Chapitre Vingt-Quatre : Libre
Myst Nail ne fut pas du tout ravi d'apprendre que certains des leurs avaient voulu attaquer Zeus et Héra pendant le dîner. Il apprécia encore moins le fait que Shao Paï refuse de lui donner les noms. Mais la déesse de la destruction ne se laissa pas intimider, estimant que le fait d'avoir fait échouer leur plan suffisait largement. Du coup Shao Paï préféra laisser passer plusieurs jours avant de rappeler à Myst Nail ce qu'il avait annoncé à Zeus durant le dîner : il ne forçait plus aucun dieu à rester à Babelhu. Shao Paï aspirait plus que tout à retrouver sa liberté mais elle savait qu'elle devait manœuvrer en douceur pour faire accepter cette idée au souverain. Cela signifiait qu'elle devrait certainement patienter quelques semaines, mais elle n'était plus à ça près.
De ce fait, presque trois semaines s'étaient écoulées lorsqu'elle eut une opportunité sur laquelle elle ne comptait presque plus.
« Éland vient de se réincarner, » annonça-t'elle à Myst Nail.
Le dieu du mal lui lança un regard circonspect. Elle était venue le trouver dès qu'elle avait ressenti le retour de son chevalier.
« Et alors, quelle sensation ça fait ? s'enquit-il.
– Mmm, c'est comme une certitude. Je peux à nouveau sentir sa présence, un peu comme une sangsue revenue se coller à moi ! »
Myst Nail eut un léger sourire amusé tandis que les chevaliers présents, Ménestan, Silène et Murio, conservaient un visage neutre afin de dissimuler leur effarement et leur indignation devant cette comparaison peu flatteuse.
« Je t'assure, ça fait le même effet, poursuivit la déesse noire. Tu sens vraiment la différence quand ils sont là et quand ils ne sont pas là.
– J'imagine. »
Shao Paï s'arma de courage devant la prochaine étape.
« Par contre, il ne fait pas mine de vouloir revenir et ne répond pas à mes appels. Je vais devoir aller le chercher moi-même. »
Myst Nail croisa son regard.
« Ah bon ? ce ne serait pas plus simple d'envoyer un de tes chevaliers pour le récupérer ? » suggéra-t'il lentement.
La déesse de la destruction tâcha de prendre un air nonchalant.
« Tu sais bien que je ne leur fais pas confiance. Et je les soupçonne de couvrir peut-être Éland.
– Pourquoi ton chevalier refuserait-il de revenir ?
– Va savoir. Il est possible qu'il soit trop jeune encore pour me répondre et qu'il a besoin de me voir en personne ? »
Myst Nail l'observa un moment en silence. Elle fit en sorte de ne pas laisser paraître son impatience.
« Je vois, répondit-il finalement en détournant le regard. Eh bien, comme je l'ai dit à Zeus, tu es libre d'aller où tu veux. »
C'était comme une douce musique aux oreilles de la déesse. Libre, enfin !
« Je sais, fit-elle comme si elle n'en avait jamais douté, mais je tenais simplement à te prévenir de mon départ. Simple courtoisie. »
Elle s'apprêtait à quitter la pièce quand elle l'entendit demander dans un souffle :
« Est-ce que... tu comptes revenir un jour ? »
Cela ternit un peu son allégresse. Elle n'avait pas vraiment songé au long terme, même s'il était clair qu'elle comptait bien profiter de sa liberté retrouvée plus que quelques heures. Mais après...
« Non, se reprit Myst Nail, oublie ça. C'est juste que... ne disparais pas à nouveau mille ans, c'est tout.
– Myst Nail, je...
– Tu peux y aller, fit-il plus sèchement. Le monde t'attend ! »
Elle comprit qu'il ne souhaitait pas en dire plus. Elle quitta ses appartements.
Dans le couloir, Ménestan osa demander :
« Maîtresse, pouvons-nous tous vous accompagner pour rejoindre Éland ? Nous nous sommes beaucoup inquiétés pour lui !
– Vous n'étiez pas sûr qu'il pourrait se réincarner ? s'étonna-t'elle. Vous aviez pourtant assuré en être capables.
– Eh bien... on le sait au fond de nous mais... entre savoir et expérimenter, il y a une différence.
– Alors j'ai bien fait de mener cette expérience, finalement. Vous voilà rassurés. »
Ménestan eut un sourire crispé. Forcer Éland à se tuer juste pour expérimenter leur capacité à se réincarner ne pourrait jamais être une bonne chose. Mais ce qui était fait était fait.
« Oui, reprit la déesse, vous allez tous m'accompagner. De toute façon nous quittons Babelhu alors je n'allais pas vous laisser ici.
– Merci, maîtresse ! » rayonna le chevalier de l'air.
Shao Paï fut indifférente à sa gratitude mais peu importait au chevalier qui s'empressa de transmettre la nouvelle à ses deux compagnons.
Shao Paï quitta donc Babelhu sans prévenir d'autre dieu. Elle ne voulait pas perdre de temps dans les au revoir et de plus, elle craignait secrètement que cela ne laisse le temps à Myst Nail de trouver un moyen de la retenir. Ses chevaliers la suivirent avec excitation, que ce soit le fait de retrouver Éland ou de retourner dans le monde des mortels qu'ils n'avaient que très peu exploré.
Éland s'était réincarné à Hiram, une grande ville au nord d'un océan. Tout comme l'avait dit Shao Paï, il lui avait fallu des "parents" mortels et il venait à peine de naître. Elle n'avait pas totalement menti à Myst Nail en disait que son chevalier ne pouvait pas la rejoindre tout de suite mais cela ne voulait pas dire non plus qu'elle n'aurait pas pu régler le problème sans quitter Babelhu. Bien qu'Éland soit physiquement un nourrisson, son esprit restait celui d'un chevalier.
« Neuf mois d'attente pour se réincarner, murmura-t'elle pour elle-même. Je me demande si on peut raccourcir ce délai. »
Mais elle n'allait pas tout de suite se lancer dans une nouvelle expérience !
