Les Origines 1 : Éden
Les petits dieux vivaient dans la forêt d'Éden. Immense, toujours verdoyante, elle constituait tout leur univers. Le jour, ils jouaient à se cacher dans les buissons — ou dans les arbres pour les plus audacieux. Ils cueillaient les fleurs qui poussaient dans les clairières, ils se baignaient dans le lac, ils observaient la lumière à travers le feuillage permanent des arbres. La nuit, ils se réunissaient tous dans la plus grande clairière et dormaient les uns contre les autres avec la confortable certitude de faire partie d'un tout.
Ils étaient au nombre de quatorze. Du côté des filles, il y avait Hane Lath, Miné Dias, Kali Ness, Mari Kal, Gilé Dan, Lana Min et Das Mala. Du côté des garçons, il y avait Ande Ros, Bel Then, Myst Nail, Pan Soro, Esté Fin, Shao Paï et Thin Far. Aussi loin que remontaient leurs souvenirs, ils s'étaient toujours trouvés là ensemble dans la forêt d'Éden. Éden était leur univers et ils ne se souciaient guère de savoir s'il y avait autre chose ailleurs — ni même s'il y avait un ailleurs. Ils menaient une vie douce et insouciante, le tout sous la bienveillante surveillance de Père.
Père n'était pas comme eux, Il était partout à la fois. Il était la lumière brillante qui illuminait le ciel la journée. Il était la douce lueur de la lune quand la nuit était tombée. Il était la terre qu'ils foulaient. Il était l'air qui les entourait. Il était les arbres, l'herbe, les cailloux… Père était TOUT et ils L'adoraient sans réserve. Parfois Père leur apparaissait sous une forme qui ressemblait à la leur mais en plus grand et si brillant qu'ils ne pouvaient lever les yeux pour voir Son visage. Quand Il se manifestait ainsi, les enfants dieux étaient si remplis d'amour pour Lui qu'ils osaient à peine parler ou respirer. Tous sauf un : Shao Paï.
Après Père, c'était Shao Paï que les jeunes dieux aimaient le plus. Il avait des cheveux argentés et fins comme de la soie, coupés courts à la nuque mais avec de longues mèches qui retombaient sur ses yeux et qu'il repoussait régulièrement. Ses yeux étaient captivants, d'un gris argent et qui semblaient s'illuminer si on les regardait assez longtemps. Il avait le teint clair et souriait très souvent. Il était gentil avec tout le monde, s'occupait de chacun et réglait les rares querelles qui pouvaient survenir entre eux. Les dieux se tournaient naturellement vers lui dès qu'ils avaient un souci ou une question et ils le considéraient comme leur meneur. Qui plus est, il était le plus proche de Père et Ce Dernier lui confiait souvent des instructions pour les petits dieux.
C'était toujours des tâches amusantes qu'ils transformaient en concours, comme créer la plus belle fleur, le grain de sable le plus fin, le meilleur fruit — cela avait été plus compliqué de désigner le vainqueur puisqu'ils n'avaient nul besoin de manger et n'avait donc pas développé de goût — l'eau la plus limpide, etc. Les dieux ne cherchaient pas à savoir pourquoi Père leur demandait de créer autant de choses qu'ils ne voyaient plus ensuite. Ils le faisaient pour s'amuser et Lui plaire, et cela leur suffisait largement.
Puis il y avait Myst Nail… Ce jeune dieu était très particulier. Il ne jouait jamais avec les autres, préférant rester dans son coin à observer la nature. Les rares fois où un autre dieu osait l'approcher, il l'ignorait jusqu'à ce que l'autre s'en aille. Ou bien si l'opportun ne comprenait pas le message et se montrait insistant, Myst Nail n'avait qu'à le fixer de ses yeux rubis jusqu'au moment où immanquablement l'autre dieu battait en retraite, mal à l'aise. Cependant, malgré sa volonté de rester à l'écart, Myst Nail rejoignait tout de même le groupe le soir pour dormir avec eux… mais c'était toujours le dernier à arriver et il s'installait à la limite de la clairière.
Il y avait pourtant une personne à qui Myst Nail ne pouvait rien refuser et c'était Shao Paï. Si Shao Paï lui parlait, Myst Nail lui répondait — souvent en marmonnant, néanmoins c'était déjà un progrès ! Si Shao Paï lui demandait de participer aux activités, Myst Nail venait — même s'il ne faisait aucun effort pour s'appliquer à ses créations et repartait dès qu'il le pouvait. Shao Paï n'abusait toutefois pas de son autorité sur le jeune dieu et respectait son envie de rester seul. Quand les autres dieux exprimaient leur étonnement face à l'attitude de Myst Nail si différente de la leur, Shao Paï leur répondait que Père les avaient tous créés différents d'une façon ou d'une autre, mais qu'Il les aimait tous de la même façon, alors ils devaient aussi tous s'aimer.
La paix et l'harmonie régnaient ainsi depuis fort longtemps, et cela aurait pu durer toute l'éternité.
Shao Paï sentit la présence familière se concentrer non loin de lui et un grand sourire illumina son visage.
« Père ! » accueillit-il le nouveau venu en courant vers Lui.
L'être formidable caressa la joue du jeune dieu qui ferma les yeux de bonheur.
« J'ai une nouvelle tâche pour vous, » annonça-t'Il de Sa voix qui n'en était pas une.
Les mots ne passaient pas par les oreilles mais semblait vibrer dans votre tête. Père ouvrit son autre main et un flot de couleurs en jaillit. Shao Paï partit d'un rire ravi en voyant les couleurs voleter autour de lui.
