Les Origines 2 : Le jour où tout changea
Des cris surexcités réveillèrent Shao Paï. Il se redressa sur un coude, surpris d'avoir pu s'endormir malgré ses pensées qui s'agitaient dans tous les sens. Quelque chose bloquait sa vue, comme un voile argenté. Il mit un moment à réaliser qu'il s'agissait de ses cheveux. Il les repoussa d'une main mais se figea dans son geste, les yeux s'écarquillant : ce n'était pas sa main, elle était plus grande et allongée. Perplexe, il s'assit et leva son autre main pour l'observer : identique à la première.
« Qu'est-ce que cela veut dire ? » murmura-t'il avant de sursauter.
Même le son de sa voix avait changé, elle était plus grave. Shao Paï se leva alors et se rendit compte que le sol était plus bas… Non, réalisa-t'il, c'était lui qui avait grandi. Il baissa les yeux pour inspecter son corps nu et se rendit compte des nombreux changements physiques. Il se figea à cette pensée.
« Alors c'est ça dont Père parlait ? » songea-t'il, partagé entre le soulagement et la déception.
Si le grand changement tant redouté ne consistait qu'à les faire grandir, alors ce n'était pas grand-chose ! Shao Paï se créa des vêtements à la bonne taille d'une pensée.
Des éclats de voix lui parvinrent de nouveau, le tirant de ses pensées. Un peu plus loin ses compagnons faisaient face aux mêmes changements mais avec nettement moins de sang-froid que lui, semblait-il. Certains étaient nus, d'autres s'étaient habillés comme Shao Paï, mais tous avaient grandi. Malgré cela il n'eut aucun mal à les reconnaître.
« Du calme ! » fit-il d'une voix forte… et il se retint de se couvrir la bouche.
Sa voix ressemblait énormément à celle de Père. En tout cas cela eut l'effet escompté : les dieux cessèrent de crier dans tous les sens pour se tourner vers lui.
Shao Paï dissimula son trouble et reprit d'un ton plus modéré :
« Écoutez, je sais que vous avez été surpris au réveil par le changement qui nous est arrivé, mais sachez que c'est Père qui l'a voulu ainsi. »
Il retint une grimace. Même en parlant doucement, sa voix lui semblait encore bien trop imposante, remplie d'une autorité sereine et absolue. Il ne parlait pas comme ça auparavant ou bien est-ce qu'il ne s'en était jamais rendu compte ?
« Shao Paï, réagit Bel Then, tu savais que cela allait nous arriver ? »
Le dieu argenté acquiesça.
« Père m'en a parlé hier. »
Cette déclaration donna lieu à un tonnerre de protestations :
« Tu aurais pu nous en avertir !
– On va continuer à grandir toutes les nuits ?
– Père aurait quand même pu nous demander notre avis ! »
À cette dernière exclamation, Shao Paï fut fortement tenté de répliquer :
« Parce que toi, tu as demandé à tes papillons de quelles couleurs ils voulaient être ? Ou à tes roses combien de pétales elles voulaient ? »
Mais il ne dit rien car il sentait que ses compagnons ne comprendraient pas le rapprochement avec leur propre situation. Ils étaient la création de Père, Shao Paï le savait très bien, mais il avait l'impression que les autres dieux avaient commodément rangé ce fait dans un recoin de leur esprit et qu'ils n'y pensaient plus du tout. Et même qu'ils n'apprécieraient pas du tout qu'on leur rappelle ce fait.
« Écoutez, reprit-il malgré le brouhaha grandissant autour de lui. Vous n'avez rien à craindre. Père a de grands projets pour nous et ce changement fait partie de notre évolution normale. C'est déroutant, c'est vrai, mais nous allons nous y faire. Vous verrez, bientôt cela nous sera aussi naturel que ce que nous étions avant. »
Même les plus sceptiques n'osaient arguer contre le sourire rassurant du dieu argenté. Comme d'habitude, ils s'en remirent entièrement à lui. Shao Paï parcourut l'assemblée du regard pour les observer. Leurs différences s'étaient accentuées en grandissant. Ils avaient des tailles variées, on distinguait mieux les hommes des femmes, et ils semblaient pour la plupart mal à l'aise avec leur nouveau corps… et le regard des autres. Shao Paï pouvait percevoir malgré tout leur essence, cette partie immatérielle qui constituait leur identité et qui ne changerait jamais.
Pendant son examen, deux dieux reprirent leurs chamailleries : Pan Soro et Mari Kal. Pan Soro avait marmonné quelque chose en direction de la déesse qui s'était aussitôt offusquée.
« Non, je ne vois pas pourquoi je devrais t'écouter ! » explosa-t'elle en croisant les bras sur ses seins nus.
Comme Pan Soro était plus petit qu'elle, les seins en question se trouvaient à la hauteur de ses yeux. Les autres dieux formèrent un cercle autour du couple pour mieux observer. Shao Paï soupira et s'avança.
« Regarde-toi, répliqua violemment Pan Soro. Tu es… tu es indécente ! »
Encore un nouveau mot qui venait d'apparaître et Shao Paï sentit son sens négatif. Il intervint :
« Calmez-vous tous les deux ! »
Sa voix imposante fit de nouveau effet. Il finissait par s'y faire un peu.
« Expliquez-moi pourquoi vous vous querellez, » exigea-t'il de savoir.
Les deux dieux se tenaient en face de lui, la tête baissée et l'air morose. Ils ne semblaient pas désireux de répondre et Shao Paï eut un moment l'impression d'avoir en face de lui deux Myst Nail dans un mauvais jour. Il commença à se dire que les changements n'étaient peut-être pas que physiques après tout.
« Alors ? » insista-t'il en croisant les bras.
Pan Soro fut le premier à céder. Il désigna Mari Kal d'un geste de la main sans se tourner vers elle. Il avait pris un air dégoûté.
« Tu peux voir ce qui ne va pas, fit-il d'un ton hargneux. Elle se promène complètement nue ! Je n'arrête pas de lui demander de s'habiller mais elle refuse !
– Je n'ai pas envie de m'habiller ! enchaîna la rousse flamboyante sans se tourner vers lui non plus. J'ai envie de voir à quel point mon corps a changé et je ne peux pas le faire s'il est caché sous des vêtements !
– Alors tu devrais faire ça là où personne ne peut te voir au lieu de te parader devant nous ! »
La déesse rousse prit un air indigné.
« Pourquoi devrais-je me cacher ? s'écria-t'elle en posant une main sur sa gorge. Je trouve mon corps très joli et je suis contente que vous puissiez tous le voir ! Tu n'étais pas le dernier à aimer te promener nu pourtant et ça n'a jamais posé de problème avant ! »
Pan Soro devint rouge — de colère, semblait-il, mais ce n'était pas bien clair.
« Avant, c'était différent ! On a changé alors on doit s'habiller, c'est comme ça !
– Et c'est toi qui as décidé tout seul de cette nouvelle règle ? De quel droit ?! » s'indigna Mari Kal, bien décidée à ne pas se laisser convaincre aisément.
À court d'arguments, le dieu se tourna vers Shao Paï et le désigna.
« Regarde donc, même Shao Paï porte des vêtements ! Dis, Shao Paï, tu penses toi aussi qu'on ne doit plus se promener nu maintenant ? »
Les dieux se tournèrent vers lui, intéressés par sa réponse. Même Mari Kal suivit le mouvement, une lueur de doute apparaissant pour la première fois dans ses beaux yeux bleus. Shao Paï dut alors s'interroger sur les raisons qui l'avaient poussé à s'habiller. Il l'avait fait sans y penser dans le fond, mais comment leur expliquer cela ?
« Non, fit Shao Paï, cela n'a rien à voir, c'est juste que…
– Que quoi ? demanda Mari Kal qui craignait un peu sa réponse.
– C'est juste que Père porte toujours des vêtements, » finit-il avant de se taire.
L'argument engendra un lourd silence. Plus personne n'osait se regarder et encore moins les deux dieux responsables de la dispute. Mari Kal finit par pousser un soupir exaspéré et fit apparaître une robe verte sur elle.