La "famille" d'Éland vivait dans un quartier populaire à la périphérie de la ville, au pied des remparts. Ce ne fut pas dur de les trouver grâce au lien qui unissait un chevalier à son maître. Shao Paï et ses autres chevaliers observèrent la modeste maison de loin. Il y avait déjà cinq enfants avant lui, aucun n'ayant plus de dix ans. Le père travaillait comme chez le boucher du quartier et la mère s'occupait tant bien que mal de leur logis. Tout cela montrait un statut social peu élevé. Shao Paï sut comment récupérer le nouveau-né en douceur. Elle ne se serait pas gênée de l'enlever sinon, mais si elle pouvait éviter un drame — et s'amuser aussi, tant qu'à faire !
Elle se vêtit d'une belle robe, mais pas trop luxueuse, et se recouvrit d'une cape brodée. Quant à ses chevaliers, Alinda se retrouva avec une robe ressemblant à celle de sa maîtresse mais en moins riche, et les deux hommes furent vêtus comme des gardes privés.
« Suivez-moi et ne dites rien, » leur ordonna leur maîtresse.
Elle s'approcha de la pauvre demeure, attirant l'attention des badauds sur leur passage. Les deux gardes jouèrent leur rôle en repoussant les plus insistants. La mère, qui vidait un seau devant la porte, leva un regard fatigué sur eux.
« Femme, lança Shao Paï avec une pointe de supériorité, c'est toi qui viens d'avoir un enfant ? Un garçon ? »
La jeune mère acquiesça, l'incompréhension se lisant sur son visage. Shao Paï reprit avec un sourire entendu :
« Alors j'ai une proposition qui devrait t'intéresser, je crois. »
La femme sembla se méfier mais son regard s'illumina en remarquant la riche robe sous la cape. Elle les fit entrer. La pièce unique était petite mais propre. Sur les cinq autres enfants, il n'y avait que deux filles qui aidaient leur mère à nettoyer la maison et préparer le repas. Quant à Éland, il était allongé dans un panier près de la table. L'une de ses sœurs était chargée de le surveiller tout en épluchant des légumes tandis que l'autre allumait le feu dans l'âtre. Les enfants furent surprises de voir des inconnus arriver chez eux.
« Les filles, allez chercher de l'eau au puits, » fit la mère.
Elles se levèrent sans protester et quittèrent la maison, mais la curiosité se lisait sur leurs visages enfantins.
Une fois seuls, la mère invita Shao Paï à s'asseoir à la table puis elle prit son nouveau-né dans ses bras. Bébé Éland les regarda avec une concentration inhabituelle chez un enfant de quelques jours. Les autres chevaliers ne cachèrent pas leur fascination de voir leur camarade à l'état de nourrisson. Quant à Shao Paï, elle ne lui accorda qu'un bref regard mais sentit qu'il tentait de la contacter mentalement. Elle le repoussa comme un moucheron.
« Plus tard, » commanda-t'elle par la pensée.
Bébé Éland eut un hoquet et sa mère émit un bruit rassurant.
« Allons, mon bébé, tout va bien, » murmura-t'elle.
Elle releva les yeux vers ses visiteurs.
« Je t'écoute, »fit-elle.
Shao Paï ne perdit pas de temps.
« Ma maîtresse a un besoin urgent d'un garçon nouveau-né, expliqua-t'elle. Bien entendu tu seras largement dédommagée. »
À la mention d'argent, le regard de la femme s'illumina mais sa conscience la taraudait un peu et son étreinte se resserra instinctivement sur son fils. Elle avait entendu tellement d'histoires sur des enfants vendus qui finissaient comme esclaves sexuels ou pire encore. Elle était peut-être pauvre avec six bouches à nourrir désormais, mais pas à ce point.
« Que veut-elle en faire ? s'enquit-elle, craignant de savoir.
– Elle vient d'avoir son premier né mais... c'est une fille. Le maître n'est pas encore au courant.
– Ah... »
La perspective était encore plus intéressante. Le fait de savoir que son fils serait élevé comme l'héritier d'une riche famille aidait à faire accepter l'idée de le vendre.
« Pourquoi moi ? » insista-t'elle.
Shao Paï haussa les épaules.
« Tu es la première femme qu'on m'a indiquée, voilà tout. Mais si tu n'es pas intéressée, je suis sûre que d'autres femmes ont eu un fils ces derniers jours. »
Elle fit mine de se lever, sachant pertinemment que ce n'était qu'une question de secondes avant que...
« Non, c'est bon ! protesta la mère. Ce sera bien mieux pour mon fils de grandir dans une famille aisée, pas vrai ? »
La déesse lui sourit avec détachement.
« Bien sûr, tu fais le meilleur choix pour lui. Sommes-nous d'accord ou bien dois-tu d'abord en parler à ton homme ? »
La femme secoua rapidement la tête.
« Non, c'est bon. Je lui expliquerai à mon retour. L'enfant est à toi.
– Entendu. Il est clair qu'aucune rumeur ne devra jamais parvenir à l'oreille de mon maître.
– Ne t'en fais pas, nous ne dirons rien ! Nous dirons aux voisins que l'enfant est mort durant la nuit. Personne ne se posera de question. »
Un mince sourire étira les lèvres de la déesse.
« Bien, tu es très maligne. Je crois que j'ai fait le bon choix. »
Shao Paï fit signe à Vanien et ce dernier se retrouva soudain avec un sac de pièces de cuivre qu'il posa sur la table. Shao Paï l'ouvrit, remua un peu les pièces afin de les montrer à la mortelle qui se retint de justesse de sauter dessus. Shao Paï se tourna vers sa chevalière :
« Alinda, prends l'enfant. »
La chevalière de l'eau obéit, à la fois heureuse de retrouver Éland et gênée de le voir sous cette forme vulnérable. Le bébé fit sa tête des mauvais jours en supportant de devoir se laisser porter. Alinda le cacha sous sa cape tandis que leur maîtresse se levait.
« N'oublie pas, fit-elle à la mortelle en se dirigeant vers la porte, nous ne sommes jamais venus ici. »
La femme acquiesça et attendit qu'ils soient partis pour plonger la main dans le sac de pièces, les yeux brillants de bonheur.