« Qu'est-ce que c'est, Père ?
– C'est un animal, un papillon. »
L'enfant argenté lui lança un regard interrogateur.
« Est-ce un animal ou un papillon ?
– Les deux. Tout comme il existe plusieurs variétés de fleurs, il y a plusieurs animaux et voici le premier d'entre eux. »
Shao Paï lança un regard étonné vers l'animal.
« Il bouge tout seul ! constata-t'il.
– C'est parce qu'il est vivant.
– Vivant ? »
Encore un nouveau mot. Shao Paï ne craignait jamais d'interroger Père qui lui répondait volontiers, même si souvent Ses explications engendraient davantage de questions.
« Il peut se déplacer selon sa propre volonté, poursuivit Père. Je vous de demande d'en créer d'autres comme lui, de toutes les couleurs. »
Le papillon se posa docilement sur la main de Shao Paï qui l'observa attentivement. De nouveaux mots apparurent dans sa tête comme s'ils avaient toujours été là, et ce n'était pas la première fois. La couleur provenait des grandes ailes fines et fragiles. Shao Paï remarqua aussi le corps fin aux longues antennes qui s'agitaient sous son souffle.
« Ce sera plus difficile qu'une fleur, songea le jeune dieu à voix haute.
– Tout le monde n'y arrivera peut-être pas, reconnut Père. J'aimerais que tu me dises qui aura réussi.
– Pourquoi, Père ? »
Père lui sourit pour le rassure.
« Je ne veux pas vous demander des tâches trop difficiles, expliqua-t'Il.
– Oh non, se récria Shao Paï, nous sommes ravis de Vous aider !
– Je sais, » fit-Il en lui tapotant la tête.
Il disparut ensuite aussi brusquement qu'Il était apparu mais Shao Paï pouvait encore sentir sa présence plus diffuse. Il regarda à nouveau le papillon qui semblait se plaire sur sa main puis il rejoignit les autres dieux, sourire aux lèvres. Ils allaient adorer ce nouveau jeu.
Effectivement, les petits dieux s'extasièrent devant cette nouvelle création. C'était la première fois qu'ils voyaient un être vivant à part eux, car Éden ne comportait aucun animal.
« C'est toi qui le fais bouger ? demanda Das Mal à Shao Paï avec émerveillement.
– Non, il bouge tout seul. Père dit qu'il se déplace selon sa volonté.
– C'est extraordinaire ! Mais on peut vraiment faire ça ? »
Il ne serait pas venu à l'esprit de Shao Paï de douter de père : s'Il leur donnait cette tâche, c'est qu'ils pouvaient le faire.
« Il m'a dit que ce serait plus difficile et que tout le monde n'y arriverait peut-être pas, » précisa-t'il.
Les mines s'assombrirent autour de lui mais il les encouragea :
« Même si vous ne réussissez pas, ce n'est pas grave ! Père m'a assuré qu'Il ne serait pas déçu ! »
Les sourires revinrent.
« Au travail ! reprit Shao Paï. Je compte sur vous pour faire des papillons avec de jolies couleurs ! »
Les dieux s'attelèrent joyeusement mais consciencieusement à la tâche, les yeux fixés sur le modèle qui voletait d'un groupe à l'autre dans la clairière. Les premiers essais ne furent pas réussis : les papillons n'étaient pas vivants et/ou n'avaient pas les bonnes couleurs. Shao Paï passait dans les groupes pour prodiguer ses conseils :
« Attention aux ailes, Bel Then. les couleurs doivent être les mêmes des deux côtés. C'est symétrique.
« Très jolies couleurs, Gilé Dan, mais tu n'as fait que les ailes. Regarde mieux, il a aussi un corps.
« Miné Dias, ton papillon est trop rigide. Son corps doit être mou et ses ailes très fines. »
À cela, la jeune déesse répondit :
« Mais il sera trop fragile dans ce cas. Il pourrait s'abîmer.
– Telle est la volonté de Père. Tu te souviens que c'était le même souci pour les fleurs que nous avons créées. Je suis sûr qu'Il a une bonne raison pour qu'il en soit ainsi. »
Aucun dieu n'aurait osé contester cela.
Alors que personne encore n'avait réussi un papillon parfait, Shao Paï se rendit compte qu'un des dieux manquait à l'appel : Myst Nail. Pourtant il était présent lorsque Shao Paï leur avait présenté le papillon et contrairement aux autres, il n'avait exprimé aucune fascination. En même temps, c'était Myst Nail !
« Continuez comme ça, fit Shao Paï aux autres dieux. Je vais chercher Myst Nail. »
Un autre des talents de Shao Paï était qu'il pouvait toujours savoir où se trouvait chaque dieu, y compris l'ombrageux Myst Nail. Il n'avait qu'à évoquer l'image du dieu pour savoir où il était, ce qui l'avantageait grandement pour les parties de cache-cache !
Shao Paï se rendit ainsi au lac où Myst Nail ruminait assis sur la rive, le menton sur les genoux et ses bras entourant ses jambes repliées, ses longs cheveux noirs retenus en queue de cheval tombant sur son dos pour toucher le sol. Le jeune dieu lui lança un bref coup d'œil maussade à son arrivée avant de reprendre sa contemplation des eaux bleues du lac.
« Myst Nail, appela Shao Paï, tu ne viens pas avec nous pour créer les papillons ? »
L'intéressé ne se tourna plus vers lui.