« Voilà, tu es content ?! lança-t'elle d'un ton rageur à Pan Soro qui gardait toujours les yeux détournés. Tu n'as plus à supporter la vue de mon horrible corps ! »
Le dieu aux cheveux noirs lui lança un regard en coin. Quelque chose d'autre semblait l'empêcher de la regarder en face et cela n'avait rien à voir avec le fait qu'il était plus petit qu'elle. Il marmonna quelque chose d'inaudible. Exaspéré, Mari Kal croisa à nouveau les bras.
« Qu'est-ce qui ne te convient pas encore ? explosa-t'elle. Tu veux aussi que je me couvre les bras, les pieds ou même la tête tant qu'on y est ?! »
Les yeux mauves du dieu s'écarquillèrent et il s'éclaircit la gorge.
« Je disais : je ne trouve pas ton corps horrible, bien au contraire, » fit-il doucement.
La déesse rousse en resta interloquée, écarquillant les yeux à son tour.
« Je pense simplement que tu ne devrais pas t'exhiber en public comme ça, poursuivit Pan Soro. Je n'aime pas l'idée que les autres puissent voir ton corps, c'est tout…
– Pan Soro… »
Le dieu rougit soudain et se détourna d'elle. Il quitta la clairière en courant, les autres dieux s'écartant pour le laisser passer. Mari Kal connut un moment de surprise puis avec un sourire mystérieux, elle s'élança à sa poursuite.
Après leur départ, les dieux restants eurent l'étrange impression qu'ils avaient raté quelque chose, Shao Paï comme les autres. Il secoua la tête. Il semblait que de nouveaux problèmes avaient fait leur apparition. Jamais les dieux ne s'étaient montré aussi… rebelles. Ils avaient toujours accepté les décisions de Père sans protester et ne s'étaient jamais chamaillés à ce point. Leur comportement avait énormément changé, bien plus que leur physique. Shao Paï fronça soudain les sourcils, remarquant quelque chose qui lui avait échappé jusque là :
« Tout le monde n'est pas là. Vous savez où sont les autres ? »
S'il n'avait pas remarqué les absences, c'était parce que les dieux étaient plus grands donc occupaient plus d'espace. C'était donc moins évident de remarquer des absents en un coup d'œil. Il devrait se faire à cela, aussi.
« Hane Lath et Gilé Dan sont parties près du lac, rapporta Lana Min.
– Andé Ros a quitté la clairière dès que Pan Soro et Mari Kal ont commencé à se disputer, renchérit Bel Then.
– Et Myst Nail était déjà parti quand on s'est réveillé, comme d'habitude, » informa Esté Fin.
Shao Paï les remercia d'un sourire.
« Bon, je vais aller voir comment ils vont.
– Shao Paï, l'interpela timidement Bel Then. Que faisons-nous en attendant ? Père a donné… des instructions ? »
Le dieu argenté l'observa un moment, perplexe.
« Mmm, non, Il n'a rien dit pour aujourd'hui. Je pense qu'Il veut nous laisser le temps de nous habituer à ce changement et qu'Il fera bientôt une annonce. Écoutez, en attendant amusez-vous comme nous le faisons d'habitude. Je ne vois pas de raison pour que cela change.
– Nous amuser ? » répéta Bel Then sans grand enthousiasme.
Mais Shao Paï avait déjà quitté la clairière. Le dieu se tourna vers ses camarades qui semblaient partager son manque d'envie pour jouer. Cela leur semblait à présent si… puéril. Ils aspiraient à autre chose, sans savoir quoi précisément.
Shao Paï se dirigea vers le lac afin de retrouver les deux déesses Hane Lath et Gilé Dan. Mais lorsqu'il arriva, il ne vit que la dernière. Tout comme Mari Kal, la déesse blonde semblait préférer la nudité, allongée au bord du lac et penchée sur son reflet. Ce fut d'ailleurs ainsi qu'elle se rendit compte de la présence de l'autre dieu lorsqu'il apparut derrière elle. Elle écarquilla ses yeux noisettes et se tourna vers lui avec un sourire appréciateur.
« Shao Paï ! s'écria-t'elle en l'examinant des pieds à la tête. Tu es magnifique ! »
Le dieu argenté prit un air perplexe.
« Nous le sommes tous, répondit-il avec une légère pointe de doute.
– Oui, mais tu dépasses largement les autres, » assura-t'elle en se relevant.
Elle s'avança avec un sourire taquin et tourna tout autour de lui pour l'examiner. Shao Paï ne comprenait pas son comportement.
« Hum, Hane Lath n'est pas avec toi ? préféra-t'il demander pour changer de sujet.
– Elle est partie avec Ande Ros. Nous avons découvert un nouveau jeu toutes les deux et ils sont partis le tester.
– Un nouveau jeu ? »
La curiosité de Shao Paï fut titillée. De plus, il préférait nettement parler de jeux — un terrain plus familier — que d'aspect physique.
Gilé Dan se planta devant lui avec un grand sourire.
« Tu veux essayer ?
– Bien sûr. Explique-moi les règles.
– Mmm, ce sera plus facile si je te montre. »
Elle se dressa sur la pointe des pieds, un sourire mystérieux flottant sur ses lèvres rouges. Shao Paï nota que leur couleur ne semblait pas naturelle et cette réflexion le fit froncer les sourcils. La déesse blonde posa une main sur son torse tandis que l'autre lui caressa la joue avant de passer derrière sa nuque.
« Il faut maintenant que tu fermes les yeux, murmura-t'elle.
– Je ne comprends pas l'objectif de ce jeu, avoua-t'il.
– Attends, ne sois pas si pressé, répondit-elle avec un rire léger. Nous n'avons même pas encore commencé. Ferme les yeux et tu verras. »
Shao Paï se retint d'arguer qu'il ne pourrait rien voir les yeux fermés, et s'exécuta. Il sentit la déesse blonde rapprocher de plus en plus son visage du sien, son souffle chaud lui caressant les joues et puis… plus rien, sauf un cri étouffé.
Décontenancé, Shao Paï rouvrit les yeux et constata que Gilé Dan se trouvait à présent assise par terre à plusieurs pas de lui. Vu comment elle se massait le bas du dos, il comprit qu'elle était tombée. Le dieu argenté cligna des yeux, vraiment perplexe.
« Euh… c'est ça ton jeu ? » demanda-t'il avec hésitation.
Gilé Dan ravala une réplique et leva les yeux vers lui… ou plutôt pour regarder derrière lui. Il se retourna et vit Myst Nail à quelques pas. Il prit un moment pour examiner sa nouvelle apparence car l'autre dieu avait grandi comme tous les autres. Mais même cela n'avait pas changé sa mine renfrognée.
« Ah, te voilà ! l'accueillit Shao Paï naturellement. Tu as vu ce qui nous est arrivé ? »
Myst Nail lança un dernier regard mauvais à Gilé Dan qui se recroquevilla craintivement, avant de porter son attention sur le dieu argenté.
« Tu étais au courant ? demanda-t'il sans préambule.
– Père m'en a parlé hier mais Il ne m'avait pas dit quel genre de changement nous allions connaître.
– C'est à cause de ça que tu étais soucieux ?
– Hé bien, je m'inquiétais un peu, c'est vrai. Mais finalement nous avons seulement grandi, c'est tout.
– C'est tout ? répéta Myst Nail en haussant un sourcil.
– Oui, » confirma Shao Paï, surpris par cette question.
Myst Nail fronça les sourcils.
« Tu n'as vraiment constaté aucun autre changement ? insista-t'il.
– Mmm… »
À vrai dire, les dieux lui avaient semblé plus contestataires que d'habitude mais c'était certainement dû à la surprise.