Quand son époux revint le soir, il ne fut pas heureux qu'elle eut vendu leur fils mais l'argent servit à apaiser sa colère. Quant aux voisins, même si on leur dit que le bébé était mort durant la nuit, certains avaient vu les riches visiteurs entrer et partir et les rumeurs se propagèrent, surtout quand la famille se mit à jouir d'une nouvelle prospérité. Mais personne ne vint leur reprocher d'avoir vendu leur enfant car en ces temps difficiles, tous les moyens étaient bons pour survivre. Dans les années qui suivirent, les parents d'Éland songèrent à lui de temps en temps, surtout le soir avant de s'endormir. Pour se consoler, la mère imaginait son fils en jeune seigneur d'une riche famille. Elle se rendit même plusieurs fois dans les beaux quartiers et scruta les nobles familles avec de jeunes garçons dans l'espoir de l'apercevoir. Mais elle ne le revit jamais. Cependant, la famille ne fut pas malheureuse pour autant et Éland finit par devenir un vague souvenir, oublié des générations suivantes. Ainsi va le temps pour les mortels.
Ils se transportèrent dans une clairière déserte près d'un petit étang. Shao Paï se tourna alors vers ses chevaliers qui n'avaient d'yeux que pour leur chef dans les bras d'Alinda.
« Oooh, il est tout petit, notre Éland ! se moquait Vanien.
– C'est fou, c'est vraiment lui, fit Alinda en le tenant à bout de bras pour mieux l'observer. Il n'a pas changé d'apparence.
– Et pourquoi l'aurait-il fait ? nota Ménestan. Je me demande plutôt s'il va mettre longtemps à grandir... »
Même s'il venait à peine de naître, le jeune Éland avait les yeux bien ouverts et comprenait parfaitement ce qui se disait autour de lui. Et il avait l'air très ennuyé par ce qu'il entendait.
Shao Paï toussota et les trois chevaliers adultes se rendirent compte de leur comportement trop désinvolte. Ils s'inclinèrent devant elle.
« Pardonnez-nous, maîtresse, fit Vanien, c'est juste que...
– C'est la première fois qu'on le voit comme ça, compléta Ménestan. Ça fait bizarre.
– Eh bien, ne vous y habituez pas trop, conclut Shao Paï. Il ne me sert à rien dans cet état. Alinda, pose-le par terre. »
La jeune femme obéit avec beaucoup de précautions avant de s'éloigner un peu. Shao Paï fixa le nouveau-né et lui donna enfin l'ordre qu'il attendait :
« Vas-y. »
Une vive lumière entoura le nourrisson mais elle se dissipa très vite. Shao Paï sentit le léger transfert de pouvoir vers son chevalier, vraiment comme une sangsue qui lui prenait du sang, mais mieux valait ça que de le pouponner pendant des années. Éland reprit ainsi sa forme adulte — sans oublier de se vêtir bien entendu — et son premier geste fut de s'incliner devant la déesse.
« Maîtresse, fit-il, conformément à vos ordres, je me suis réincarné et j'ai attendu votre signal.
– Bien, répondit la déesse, nous sommes à présent certains que vous pouvez également vous réincarner. En plus cela m'a donné un bon prétexte pour quitter Babelhu. »
Éland plissa le front, comprenant enfin la raison cachée derrière l'ordre cruel de sa maîtresse. Il dissimula son sourire : la déesse avait beau clamer qu'elle n'avait pas besoin d'eux, elle n'hésitait pas à les intégrer dans ses plans même si elle ne les partageait pas avec eux. C'était déjà un progrès en soi.
Une légère brise se leva, faisant bruire le feuillage des arbres alentours. Shao Paï leva les yeux vers le ciel bleu peuplé de quelques nuages pâles et elle apprécia enfin sa liberté retrouvée, maintenant que le détail de son chevalier était réglé.
« Et maintenant, songea-t'elle, où vais-je aller ? »
Une infinité de possibilités s'offrait à elle et ce sentiment d'allégresse la fit sourire. Voilà pourquoi elle aimait tant être libre, et il était hors de question qu'on lui vole à nouveau cette liberté.
« Quand vous aurez fini vos retrouvailles, fit-elle à ses chevaliers qui discutaient joyeusement de leur côté, nous pourrons y aller.
– Oui, maîtresse, » répondit Éland pour les autres.
Il semblait avoir naturellement repris son rôle de meneur.
« Nous rentrons à Babelhu ? s'enquit-il.
– Oublie Babelhu, déclara la déesse avec joie. Vous allez enfin voir à quoi ressemble le vrai monde ! »
Un peu perplexes mais enthousiasmés de la voir si expressive, ses chevaliers la suivirent sans discuter.
Shao Paï se rendit en premier à Al Kaïro. Cette ville qui fut autrefois la capitale impériale et le berceau de leur culte avait quelque peu changé au fil des siècles. Shao Paï était fort curieuse de voir comment leur culte avait évolué après la scission avec les prêtres et l'empire. Elle fut surprise et ravie de constater que ses camarades étaient encore vénérés — les mortels ne pouvaient pas se passer de dieux semblait-il, même lorsque ceux-ci étaient absents de leur monde — et que la scission s'était transformée en une histoire fort différente. Elle l'entendit en se rendant dans un temps consacré aux douze dieux — douze car elle n'était évidemment pas comptée dans le lot.
Voilà ce qu'était devenue l'histoire : l'empereur se croyait l'égal des dieux et il voulut les rejoindre dans leur royaume céleste d'où, selon la croyance, ils observaient le monde. Avec l'aide des prêtres, il fit bâtir une immense tour dans le désert, surnommée la tour de Babel, mais les dieux se mirent en colère devant son audace et firent pleuvoir le feu du ciel sur la tour qui fut détruite jusqu'à ses fondations. Les prêtres s'éparpillèrent dans le désert et beaucoup moururent, d'autres devinrent fous, parlant dans un charabia incompréhensible.
