Chapitre Vingt-Cinq : Un défi
« Vous croyez qu’elle voudra rentrer un jour à Babelhu ? demanda Ménestan en profitant d’une absence de leur maîtresse.
– Cela fait déjà trois ans, commenta Alinda en croisant les bras. Je dirais que Babelhu ne lui manque pas du tout.
– Et vice-versa, renchérit Vanien. Personne n’a tenté de nous contacter depuis. Je parie qu’ils ont à peine remarqué notre départ.
– Quand je pense qu’on a quitté un palais luxueux pour vivre dans le désert, se plaignit la chevalière de l’eau.
– Allons, cette tente est plus que confortable grâce au pouvoir de notre maîtresse, tempéra Vanien. Tu fais vraiment la difficile !
– Cela ne répond pas à ma question, reprit Ménestan. Quand allons-nous rentrer ? Si on rentre un jour… »
Seul le silence orné de deux soupirs lui répondit. Le chevalier aux cheveux platine se joignit au chœur des soupirs. Plus le temps passait, plus leur installation prenait des allures définitives.
Trois ans plus tôt, ils étaient retournés près du dernier temple consacré à Shao Paï qui était encore en activité. La déesse avait passé tout ce temps à observer ses fidèles, invisible pour eux, et elle semblait prête à renouer le contact avec eux. En attendant elle avait créé une tente au pied d’un amas rocheux, dont l’entrée était dissimulée aux yeux des mortels. À l’intérieur elle avait usé de ses pouvoirs pour replier l’espace de sorte que cette petite tente contenait un volume impressionnant et offrait donc plusieurs pièces confortablement meublées, dont une salle d’eau et même un jardin d’intérieur ! De ce fait, les plaintes d’Alinda étaient injustifiées puisque les chevaliers étaient loin d’être mal lotis, bien au contraire.
Toutefois Shao Paï ne passait guère de temps dans sa tente de luxe : elle préférait regarder la vie quotidienne de ses fidèles et ainsi apprendre à mieux les connaître, même si eux ne pouvaient pas la voir. Elle n’emmenait en général qu’un seul chevalier dans ces moments et elle choisissait bien souvent Éland. Tandis que les trois autres délaissés ne pouvaient que spéculer sur les raisons d’un tel choix récurrent, ils étaient bien loin de la vérité : en fait Shao Paï interrogeait Éland inlassablement sur son expérience de réincarnation, à tel point que le chevalier du feu avait l’horrible impression de se rabâcher du matin au soir — ou inversement.
« Maîtresse, avait-il fini par craquer un jour, je ne comprends pas pourquoi vous me demandez tout ça ! N’avez-vous pas vécu la même chose ? »
La déesse avait mis un moment à répondre, ses longues boucles noires agitées par une brise légère qui faisait onduler les dunes de sable autour.
« Mmm, je veux simplement comparer nos expériences, » avait-elle répondu.
Éland s’était retenu de protester et de rouler des yeux lorsqu’elle lui demanda de recommencer son récit une fois de plus.
Finalement en fin d’après-midi, la déesse de la destruction arriva à une décision.
« Ce sera lui, » fit-elle soudain.
Le son de sa voix fit sursauter Ménestan à côté d’elle car le chevalier s’ennuyait fermement et avait fini par presque dormir debout. Il lui lança un regard incertain :
« Qui lui, maîtresse ?
– Celui qui sera mon intermédiaire. Il est temps de relancer mon culte ! »
Les yeux brillant d’enthousiasme, Shao Paï était concentrée sur un jeune homme qui surveillait un troupeau de chèvres non loin du petit village bâti autour du temple.
« Un pâtre, maîtresse ? s’étonna Ménestan.
– Allons, ne sois pas si hautain, le taquina-t’elle. Il ne faut pas s’arrêter aux apparences. Ce mortel, Izram, est très apprécié des siens et ils le jugent très sage malgré sa jeunesse. Je sens qu’il fera un bon porte-parole. »
Ménestan ne semblait pas partager son avis mais il eut la sagesse de taire ses doutes.
« Si vous le dites, maîtresse. En tout cas vous savez beaucoup de choses sur lui.
– C’est parce que je regarde vraiment les mortels, contrairement à vous autres. »
Le chevalier de l’air ne sut comment interpréter sa remarque.
En attendant, sa maîtresse était déjà passé à autre chose.
« Quel dommage que les nouveaux dieux se montrent si empressés à conquérir le monde. J’aurais bien aimé avoir le temps de changer de corps. »
Ménestan cligna des yeux, surpris.