« Non. Les autres ont été un peu déroutés par leur nouvelle apparence, mais c'est tout. »
Myst Nail lâcha un soupir. Il hésita un moment à éclairer la lanterne de l'autre dieu mais finit par renoncer. Il se renfrogna en voyant Shao Paï se diriger vers Gilé Dan et lui tendre la main pour l'aider à se relever. La déesse blonde hésita un moment avant de lui prendre la main et elle la lâcha aussitôt sur pied. Comme Myst Nail la fixait toujours d'un regard noir, elle baissa les yeux, regarda de tous les côtés puis finit par s'éloigner de Shao Paï en faisant apparaître une robe mauve sur elle.
« Bon, euh… je vais aller voir où sont Hane Lath et Ande Ros, marmonna-t'elle nerveusement.
– Dis-leur de nous rejoindre à la clairière, lui fit Shao Paï. Père ne va pas tarder à nous faire une annonce relativement à notre changement.
– Entendu. »
Elle s'inclina légèrement avant de s'enfoncer dans la forêt qui entourait le lac.
Shao Paï plissa le front devant une telle attitude. C'était bizarre.
« Avec tout ça, songea-t'il à voix haute, je n'ai même pas compris son jeu… »
Cela lui valut une exclamation de frustration de la part de l'autre dieu.
« Cela n'avait rien d'un jeu ! s'emporta Myst Nail. Comment est-ce que tu peux te montrer aussi naïf ?! »
Shao Paï se retourna vers lui, intrigué par sa réaction.
« Parce que tu sais ce qu'elle voulait faire ? Tu connais ce jeu ? Explique-moi, alors. »
Myst Nail ne sut que répondre à une telle demande. Il mit un long moment à répondre.
« Ce… ce n'est pas important, grommela-t'il. Allons rejoindre les autres nous aussi. »
Pour une fois que c'était Myst Nail qui le proposait… Shao Paï l'observa quitter les rives du lac avant de lui emboîter le pas et se dit qu'il se passait des choses bien étranges depuis le matin.
Entre-temps, Mari Kal et Pan Soro étaient revenus dans la clairière et paraissaient avoir réglé leur différend, si Shao Paï pouvait en juger d'après les sourires et regards malicieux qu'ils se lançaient furtivement. Les trois derniers dieux manquants les rejoignirent rapidement. Si Gilé Dan semblait avoir retrouvé sa gaieté coutumière, elle fit quand même un écart pour contourner Myst Nail, sous le regard intrigué du dieu argenté. Mais l'heure n'était pas aux éclaircissements car bientôt une forte lueur apparut au-dessus de la clairière et la présence unique de Père se fit sentir. Il Lui arrivait d'apparaître devant tous les dieux de temps à autres pour faire des annonces, le plus souvent pour les assurer de son amour et sa fierté pour eux.
Tous les dieux s'agenouillèrent dans un bel ensemble, à l'exception de Shao Paï et de Myst Nail. Le premier avait la tête levée vers la lumière et un sourire aux lèvres, le second était adossé contre un arbre à la lisière et avait son air morose habituel.
« Mes enfants, fit la voix chaleureuse de Père, cela fait si longtemps que J'attendais le jour où vous alliez grandir. Je sais que ce changement en a surpris plus d'un mais sachez que ceci est votre forme définitive. Vous allez bientôt atteindre votre plein potentiel et vous rapprocher du rôle prévu pour vous. »
Une légère ombre passa sur le visage de Shao Paï. Le ton mystérieux de Père réveilla ses inquiétudes et il eut de nouveau l'intuition qu'Il ne leur disait pas tout, qu'il y avait un sens caché à Ses paroles. Il chercha Myst Nail du regard et ce faisant, se rendit enfin compte de la posture de ses compagnons. Cela acheva de le plonger dans la confusion.
Père fut prompt à noter son changement d'état d'esprit.
« Shao Paï, l'appela-t'Il, quelque chose te trouble ? »
Le dieu argenté sursauta et ramena son regard sur Lui.
« Hum… plusieurs choses en fait, » avoua-t'il.
Il décida de commencer par le plus simple et désigna ses compagnons qui gardaient la tête baissée.
« Pourquoi font-ils ça ? demanda-t'il à Père. C'est nouveau… »
Le regard de Père s'attendrit en passant sur les rangs.
« Mes enfants Me rendent ainsi hommage, répondit-il. C'est un besoin qu'ils ressentent et Je ne voudrais pas les en empêcher. »
Shao Paï s'inquiéta subitement de Lui avoir manqué de respect par inadvertance.
« Ah… alors moi aussi, je dois m'incliner ? » s'enquit-il.
Ceci dit, Myst Nail non plus ne s'était pas incliné mais il n'était guère une référence en matière de respect. Père éclata d'un rire chaleureux qui les enveloppa de douceur.
« Chacun est libre de M'honorer de la façon dont il le souhaite, » le rassura-t'Il.
Shao Paï ne cacha pas son soulagement. Bien sûr qu'il aimait et honorait Père, mais il n'appréciait pas l'idée de s'incliner devant quelqu'un.
Père ramena son attention sur tous les dieux.
« J'ai choisi de M'adresser à vous tous afin de vous confier une tâche très particulière mais également très importante, sans doute la plus importante de toutes. »
Intrigués, les dieux étaient toute ouïe. Père poursuivit :
« Vous allez chercher votre personne spéciale. »
Malgré la révérence que leur inspirait Père, plusieurs dieux relevèrent la tête et échangèrent des regards confus. Shao Paï fronça les sourcils, essayant de comprendre ce que Père entendait par là.
« Jusque là vous n'avez jamais eu à y penser, expliqua Père, mais maintenant que vous êtes adultes, vous allez vite vous rendre compte qu'il y a une personne et une seule qui compte plus que tous les autres à vos yeux. Quelqu'un avec qui vous aimez passer du temps, avec qui vous avez envie de tout partager et qui vous manquerait terriblement si jamais vous étiez séparés… »
Un malaise incertain étreignit de nouveau le cœur de Shao Paï. Les paroles de Père semblaient laisser présager un avenir sombre entre deux mots rassurants.
Père poursuivit dans un silence attentif :
« C'est avec cette personne que vous découvrirez de nouvelles joies, de nouvelles émotions. Pour certains d'entre vous la réponse est évidente, vous l'avez toujours su au fond de vous. Pour d'autres, cela demandera peut-être un peu plus de temps mais au final chacun de vous trouvera sa personne spéciale. »
Fait inédit, un des dieux osa lever la main pour prendre la parole en présence de Père.
« Oui, Thin Far ? fit Ce dernier sans S'offusquer.
– Mmm, Père, je me demandais… »
Le dieu repoussa une mèche blonde de son visage et déglutit. Il n'en menait pas large mais cela aurait été encore pire de se taire maintenant qu'il avait commencé à parler.
« Cela ne risque pas de poser problème si… deux d'entre nous ont la même personne spéciale ? »
C'était une bonne question. Shao Paï se la serait sans doute posée aussi s'il n'était pas encore occupé à tourner les paroles de Père dans sa tête pour en démêler le sens.
« Tu n'as pas à t'en faire pour ça, le rassura Père. Lorsque Je vous ai créés, J'avais déjà les couples en tête. Même s'il peut y avoir quelques confusions au début, au bout du compte il n'y aura aucune rivalité possible. Chacun d'entre vous n'a qu'une seule personne spéciale, et c'est réciproque.
– Donc Vous savez qui va avec qui ? intervint Shao Paï à son tour.
– Effectivement.
– Dans ce cas, pourquoi ne pas simplement nous le dire afin d'éviter les confusions que Vous venez de mentionner ? »
C'était la première fois qu'il esquissait un début de critique devant Père et les autres. En temps normal, il aurait gardé ses pensées pour lui ou en aurait discuté plus tard avec Myst Nail. Il expérimentait peut-être un autre effet du changement. Il avait remarqué que ses camarades s'exprimaient plus librement avec lui et entre eux, Myst Nail avait sous-entendu que le changement ne se limitait pas au physique et Shao Paï devait reconnaître qu'il ne s'était pas trompé en fin de compte.