« À quoi bon ? répondit-il en marmonnant. Les autres peuvent faire suffisamment de ces papillons. Vous n'avez pas besoin de moi. »
Shao Paï ne se laissa pas décourager et s'assit près de lui.
« Oui, mais c'est un travail collectif. Toi aussi, tu peux participer et t'exprimer.
– Dans ce cas, cela veut dire que j'ai aussi le droit de ne pas participer. Sinon cela devient une obligation. »
Myst Nail était très fort en logique, surtout pour se donner raison. Malheureusement pour lui, Shao Paï savait aussi faire valoir son point de vue et parvenir à ses fins, que ce soit avec la logique ou les sentiments.
« Je comprends, acquiesça le jeune dieu argenté. C'est plus difficile cette fois. Il faut créer un être vivant et tu n 'es pas sûr d'y arriver.
– Ça n'a rien à voir ! lança Myst Nail d'un air interloqué.
– Il ne faut pas redouter l'échec, poursuivit le jeune dieu en l'ignorant volontairement. Personne n'a encore réussi, tu sais, et Père Lui-même a dit que ce ne serait pas simple. Alors viens essayer quand même et ne t'en fais pas si tu n'y arrives pas.
– Je peux le faire, ce n'est pas ça le problème ! » explosa Myst Nail.
Shao Paï le regarda alors de ses grands yeux innocents.
« Ah oui ? Alors vas-y, montre-moi. »
Myst Nail se mordit les lèvres. Il s'était piégé tout seul.
« Et toi ? lança-t'il soudain pour faire diversion. Tu vas le faire aussi ? »
Cela eut l'effet désiré : Shao Paï eut l'air désarçonné.
« Que veux-tu dire ?
– Je te vois toujours transmettre les instructions de Père, aider et conseiller les autres, mais je ne t'ai jamais vu créer quelque chose.
– C'est vrai, reconnut l'autre dieu. Mais je ne peux pas à la fois arbitrer et participer, ce ne serait pas juste.
– Alors toi non plus, tu ne participes pas au travail collectif, » conclut Myst Nail d'un ton triomphant.
Shao Paï cligna des yeux, et Myst Nail se dit qu'il avait remporté la partie… sauf que l'autre dieu lui sourit soudain :
« J'ai une idée ! On va chacun créer un papillon ici-même, sans les montrer aux autres ! »
Myst Nail soupira. Il ne pourrait jamais vraiment gagner contre Shao Paï. Il n'en avait même pas envie dans le fond.
« D'accord, » céda-t-il.
Il se concentra un bref moment et un papillon apparut devant lui. Ses ailes étaient bleu nuit avec des pointes de rouge. Il était parfait et s'envola autour de Shao Paï qui eut un large sourire.
« Bravo, Myst Nail, c'est magnifique ! En plus tu as choisi tes couleurs. Tu es vraiment doué ! »
Le jeune dieu détourna la tête, surtout pour cacher le fait qu'il rougissait des compliments de son camarade.
« À ton tour, maintenant, » fit-il pour détourner l'attention.
Shao Paï ne chercha même pas à se concentrer : son papillon apparut aussitôt devant lui, ses larges ailes blanches et grises se déployant. Il prit son envol pour rejoindre le premier papillon et les deux créations voletèrent l'une autour de l'autre. Mais Myst Nail fixait Shao Paï comme s'il attendait quelque chose de sa part.
« C'était vraiment facile, reconnut le dieu argenté. Et j'ai fait comme toi : il porte mes couleurs !
– Je suis sûr que tu pourrais en créer plusieurs d'un coup, tous différents, » suggéra Myst Nail.
Shao Paï haussa les épaules avec désintérêt.
« C'est possible mais ce n'est pas important. Viens, allons montrer nos créations aux autres, ça va les motiver ! »
Mais Myst Nail tendit soudain le poing pour attraper les deux papillons et il serra fort, au grand dam de Shao Paï. Quand le dieu rouvrit les main, les papillons ne bougeaient plus et étaient réduits en morceaux, leurs belles ailes déchiquetés, les couleurs se mélangeant. Le cœur de Shao Paï se serra tandis qu'un nouveau mot lui venait à l'esprit :
« Morts, fit-il tristement. Pourquoi tu les as tués ?
– Tu avais dit qu'on ne les montrerait pas, » répondit simplement l'autre dieu.
Shao Paï en fut interloqué. Au moment où il allait répliquer, un grand cri s'éleva de la clairière où étaient assemblés les autres dieux. C'était un cri de frayeur et il fut suivi d'autres. Shao Paï tourna aussitôt le dos à Myst Nail pour courir rejoindre ses compagnons. Quand il arriva dans la clairière, il fit face à un immense papillon qui battait des ailes, apeuré lui aussi, ce qui provoquait un grand souffle de vent. Il ne parvenait pas à décoller car il faisait au moins trois fois leur taille. Shao Paï intervint aussitôt et réduisit l'animal à sa taille normale. Les cris s'apaisèrent aussitôt.
« Merci, Shao Paï, fit Bel Then en se grattant la tête. Je ne savais pas comment faire pour l'arrêter.
– C'est toi qui l'as créé ? Mais pourquoi tu l'as fait aussi grand ?
- Ben, tu nous as dit de nous concentrer sur les détails alors je l'ai imaginé plus grand dans ma tête… et il est apparu comme ça ! »
Shao Paï éclata de rire.
« Même si tu le vois grand dans ta tête, expliqua-t'il, tu peux le créer de la taille que tu veux ! Vas-y, essaie encore.