« Maîtresse ? Vous parlez de mourir et de vous réincarner ?
– Oui, je commence à me lasser de cette apparence. En plus elle me rappelle quelques mauvais souvenirs. Mais bon, ce n’est vraiment pas le moment de disparaître, même pour quelques mois. Tant pis, je vais faire avec ! »
Ménestan secoua la tête. C’était encore une autre étrangeté de leur maîtresse : elle n’éprouvait aucun attachement pour son corps et donnait l'impression de pouvoir en changer sur un simple coup de tête. Décidément, elle se démarquait vraiment des autres dieux.
« Maîtresse, fit-il soudain alors qu’il sentit un contact mental, Alinda vient d’être contactée par Murio, un des cheva…
– Je sais qui c’est, le coupa-t’elle avec agacement. Que me veut Myst Nail ?
– Il souhaiterait vous voir au plus vite. C’est une urgence selon lui, mais il n’en a pas dit plus à Alinda. »
Cela n’avait rien de surprenant : Myst Nail était un des seuls dieux à partager la méfiance de Shao Paï envers les chevaliers. Il n’irait jamais confier la teneur entière d’un message à un chevalier même si — surtout si — c’était important. Ou bien c’était une ruse pour la faire revenir à Babelhu.
« Non, songea la déesse de la destruction, ce n’est pas son genre. »
Il y avait un moyen simple de s’en assurer.
« Ménestan, que Murio transmette ce message à son maître : Myst Nail peut me rejoindre ici. Et envoie-lui l’image mentale de la tente.
– Bien, maîtresse. »
Shao Paï avait eu l’occasion de tester les images mentales afin d’indiquer des lieux à ses chevaliers, comme l’avait fait Zeus lors de leur première rencontre, et elle avait découvert que les chevaliers pouvaient eux aussi procéder ainsi, ce qui était fort utile pour fixer des rendez-vous.
« Rentrons, fit-elle une fois que Ménestan ait transmis les informations. Il ne va pas tarder. »
Elle se leva et lissa un pli de sa longue cape écrue. Un peu angoissé par cette visite inattendue, Ménestan la suivit.
Même en se téléportant aussitôt le message transmis, ils arrivèrent seulement une fraction de seconde avant Myst Nail et ses chevaliers. Ils tombèrent nez à nez devant l’entrée de la tente.
« Eh bien, commenta simplement la déesse, soit c’est vraiment une urgence, soit je te manquais beaucoup ! »
Le dieu du mal fronça les sourcils.
« Tu m’as manqué. Et c’est une urgence, » ajouta-t’il après coup.
Shao Paï ne releva que la dernière partie.
« Entre, » l’invita-t’elle alors que Ménestan tenait pour eux un pan de la toile qui protégeait l’entrée.
À l’intérieur, les trois chevaliers restants avaient fait preuve de diligence en préparant des rafraîchissements pour les dieux malgré le court délai — le pouvoir de création de leur maîtresse leur était bien utile en ces occasions ! Myst Nail s’assit sur les coussins posés au sol en ne jetant qu’un regard rapide autour de lui. Ses deux chevaliers se postèrent derrière lui.
« Plus grand à l’intérieur ? commenta-t’il. Quel gaspillage de pouvoir.
– Dit celui qui entretient encore un corps vieux de deux mille ans, contra-t’elle en prenant place en face de lui. En plus je préfère me montrer discrète et éviter de bâtir un palais en plein désert alors que ce n’est que temporaire. »
Myst Nail avait apparemment des questions en tête mais il préféra aller droit à l’essentiel :
« Zeus est revenu à Babelhu avec une proposition. »
Cela attira l’attention de la déesse.
« Dis-moi tout.
– Ce gamin n’a toujours pas renoncé à l’idée de nous faire quitter Babelhu, fit-il avec agacement. Au lieu d’accepter mon offre généreuse, il préfère n’en faire qu’à sa tête ! Pourtant mon offre était correcte, n’est-ce pas ?
– Plus que correcte, confirma Shao Paï, quoiqu’un peu trop belle. À la place de Zeus, toi aussi tu te serais méfié.
– Ne me compare pas à lui ! » grogna le dieu, ses yeux rouges étincelant.
Il n’appréciait vraiment pas Zeus.
« Et alors, qu’a-t’il proposé ? demanda Shao Paï pour recentrer la discussion.