Quant à l'empereur qui se prenait pour un dieu, il fut renvoyé chez lui complètement nu et humilié, si bien qu'il abdiqua et ne se présenta plus jamais en public. Depuis les dieux étaient révérés de loin, inaccessibles dans leurs demeures célestes dont les feux luisaient la nuit dans le ciel — c'était l'explication des mortels pour les étoiles. Les militaires avaient fini par prendre le pouvoir par la suite, soutenus par les riches notables, et la famille impériale fut anéantie deux générations plus tard.
Shao Paï faillit pouffer de rire en entendant cette version très éloignée de la réalité. Bien sûr, certains événements étaient véridiques mais l'interprétation que les mortels en avaient fait prouvait bien le fossé énorme entre eux et les dieux.
« Mais bon, songea-t'elle, le plus important est que les mortels croient encore en nous. Cela dit avec les nouveaux dieux, cela risque de ne pas durer. »
Ensuite la déesse fit la tournée de ses nombreux temples éparpillés dans la région. Elle avait été intriguée lors du dîner quand Zeus lui avait révélé qu'un de ses temples était encore actif. Malheureusement les temples qu'elle visitât étaient soit en ruines, soit pire encore réutilisés pour le culte d'un autre dieu. Elle détruisit aussitôt ces temples-là en prenant tout de même soin de transporter ailleurs les mortels qui se trouvaient à l'intérieur. Elle prit soin aussi de leur rappeler d'une voix imposante que ces temples appartenaient à la déesse de la destruction et à personne d'autre. Qui sait, cela pourrait peut-être relancer son culte ?
À la fin de son périple, elle n'avait trouvé aucun signe d'éventuels adorateurs et cela la frustrait plus qu'elle ne l'aurait cru.
« Zeus aurait-il menti ? » se demanda-t'elle.
Ils se trouvaient à présent sur une colline verdoyante et Shao Paï regardait en direction du coucher du soleil sans le voir vraiment. Ses chevaliers respectaient son silence et se tenaient non loin, prêts à la servir si nécessaire.
« Non, continua-t'elle à songer, pourquoi l'aurait-il fait ? C'est peut-être... un temple qui a été fondé après mon emprisonnement, voilà pourquoi je ne le trouve pas. »
Elle ne pouvait pas sentir la présence de ses adorateurs, contrairement à ses chevaliers. Cela aurait été pourtant fort utile pour les localiser ! Dans ce cas la seule solution qui lui restait était...
« Vanien, fit-elle soudain à son chevalier, contacte l'un des chevaliers de Zeus. Qu'il signale à son maître que je voudrais lui parler. »
Pendant que leur maîtresse méditait, les chevaliers avaient eu l'occasion de mettre Éland au courant des derniers événements, à savoir l'arrivée des nouveaux dieux. Le chevalier du feu n'avait pas encore pu se forger une opinion sur eux mais il ne cacha pas sa surprise devant le fait que sa maîtresse n'hésitait guère à rencontrer leur roi.
« Ce ne sont pas censés être nos ennemis ? murmura-t'il à Ménestan tandis que Vanien exécutait l'ordre de la déesse.
– Ce n'est pas très clair, répondit le chevalier de l'air sur le même ton. Je crois que notre maîtresse est encore mitigée à leur égard mais elle n'est pas du tout hostile, ça c'est sûr ! »
Cela ne plut pas du tout au jeune homme qui fronça les sourcils.
« Maître Zeus sera ravi de vous voir, fit soudain Vanien. Son chevalier m'a fait parvenir une image mentale de l'endroit où vous pouvez les rejoindre.
– Très bien, fit Shao Paï. Nous y allons.
– Attendez, maîtresse, intervint alors Éland. Est-ce bien prudent de rencontrer ce Zeus ? Ce pourrait être un piège ! »
Shao Paï retint un soupir.
« Je conçois que tu n'étais pas là ces derniers temps, Éland, mais sache que je l'ai déjà rencontré seule, expliqua-t'elle. S'il me voulait du mal, il aurait déjà tenté quelque chose.
– Ce n'est pas une raison pour ne pas se méfier, » persista le chevalier.
Elle leva les yeux au ciel. Le fait de se réincarner n'avait changé en rien Éland, hélas.
« Soit, je te laisse le soin de t'inquiéter, fit-elle avec un sourire moqueur. Ce sera ta tâche. »
Éland acquiesça avec sérieux, ce qui faillit la faire soupirer de nouveau.
Zeus les attendait avec ses deux chevaliers, Ganymède et Héraklès, au sommet d'une falaise surplombant la mer. Il eut un large sourire quand elle apparut.
« Shao Paï ! s'écria-t'il en s'avançant vers elle. J'ai vraiment été surpris par ton message ! »
Son élan fut interrompu lorsqu'Éland s'interposa entre les deux dieux, pas de façon menaçante évidemment mais de façon à protéger sa maîtresse d'une attaque éventuelle.
« Maître Zeus, fit-il en s'inclinant avec réticence, je vous prierai de bien vouloir garder vos distances avec ma maîtresse. »
Tandis que les deux chevaliers de Zeus fixaient Éland avec hostilité, Zeus ne se fâcha pas mais porta son attention sur lui, un léger sourire aux lèvres.
« Ah, tu es le quatrième chevalier, c'est ça ? comprit-il. Celui qui était mort. Je suis content de voir que tu vas mieux ! »
Tandis qu'Éland était plus que perdu par cet accueil aussi chaleureux, Zeus fit un clin d'œil à la déesse de la destruction.
« Je te vois enfin avec tes quatre chevaliers, Shao Paï, et je dois reconnaître que tu avais raison : ça fait un peu beaucoup ! »
La déesse acquiesça.
« Tu comprends pourquoi je parlais de malchance, » renchérit-elle.
Zeus éclata franchement de rire.
« Inutile d'aller jusque là ! Ils m'ont l'air d'être de braves garçons... et fille, ajouta-t'il pour Alinda, qui veulent simplement te servir de leur mieux. C'est dans leur nature, tu sais.
– Mmm, si tu le dis. »
Elle ne semblait toujours pas convaincue et plus Zeus insistait, moins elle se sentait en confiance.
Le dieu du ciel passa à un autre sujet :
« Alors, que me vaut l'honneur de cette entrevue ?