– Tu es sûr ? » fit l'autre dieu, pas très rassuré.
Les autres dieux ne semblaient pas non plus partants pour une nouvelle démonstration du même genre.
« Je suis sûr, confirma Shao Paï d'un ton rassurant. Ton papillon était bien trop grand mais à part ça, il était très réussi. Tu es le premier à réussir à créer un papillon vivant… »
Il se corrigea mentalement : le troisième. Mais comme Myst Nail avait tué leurs créations, ce n'était pas non plus un mensonge.
Obéissant, Bel Then se concentra tandis que les autres dieux s'éloignaient de lui au cas où un nouveau papillon géant surgirait, voire pire. Mais cette fois, la création de Bel Then avait la taille voulue et il voleta joyeusement avec ses deux prédécesseurs — le papillon réduit par Shao Paï et le modèle de Père. Bel Then eut un sourire radieux et se rengorgea en entendant les commentaires admiratifs de la part des autres dieux. Shao Paï tapa dans ses mains.
« Excellent, Bel Then. Et maintenant, tout le monde se remet au travail ! »
Leur frayeur oubliée, les jeunes dieux reprirent leurs créations.
À la fin de la journée, il y avait plusieurs milliers de papillons qui formaient un nuage multicolore au-dessus de la clairière. Presque tous les dieux avaient fini par comprendre comment créer un être vivant et ils s'étaient ensuite attelés à choisir les couleurs les plus vives, quitte à en inventer de nouvelles. De l'avis de tous, les plus beaux spécimens furent crées par Bel Then, Gilé Dan et Kali Ness. Shao Paï prit donc soin de les présenter en premier à Père lorsqu'Il apparut pour savoir comment s'était passé le concours de création.
« Très joli, commenta-t'Il avec un sourire ravi. Et je vois que vous en avez produit beaucoup d'autres.
– Oui, les autres voulaient tester toutes les combinaisons de couleurs possibles mais je crois qu'ils en ont quand même oubliées ! »
Père eut un léger rire avant de s'enquérir :
« Dis-moi qui n'a pas réussi. »
Le sourire de Shao Paï se ternit un peu.
« Miné Dias, Esté Fin et Pan Soro. Mais ils avaient presque compris à la fin. Je suis sûr que la prochaine fois ils y arriveront ! »
Malgré les dires précédents de Père, Shao Paï tenait absolument à défendre ses camarades.
« Ne te fais pas autant de souci pour eux, le rassura Père. Je t'ai dit que je voulais seulement savoir pour qui ce serait difficile, c'est tout. »
Shao Paï finit par hocher la tête. Père lui caressa tendrement les cheveux.
« Et Myst Nail ? » demanda-t'Il soudain.
Shao Paï sursauta et releva la tête.
« Quoi, lui ? Oh, il a… il a créé un seul papillon du premier coup.
– Peux-tu me le montrer ?
– C'est que… »
Shao Paï était partagé. Il ne voulait pas mettre Myst Nail dans une position difficile mais il était également hors de question qu'il mente à Père. N'ayant pas d'autre choix, il lui raconta ce qu'il s'était passé.
Père écouta en silence. Quand Shao Paï eut fini, Il soupira simplement.
« Je vois. Myst Nail est… particulier, tu l'as sans doute déjà remarqué. Ne lui tiens pas trop rigueur de son geste, il n'a pas vraiment conscience de la valeur d'une vie. »
Shao Paï hocha la tête, encore triste rien que d'y songer. Père lui caressa de nouveau la tête.
« Bien, je vais prendre vos créations avec moi. Tu féliciteras tout le monde de ma part. »
Shao Paï contempla les papillons une dernière fois.
« C'est dommage que tu les emmènes, fit-il pour la première fois. Ça faisait très joli. »
Père eut un léger rire avant de disparaître avec les papillons. Shao Paï soupira. Il savait bien que Père ne leur laissait jamais leurs créations mais en ignorait la raison. Si c'était important, Il lui en aurait déjà parlé, c'était sûr. Shao Paï regagna la clairière pour transmettre les félicitations de Père aux autres.
Le soir venu, le dieu argenté constata que Myst Nail ne les avait pas rejoints alors qu'il se faisait déjà tard. Même s'il arrivait toujours le dernier, il aurait déjà dû être là ! D'ailleurs maintenant que Shao Paï y pensait, l'autre dieu ne s'était plus manifesté du reste de la journée. Tandis que les petits dieux s'endormaient un par un, réjouis par le souvenir de leurs papillons et la belle journée qu'ils venaient de passer, Shao Paï garda les yeux ouverts. Il n'était pas particulièrement inquiet pour Myst Nail, rien de mal ne pourrait jamais leur arriver à Éden, mais il ne voulait pas non plus qu'un des dieux dorme à part des autres pour la première fois. Ce n'était pas à proprement parlé une obligation pour eux de dormir tous ensemble mais c'était un besoin partagé. Et Myst Nail ressentait forcément ce même besoin, même s'il luttait contre, allez savoir pourquoi. Mais Shao Paï se considérait comme le gardien de leur unité et il était hors de question qu'il laisse l'un d'eux faire bande à part… même s'il s'agissait du dieu qu'il avait le moins envie de voir pour le moment.