– Figure-toi qu’il nous a lancé un défi. »
La déesse de la destruction cligna des yeux. Deux fois.
« Un… défi ? répéta-t’elle pour être sûre d’avoir bien entendu.
– Oui, et devant tous les nôtres en plus. Impossible de l’ignorer. »
Ce qui avait certainement été l’intention du roi des nouveaux dieux.
« Quelle est la nature de ce défi ? » s’enquit Shao Paï.
Myst Nail soupira avant d’expliquer :
« Zeus a trouvé une île coupée du reste du monde dont les habitants ignorent tout du concept de religion. Il propose d’envoyer un représentant de chaque groupe et le vainqueur sera celui qui comptera le plus d’adeptes au bout d’un an.
– Mouais, cela ressemble bien au genre d’idées qu’il peut avoir. Et quels sont les enjeux ?
– Si nous gagnons, Zeus nous reconnaîtra comme les Dieux Supérieurs tandis que les siens seront les Dieux Inférieurs. En plus il ne nous importunera plus jamais, que nous choisissions de rester à Babelhu ou pas.
– Et sinon ?
– Si nous perdons… nous devrons détruire Babelhu de nos propres mains et ne plus jamais bâtir un tel endroit.
– Ouille, c’est dur ça, commenta-t’elle avec une grimace.
– C’est surtout une proposition aberrante ! s’emporta Myst Nail. Rien ne m’oblige à répondre à son stupide défi ! Sauf que… les nôtres se sont emballés. Ils veulent relever ce défi et prouver qu’ils sont les meilleurs.
– Ils sont tous partants ?
– Sauf un ou deux… »
Shao Paï prit un moment pour digérer la nouvelle. Zeus avait très bien joué son coup, il fallait le reconnaître. Il avait présenté cela sous forme de défi et les dieux de Babelhu avait sauté sur l’occasion pour se distraire, sans parler de leur fierté qui était en jeu. Quant à Myst Nail, la seule chose qui pouvait le faire plier était l’avis des siens. Non vraiment, Zeus s’était montré très ingénieux et elle aurait volontiers applaudi, excepté que Myst Nail se trouvait juste en face d’elle et qu’il n’aurait franchement pas apprécié le geste.
« Que vas-tu faire alors ? » demanda-t’elle avec sollicitude.
Le dieu du mal lâcha un rire bref et sans joie.
« Ai-je vraiment le choix ? Je vais accepter son stupide défi. »
Shao Paï hocha la tête, soulagée que l’autre dieu se montre raisonnable.
« De toute façon, poursuivit-il, même si je refusais, je suis sûr que certains des nôtres iraient voir Zeus dans mon dos pour accepter. Ce serait encore plus humiliant.
– Ah ça, compatit la déesse noire, c’est en effet fort possible. »
Myst Nail grogna de frustration. Shao Paï plissa les yeux.
« Bon, tu avais déjà pris ta décision avant de venir, nota-t’elle, alors pourquoi voulais-tu me voir ? Juste pour me tenir au courant ? »
Elle se doutait que ce n’était pas le cas.
Le roi des dieux prit un moment avant de répondre.
« Le dieu qui va nous représenter ne peut pas être un des souverains car durant toute une année il ne pourra pas avoir de contact avec les autres dieux. Alors… j’aimerais que ce soit toi qui nous représente. »
La déesse écarquilla ses yeux sombres. Elle ne l’avait pas vu venir celle-là, et cette idée ne l’enchantait absolument pas. Elle décroisa les jambes et posa ses mains sur ses genoux.
« Hum… je dirais que c’est une très mauvaise idée, Myst Nail, » se lança-t’elle prudemment.
Le regard rubis se durcit.
« Ah, et pourquoi ça ?
– C’est déjà une très grande responsabilité et puis franchement, je ne crois pas être celle qu’il te faut pour ça.
– Tu es la seule d’entre nous à avoir monté son propre culte et à bien connaître les mortels. Je ne vois pas qui serait plus qualifiée que toi ! »
La colère s’accroissait à chaque mot prononcé. Shao Paï secoua la tête. Parfois, Myst Nail pouvait se montrer si aveugle…
« Tu oublies un peu que je ne suis guère populaire chez les nôtres, même si cela s’est un peu amélioré ces dernières années. Ils ne vont pas apprécier que ce soit moi qui les représente.
– Justement, contra Myst Nail. Si tu gagnes, plus personne ne t’en voudra pour ce qui s’est passé avant.