Les autres dieux le fixaient avec crainte et fascination comme s'il s'opposait ouvertement à Père. Seul Myst Nail arborait un air satisfait. Pourtant Shao Paï ne faisait qu'exprimer ce qu'il ressentait, une attitude que Père avait toujours encouragée. En plus son idée était parfaitement logique. Shao Paï ne voyait vraiment pas ce qu'il y avait de mal là-dedans. Malgré la réaction abasourdie des autres dieux, Père ne s'offusqua pas, en tout cas.
« C'est à chacun de vous qu'il appartient de faire cette recherche, expliqua-t'Il patiemment. Oui, Je pourrais vous dire qui est la personne faite pour vous mais cela n'aurait pas la même valeur. Vous devez chercher au plus profond de votre cœur et comprendre vos sentiments. Ce n'est qu'ainsi que votre personne spéciale sera spéciale. Sinon, ce ne sera qu'un nom que Je vous ai donné. »
Shao Paï ne trouva rien à y redire. Père hocha la tête, parcourut une fois encore l'assemblée d'un regard bienveillant puis Il disparut.
Les dieux se remirent lentement debout en échangeant des regards confus. Shao Paï n'était pas le seul à n'avoir pas saisi ce concept de "personne spéciale". Les recherches s'annonçaient compliquées.
« Quelqu'un avec qui on a envie de tout partager, répéta Lana Min, ses yeux d'un gris bleuté voilés par la perplexité. Mais nous avons toujours tout partagé !
– Quelqu'un avec qui on aime passer du temps, renchérit Esté Fin. On est toujours ensemble…
– Quelqu'un qui compte plus que les autres à nos yeux, poursuivit Hane Lath. Comment ça, compter plus ? Plus que quoi ?
– Et Il a bien parlé de séparation ? s'affola Thin Far. On va être séparés ?! »
Ses paroles provoquèrent un émoi parmi les dieux. Comme toujours, ils se tournèrent vers Shao Paï avec cette simple question :
« Que devons-nous faire ? »
Mais pour la première fois, le dieu argenté était aussi perdu qu'eux. Il ne savait pas quoi dire pour les aider et les mettre sur la bonne voie. Il se sentait… impuissant. Ce sentiment nouveau ne lui plaisait guère et il était hors de question qu'il l'admette devant ses camarades. Il devait se montrer aussi rassurant qu'à l'accoutumée. Il inspira profondément et leur sourit :
« Je vois que les paroles de Père vous ont plongés dans la confusion. Je pense qu'il ne faut pas vous précipiter. Il n'y a aucune urgence, Père ne vous a pas demandé de trouver votre personne spéciale dès aujourd'hui, que je sache ! »
Quelques rires éclatèrent dans l'assemblée. Shao Paï savait toujours autant détendre l'atmosphère. Peu à peu, les dieux s'apaisèrent.
« Prenez le temps de bien réfléchir à ce que Père a dit, poursuivit-il. Et si quelqu'un trouve une idée, qu'il n'hésite pas à en faire part aux autres. Ayez confiance en Père, Il ne vous a jamais confié une tâche que vous ne pouviez pas réaliser ! »
Entièrement rassérénés, les dieux se mirent à discuter entre eux plus calmement. Des groupes se formèrent, se déformèrent, et certains dieux s'éloignaient seul ou avec d'autres.
Shao Paï lâcha un soupir de soulagement avant de quitter à son tour la clairière. Il avait besoin d'être seul pour réfléchir à la suite des événements. Il était parvenu à apaiser ses compagnons mais pas lui-même. Comment pourrait-il continuer à les aider s'il était encore plus confus qu'eux ? Il ne parviendrait pas à donner le change éternellement !
« Joli discours, fit une voix derrière lui. Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer que tu t'excluais dans tes paroles. Dois-je en déduire que tu connais déjà ta personne spéciale ? »
Shao Paï se retourna et croisa le regard rubis de Myst Nail. Évidemment, il n'y avait que lui pour le suivre ainsi.
« Non, avoua-t'il avec un peu de réticence. Père a eu beau expliquer, Ses paroles n'ont aucun sens pour moi. »
Il détourna le regard alors qu'il sentait une certaine irritation le gagner. Myst Nail croisa les bras.
« Tu ne vois donc personne avec qui tu aimes passer du temps, tout partager et dont tu ne voudrais être séparé à aucun prix ? »
Le ton légèrement insidieux hérissa le dieu argenté qui répondit sèchement :
« Et toi ?
– Mmm… j'ai un ou deux noms qui me viennent à l'esprit. »
Shao Paï secoua la tête.
« Je ne comprends pas ce que Père attend de nous ! s'énerva-t'il. Il veut que l'on choisisse une et une seule personne ? Et les autres dans tout ça ? ! S'il existe une personne spéciale à nos yeux, qu'est-ce que cela veut dire de nos sentiments pour les autres, qu'ils ne valent rien ?
– Non, cela veut simplement dire qu'on les aime moins que cette personne spéciale, c'est tout.
– Aimer moins ? Mais comment on peut aimer moins ? »
Shao Paï était clairement perdu.
L'autre dieu plissa le front, cherchant un moment de lui faire comprendre ce qu'il voulait dire.
« Parmi tous nos compagnons, se lança-t'il, il y en a forcément quelques-uns avec qui tu t'entends moins bien que les autres, non ?
– Je m'entends bien avec tout le monde, argua-t'il en lui lançant un regard perplexe.
– Ce n'est pas ce que je veux dire. On peut bien s'entendre avec tout le monde, cela ne nous empêche pas d'avoir des préférences.
– Des préférences ? »
Le dieu argenté articula le mot comme s'il l'entendait pour la première fois. Myst Nail expliqua :
« Des gens que tu aimes plus que les autres.
– J'aime tout le monde, » se défendit-il.
Myst Nail retint un soupir. Ça n'allait pas être facile. Il décida de changer d'approche.
« Ferme les yeux et pense à l'un des nôtres. Qui est-ce que tu vois ?
– Toi, » répondit aussitôt l'autre dieu en s'exécutant.
Myst Nail en eut le souffle coupé. Cependant avant qu'il n'ait pu se remettre de sa stupeur, Shao Paï rouvrit les yeux et ajouta :
« Mais c'est parce que nous sommes en train de parler. C'est donc normal que je pense à toi.
– Oui, cela se tient, reconnut l'autre dieu à contrecœur. Bon, essayons autre chose : imagine que tu doives t'en aller et que tu ne peux choisir qu'un seul d'entre nous pour t'accompagner. Qui choisirais-tu ?
– M'en aller où ? s'enquit Shao Paï en fronçant les sourcils. Dans la forêt ? Au bord du lac ?
– Non, ailleurs, très, très loin d'ici sans jamais pouvoir revenir. Avec qui tu voudrais partir ?
– Et pourquoi je devrais partir ? Pour quelle raison ? »
Ce fut au tour de Myst Nail de commencer à perdre patience.
« La raison n'est pas importante, c'est juste une situation que tu dois imaginer. Tu dois juste me dire la personne que tu choisirais d'emmener, c'est tout.
– Comment tu veux que j'imagine la situation si je ne sais même pas où et pourquoi je dois partir ?!
– Bon, très bien ! Disons que c'est Père qui t'envoie dans le nouveau monde qu'Il nous préparer, d'accord ? Alors, avec qui tu vas partir ? »
Le visage de Shao Paï se détendit aussitôt.
« Oh, dans ce cas c'est très facile : avec vous tous. »
Myst Nail en resta interloqué.
« Mais… Non, tu ne peux pas. Tu ne dois choisir qu'une seule personne.
– Selon qui ?
– Imagine que c'est Père qui le demande.
– Alors je Le convaincrais de me laisser tous vous emmener.
– Et s'Il refusait ?
– J'insisterais. Soit je pars avec tout le monde, soit je ne pars avec personne. »
Le dieu aux cheveux noirs poussa un lourd soupir.
« En fait, comprit-il, tu es incapable de choisir, c'est ça ?
– Tout à fait, reconnut l'autre dieux, et je ne comprends même pas pourquoi il faudrait choisir ! Enfin, nous nous aimons tous alors pourquoi faudrait-il commencer à faire des différences… ou des préférences ?