Fort de cette résolution, le jeune dieu se leva et partit à la recherche de Myst Nail. Grâce à son pouvoir, il le retrouva adossé contre un arbre pas très loin de la clairière, ce qui le fit sourire : Myst Nail ressentait bien ce besoin d'unité malgré tout. Le dieu ne dormait pas et leva les yeux à son approche. Shao Paï ne savait pas trop comment lui parler après ce qui s'était passé, aussi choisit-il de faire comme si rien n'était arrivé.
« Tu ne viens pas nous rejoindre ? » demanda-t'il.
Myst Nail le fixa un moment avant de détourner les yeux et de marmonner quelque chose qu'il ne comprit pas.
« Qu'as-tu dit ? » fit Shao Paï.
Le dieu sombre répéta un peu plus fort :
« Tu m'en veux encore ? »
Shao Paï garda un silence songeur. À vrai dire, ce n'était pas qu'il était fâché contre Myst Nail mais plutôt…
« Pourquoi tu as fait ça ? demanda-t'il. Je ne comprends pas. »
L'autre dieu se rembrunit.
« On ne devait pas les montrer aux autres, se justifia-t'il d'un ton bourru. C'est même toi qui l'as dit.
– C'est vrai, reconnut Shao Paï, mais tu n'étais pas obligé de les tuer pour autant ! On aurait pu les mettre à l'écart, les cacher…
– Ce n'étaient que des créations, fit Myst Nail en haussant les épaules, comme les fleurs ou les rochers.
– Non, ce n'était pas pareil cette fois : ils étaient vivants ! »
Myst Nail lui lança un regard d'incompréhension. Shao Paï se souvint de ce Père avait dit :
« Il n'a pas vraiment conscience de la valeur d'une vie. »
Le dieu argenté inspira et tenta d'expliquer ce qui lui semblait évident :
« Ils étaient vivants. À partir du moment où nous leur avons donné la vie, nous ne pouvons pas la reprendre comme ça !
– Pourquoi pas ?
– Parce que… c'est mal !
– Qui a décrété que c'était mal ?
– Eh bien… »
Shao Paï était perdu mais en plus, il avait l'impression de se souvenir d'une dispute similaire, même s'il ne savait plus quand et à quel sujet.
« Toute vie est importante ! reprit-il.
– Nous sommes importants, argua l'autre dieu. Et nous avons le droit de faire ce que nous voulons de nos créations. Il n'y a pas de bien ou de mal pour nous.
– Je ne dis pas qu'ils sont plus importants que nous, tempéra Shao Paï, mais ce n'est pas une raison pour les traiter n'importe comment. Je pense que nous devons nous montrer responsables et bienveillants envers les vies que nous créons. »
Myst Nail ne poursuivit pas la discussion plus loin, au grand soulagement de Shao Paï qui ne savait plus comment argumenter. Par contre, il posa une autre question toute aussi dérangeante :
« De toute façon, tu sais ce que Père fait de nos créations ? »
La question prit Shao Paï au dépourvu.
« Je… je n'en sais rien. »
Il songea aux papillons que Père avait emportés. Non seulement aucune de leurs créations ne restait à Éden mais en plus il nes leur viendraient même pas à l'esprit d'en créer sans instruction de Père. Ils avaient déjà créés tant de fleurs, de fruits, de rochers, etc., qu'il était un peu dommage qu'ils n'en profitent pas ! Mais les autres dieux ne semblaient guère se soucier du sort de leurs créations.
« Si ça se trouve, poursuivit Myst Nail, Père les détruit aussi.
–Non ! se récria aussitôt Shao Paï. Pourquoi Il ferait ça ?
– Parce qu'Il n'a pas besoin des créations imparfaites que font les autres. Il peut créer tout ce qu'Il veut en un instant, alors pourquoi s'embêter à nous demander de L'aider ?
– Eh bien…
– C'est sans doute seulement pour nous occuper.
– Comment peux-tu dire des choses pareilles ? » s'horrifia le dieu argenté.
Myst Nail lui lança un regard navré.
« Demande-Lui la prochaine fois, conseilla-t'il. Tu verras bien ce qu'Il te répondra… s'Il te répond.
– Compte sur moi ! répliqua vivement Shao Paï. Je Lui demanderai et je suis sûr qu'Il me répondra ! »
Myst Nail soupira en secouant la tête.
Le silence s'installa un moment. Puis Shao Paï poussa un soupir à son tour et s'assit à ses côtés.
« Pourquoi tu cherches toujours à me mettre en colère ? » demanda-t'il.
Myst Nail ne nia pas.
« Tu acceptes tout ce que dit Père sans réfléchir, répondit-il d'un ton morose.
– Et alors ?
– Tu devrais réfléchir davantage.
– Je ne vois pas en quoi cela te concerne.
– C'est parce que je… je m'inquiète pour toi. »
Shao Paï retint un sourire devant cette confession murmurée. Myst Nail avait de bonnes intentions dans le fond, même s'il était vrai que sa façon d'agir était discutable !
« Et moi je m'inquiète pour toi, fit-il en retour. Tu réfléchis trop. Tu devrais te détendre davantage et t'amuser ! »
Myst Nail haussa les épaules.
« M'amuser ? Je ne vois rien d'amusant à faire ici… »
Shao Paï retint une réplique. Il ne se sentait pas d'humeur à argumenter davantage ce soir-là. Il se releva et tendit une main à l'autre dieu qui le dévisagea avec circonspection.
« Bon, si tu as fini de bouder, reviens avec moi à la clairière. »
Cela piqua l'autre dieu au vif. Il se hérissa littéralement.
« Bouder ? Je ne boudais pas ! »
Shao Paï partit d'un léger rire.