– Si je gagne en effet, mais… tu as songé un peu à leur réaction si je perdais ? Ta propre épouse, qui ne me porte pas dans son cœur au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, n'hésiterait pas à raconter partout que j'aurais fait exprès de perdre pour provoquer la destruction de Babelhu. Et ça, si ça arrivait, les autres ne seraient pas près de l’oublier !
– Hé bien, tu n'as qu’à tout faire pour gagner dans ce cas, » répliqua-t'il.
Elle fit claquer sa langue avec humeur.
« Ce n’est pas si facile que ça, figure-toi ! Les mortels sont tous différents. Ce n’est pas parce que j’ai monté un culte une fois que je suis capable de le refaire n’importe où, surtout avec de la concurrence ! En plus il se trouve que la notion de destruction correspond bien aux peuples nomades mais il s’agit là d’un peuple insulaire. J’ignore s’ils se reconnaîtront dans cette notion. Non, ce qu’il leur faut, c’est un dieu plus… pacifique. »
Myst Nail n’avait fait que se renfrogner au fur et à mesure de sa tirade, mais il devait reconnaître qu’elle n’avait pas tort.
Il soupira.
« Bon, céda-t’il, je vois ce que tu veux dire. Mais est-ce que tu peux au moins m’aider à choisir un représentant ?
– Qu’en pense Hane Lath ? »
Il lui lança un regard agacé.
« C’est à toi que je demande.
– Tu te rends compte que tu es en train de me demander de t’aider à sauver Babelhu ? Laisse-moi être franche : tu t’adresses à la mauvaise personne. Rien ne me ferait plus plaisir que de voir cet endroit réduit en poussière, tu le sais. »
Myst Nail se redressa, comme frappé.
« Tu détestes toujours autant Babelhu ? demanda-t’il avec incrédulité. Même à présent que tu en es partie ?
– Je ne déteste pas cet endroit pour moi, mais pour vous. Zeus n’a pas tort : c’est en train de devenir une tombe. Pour tout te dire, je crois que je préférais encore quand les prêtres étaient là. Au moins vous étiez en contact avec les mortels… »
Le visage blême, Myst Nail tentait visiblement de retenir sa colère et son indignation. Shao Paï ferma les yeux. Elle était désolée de devoir lui parler aussi franchement et brutalement mais il devait absolument comprendre sa position et arrêter de se faire des illusions.
« C’est facile pour toi de critiquer, fit-il entre ses dents. Je te rappelle que tu n’étais pas là à l’époque ! Tu nous as abandonnés alors que nous étions en train de chercher notre voie et tu es revenue mille ans après pour nous dire qu’on avait fait fausse route. Mais tu aurais dû être là pour nous guider, sauf que tu as préféré partir de ton côté avec ce Zajir qui…
– Jazir.
– Peu importe son nom ! Ce qui compte, c’est que tu as abandonné les tiens à un moment crucial. Dis-moi, tu comptes encore recommencer aujourd’hui ? »
La déesse ne dit rien, endurant le regard brûlant de l’autre dieu. Ce fut Myst Nail qui rompit le silence pesant :
« Si tu ne nous aides pas cette fois encore, sache que ce sera inutile de revenir ensuite vers nous. Tu ne feras plus partie des nôtres ! »
Frappés par ces paroles, les chevaliers présents osaient à peine respirer. Shao Paï ne répondit toujours pas mais Myst Nail ne semblait rien attendre d’elle. Il se leva et après un dernier regard furieux, se dirigea vers la sortie suivi par ses chevaliers encore sous le choc. Le visage de la déesse faisait peur à voir.
Après le départ des invités, le temps parut suspendu sous la tente. Les chevaliers de Shao Paï n’avaient guère besoin de la regarder pour sentir la colère qui la parcourait, prête à s’abattre sur le premier qui aurait le malheur d’attirer son attention. Aussi ils ne bougeaient pas, cherchant à se faire le plus petit possible. Mais Alinda ne put retenir un léger cri quand la cruche en cristal qu’elle tenait encore se transforma lentement en poussière argentée. Ses camarades partagèrent rapidement sa consternation tandis que la tente entière se désagrégeait peu à peu autour d’eux : les tentures vives et soyeuses, les meubles en bois précieux, les coussins épais, la structure même de la tente… Pour finir, il ne resta plus que le coussin sur lequel la déesse était assise.