– Ces préférences ne sont pas nouvelles, figure-toi. Tu n'avais jamais remarqué que certains d'entre nous s'entendaient mieux ensemble que d'autres ? Que des groupes se formaient ?
– Bien sûr, mais ces groupes changent en permanence. Nous ne sommes pas non plus obligés de rester tout le temps tous ensemble, heureusement ! Moi, je vous aime tous de la même façon sans aucune préférence ! »
Myst Nail secoua la tête d'un air désolé. Sans savoir pourquoi, Shao Paï se mit sur la défensive.
« Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t'il.
– Si tu aimes tout le monde de la même façon… qu'est-ce qui te fait dire que c'est de l'amour que tu ressens ? »
Ce fut au tour de Shao Paï d'être interloqué.
« Quoi ?!
– Tu pourrais tout aussi bien dire que tu détestes tout le monde de la même façon. »
Le dieu argenté eut du mal à contenir son indignation. Pourtant, Myst Nail était plus que sérieux.
« Tu racontes n'importe quoi ! s'écria Shao Paï.
– Ah bon ? Réfléchis un peu : aimer, détester, apprécier, haïr… Comment sait-on quel sentiment on éprouve ? Eh bien, c'est en comparant avec ce qu'on ressent pour les autres. Mais si toi, tu ressens la même chose pour tout le monde, comment savoir le nom à donner à ce sentiment ? »
Piqué au vif, l'autre dieu répliqua :
« C'est de l'amour, forcément !
– Forcément ?
– Si je ne vous aimais pas, pourquoi je vous parlerais ? Ou pourquoi je resterais avec vous ?
– Parce qu'il n'y a personne d'autre, » fut la réponse implacable de Myst Nail.
Shao Paï garda le silence un bon moment. Il finit par inspirer un grand coup et fit :
« Moi, je dis que c'est de l'amour. Et c'est de l'amour parce que je le dis. Point final. »
Myst Nail n'en fut guère convaincu. Shao Paï secoua la tête. L'autre dieu avait encore réussi à le déstabiliser et l'énerver comme lui seul en avait le talent.
« Pourquoi tu me dis tout ça ? lui lança-t'il avec rancœur. Ça n'a rien à avoir avec le problème actuel !
– C'est toi qui voulais comprendre ce que Père a dit. Pour comprendre, il faut que tu saches trouver ta personne spéciale et pour ça, tu dois comprendre tes sentiments. C'est le seul moyen. »
Le regard de Shao Paï s'adoucit. Comme toujours, Myst Nail avait de bonnes intentions. C'est vrai que si Shao Paï trouvait sa personne spéciale, il serait plus en mesure de guider et conseiller les autres. Mais cette notion lui semblait de plus en plus obscure et les explications de Myst Nail n'avait fait que l'obscurcir davantage ! Il devait y avoir une autre approche.
Le soir venu, personne n'avait trouvé sa personne spéciale. Tous semblaient partager l'hésitation de Shao Paï à choisir une seule personne, même si contrairement à lui ils parvenaient à faire des préférences. Cela réduisait leurs choix au moins, mais cela ne simplifiait pas le problème. Trois dieux prirent Shao Paï à part pour lui faire part de leur désarroi. Sans trop y croire, le dieu argenté se servit des exemples que Myst Nail lui avait donnés plus tôt : quel était le premier visage qui leur venait à l'esprit, qui ils choisiraient d'emmener s'ils devaient partir — et il n'eut pas besoin d'entrer dans les détails, les dieux parvenaient bien à s'imaginer cette situation hypothétique.
À sa grande surprise, cela avait paru les aider : sans leur apporter de certitude, cela avait au moins eu le mérite d'éclaircir une partie de leurs doutes. Tout en recevant leurs remerciements, Shao Paï s'était renfrogné. Il n'avait fait que répéter les paroles de Myst Nail, rien de plus. En tout cas, cela prouvait que l'autre dieu comprenait mieux cette notion de personne spéciale que lui. Était-ce parce que Shao Paï était incapable de faire des préférences ?
Dans tous les cas, il fut incapable de trouver le sommeil. En désespoir de cause, il se leva pour se rendre au bord du lac où sans surprise, il retrouva Myst Nail. Lorsque le regard rubis se posa sur lui, il était plus calme que dans la journée. Contrairement à Shao Paï, Myst Nail s'était apaisé.
« Tu n'arrives pas à dormir ? l'accueillit l'autre dieu.
– Oui et c'est entièrement ta faute, bougonna Shao Paï en s'asseyant près de lui. Je n'arrête pas de penser à ce que tu as dit et ça m'agace ! »
Myst Nail eut un léger rire et le dieu argenté se renfrogna.
« Ce n'est pas drôle ! » protesta-t'il.
Mais l'autre dieu garda un fin sourire sur les lèvres. Le silence s'installa tandis qu'ils contemplaient les eaux tranquilles, éclairées par la lune brillante.
Les bras croisés sur les genoux repliés devant lui, la tête posée sur les avant-bras, Shao Paï lâcha un lourd soupir.
« Personne n'a trouvé sa personne spéciale. Les recherches vont donc se poursuivre demain. C'est bien la première fois qu'il nous faut plus d'une journée pour accomplir une des tâches de Père…
– C'est bien toi qui as dit qu'il n'y avait pas d'urgence, releva Myst Nail.
– Je sais mais… »
Shao Paï soupira de nouveau.
« J'ai hâte que ce soit fini, avoua-t'il.
– Parce que c'est la première fois que tu ne comprends pas ce qu'il faut faire et que ça ne te plaît pas ?
– Exactement ! » reconnut Shao Paï sans hésiter.
Il n'avait jamais éprouvé le besoin de cacher ce qu'il ressentait alors il n'allait certainement pas commencer aujourd'hui ! De toute façon, Myst Nail semblait le comprendre mieux que lui-même par moment.
« Au fait, reprit-il, je me suis permis d'utiliser ta technique sur certains des nôtres aujourd'hui.
– Quelle technique ? s'inquiéta l'autre dieu.
– Tu sais, l'histoire du "à qui tu penses quand tu fermes les yeux ?" et "qui emmènerais-tu si tu devais partir ?"
– Ah, ça… et alors, ça a marché ?
– Ça les a aidés. Merci. »
Myst Nail haussa les épaules.
« C'était fait pour t'aider à la base. Mais ça fait plaisir de savoir que ça a pu servir à quelqu'un d'autre. »
Il était difficile de dire si Myst Nail était ravi ou désapprobateur.
Shao Paï le fixa en penchant la tête sur le côté.
« Et ta personne spéciale, tu l'as trouvée ? » s'enquit-il.
Surpris, Myst Nail lui rendit son regard.
« En quoi ça t'intéresse ?
– Mmm, je suis curieux. Et puis je crois qu'une fois que l'un de nous aura trouvé sa personne spéciale, cela inspirera les autres. Nous y verrons plus clair en tout cas !
– Deux possibilités en moins, c'est ça ? ironisa l'autre dieu.
– C'est une autre façon de le voir. Voyons, nous sommes quatorze, donc il y a… »
Shao Paï ne marqua qu'une brève pause avant de poursuivre :
« … 135 135 façons de former des couples, si on ne tient pas compte des genres.
– Tant que ça ? tu es sûr ?
– Tout à fait. Si nous ne sommes plus que douze, il restera 10 395 possibilités. Ensuite, ce sera 945. Puis… »
Myst Nail secoua la tête devant son habilité à calculer ces choses.
« C'est bon, c'est bon, je vois où tu veux en venir. Mais plutôt que de chercher un moyen d'aider les autres, et si c'était toi qui leur montrais le chemin ? »
Comme Shao Paï lui lançait un regard surpris, il s'expliqua :
« Concentre-toi pour trouver ta personne spéciale afin d'inspirer les autres. N'est-ce pas ton rôle d'habitude ? »
Shao Paï ramena son regard sur les eaux du lac.