« C'est ça, c'est ça, fit-il d'un ton taquin. Appelle ça comme tu veux. Tu viens ou pas ? »
Myst Nail l'observa de nouveau un moment puis prit la main tendue. Shao Paï l'aida à se relever et ils regagnèrent la clairière. Le dieu argenté en fut soulagé : cette nuit encore, ils étaient tous ensemble.
Quelques jours plus tard, même si tout était rentré dans l'ordre, les paroles de Myst Nail continuaient à résonner dans la tête de Shao Paï : que pouvaient bien devenir leurs créations ? Père les emmenait avec Lui en dehors d'Éden mais dans quel but ? Là où Il vivait ? Shao Paï ne s'était jamais vraiment demandé ce que faisait Père quand Il n'était pas à Éden. À partir de là, les questions s'enchaînèrent sans fin et le tourmentèrent. Shao Paï faisait en sorte de ne pas le montrer aux autres mais il était taraudé en permanence par ses incertitudes. Myst Nail pouvait se vanter d'être parvenu à le déstabiliser cette fois ! Malgré tout le dieu argenté était bien décidé à obtenir des réponses directement de la part du principal intéressé.
Aussitôt qu'il ressentit de nouveau la présence de Père, Shao Paï ne fut pas rempli que de joie cette fois mais aussi d'appréhension. Il n'écouta que d'une oreille la nouvelle tâche à accomplir — des plantes qui devaient porter des graines qui donneraient de nouvelles plantes — et parla dès qu'il en eut l'occasion :
« Père, j'ai quelque chose à vous demander ! »
Si Père fut surpris par la détermination du dieu, Il n'en montra rien et sourit avec bienveillance :
« Je t'écoute, mon enfant.
- Ces choses que nous créons… et ces êtres vivants comme les papillons… que deviennent-ils ensuite ? Où les emmenez-Vous ? »
Père ne répondit pas tout de suite. Shao Paï le fixa de ses yeux argentés, espérant… non, certain qu'il y avait une excellente raison à tout cela, contrairement à ce que Myst Nail insinuait.
« Pourquoi cela t'intéresse-t'il soudain ?
– Hé bien… Les autres se sont donnés tant de mal pour les papillons… et j'en voulais à Myst Nail d'avoir tué les deux que nous avons créés… Mais je me suis dit que tout cela était ridicule si nos créations disparaissaient ensuite.
– Je vois. »
Père marqua une pause.
« Sache que vos créations ne disparaissent pas. »
Shao Paï en fut très soulagé. Père poursuivit :
« Et je vais te demander de ne pas parler aux autres de ce qui va suivre car je ne veux pas qu'ils s'inquiètent inutilement. Vos créations sont en train de remplir un nouveau monde, un monde qui vous est destiné. »
La révélation surprit grandement le jeune dieu.
« Un nouveau monde ? Comme Éden ?
– Bien plus vaste qu'Éden. Un monde où vous allez bientôt vivre afin d'accomplir votre rôle.
– Nous avons un rôle ? s'étonna Shao Paï. Lequel ?
– Les dieux ont été créés dans un but bien précis. Ce serait beaucoup trop long de t'expliquer ça maintenant. Je te demande simplement de me faire confiance. Tu peux faire ça ?
– Bien sûr ! s'écria aussitôt Shao Paï, ses doutes complètement envolés. Mais juste une chose : Vous serez avec nous dans ce nouveau monde, hein ? »
Père ne répondit pas et l'inquiétude de Shao Paï ressurgit.
« Père, Vous viendrez bien avec nous ?
– Je ne peux pas rester indéfiniment à vos côtés, répondit-Il. Mon rôle est de vous enseigner à progresser de vous- mêmes, en vous soutenant les uns les autres.
– Mais comment ferons-nous sans Vous pour nous guider ? » s'affola le dieu argenté.
Père avait toujours été là pour eux. Shao Paï ne pouvait pas concevoir un monde sans Lui.
« Je ne vous laisserai pas à l'abandon, assura Père. Mon premier né sera la pour vous guider sur le droit chemin. »
Un premier né ? C'était la première fois que Shao Paï en entendait parler !
« Comment ça ? Je croyais que nous avions été tous créés en même temps !
– Non, mon enfant. Il y en a un qui a été créé en premier dans ce but bien précis. Il prendra ma place une fois que vous arriverez dans votre monde.
– Et… qui est Votre premier né ? » demanda Shao Paï sans cacher sa curiosité.
Père l'observa un moment avant de rire légèrement et de lui tapoter la tête.
« Le moment n'est pas encore venu de dévoiler son identité, fit-Il. Je ne voudrais pas créer de tensions ou de rivalités entre vous. »
Ces deux mots étaient inconnus jusqu'à présent mais lorsque Père les prononça, Shao Paï ressentit tout le mal qu'ils pouvaient provoquer. Et un nouveau mot jaillit au plus profond de lui : jalousie. Il en fut horrifié et se hâta d'enterrer ce nouveau sentiment en lui.
Père lui caressa les cheveux cpendant ce geste n'eut pas l'effet apaisant qu'il avait d'habitude.
« Ne te tracasse pas pour cela, mon enfant, reprit-Il. Il vous reste encore beaucoup de choses à créer et à découvrir avant que le nouveau monde soit achevé. Vous n'allez pas partir tout de suite. »
Shao Paï hocha la tête sans rien dire mais ses pensées étaient bien sombres. Le fait de savoir qu'ils allaient quitter Éden, même si ce n'était pas avant très longtemps, suffisait à ternir son bonheur. Mais il ne voulait pas accabler Père aussi se força-t'il à sourire.