Pendant toute ce temps Shao Paï n’avait pas bougé, les yeux fixés droit devant elle. Elle se leva enfin et l'ultime coussin connut le même sort que le reste. Le vent sec souffla, balayant la poussière grise et la dispersant aux quatre coins du désert. Rendus muets par l'appréhension, les chevaliers ne pouvaient détacher le regard de leur maîtresse. Allaient-ils être les prochains à subir ses foudres ?
Mais Shao Paï inspira soudain et la sensation de danger disparut… un peu.
« Nous allons à Babelhu, » annonça-t’elle.
Son regard sombre défia ses chevaliers d'y trouver à redire. Aucun d'eux ne s’y aventura. Ils se transportèrent aussitôt, apparaissant directement dans les appartements du roi des dieux. Myst Nail eut la bonne idée de ne rien dire en la voyant mais le soulagement fut si visible sur son visage qu’elle le prit comme du triomphalisme.
« Que les choses soient bien claires, fit-elle sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche. Quelle que soit l'issue de ce défi, tu ne te serviras plus jamais de cette histoire pour me culpabiliser ! »
Myst Nail prit un air grave.
« Cela dépend : promets-tu de faire de ton mieux pour nous aider même si tu préférerais que nous perdions ? »
Shao Paï expira bruyamment.
« Oui, tu as ma parole. »
Myst Nail hocha la tête, pleinement satisfait.
« Bien, alors mettons-nous au travail. Tout d’abord il va falloir décider quel dieu va nous représenter… »
La déesse prit place sur le canapé à côté de lui. Même si une partie d’elle regrettait déjà sa décision, il était trop tard. Et si elle devait être totalement honnête avec elle-même, elle l’aurait sans doute mille fois plus regretté si elle n’avait pas choisi d’aider les siens.
Sans surprise, Hane Lath n’avait pas sauté de joie en apprenant le retour de Shao Paï, mais elle n’avait pas non plus causé un scandale. Apparemment Myst Nail s’était montré invivable depuis que Zeus avait lancé son défi, et la reine des déesses devait avouer — quoiqu’à contrecœur — qu’elle était bien soulagée que Shao Paï soit là pour le canaliser. Les trois dieux se réunirent à de nombreuses reprises afin de décider de la marche à suivre, et Shao Paï constata que Hane Lath semblait avoir bien saisi la gravité de la situation : la déesse de la musique retint ses piques envers elle et ne s’opposa pas systématiquement à toutes ses propositions. Elle alla même jusqu’à prendre le parti de Shao Paï contre Myst Nail lorsque la déesse de la destruction suggéra que ce soient les dieux eux-mêmes qui choisissent leur représentant.
« Quel que soit celui que l’on choisira, ils y trouveront forcément à redire, argumenta Shao Paï. Alors laissons-les décider, comme ça ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes si quelque chose tourne mal.
– Mais s’ils choisissent la mauvaise personne ? » s’inquiéta le roi des dieux.
Shao Paï haussa les épaules.
« De mon point de vue, il ne peut pas y avoir de mauvais choix. Dans ce défi, ils se valent tous…
– En plus, renchérit Hane Lath, tu as bien vu comme les nôtres veulent s’impliquer, Myst Nail. Seul l’un d’eux pourra participer activement au défi, alors qu’ils se sentent au moins tous impliqués dans le choix de notre représentant. Cela calmera un peu leur frustration. »
La coalition surprise des deux déesses obligea Myst Nail à reconsidérer la question avant de finalement s’incliner.
Mais à peine un problème était réglé qu’un autre demandait leur attention.
« Zeus nous a laissé un mois pour nous décider et nous préparer, reprit Shao Paï. Je me charge d’entraîner notre représentant. Cela tombe bien, j’étais justement en train de relancer mon culte. Il pourra observer comment je fais, ça vaudra toutes les explications du monde.
–Tu relances ton culte ? releva Myst Nail. C’est donc à cela que tu es occupée depuis ton départ ?
– Eh oui, tu croyais que je faisais quoi ? »
Myst Nail ne répondit rien mais il s’était sans doute imaginé plein d’autres choses.
Shao Paï retint un soupir et reprit :
« Cela prend du temps de convertir les mortels, en tout cas lorsqu’on veut bien faire.
– C’est parce que Zeus t’a parlé au dîner de ce temple qui t’était toujours consacré ? intervint Hane Lath. Ça t’a donné envie de récupérer tes fidèles ?
– Exactement. Je n’allais pas laisser un de ces nouveaux dieux me les piquer !
– Je ne comprends vraiment pas à quoi cela te sert d’avoir des adorateurs, marmonna Myst Nail.