« Je ne demanderais pas mieux bien sûr, mais tu as bien vu que je suis incapable de comprendre mes sentiments donc de trouver ma personne spéciale. Non, je vais simplement aider les autres du mieux que je peux et je prendrai celle ou celui qui reste, voilà tout. »
Un silence de mort s'abattit tout à coup. Conscient d'un problème, Shao Paï se tourna de nouveau vers l'autre dieu et lui vit une expression de choc et de stupeur qu'il ne lui avait encore jamais vue.
« Myst Nail ? l'appela-t'il.
– Tu… tu n'es pas croyable ! siffla ce dernier. Tu n'as aucun sentiment ou quoi ?!
– De quoi tu parles ?
– "Celle ou celui qui reste", c'est comme ça que tu parles de ta personne spéciale ?
– Vous êtes tous spéciaux pour moi, se justifia-t'il, alors je serai content avec n'importe lequel d'entre vous. »
L'air outré de Myst Nail s'accentua, signe qu'il avait une fois encore dit ce qu'il ne fallait pas dire.
« C'est vraiment ce que tu comptes dire à ta personne spéciale ? s'indigna-t'il. Comment tu crois qu'il va se sentir en entendant cela ?
– Euh… »
Shao Paï n'avait pas du tout songé à ce que sa personne spéciale pouvait ressentir. Pour sa défense, il avait déjà bien du mal à comprendre ce qu'il ressentait !
Myst Nail poursuivit sur sa lancée :
« Nous sommes tous là à chercher notre personne spéciale de toutes nos forces. C'est compliqué, cela nous oblige à inspecter nos sentiments, à faire des choix, à prendre des risques, mais ce qui nous donne de la force, c'est l'idée d'être réuni avec la personne faite pour nous à la fin. Ça, et la pensée qu'il nous cherche aussi désespérément de son côté.
– C'est comme ça que vous réagissez, intervint Shao Paï, mais pas moi.
– Sauf que ta personne spéciale est un des nôtres, donc il réagit comme ça. Si les choses se passent comme tu le dis et que tu attends la fin pour le trouver, imagine un peu sa déception quand il découvrira que tu te fichais bien de le laisser attendre, que tu préférais aider les autres à trouver leur personne spéciale et qu'il passait en fait en dernier dans tes priorités. Ah, c'est sûr qu'il va se sentir spécial à tes yeux ! »
Le dieu argenté retint un mouvement d'humeur. Comme toujours, Myst Nail touchait une corde sensible.
« En quoi ça te concerne au juste ? riposta-t'il durement. Ce n'est pas comme si c'était toi de toute façon !
– Qu'est-ce que tu en sais ? Cela peut-être n'importe lequel d'entre nous !
– Mais tu as dit que tu avais déjà une idée de ta personne spéciale alors ce n'est pas toi qui aura la malchance de finir avec moi !
– Une idée, ça n'est pas une certitude ! Ce que j'essaie de te dire, c'est qu'il est temps que tu arrêtes de penser aux autres pour penser un peu plus à toi ! Cesse de te demander comment aider les autres, pense à trouver ta personne spéciale ! »
Un autre silence s'abattit sur eux. Myst Nail fixait Shao Paï, guettant une réaction, mais ce dernier semblait figé. Ce n'était pas dû au choc, il paraissait plutôt plongé dans ses réflexions. Myst Nail devait se retenir pour ne pas le secouer. Shao Paï finit par se relever.
« Tu devrais appliquer tes propres conseils, fit-il d'un ton froid. Au lieu de te soucier de moi, trouve ta personne spéciale et laisse-moi me débrouiller avec la mienne. Et si vraiment nous sommes faits pour être ensemble, hé bien… tu sauras à quoi t'en tenir. »
Myst Nail reprit son air renfrogné. Sans le moindre regard pour lui, Shao Paï s'éloigna pour regagner la clairière où les autres dormaient.
Dans la journée qui suivit, la nouvelle se répandit très vite :
« Ils se sont trouvés ! Quelqu'un a trouvé sa personne spéciale ! »
Tout le monde finit par se réunir dans la clairière, curieux et agité. Shao Paï arriva à son tour et posa la question qui trottait dans l'esprit de tous :
« Alors, de qui s'agit-il ? »
Mais la réponse était bien visible : les dieux entouraient deux des leurs qui se tenaient par la main, un peu gênés de l'attention qu'ils suscitaient. C'était Mari Kal et Pan Soro.
« J'en étais sûre ! chuchota Kali Ness à Lana Min alors que Shao Paï passait près d'elles. Tu te souviens comment il a réagi lorsqu'elle s'est promenée nue ?
– Oh oui, répondit sa voisine. Il la dévorait du regard ! »
Ignorant ces commérages, Shao Paï se dirigea vers le couple avec un sourire ravi.
« Pan Soro, Mari Kal, c'est bien vrai ? leur demanda-t'il.
– Oui, je… j'en suis sûr, » répondit Pan Soro, un peu rouge.
À ses côtés, Mari Kal hocha la tête avec nettement plus de conviction.
« Je suis ravi pour vous ! les félicita le dieu argenté avec enthousiasme. Vous voulez bien nous dire comment vous avez fait pour en être sûrs ? Cela pourrait aider les autres.
– Hé bien… »
Les deux dieux échangèrent un regard et Shao Paï fut surpris de constater qu'ils pouvaient communiquer ainsi sans parler. Ou plutôt ils se comprenaient par ce simple regard. C'était fascinant.
« Nous avons beaucoup pensé l'un à l'autre depuis le changement, expliqua Pan Soro. Et puis… Shao Paï, quand tu m'as conseillé de penser à quelqu'un dont je ne voulais pas être séparé, c'est son visage qui m'est tout de suite apparu à l'esprit ! Je ne voyais personne d'autre qu'elle mais… j'avais peur de lui en parler car je n'étais pas sûr qu'elle ressentait la même chose pour moi. »
Sans un mot, Mari Kal pressa sa main et lui adressa un sourire rayonnant que Pan Soro lui rendit.
« Au final, reprit-il, nous avons essayé la manière de Gilé Dan pour être sûrs et ça a marché.
– La manière de Gilé Dan ? » s'enquit Shao Paï en la cherchant du regard.
La déesse blonde se retrouva au centre de l'attention générale et elle eut un sourire ravi.
« C'est le jeu que j'ai inventé, expliqua-t'elle en s'avançant. Je ne sais pas vraiment s'il peut aider à trouver sa personne spéciale mais si ça a marché pour vous deux, alors tant mieux !
– C'est le jeu que tu m'as montré la dernière fois ? demanda Shao Paï avec perplexité. Je n'y ai pas compris grand-chose… »
Gilé Dan eut un sourire crispé et elle regarda tout autour d'elle, en quête de quelque chose.
« Mmm… en fait je ne t'ai pas tout montré parce que nous avons été interrompus.
– Ah, ça me paraissait bizarre aussi. Tu peux me montrer la suite maintenant ? »
Bizarrement, le malaise de la déesse s'accrut.
« Euh… je ne vais pas le faire avec toi mais… Hane Lath ! Viens, on va lui montrer. »
L'autre déesse aux cheveux mauves accourut avec empressement bien qu'elle ne soit pas très loin. Shao Paï et les autres dieux les observèrent avec attention tandis qu'elles se rapprochaient l'une de l'autre jusqu'à ce que leurs bouches se rencontrent. Shao Paï plissa le front. Quel acte bien étrange. Et puis, quel était le rapport avec sa personne spéciale ? Quelques instants après, les deux déesses se séparèrent. Hane Lath avait le visage rouge et le souffle court tandis que Gilé Dan était plus composée mais arborait un sourire ravi.
« J'appelle ça embrasser. Ce n'est pas tout, reprit-elle en caressant doucement le dos d'Hane Lath, mais la suite est un peu plus… intime. Ce n'est pas quelque chose que j'aimerais faire en public, ce serait bien trop indécent. »
Ces deux nouveaux firent froncer les sourcils à Shao Paï. Depuis quand se souciaient-il d'être indécents ou pas ? C'était apparemment quelque chose que l'on partageait uniquement avec sa personne spéciale.