– Tu avais parlé d'un de mes temples encore actif. Je voulais juste savoir où il se trouve.
– Ah, tu n'es donc pas indifférente à l'adoration des mortels. Me voilà rassuré sur ce point. »
Shao Paï cligna des yeux.
« Je n'ai jamais dit que ça ne m'intéressait pas, se défendit-elle.
– C'est vrai mais quand Myst Nail en a parlé, il paraissait parler au nom de tous les siens. Et tu ne l'as pas contredit. »
La déesse de la destruction lissa un pli de sa robe.
« Myst Nail ne prend pas très bien les contradictions, tu l'as sans doute remarqué, expliqua-t'elle. Je ne voulais simplement pas risquer un débat houleux devant les invités alors qu'il est d'humeur si... volatile.
– Ne m'en parle pas, fit Zeus, je peux encore sentir son pouvoir quand il s'est mis en colère ! C'est incroyable qu'il ne sache pas se contrôler. Enfin, heureusement que tu étais là pour le calmer. Tu as été impressionnante ! »
Elle haussa les épaules.
« Il n'y a rien d'impressionnant là-dedans. Il suffit de savoir jusqu'où on peut aller avec lui.
– Je ne suis pas sûr que Myst Nail accepterait cela de toute le monde.
– Enfin bref, reprit la déesse pour changer de sujet, tu vas me dire où se trouve ce temple ? »
Les yeux pétillants, Zeus hocha la tête.
« Je vais même faire mieux, ajouta-t'il, je vais t'y emmener ! »
Évidemment le souci avec Zeus était qu'il vous lâchait difficilement. Shao Paï chercha un moyen de s'en sortir :
« Je préfère m'y rendre seule, tu vois, répliqua-t'elle.
– Allez, pour une fois que tu es de sortie, laisse-moi voir le monde avec toi ! »
Comme si elle avait besoin d'un compagnon de voyage...
« Hum, tu ne devrais pas plutôt voir le monde avec ta chère et tendre épouse ? »
Le dieu du ciel grimaça.
« Bah, Héra n'aime pas fréquenter les mortels de trop près. Elle trouve ça inutile et dégradant de se mêler à eux. Par contre elle apprécierait qu'ils lui vouent un culte, mais de loin. Va comprendre !
– Et où se trouve-t'elle actuellement, alors ?
– Hé bien, elle cherche une ville qui lui plaira pour établir son culte ! Nos enfants font pareils.
– Déjà ? songea la déesse noire avec une bouffée de panique. Ils ne perdent pas de temps ! »
À ce rythme-là, les dieux de Babelhu allaient se faire voler leurs fidèles avant même de s'en rendre compte !
Zeus remarqua son expression et se justifia :
« Que je sache, Myst Nail nous a plus ou moins donné sa bénédiction pour convertir les mortels. Sauf si j'ai mal compris ses propos ?
– Non, tu ne te trompes pas. Et toi alors ? tu cherches aussi un endroit pour t'établir ?
– En effet, j'ai déjà repéré deux ou trois villes intéressantes. Mais je veux aussi voir les mortels dans leur quotidien, me fondre dans la masse.
– Ah, cela t'intéresse donc ?
– Évidemment. Si je veux obtenir l'adoration des mortels, il faut bien que je les comprenne, que je sache ce qui les motive et aussi ce qui les effraie. Ce sera très utile pour les dominer. »
Même si cela avait dit d'un ton insouciant, Shao Paï savait qu'il était très sérieux. Elle eut un sourire amer. Elle avait cru avoir enfin trouvé un dieu qui partageait sa curiosité sincère pour les mortels mais finalement Zeus n'était motivé que par son désir de pouvoir.
« Bon, fit-elle pour changer de sujet, emmène-moi à mon temple. Mais au fait, interdiction d'essayer de me voler mes fidèles, ajouta-t'elle en levant un doigt en guise d'avertissement.
– Jamais je n'oserai ! » assura Zeus en riant.
Elle ignorait si elle devait vraiment le croire.
Zeus la mena dans un désert, non loin d'une oasis où une petite communauté de mille personnes s'était installée. Ils avaient bâti un nouveau temple — quoiqu'ils le considéraient certainement comme ancien étant donné qu'il datait de plusieurs siècles — consacré à la déesse de la destruction. Shao Paï les observa et les écouta de loin, et elle comprit qu'il s'agissait là de rescapés de son culte qui s'étaient réunis après sa défaite contre les autres dieux. Ils avaient fui les persécutions pour trouver refuge en ce lieu et leur premier geste avait été d'y fonder un temple afin de prier pour le retour de leur déesse. Bien qu'elle ne se soit jamais plus manifestée, ils se transmettaient encore ses enseignements. Quant à l'histoire de la tour de Babel, ils prêchaient que c'était l'œuvre de leur déesse qui semait le chaos parmi les dieux qui avaient osé l'emprisonner.
« Ils te sont restés fidèles malgré les siècles, commenta Zeus. C'est vraiment touchant. »
Ils se trouvaient dans les jardins du temples alimentés grâce à l'oasis toute proche, mais s'étaient entourés d'une protection afin que les mortels ne puissent ni les voir, ni les entendre.
« C'est parce qu'ils sont coupés du reste du monde, soupira-t'elle. Ils vivent quasiment en autarcie, si on excepte les raids sur les caravanes ou les villages en bordure du désert. En tout cas ils ne sont pas bien nombreux et je ne crois pas que ce village survivra plus de quelques siècles.
– Comme tu es pessimiste. En tant que leur déesse, tu ne comptes pas les aider ? »
Elle y avait déjà songé, bien entendu, mais elle ne voulait pas faire part des ses plans au nouveau dieu.
« Peut-être... si je ne trouve rien de mieux à faire, éluda-t'elle.
– Au fait, j'ai remarqué que toutes les statues de toi sont voilées. C'est parce qu'ils ne se souvenaient plus de ton apparence ? Tu es pourtant d'une beauté inoubliable !