« Merci de m'avoir mis au courant, Père. En attendant ce jour, vous pouvez compter sur moi pour encourager les autres à faire leurs plus belles créations maintenant que je connais leur but. »
Père hocha la tête, satisfait, et ils n'en discutèrent plus pendant longtemps.
Les jeunes dieux ne prêtaient guère attention à la succession de jours et de nuits. Comme le temps n'avait aucune emprise sur eux, ils ne comptaient pas le passage des jours. Qui plus est, il n'y avait aucun changement de saison : un printemps éternel régnait sur la forêt d'Éden. Les dieux employaient bien des mots comme hier et demain, mais cela s'arrêtait là. Ils ne se projetaient pas plus loin dans le temps. Aussi Shao Paï n'aurait pas su dire combien de temps s'écoula depuis sa conversation avec Père mais beaucoup de jours passèrent et apportèrent leur lot de changements.
Régulièrement la nuit, Shao Paï quittait la clairière où dormaient les autres dieux pour aller discuter avec Myst Nail. C'était le seul moment où ils pouvaient aborder des sujets importants sans risquer de se faire surprendre par les autres. Le dieu argenté avait été étonné de découvrir que Myst Nail était au courant depuis longtemps de leur départ lointain vers cet autre monde — et la jalousie avait montré de nouveau le bout de son nez.
« Comment tu l'as su ? » s'était exclamé le jeune dieu.
Myst Nail avait soupiré.
« C'est Père qui me l'a dit. Quand Il a vu que je ne prenais pas part à vos concours de création, Il a tenté de me motiver de cette manière.
– Mais ça n'a pas marché, » avait conclu l'autre dieu.
Myst Nail avait haussé les épaules.
Shao Paï avait hésité quelques soirs avant de lui demander :
« Dis, tu sais qui est Son premier né ? »
Les yeux rouges s'étaient aussitôt focalisés sur lui.
« Il t'en a parlé ?
– Oui. Je croyais qu'Il nous avait tous créés ensemble mais je me trompais. »
Myst Nail avait plissé les yeux.
« Tu Lui as demandé qui c'est ? s'était-il enquis.
– Oui mais Il n'a pas voulu répondre… pour de très bonnes raisons, je suppose… Et toi, tu sais qui c'est ? »
Myst Nail avait marqué une pause avant de répondre :
« Non. »
Shao Paï n'avait pas approfondi ce sujet, il avait déjà bien du mal à étouffer la jalousie qui montait en lui à chaque fois qu'il pensait à ce premier né.
Les autres soirs, ils discutaient de tout et n'importe quoi. Shao Paï commença à apprécier la vision que Myst Nail avait de leur monde. Ils n'étaient pas toujours d'accord, naturellement, et se disputaient souvent sans qu'aucun des deux ne parvienne à convaincre l'autre, mais cela apportait une perspective nouvelle à Shao Paï et l'obligeait à réfléchir sur des points qu'il avait toujours acceptés comme naturels et qui allaient de soi. De son côté, Myst Nail se mêlait un peu plus aux autres le jour et les dieux avaient fini par surmonter leur timidité pour lui parler — néanmoins une certaine distance régnait toujours. Myst Nail était encore souvent pris de mouvements d'humeur qui effrayaient et faisaient fuir les petits dieux mais Shao Paï était heureusement là pour le ramener à la raison. Il parvint même à le faire participer à un concours de création sans qu'il ne détruise sa production. Dans l'ensemble, Shao Paï se réjouissait de ces petits changements.
Lorsque Père réapparut devant Shao Paï, ce ne fut pas pour un nouveau concours de création mais pour discuter et prendre des nouvelles des autres dieux. Cela arrivait fréquemment. Même si Père pouvait les observer et se présenter à eux, Il semblait vouloir connaître l'avis de Shao Paï sur la question et ce dernier était plus qu'heureux de présenter ses conclusions. Cela lui donnait le sentiment d'être le bras droit de Père et de lui apporter une aide précieuse. Cela lui semblait naturel. Et puis il fallait avouer que ce n'était pas trop difficile.
« Tout le monde est satisfait, fit le dieu argenté. Les concours de créations sont de plus en plus complexes mais ils sont toujours motivés pour relever le défi et ils sont très heureux de constater des progrès. Bel Then, Esté Fin et Hane Lath s'en sortent très bien pour les créations, même pour les êtres vivants. Miné Dias et Andé Ros sont plus en difficulté, mais je suis sûr qu'ils vont se reprendre.
– Je ne doute pas d'eux, mon enfant. Et au niveau de l'entente ?
– Tout le monde s'entend bien.
– Même avec Myst Nail ? »
C'était toujours le même cas particulier. Pourtant cette fois, les nouvelles étaient meilleures.
« Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il s'entend avec tout le monde, nuança le dieu argenté, mais il a fait des efforts pour participer aux activités et il semble moins… grognon. »
Le mot fit sourire Père.
« J'ai aussi pu constater qu'il s'entendait particulièrement bien avec toi, » nota-t'Il.
Shao Paï connut un bref moment de malaise, un peu comme si Père l'avait surpris à cacher des choses alors que ce n'était pas du tout son intention. Le jeune dieu dissipa ses doutes et Le fixa droit dans les yeux :
« Nous parlons souvent… de tout et de rien… »
À son grand soulagement, Père hocha la tête en souriant.
