le menton.

« Ah, vraiment ? Et que diras-tu à ta chère maîtresse lorsqu'elle reviendra et qu'elle remarquera que je ne suis plus là ?

– Tu crois vraiment qu'elle remarquera ton absence ? railla Éland. Ce n'est pas comme si tu allais nous manquer, de toute façon. Tu ne sais que te plaindre sans arrêt et pleurnicher sur ta famille ! Tu n'es qu'un poids mort qui nous encombre et nous serons bien mieux sans toi ! »


La jeune femme écarquilla ses yeux noisettes, frappée par la dureté du ton et des paroles. Toute son attitude rebelle disparut et elle cligna plusieurs fois des yeux pour refouler ses larmes.

« Je... Tu ne penses pas vraiment ce que tu viens de dire ? » s'enquit-elle d'une voix hésitante.

Mais Éland était trop en colère pour remarquer le changement en elle.

« Si, c'est exactement ce que je pense ! Un chevalier sans pouvoir n'est qu'un fardeau inutile ! »

Alinda serra les poings et se mit à trembler à la fois de frustration et de rage. Incapable d'évacuer ses émotions, elle resta figée sur place.


Ménestan estima qu'il était finalement temps qu'il intervienne avant que la situation ne devienne catastrophique.

« Éland, commença-t'il en s'approchant de son camarade, tu devrais...

– Non, c'est terminé ! le coupa le jeune homme. J'en ai assez de ses caprices de mijaurée ! J'ai bien mieux à faire que de perdre mon temps avec elle ! »

Il lança un regard méprisant à la concernée qui n'avait toujours pas bougé.

« Et alors, qu'est-ce que tu attends pour t'en aller ? lui fit-il. Allez, pars, tu es libre ! »


Comme Alinda ne faisait toujours pas mine de vouloir partir, Éland projeta quelques flammes dans sa direction. Elle recula d'un pas avec un cri de stupeur.

« Éland ! protesta l'autre chevalier, tu dépasses les bornes ! »

Mais ce dernier semblait être devenu sourd à toute raison. Il poursuivit son attaque, faisant reculer la chevalière jusqu'aux limites du jardin. Finalement satisfait, il la toisa une dernière fois :

« Là, fit-il, et que je ne te revois plus jamais ! »

Tétanisée, la jeune femme se laissa tomber à genoux sur les pavés.


Éland lui tourna résolument le dos et s'éloigna.

« Viens, Ménestan, appela-t'il. Maintenant que le poids mort n'est plus là, nous allons pouvoir poursuivre l'entraînement en toute tranquillité ! »

D'un air chagrin, l'autre chevalier s'approcha d'Alinda et s'accroupit près d'elle.

« Écoute, il ne faut pas lui en vouloir, fit-il à voix basse. Je crois qu'il s'inquiète énormément pour notre maîtresse et c'est pour ça qu'il est si irritable. »

Comme la jeune femme restait muette, il poursuivit :

« Il ne faisait que passer ses nerfs sur toi, c'est tout. Je ne dis pas qu'il a raison mais... laisse-lui du temps pour se calmer et ne prends pas trop à cœur ce qu'il t'a dit. Il ne le pensait pas vraiment, tu sais. »


Voyant qu'il ne tirerait aucune réaction d'elle, il se releva en soupirant.

« Ménestan ! lui parvint la voix irritée de leur meneur.

– Je ferais mieux d'y aller. Retourne à l'intérieur te reposer un peu, Alinda. Je te promets que ça ira mieux après. »

Toujours aucune réponse. Craignant d'irriter davantage Éland, Ménestan se dépêcha de le rejoindre. Juste avant de contourner le bâtiment, le jeune homme lança un regard en arrière et fut soulagé de voir Alinda se diriger à l'intérieur. Elle suivait bien son conseil. Il pouvait à présent se concentrer sur l'entraînement et fournir plus d'effort, peu désireux de fournir à Éland l'occasion de passer ses nerfs sur lui, cette fois.


~*~


« Il peut bien penser ce qu'il veut, je m'en moque, » marmonna Alinda dans le silence des couloirs.