– Les statues sont voilées justement pour qu'ils ne connaissent pas mon visage. J'ai déjà changé d'apparence pour cette seconde incarnation et j'ai bien l'intention de continuer comme ça. Alors c'est plus pratique si mes adorateurs ne se focalisent pas sur une seule apparence. »
Zeus fut très surpris d'entendre cela.
« C'est ta seconde incarnation ? Tu veux dire que ce n'est pas ton apparence d'origine ? Et comment es-tu morte ?
– Ça ne te regarde pas, répliqua-t'elle fermement. Et j'ai choisi mon apparence actuelle alors tu peux garder tes compliments pour toi : j'ai forcément choisi une belle apparence, c'est ce qu'on attend des dieux après tout. Nous ne pouvons pas être banals ou laids.
– Qui sait ? fit Zeus en souriant. Ce sera peut-être un défi que je te lancerai un jour. Alors si je comprends bien, plutôt que de te complimenter sur ta beauté, je dois plutôt dire que tu as bien choisi ? Que tu as bon goût ?
– Ou bien ne dis rien, plus simplement. Bon, j'en ai assez vu pour aujourd'hui. Nous pouvons partir. »
Elle serait bien restée plus longtemps à dire vrai, mais Zeus ne semblait pas vouloir s'en aller le premier.
Ils retournèrent à la falaise qu'ils avaient quittée. Shao Paï se tourna vers Zeus.
« Merci de m'avoir montré ce temple.
–Je t'en prie, j'ai surtout eu de la chance d'être tombé dessus ! Bon, où veux-tu qu'on aille maintenant ?
– On ? releva-t'elle. On ne va nulle part. Je vais continuer ma route seule. »
Zeus prit un air très déçu.
« Ça y est, tu te débarrasses déjà de moi ? Ah, j'ai une idée !
– Non, ça ira, marmonna-t'elle entre ses dents, prête à refuser tout ce qu'il pourrait proposer.
– Et si je te présentais à mes enfants ? »
Elle dut reconnaître que c'était tentant. Jusque là elle n'avait rencontré que Dionysos et Héra, il restait donc neuf dieux à découvrir. Cela pouvait toujours s'avérer utile de connaître ses rivaux. D'un autre côté Myst Nail ne serait guère ravi d'apprendre qu'elle avait passé sa première journée de liberté à côtoyer les nouveaux dieux. Mais subitement la déesse réalisa qu'il n'aurait aucun moyen de le savoir : elle n'avait plus à lui faire d'interminables rapports sur la moindre de ses sorties à l'extérieur de Babelhu. C'était ça, la vraie liberté ! Un large sourire étira ses lèvres et elle reporta son attention sur Zeus.
« C'est bon, tu as réussi à m'intriguer. Je veux bien rencontrer tes enfants. »
Zeus eut un sourire ravi.
Dès leur arrivée en ce monde, Zeus avait instauré une règle fondamentale : les nouveaux dieux pouvaient aller et faire ce qu'ils voulaient durant le jour mais ils devaient revenir à la tombée de la nuit. Ils se réunissaient alors et partageaient leurs expériences toute la nuit durant avant de repartir au petit jour. Certains voyageaient seuls, d'autres en groupes changeants, mais tous respectaient de bon gré la règle de leur père. Shao Paï fut très surprise de l'apprendre.
« Mais vu qu'ils voyagent dans le monde, demanda-t'elle, comment peuvent-ils savoir que la nuit est tombée ici ?
– Je les préviens par l'intermédiaire de mes chevaliers. Ils sont très utiles dans de nombreux domaines, comme tu peux le constater !
– Tu pourrais aussi directement contacter tes enfants sans passer par les chevaliers, pointa-t'elle.
– C'est vrai mais ce ne serait guère poli.
– C'est une question de point de vue. »
Zeus renonça temporairement à promouvoir les chevaliers et désigna plutôt la clairière qui les entourait.
« Regarde, c'est ici que nous sommes apparus ! »
L'air de rien, Shao Paï avait examiné les lieux dès qu'ils étaient arrivés mais rien ne semblait distinguer cette clairière d'un autre endroit, si ce n'était qu'elle se remplissait progressivement de dieux et de chevaliers. Ils lancèrent des regards excités en direction de la déesse de la destruction mais personne n'osait encore les approcher, Zeus et elle. Quant à Dionysos et Héra, ils n'étaient pas encore apparus.
« Et vous, fit soudain Zeus, vous vous souvenez de l'endroit où vous êtes apparus.
– Oui, c'était en plein désert.
– Là où s'est construit Babelhu ?
– Non, c'était ailleurs.
– Oh, alors vous n'avez jamais ressenti l'envie d'y retourner ?
– Non, pourquoi ? »
Mais la déesse mentait. Elle s'y était rendue peu de temps après avoir quitté les autres dieux, suivie par Jazir. Quand ce dernier lui avait appris que la tempête qu'ils avaient essuyée avait en réalité duré des siècles, cela l'avait grandement intriguée. Elle avait facilement retrouvé l'endroit où ils étaient apparus mais il ne contenait aucune information, aucun indice... et aucun moyen de rentrer là d'où ils venaient.
Zeus soupira.
« Ah, nous sommes vraiment bien différents. Nous, nous ressentons une certaine attirance envers ce lieu, comme si c'était un abri sûr en ce monde inconnu. Je suis persuadé que cet endroit n'a pas été choisi au hasard...
– Peut-être que si, contra la déesse en secouant ses longs cheveux noirs. Si ça se trouve, ce n'est pas le lieu qui compte, mais plutôt le fait que vous soyez apparus en ce monde.
– Ne sois pas si pragmatique. En tout cas, j'ai bien envie de bâtir notre demeure ici-même. »
Cela attira l'attention de la déesse de la destruction.
« Votre demeure ?
Zeus se gratta la tête.
« Ben oui, tu vois, après avoir vu votre Babelhu, Héra et moi avons pensé que ce serait bien d'avoir un endroit à nous dans le même genre, une demeure où nous pourrions nous retrouver sans que les mortels n'interfèrent. »
Shao Paï haussa un sourcil.
« Tu critiques Myst Nail et maintenant tu veux le copier ?