« J'en suis ravi. Je pense que tu es le seul à pouvoir le convaincre de s'intégrer totalement.
– Bien sûr, Myst Nail est des nôtres ! s'écria Shao Paï. Vous pouvez compter sur moi, je ne le laisserai plus s'isoler comme avant. Même s'il faut le tirer par les cheveux, il s'intégrera ! »
L'image fit de nouveau sourire Père.
« Il te faudra peut-être en arriver là, » approuva-t'Il.
Shao Paï acquiesça vigoureusement, pas du tout affolé à cette idée.
Père reprit une expression plus sérieuse :
« Je suis venu également te parler d'autre chose : vous allez bientôt vivre un changement important qui vous préparera à votre futur rôle. »
Cela attira aussitôt l'attention du jeune dieu.
« Un changement ? Quel changement ?
– Un changement qui va survenir durant votre prochain sommeil. Je ne t'en dis pas plus. Sache seulement que comme tout changement, ce sera à la fois merveilleux et terrifiant. »
Cela ne rassura guère Shao Paï qui s'attarda plus sur le mot terrifiant que merveilleux.
« Que dois-je dire aux autres ? s'inquiéta-t'il. Ils vont se poser des questions. Vous ne pouvez vraiment pas m'en dire plus ? »
Père posa les mains sur ses épaules.
« Mon enfant, aie confiance en moi. Si tu ne montres aucune inquiétude, les autres te suivront. Mais si tu éprouves des doutes, ils le sentiront et douteront à leur tour.
– Oui mais… »
Shao Paï déglutit. C'était tout à coup une bien lourde responsabilité qui pesait sur ses épaules. Mais comme ce n'était pas son genre de fuir les responsabilités, il prit sur lui et hocha la tête.
Père lui caressa la joue.
« Je sais que je peux compter sur toi, fit-Il. Pour les autres, il est préférable que tu ne leur dises rien. Ils auront la surprise au réveil. »
Shao Paï prit un air dubitatif. Ne rien dire aux autres ? Ce serait comme mentir, non ? Père sentit ses doutes.
« Qu'est-ce qui est préférable selon toi : qu'ils s'inquiètent toute la journée ou bien qu'ils en profitent pour s'amuser et rire comme d'habitude ?
– Mmm… »
Présenté comme ça, la réponse allait de soi.
« Entendu, Père, je ne leur dirai rien, céda-t'il.
– C'est très bien. Profite également de cette journée car demain tout aura changé, » fit Père avant de disparaître.
Shao Paï n'était déjà pas rassuré à la base et ces dernières paroles semblaient bien sinistres à ses oreilles. Mais de toute façon il aurait été vain de lutter contre ce changement. Et comme c'était Père qui l'avait décidé, il n'y avait pas lieu de s'en faire… normalement.
Suivant les conseils de Père, le dieu argenté fit en sorte de profiter de chaque instant passé avec les siens sans les alerter de ce qui allait se produire. L'un d'eux ne fut pas dupe : Myst Nail. Shao Paï croisa plusieurs fois le regard rubis posé sur lui. L'autre dieu ne chercha pas à lui parler mais il semblait songeur. La journée s'écoula ainsi et il fut rapidement l'heure pour les dieux de se rassembler pour dormir. Mais cette nuit plus que les autres, le sommeil échappait à Shao Paï. Il finit par se lever, balaya la clairière de regard et vit Myst Nail adossé contre un arbre à la lisière, les yeux braqués sur lui. Lui non plus ne semblait pas trouver le sommeil. Avec un soupir, Shao Paï se leva pour le rejoindre. Peut-être que leur rituel nocturne lui changerait les idées.
Il n'en fut rien malheureusement. Myst Nail paraissait bien déterminé à découvrir ce qui le taraudait.
« Tu as fait une drôle de tête toute la journée, attaqua-t'il directement. Il se passe quelque chose ?
– Hum… Bah, je réfléchissais, c'est tout, tenta d'éluder le dieu argenté.
– À quoi ? vint la question gênante.
– Eh bien… c'est… c'est personnel, » finit-il par dire.
Myst Nail prit un air interloqué et même Shao Paï n'en revenait pas d'avoir dit ça. Depuis quand se cachaient-ils des choses ? S'il ne pouvait pas tout dire à ses compagnons, à qui d'autre alors ? Certes, Père lui avait demandé de ne pas alerter ses camarades mais Shao Paï avait suffisamment tenu toute la journée et il n'avait qu'une envie : se décharger de son fardeau. Mais cela valait-il la peine de troubler Myst Nail ? Telle était la question.
Shao Paï tenta donc de se rattraper :
« Je veux dire que je ne suis pas encore prêt à t'en parler. C'est compliqué et j'ai besoin d'y réfléchir. Mais… demain. Je t'en parlerai demain, d'accord ? »
Myst Nail ne dit rien mais semblait déjà plus rasséréné.
« D'accord, finit-il par accepter. Je ne t'en demanderai pas plus. Mais tu sais que tu peux tout me dire. Enfin, j'espère… »
Shao Paï hocha vigoureusement la tête. Demain le changement aurait eu lieu donc il n'aurait plus à garder le silence. Qui plus est, ils auraient certainement d'autres sujets de préoccupation.
« Allons dormir dans ce cas, » suggéra Myst Nail.
Ils retournèrent vers le groupe de dieux endormis. Shao Paï soupira intérieurement. Un changement merveilleux et terrifiant… Il espérait de tout son cœur que le merveilleux l'emporterait.
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