– Tu le saurais si tu en avais, » répliqua la déesse de la destruction.
Myst Nail désigna ses appartements.
« Et qui a bâti ça à ton avis ? répondit-il. J’ai eu des adorateurs, plus que toi.
– Ce n’est pas pareil parce que le culte existait déjà à notre arrivée. Tu n’as pas eu à le monter de toute pièce. Et puis tu n’avais affaire qu’aux prêtres, pas à tes fidèles eux-mêmes. Ce n’est pas pareil quand on s’implique personnellement. »
Myst Nail prit un air renfrogné et l’autre déesse leva les yeux au ciel.
« Ce n’est pas grave si tu ne comprends pas. Par contre, c’est la première chose qu’il faudra que j’apprenne à notre représentant. S’il ne désire pas sincèrement l’adoration des mortels, s’il fait ça uniquement dans le but de gagner contre les nouveaux dieux, c’est perdu d’avance ! »
Myst Nail n’insista pas plus.
Les autres dieux furent ravis d’apprendre qu’ils choisiraient celui qui les représenterait lors de ce défi. Au bout de plusieurs heures de réflexion, trois candidats se présentèrent : Thin Far, le dieu du feu, Pan Soro, le dieu des forêts et Lana Min, la déesse de la nuit. Il fallut bien deux jours et nuits complets pour les départager, entre les votes serrés, les débats entre candidats et sûrement quelques tractations secrètes, mais ce fut finalement Thin Far qui l’emporta à la satisfaction générale, sembla-t’il. Si le dieu blond du feu fut d’abord ravi de sa victoire, il déchanta vite en apprenant qu’il serait entraîné par Shao Paï. Il se rappelait encore comment la déesse de la destruction lui avait fait la morale lorsque lui et ses amis avaient voulu attaquer Zeus et Héra venus dîner à Babelhu. Cependant il ne pouvait plus se désister.
Durant le mois qui suivit, Shao Paï s’efforça d’enseigner au dieu du feu comment monter et entretenir son culte, en se servant de son propre temple dans le désert afin d’illustrer ses propos. D’abord réticent puis sceptique, Thin Far se laissa peu à peu gagner par l’enthousiasme en voyant les progrès de la déesse et les mortels qui se mettaient à lui adresser des prières et des offrandes. Il était évident qu’il avait envie que des mortels lui dédient les mêmes attentions.
« Tu ne dois pas te montrer trop présent pour eux, lui conseilla Shao Paï, sauf au début pour bien attirer leur attention. Ensuite tes interventions doivent être subtiles mais assez claires pour que les mortels ne doutent pas que cela vient de toi. S’ils font fausse route, ne dis rien : manifeste simplement ton déplaisir et attends qu’ils comprennent d’eux-mêmes ce qu’il faut faire pour t’apaiser.
– Mais ça a l’air de prendre beaucoup de temps ! » se plaignit le dieu blond.
Shao Paï se retint de lever les yeux au ciel. Un dieu avait tout le temps du monde.
« C’est toujours long et laborieux au début, c’est vrai, mais une fois que les bases sont bien établies, ton culte s’entretient de lui-même. C’est important de bien commencer si tu ne veux pas que ton culte tombe un jour dans l’oubli… ou qu’un nouveau dieu te vole tes fidèles.
– Alors ça, pas question ! » s’emporta-t’il.
Shao Paï eut un sourire amusé. À défaut d’être motivé par l’ampleur de la tâche pour s’attirer des fidèles, Thin Far était au moins prêt à tout pour ne pas perdre contre un nouveau dieu. Il n’y avait plus qu’à espérer que cela suffise.
Quand elle ne préparait pas Thin Far à ce qui allait l’attendre sur l’île, Shao Paï revenait à Babelhu pour assister aux réunions entre les souverains des deux camps afin de mettre au point les derniers détails. Les nouveaux dieux avaient choisi Poséidon comme représentant, un choix qui s’avérait logique puisqu’il s’agissait du dieu des océans et que le défi se passait sur une île. Cependant Thin Far ne serait pas non plus désavantagé car l’île possédait un volcan. Le dieu du feu avait donc toutes ses chances. Le duel serait serré et il fallait encore décider des modalités pour désigner le vainqueur.
Zeus profita d’une de ces réunions — qui se passaient toutes à Babelhu — pour exposer son idée originale pour arbitrer le défi.