– Pas totalement, se défendit le dieu du ciel. Mes enfants seront libres d'aller et venir à leur guise, eux.
– Du moment qu'ils reviennent à la tombée de la nuit ?
– Exactement ! »
Shao Paï secoua la tête. Plus elle passait de temps avec Zeus, plus elle lui trouvait des ressemblances avec Myst Nail. C'était peut-être un effet de la souveraineté.
« Shao Paï ! » fit une voix familière.
Dionysos venait d'apparaître et il semblait ravi de la trouver là. Derrière lui Pomone, sa chevalière, ne partageait visiblement pas l'enthousiasme de son maître.
« Si je m'attendais à te voir ici ! poursuivit le dieu de la vigne en s'approchant. Père, c'est toi qui a réussi à la faire sortir de Babelhu ?
– Je n'ai pas eu besoin d'aide pour sortir, rectifia la déesse en fronçant les sourcils.
– En tout cas ça fait plaisir de te revoir ! Euh, dis... Myst Nail ne pas va venir lui aussi, hein ? »
Le dieu roux semblait beaucoup moins joyeux à cette idée. Shao Paï sourit sans rien dire pour le laisser mariner un peu dans son jus.
Ce fut Zeus qui eut pitié de son fils et mit fin à la torture :
« Une chose à la fois, mon fils, assura-t'il. Pour ce soir, réjouissons-nous déjà d'accueillir Shao Paï.
– Bien sûr !
– Viens, fit Zeus en prenant la déesse de la destruction par le bras. Je vais te présenter à mes autres enfants. Ils meurent d'impatience de te connaître ! »
La déesse roula ses yeux noirs devant une telle exagération, mais c'était bien là le style du roi des nouveaux dieux.
Shao Paï fut ainsi présentée aux neuf autres dieux qu'elle n'avait pas encore vus. À chaque fois, Zeus énonçait le lien de parenté parfois alambiqué qui les unissait. Il n'avait pas que des enfants, découvrit-elle, deux des dieux étaient ses frères : Hadès et Poséidon. Sans oublier Héra qui était à la fois sa sœur et son épouse. Shao Paï ne leur trouva rien de plus que les autres dieux et se demanda pourquoi ils avaient cette position particulière de frères et sœur, et non des enfants. Entre-temps, Héra était apparu avec ses trois chevalières et elle observait les présentations de loin, ses lèvres fines pincées. Elle n'avait vraiment pas l'air d'apprécier Shao Paï mais elle ne faisait rien pour empêcher son époux d'agir à sa guise. Par contre ses yeux multicolores promettaient une vengeance terrible à venir.
Zeus ne semblait pas en avoir conscience et il acheva le tour par sa chère et tendre.
« Ah, Héra, fit-il en la prenant par les épaules. Tu as vu sur qui je suis tombé ?
– Oui, quel extraordinaire hasard, rétorqua-t'elle platement en repoussant son bras.
– Ce n'est pas un hasard, intervint Shao Paï pour mettre les choses au clair. C'est moi qui ai voulu voir Zeus. Mais c'est lui qui a insisté pour que je vienne ici.
– Allons, fit Zeus en riant, reconnais que je n'ai pas eu à insister beaucoup ! »
Shao Paï préféra ne pas répondre. Elle lança un regard discret à ses chevaliers afin d'observer leur réaction face aux chevaliers des nouveaux dieux. Ils paraissaient nerveux et mal à l'aise, la méfiance bien visible sur leurs visages. Quant aux autres chevaliers, ils n'avaient pas plus l'air amicaux envers eux. Soit ils ne se connaissaient vraiment pas, soit ils jouaient tous très bien la comédie. Shao Paï n'aurait su dire. Elle ramena son attention sur les nouveaux dieux et se prépara à une longue soirée de discussions en tout genre. Ce n'était pas du tout ainsi qu'elle avait imaginé sa première journée de liberté mais elle n'aurait pas pu refuser l'occasion qui s'est présentée.
« Il faut croire que l'on est jamais vraiment libre, à moins d'être le seul être vivant au monde, » songea-t'elle en soupirant.
Finalement la soirée ne fut pas si désagréable que ça. Les nouveaux dieux étaient remplis de curiosité, ils portaient un regard neuf sur le monde et surtout ils aimaient parler des mortels. Shao Paï se dit qu'ils avaient nettement plus de sujets de conversation que les siens, atrophiés après deux mille ans passés à Babelhu. Elle ne s'ennuya donc pas autant qu'elle le craignait. Malgré leur jeunesse, les nouveaux dieux avaient des caractères bien trempés et des affinités s'étaient déjà créées en ce court laps de temps.
Shao Paï détecta même quelques hostiles à l'égard des dieux de Babelhu : Héra arrivait en tête bien sûr, soutenue par Héphaïstos, Athéna, Arès et Hadès. Cela faisait presque la moitié des nouveaux dieux. La déesse de la destruction songea que l'entente cordiale voulue par Zeus ne fonctionnerait sans doute pas autant qu'il l'avait assuré à Myst Nail.
« Je ne sais pas s'il est aveugle sur les siens ou bien s'il pense pouvoir leur imposer sa volonté, » songea-t'elle en prenant une gorgée de vin tandis qu'Apollon parlait de sa rencontre avec des mortels qui avaient tenté de lui voler de l'argent.
Les nouveaux dieux éclatèrent de rire quand le dieu de la lumière expliqua qu'il les avait fait fuir en leur parlant d'une voix tonitruante.
Shao Paï retint un soupir.
« Nos deux camps ne sont pas près de se mélanger, nous sommes trop différents, » se dit-elle avec un sourire en demi-teinte.
Zeus allait devoir faire preuve de beaucoup de patience et redoubler d'effort afin de convaincre les siens de cohabiter avec les dieux de Babelhu.
« Mais il se lassera peut-être avant, poursuivit-elle ses pensées. Non, je n'ai pas l'impression qu'il soit du genre à renoncer. »
En tout cas, ce n'était plus vraiment son problème maintenant qu'elle avait quitté Babelhu. Elle songea brièvement que les siens avaient dû constater son départ à présent.