« J'ai envie d'essayer ! déclara Thin Far avec beaucoup d'enthousiasme. Qui veut le faire avec moi ? »
Les dieux se regardèrent entre eux, sans grande envie.
« Moi, se proposa Shao Paï, je veux bien essayer.
– Super ! » fit Thin Far en s'avançant vers lui.
Mais le dieu vit Gilé Dan se placer derrière Shao Paï et secouer la tête avec exagération tout en lui disant "Non" sans parler. Il fronça les sourcils, perplexe, puis décida de lui faire confiance.
« Euh… »
Il ne voyait pas comment s'en sortir sans vexer Shao Paï. Gilé Dan lui procura la solution en poussant un dieu qui se trouvait à côté d'elle.
« Bel Then veut essayer aussi ! » fit-elle.
Dans un premier temps, le dieu auburn se tourna vers elle pour protester puis il y réfléchit à deux fois.
« Oh d'accord, céda-t'il, mais c'est juste par curiosité. »
Un peu vexé, Shao Paï n'insista pas cependant.
Les deux dieux imitèrent Hane Lath et Gilé Dan sous le regard attentif des autres. Ils se séparèrent au bout d'un moment mais ils étaient loin d'être dans le même état que les deux déesses. Ils avaient l'air… comme d'habitude.
« Bof, conclut Thin Far.
– Je m'attendais à quelque chose de plus… exceptionnel, renchérit Bel Then.
– C'est peut-être parce que vous n'êtes pas vos personnes spéciales, » hasarda Gilé Dan.
Les deux dieux échangèrent un regard puis s'éloignèrent l'un de l'autre d'un commun accord.
« C'est ça, confirma Bel Then. Désolé, Thin Far.
– Pas de problème, je voulais seulement tester après tout. Alors ce ne sera pas la même sensation avec ma personne spéciale ?
– Tu ne ressentiras pas la même chose suivant les personnes que tu embrasseras, expliqua Gilé Dan très à l'aise sur le sujet. Cela t'aidera déjà à faire un premier tri.
– Alors on va tous s'embrasser pour voir ce que cela donne ! » proposa Thin Far, décidément bien enthousiaste à ce propos.
La proposition déclencha quelques timides protestations mais principalement des rires nerveux.
« Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne manière de s'y prendre, intervint Pan Soro. S'embrasser n'a été que la confirmation de nos sentiments. Ce n'est pas ce qui nous a aidés à nous trouver.
– Je suis d'accord avec toi, fit Shao Paï qui y réfléchissait depuis un moment. Ce n'est pas aussi facile de trouver sa personne spéciale.
– Mais ça ne coûte rien d'essayer ! » insista Thin Far.
Le dieu blond semblait avoir pris goût à ce nouveau jeu et il était désireux de le tester autant de fois que possible. Shao Paï ne voyait guère d'argument à lui opposer.
« Que chacun fasse comme il veut, » fit-il simplement.
Quelques dieux et déesses suivirent Thin Far pour s'embrasser plus loin tandis que d'autres donnaient l'impression de vouloir les suivre sans oser.
Bizarrement, Gilé Dan ne faisait pas partie du groupe de Bel Then bien qu'elle soit à l'origine de ce jeu. Elle se rapprocha de Shao Paï et lui fit :
« Tu as déjà trouvé ta personne spéciale, je suppose.
– Non, reconnut-il avec un léger embarras. Je suis autant perdu que vous dans ce domaine.
– Ah ? réagit-elle avec surprise. J'aurais pourtant cru que… »
Elle ne poursuivit pas mais Shao Paï devina ce qu'elle voulait dire.
« Je ne peux pas tout réussir non plus, fit-il avec un sourire d'autodérision. Crois-moi, si je savais ce qu'il faut faire, je vous aurais déjà aidés !
– Oh non, ce n'est pas ça, c'est juste que… j'aurais pourtant cru que c'était évident pour toi.
– Quoi donc ?
– L'identité de ta personne spéciale. »
Shao Paï la fixa avec perplexité. La déesse blonde eut alors un rire nerveux et s'écarta de lui.
« Oublie ça, lui fit-elle, cela ne me regarde pas après tout ! »
Elle quitta la clairière. Shao Paï eut envie de lui courir derrière pour lui demander de s'expliquer davantage mais il ne souhaitait pas la contraindre. Si elle ne voulait pas lui en parler, c'était son droit.
Un raclement de gorge attira son attention sur le côté. Le nouveau couple se tenait près de lui. Pan Soro avait l'air gêné.
« J'espère que tu ne nous en veux pas trop, Shao Paï, fit-il.
– Vous en vouloir ? Mais de quoi tu parles ?
– Mari Kal et moi… on voulait attendre avant d'annoncer la nouvelle mais Esté Fin et Miné Dias nous ont surpris et là, impossible de nous cacher plus longtemps. »
Shao Paï dévisagea le petit dieu aux cheveux noirs. Il remarqua distraitement que Mari Kal ne semblait plus avoir besoin de s'exprimer car son compagnon parlait pour eux deux. Son "nous" prenait un nouveau sens à présent. Mais cela ne paraissait pas gêner la déesse rousse.
« Hum, pourquoi vous vouliez vous cacher ? s'enquit Shao Paï, confus.
– Ça nous semblait plus juste d'attendre que tu trouves ta personne spéciale le premier, expliqua Pan Soro. Ce serait plus… dans l'ordre des choses. »
Shao Paï éclata de rire.
« Mais d'où tu sors une idée pareille ? Je suis ravi pour vous deux et c'est tout ce qui compte ! »
Les deux dieux échangèrent un regard rassuré et rempli d'amour.
« Merci, fit Pan Soro en se tournant de nouveau vers lui. Et ne t'en fais pas, je suis sûr que tu vas bientôt trouver ta personne spéciale, toi aussi ! »
Shao Paï le remercia d'un sourire. Le couple s'excusa.
Pendant ce temps, la clairière s'était vidée des autres dieux. Shao Paï contempla les lieux un moment avant de hocher la tête avec résolution.
« Bon, se dit-il, ils n'ont pas besoin de mon aide finalement. Alors il serait peut-être temps que je me consacre moi aussi à la recherche de ma personne spéciale. Comme ça, les autres n'auront plus besoin de s'inquiéter pour moi. »
Il y avait déjà eu Myst Nail, Gilé Dan, et maintenant Pan Soro et Mari Kal qui s'inquiétaient du fait qu'il n'ait pas trouvé sa personne spéciale. Même si lui estimait qu'il n'y avait pas d'urgence, les autres semblaient penser le contraire. Il était donc temps pour lui de mettre fin à leurs inquiétudes en trouvant la personne faite pour lui. Fort de cette résolution, il quitta à son tour la clairière.
« Plus facile à dire qu'à faire, » se lamenta-t'il quelques heures après.
Il avait trouvé une petite clairière isolée pour réfléchir à sa personne spéciale. Mais il avait eu beau se concentrer et chercher au plus profond de lui, impossible de distinguer un dieu dont il se sentait le plus proche. Il les aimait tous de la même façon — et quoi qu'en dise Myst Nail, oui, c'était bien de l'amour ! — et il n'en voyait pas un qu'il préférait aux autres. Il essaya également de s'imaginer être séparé d'eux, en vain. Il tenta toutes les méthodes possibles et inimaginables, mais impossible pour lui d'avoir la moindre préférence. Non, c'était définitif, il les aimait tous avec la même intensité.
Il finit par renoncer avec un soupir et se laissa tomber en arrière dans l'herbe verte. Il fixa le ciel un moment jusqu'à ce qu'une ombre lui cache la vue. Il tourna la tête, les yeux plissés, et reconnut Myst Nail.
« Cela fait un moment que tu es là, constata le dieu aux yeux rubis. Je croyais que tu serais en train d'aider les autres à trouver leur personne spéciale.
– Bah, ils s'en sortent bien sans moi, reconnut-il. Il faut dire que je ne suis décidément pas doué dans ce domaine. Je n'arrive même pas à trouver ma personne spéciale, c'est pour dire ! »
Myst Nail prit un air perplexe.