« Ce serait ennuyeux si une seule personne était chargée de surveiller l’île pendant un an, fit-il. Et si on se relaye pour arbitrer, il pourrait y avoir de la triche. En plus je sais que mes enfants seront très curieux de voir comment ça se passe et je suppose que les tiens aussi, Myst Nail. »
Renfrogné comme toujours en présence de Zeus, le dieu du mal marmonna à contrecœur :
« C’est possible.
– C’est même sûr, renchérit Shao Paï. Je parie que certains essaieront de se faufiler en douce sur l’île pour se rendre compte de la situation.
– Absolument, confirma Zeus avec un sourire ravi. Ne serait-il pas tellement plus convivial si on pouvait tous ensemble regarder ce qui se passera sur l’île, un peu comme une pièce de théâtre ? »
Hane Lath plissa le front, essayant de comprendre ce qu’était une pièce de théâtre.
« Tu voudrais qu’on aille sur l’île ? finit-elle par demander.
– Non, il ne faut pas que d’autres dieux mettent le pied sur l’île ! Cela pourrait fausser les résultats.
– Alors tu comptes faire comment pour empêcher cela ? Tu as l’intention de leur demander gentiment de ne pas y aller ? Nous avons déjà pu voir à quel point tes enfants respectaient tes ordres, » le nargua Myst Nail en faisant référence à l’intrusion de Dionysos six mois plus tôt.
Le nouveau dieu se gratta la joue.
« Hé bien, mes enfants m’obéissent en général, c’est juste qu’ils sont très curieux et je n’ai pas l’intention de brider leur curiosité, juste de la… contrôler. En tout cas, figurez-vous que je me suis découvert un don pour créer des barrières. Je vais donc entourer l’île d’une barrière de protection pendant toute la durée du défi. Comme ça aucun dieu ne pourra entrer ou sortir, donc pas de risque de triche.
– Comment fera-t’on alors pour voir ce qui se passera ? » s’étonna la déesse de la musique.
Zeus se rengorgea, l’air très content de lui, et annonça son idée :
« Je pensais à créer une sorte de miroir immense qui refléterait tout ce qui se passerait sur l’île. Comme ça, on pourrait tout observer en permanence. On le placerait dans une salle où tout le monde pourrait venir voir à n’importe quelle heure.
– Ensemble ? grimaça Myst Nail.
– Cela nous permettrait de nous surveiller mutuellement, se justifia le nouveau dieu. Sans ça, certains pourraient soupçonner l’autre camp d’ingérence. »
Le dieu du mal fronça les sourcils, clairement peu enchanté par cette idée, mais les arguments de Zeus se tenaient.
« Bon, accepta-t’il à contrecœur, et je suppose que tu t’es également découvert un don pour créer ce genre de miroir ? »
Ce fut au tour de Zeus de grimacer.
« Non malheureusement. J’ai eu beau essayer mais ça n’a pas marché comme je voulais. Dans le meilleur des cas, je n’ai pu obtenir qu’une image fixe. Il faut croire que même les dieux ont des limites.
– C’est assurément vrai pour certains, » railla Myst Nail.
Mais comme d’habitude, ses tentatives pour énerver le dieu du ciel ne fonctionnèrent pas : Zeus prenait tout à la plaisanterie ou bien détournait les propos insultants de façon positive.
« Je me demandais s’il n’y avait pas parmi vous un dieu doué pour la création, reprit Zeus. Aucun des miens n’en est capable. »
Involontairement, Hane Lath se tourna vers Shao Paï, agacée de voir qu’elle aurait une nouvelle occasion de se mettre en avant. C’était énervant de constater que tout finissait toujours par se ramener à elle ! Zeus suivit son regard et lança un sourire taquin à la déesse de la destruction :
« Hé bien, Shao Paï, qu’en penses-tu ? »
La déesse aux cheveux noirs se contenta d’acquiescer.
« Entendu, je m’en charge. »
Un silence incrédule s’empara du nouveau dieu. Malgré son ressentiment, Hane Lath apprécia de le voir muet pour une fois. Mais le dieu du ciel retrouva vite l’usage de la parole :
« Hum, tu es sûre de pouvoir le faire ? Je te l’ai dit, c’est… plus difficile que ça en a l’air. Moi aussi je croyais pouvoir le faire et puis… »
Shao Paï plissa le front.
« J’ai bien écouté ce que tu as dit, Zeus, et je t’ai dit que je m’en chargerai. »
Zeus ne cacha pas ses doutes et la déesse se permit un sourire moqueur, imitée par Myst Nail qui observait sans rien dire.