« J'en connais une qui doit sauter de joie à l'heure qu'il est, » se dit-elle en pensant à Hane Lath.
Mais tout cela n'était plus son problème. Elle vida sa coupe et fut aussitôt resservie par Dionysos qui lui parlait avec fascination de ce que les mortels appelaient l'ivresse. Il se devait bien sûr de creuser le sujet puisque c'était l'une de ses fonctions ! Il ne lâcha pas Shao Paï avant de lui avoir soutiré la promesse qu'elle l'accompagnerait un jour dans un de ses essais. Elle ne céda que dans le but d'avoir un peu de répit.
La soirée s’acheva alors que la lune était bien haute dans le ciel mais que les premiers oiseaux pépiaient déjà dans les arbres alentours, devinant instinctivement l’approche de l’aurore avant même qu’elle ne soit visible. Les nouveaux dieux se retirèrent dans des tentes qu’ils venaient de créer, non pas pour dormir mais pour poursuivre les conversations de façon plus intime. Il y avait sans doute déjà un ou deux couples parmi eux qui feraient plus que discuter. Dionysos fut l’un des derniers à se retirer, surtout parce qu’il vint saluer Shao Paï une dernière fois. Héra se retira ensuite après un adieu guindé qui convoyait de façon peu subtile son espoir de ne plus la revoir avant un bon moment.
Ne resta plus que Zeus qui contemplait les tentes dressées avec un sourire de fierté paternelle.
« Eh voilà, fit-il à l’adresse de la déesse de la destruction, tu connais désormais ma famille. Que penses-tu d’eux ? »
La déesse prit un moment pour répondre.
« Ils ne me paraissent guère différents des miens, seulement plus… jeunes et enthousiastes.
– N’est-ce pas justement le propre de la jeunesse ?
– Possible.
– En tout cas sache que tu es la bienvenue quand tu voudras.
– Rien n’est moins sûr, Zeus. Tu sais que nous allons finir par être ennemis, non ? »
Le dieu du ciel prit un air interloqué.
« Ennemis ? Je croyais qu’on avait éclairci le malentendu de cette prophétie écrite par les mortels !
– Je ne parle pas de ça, répliqua Shao Paï en secouant sa longue chevelure d’un mouvement impatient. Ennemis était peut-être un mot trop fort. J’aurais plutôt dû dire… rivaux. Tôt ou tard, les rivalités entre nos deux groupes vont prendre une ampleur telle que fatalement, une guerre éclatera.
– Une guerre des dieux ? J’imagine mal comment nous pourrions en arriver là un jour. Si on maintient la communication et que l’on apprend à mieux se connaître…
– C’est précisément cela qui enflammera les rivalités. Nous ne sommes pas assez différents pour ne pas nous comparer, et plus nous nous fréquenterons, plus nos ressemblances nous sépareront. »
Zeus prit un air horrifié.
« Quelle vision pessimiste ! s’écria-t’il. Je peux te garantir que je ferai tout pour éviter que la situation ne s’envenime à ce point.
– Pourquoi ? demanda la déesse d’un ton sincèrement surpris. Tu penses que ce serait une mauvaise chose de se battre ?
– Hé bien, une guerre des dieux pourrait mettre la Création en danger…
– Il en faudrait vraiment beaucoup pour en arriver là ! Si on contrôle bien les combats, c’est faisable.
– Et toute cette violence… Cela ne me plaît vraiment pas ! »
Shao Paï retint un soupir.
« Les choses qui se produisent n’ont pas à te plaire ou non. Elles se produisent, c’est tout.
– Hum… »
De toute évidence, l’idée ne passait pas du tout chez lui.
« Toi, reprit-il soudain, tu t’es battue contre les tiens d’après ce que tu m’as dit. Cela t’a-t’il apporté quelque chose, à part la défaite ?
– Il faut voir plus loin que la défaite, rectifia-t’elle. Et oui, cela m’a apporté certaines choses et cela m’en apportera sans doute encore. Mais je vois bien que tu ne peux pas comprendre. Bon, assez parlé de tout ça, on n’y est pas encore. Je vais y aller. Merci pour cette soirée, Zeus.
– Tout le plaisir fut pour moi, répondit-il en lui baisant galamment la main. Si jamais tu rentres à Babelhu, salue Myst Nail de ma part. »
Elle hocha la tête sans rien dire. Elle n’avait certainement pas l’intention de retourner si vite à Babelhu, mais elle ne tenait pas non plus à partager ses plans avec lui.
Elle fit un signe de tête à ses chevaliers qui attendaient non loin et ils disparurent de la clairière pour se matérialiser sur une montagne déserte, dans une autre partie du monde où le soleil était déjà bien haut dans le ciel. Sans la présence inquiétante des autres chevaliers, les quatre jeunes gens se détendirent visiblement. Shao Paï les observa avec curiosité.
« Alors, s’enquit-elle, qu’avez-vous pensé de vos collègues ?
– Ce ne sont pas nos collègues, rectifia Éland en se renfrognant.
– Pourtant ce sont des chevaliers, comme vous.
– Certes, mais nous ne servons pas les mêmes dieux. Et puis, comment dire… »
Alinda vint à son aide :
« Je dirais qu’ils nous sont aussi étrangers que les nouveaux dieux le sont pour vous, maîtresse.
– C’est exactement ça, » approuva son camarade en lui tapotant l’épaule.
La déesse n’insista pas plus. Éland hésita un moment, regarda ses camarades puis se lança :
« Maîtresse, où allons-nous maintenant ? »
Shao Paï lui lança un sourire bref.
« Nous allons continuer à explorer le monde. J’espère juste ne pas croiser un des nouveaux dieux en route ! Au fait, quelqu’un de Babelhu a tenté de vous contacter depuis notre départ ?
– Non, répondirent-il en chœur.
– Bien. Si cela arrivait, ne dites pas où nous sommes. Prévenez-moi d’abord.
– À vos ordres, maîtresse. »
Shao Paï retourna à sa contemplation en se disant qu’elle finirait bien par remettre les pieds à Babelhu un jour ou l’autre… mais certainement pas dans l’immédiat !
Commentaires :