Elle marchait d'un pas rapide, ignorant les portes qui s'offraient à elle de chaque côté. De ce fait, le couloir se prolongeait à l'infini ou peut-être qu'elle tournait simplement en rond sans s'en rendre compte. Peu lui importait de toute façon car les mots d'Éland résonnaient dans sa tête sans qu'elle puisse les oublier.

« Je ne suis pas un poids mort ! s'écria-t'elle subitement. Il se donne des grands airs, tout ça parce qu'il a été le premier à récupérer ses pouvoirs, mais même les Furies ont dit qu'il était minable. Bien fait pour lui ! Je parie qu'il ne tiendra pas dix secondes devant ce Murio... »


Mais même si elle était furieuse contre le chevalier du feu, Alinda savait qu'elle ne souhaitait pas sa mort. Depuis leur première rencontre, elle s'était sentie attirée vers lui à cause de sa bravoure dans une situation complètement déroutante, mais aussi de sa gentillesse. Il la faisait rire par sa franchise maladroite et dans ces moments-là, elle en oubliait totalement sa famille qui lui manquait. Elle ignorait si ces sentiments étaient nouveaux ou bien s'il s'agissait d'un écho du passé mais elle s'en moquait bien. Afin qu'il la remarque à son tour, elle avait combattu sa peur et s'était réfugiée derrière des remarques cinglantes et agressives tandis qu'au fond d'elle, elle voulait uniquement que tout cela ne soit qu'un rêve dont elle allait vite se réveiller.


Un rêve... plus les jours passaient, plus cela ressemblait à un cauchemar. Et pour couronner le tout, cette dispute avec Éland... Ménestan avait entièrement raison, le jeune homme s'était seulement défoulé sur elle, elle ne devait pas se sentir personnellement visée. Pourtant, tout ce qu'il avait dit était exact : sans ses pouvoirs, Alinda serait un poids mort pour les autres. Il était également vrai qu'elle n'avait guère fait d'efforts pour les retrouver.


La jeune femme serra les poings. Il était hors de question que le jour du combat, Éland ou un autre doive la protéger. Ce n'était pas parce qu'elle était une femme qu'elle était faible. Il suffisait de regarder leur maîtresse... euh non, c'était un très mauvais exemple en fait puisque cette dernière avait aussi été un homme. Mais bon, il y avait plein d'autres déesses puissantes sans parler d'autres chevalières comme les Furies ou bien Silène. Alinda n'avait jamais assisté à un combat et tout cela lui paraissait bien théorique mais quelque part au fond d'elle, elle sentait qu'elle pouvait se montrer forte, elle aussi. Leur maîtresse ne leur avait-elle pas dit que ses chevaliers n'étaient pas des minables ? Quelqu'un d'aussi puissant que la déesse de la destruction ne perdrait pas son temps à entraîner des faibles, Alinda devait s'en convaincre. Si elle pouvait retrouver ses pleins pouvoirs, alors elle montrerait à Éland qu'elle n'était pas un poids mort. Elle pourrait aussi l'impressionner et gagner son estime. Mais pour cela elle devait prendre des risques. Il n'y avait pas d'autre solution.


Son choix enfin fait, Alinda s'arrêta net et se tourna vers la droite pour faire face à une porte. Son visage était résolu. Elle posa la main sur le battant en bois. Ses lèvres s'ouvrirent pour exprimer sa volonté de vive voix mais elle se ravisa et se contenta de penser à ce qu'elle voulait, puisque tout n'était question que de concentration. Elle inspira profondément, ouvrit le battant et prit un instant pour contempler ce qu'elle avait désiré : une pièce sans fin remplie d'eau. La gravité fit soudain une rotation à 90° et Alinda tomba à travers la porte qui se referma aussitôt derrière elle avant de disparaître. Entourée d'eau, sans aucune issue, elle ferma les yeux et chercha le pouvoir au fond d'elle. Elle aurait plutôt intérêt à le trouver, et très vite... avant de périr noyée !






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