« En matière de création, Zeus, tu es loin d’être une référence, tu sais. »
Le concerné fit une mine boudeuse.
« Montre-moi déjà que tu es capable de le faire et on en reparlera ensuite, » argua-t’il.
Avec un "pff" agacé, Shao Paï passa sa main devant elle et des étincelles dorées apparurent dans son sillage. Elles se concentrèrent et un immense miroir apparut en suspension au-dessus d’eux. Le verre refléta leurs mines stupéfaites avant que d’autres couleurs n’apparaissent et que l’image change du tout au tout. C’était à présent l’image d’une ville vue du ciel. Shao Paï fit un autre geste de la main et l’image se déplaça en direction des bâtiments afin de mieux voir les habitants qui vaquaient à leurs occupations quotidienne.
Zeus attendit un instant avant de s’écrier :
« Et les gens bougent vraiment. C’est incroyable !
– C’est la ville de Kaanta au nord, précisa la déesse de la destruction. Tu peux aller voir si tu ne crois pas que ça marche. »
Zeus lança un regard à son chevalier Héraklès qui se tenait en retrait avec les autres chevaliers. Le géant s’inclina avant de disparaître. Aussitôt il se retrouva à l’écran, provoquant des cris d’étonnement de la part des spectateurs. Il regarda autour de lui puis, avec réticence, se mit à effectuer une petite danse ridicule sous les yeux ébahis des passants.
Il y eut un grand moment de silence parmi les dieux, jusqu’à ce que Zeus explique :
« Je lui avais demandé de faire quelque chose d’imprévisible, pour tester cette création.
– Je vois que je ne suis pas la seule à aimer torturer ses chevaliers, commenta Shao Paï.
–Mais comment tu as fait ? s’ébahit Zeus.
– Nous sommes des dieux, répondit-elle en toute modestie. Rien ne nous est impossible.
– Comme je l’ai dit, Zeus, renchérit Myst Nail, certains ont des limites… d’autres non. »
Héra et Hane Lath étaient tout aussi impressionnées, mais elles gardaient le silence. Héraklès revint discrètement, mort de honte après s’être donné en spectacle sur ordre de son maître.
Shao Paï contempla son œuvre d’un œil critique.
« Je pense qu’il faudrait plusieurs miroirs de ce genre, commenta-t’elle. Ce serait bête de n’avoir qu’une seule vue, surtout s’il se passe beaucoup de choses.
– Parce que tu pourrais en créer plusieurs à la fois ? s’extasia le dieu du ciel.
– Bien sûr que oui, fit Shao Paï en retenant un soupir agacé. Je vois bien plusieurs miroirs centrés sur les lieux principaux de l’île, Poséidon et Thin Far. Oh, et n’oublions pas leurs chevaliers.
– Pourquoi les chevaliers ? intervint Myst Nail.
– Si un dieu extérieur veut tricher, il peut également passer par les chevaliers pour communiquer. Nous devons les surveiller eux aussi. »
Le roi des dieux hocha la tête.
« Si tu crées plusieurs miroirs, s’enquit-il, faudra-t’il que tu restes en permanence pour qu’ils fonctionnent ? »
Shao Paï retint un sourire cynique, comprenant l’espoir dissimulé dans cette question.
« Non, une fois que c’est créé, ça fonctionnera avec ou sans moi.
– Comment est-ce possible ? s’étonna Zeus.
– C’est comme n’importe quel objet que tu crées, répliqua Shao Paï qui ne voyait pas où était le problème.
– C’est quand même plus qu’un simple objet.
– Tu as déjà créé un miroir, non ? Est-ce qu’il faut que tu restes à côté pour qu’il reflète les choses ? Non. Hé bien, c’est pareil. »
Zeus retint une nouvelle objection. Quoi qu’il en soit, il ne s’attendait manifestement pas à un tel pouvoir de création chez la déesse et il en était impressionné.
Shao Paï fit disparaître l’image sur son miroir et déplaça l’immense cadre contre un pan de mur.
« Dès que vous aurez décidé d’un endroit pour les installer, fit-elle, je créerai les autres miroirs et je les réglerai sur les différents endroits de l’île. Bon, si vous n’avez plus besoin de moi, j’ai des choses à faire.
– Tu peux y aller, » assura Myst Nail.
La déesse disparut avec ses chevaliers tandis que les souverains des dieux réglaient encore des détails mineurs.
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