« Parce que tu as cherché ta personne spéciale ? Quand ça ?
– C'est ce que j'étais en train de faire, » expliqua Shao Paï en se rasseyant.
La perplexité de Myst Nail s'accrut.
« Tu veux dire là, maintenant ? Tout seul ?
– Oui. J'ai bien examiné mes sentiments, comme tu l'as dit. J'ai songé longuement à chacun d'entre vous pour chercher une préférence mais je n'ai strictement rien trouvé. »
Myst Nail ferma les yeux un moment et parut se retenir de dire quelque chose. Il s'assit à côté du dieu argenté.
« Tu n'y comprends vraiment rien, conclut-il.
– C'est bien ce que je te dis, confirma Shao Paï.
– Ce n'est pas comme une réponse à une devinette, expliqua Myst Nail en choisissant ses mots avec soin. Il ne suffit pas de t'isoler dans un coin et de réfléchir pour que la réponse t'apparaisse. Pour trouver ta personne spéciale, il faut à la fois la chercher dans ton cœur et physiquement. L'un aide l'autre.
– Tu parles vraiment comme si tu avais trouvé ta personne spéciale, nota Shao Paï en fronçant les sourcils. Dis, tu me le dirais si c'était le cas, hein ?
–Tu seras le premier averti, assura Myst Nail.
– Bien, parce que Pan Soro et Mari Kal ne voulaient pas annoncer la nouvelle à cause de moi. Ils pensaient que c'était à moi de trouver ma personne spéciale en premier. »
Cela ne tira qu'un son neutre de la part de l'autre dieu.
« Je ne veux pas que les autres se fassent du souci pour moi, poursuivit Shao Paï. Je ne veux pas qu'ils me considèrent à part d'eux et encore moins comme quelqu'un qui doit passer en premier.
– Pourtant tu es à part d'eux.
– Je ne suis pas de cet avis ! répliqua Shao Paï, interloqué.
– Tu ne le vois pas mais tu es à part. Et ce n'est pas une mauvaise chose, tu sais. »
Le dieu argenté lâcha un soupir.
« Si comme tu dis, je suis à part, alors c'est peut-être pour ça que je ne trouve pas ma personne spéciale.
– C'est plutôt parce que tu t'y prends mal.
– Mmm… »
Shao Paï ne semblait guère convaincu. Pourtant Myst Nail donnait l'impression de savoir de quoi il parlait.
Le dieu argenté se leva tout à coup.
« Bon, se décida-t'il, si j'ai bien compris, cela ne sert à rien de rester dans mon coin. Alors je vais aller voir les autres. Il y a tout un groupe avec Thin Far en train de s'embrasser. Cela ne coûte rien d'essayer ! »
Myst Nail sombra alors dans un silence si glacial que l'air autour de lui parut réellement se refroidir. Surpris, Shao Paï lui lança un regard interrogateur.
« Quel est le problème ? » s'enquit-il.
Myst Nail parut sur le point d'exploser mais il se reprit.
« Ça t'intrigue à ce point, le fait de s'embrasser ? demanda-t'il plutôt.
– Il paraît que ça peut aider à réaliser qui est sa personne spéciale. J'ai vu quatre personne le faire, mais je n'ai pas compris leur réaction. Et Gilé Dan ne veut toujours pas m'expliquer son jeu…
– Ce n'est ni le jeu, ni la trouvaille de Gilé Dan, argua Myst Nail d'un ton sec.
– Puisque tu as l'air de bien t'y connaître, répliqua Shao Paï, tu ne veux pas me montrer comment on fait ? »
Cette demande des plus inattendues eut le don de faire taire le dieu aux yeux rubis. Pourtant Shao Paï était très sérieux. Il n'avait toujours pas compris pourquoi Thin Far n'avait pas voulu le faire avec lui et cela l'agaçait un peu. Il s'attendait à ce que Myst Nail refuse aussi.
« D'accord, » répondit l'autre dieu.
Shao Paï le fixa un moment puis son visage s'illumina d'un grand sourire.
« Formidable ! Je t'écoute, dis-moi ce qu'il faut faire. Ah, je me rappelle : je dois fermer les yeux, c'est ça ?
– Pour commencer, oui… »
Shao Paï joignit le geste à la parole et ferma ses yeux argentés. Ainsi il ne vit pas Myst Nail perdre son attitude détachée et se mettre à déglutir nerveusement. Malgré cela, il approcha résolument son visage de celui de Shao Paï jusqu'à ce que leurs lèvres se touchent.
Le temps parut se figer… puis Shao Paï ressentit un frisson le parcourir.
« Étrange, songea-t'il, ce n'est pas comme si je pouvais avoir froid. »
Au contraire il pouvait sentir une chaleur envahir peu à peu son corps, en partant des mains de Myst Nail posées sur ses bras. Quelque chose s'éveilla également dans son esprit, comme un lointain souvenir qui voulait remonter à la surface…
« C'est trop étrange ! » s'écria Shao Paï en s'écartant soudain.
Myst Nail ne parut pas apprécier l'interruption.
« Étrange ? répéta-t'il d'une voix glacée.
– Je ne sais pas mais je n'avais encore jamais ressenti ça.
– Oh… »
Le dieu aux cheveux noirs sembla rassuré et — fait inédit — esquissa même un sourire ravi.
« Tu commences à comprendre, murmura-t'il. Il était temps. »
Shao Paï le dévisagea avec perplexité mais Myst Nail n'en dit pas plus à ce sujet. Il lui rendait simplement son regard sans un mot, mais il y avait une certaine lueur indéchiffrable dans les yeux rouges. Au bout d'un moment, Shao Paï suggéra :
« On recommence ? »
Myst Nail acquiesça sans hésiter.
Shao Paï se réveilla quelques heures plus tard avec l'impression de sortir d'un rêve. Les événements étaient un peu flous dans sa tête. Il était allongé dans l'herbe face au ciel étoilé. Il pouvait sentir l'herbe chatouiller son corps nu tandis qu'un autre corps chaud reposait au-dessus de lui. Il baissa les yeux et vit des cheveux d'un beau noir luisant sous les rayons de la lune. Il fronça les sourcils. Malgré le caractère inédit de cette situation, tout cela lui semblait si… naturel ! Myst Nail devait également partager cette impression puisqu'il n'avait pas une seule fois protesté durant le processus.
Le froncement de sourcils de Shao Paï s'accentua tandis que deux idées faisaient leur chemin dans son esprit. Il se tendit et cela fit réagir l'autre dieu qui se redressa sur un coude afin de rencontrer son regard.
« Que se passe-t'il ? » s'enquit Myst Nail d'un air détendu que Shao Paï lui avait rarement vu.
Le dieu argenté le dévisagea un moment avant de dire :
« Est-ce que c'est moi, ta personne spéciale ? »
Myst Nail commença à rire avant de se rendre compte que Shao Paï était sérieux. Il se rembrunit.
« Est-ce que c'est moi, ta personne spéciale ? contra-t'il.
– C'est ce que je te demande.
– Et c'est aussi ma question. »
Shao Paï ne sut que répondre. Même après ce qu'ils venaient de partager, ses sentiments étaient toujours aussi confus. Par contre il semblait être sûr de ceux de Myst Nail. Enfin, il croyait en être sûr.
« J'ai peut-être enfin compris cette histoire de personne spéciale, expliqua-t'il, mais pour le savoir, j'ai besoin que tu répondes à ma question. »
Myst Nail l'observa un moment, poussa un soupir puis répondit :
« Tu es ma personne spéciale. »
Shao Paï prit un air dubitatif.
« Bon, alors je n'ai toujours rien compris. »
Myst Nail en resta interloqué — autre fait rare — mais ne tarda pas à exploser :
« Quoi ? Tu croyais que tu n'étais pas… Mais sinon pourquoi j'aurais accepté de… Qu'est-ce que tu t'es encore imaginé ?! Tu es vraiment… Je… »
Le dieu aux yeux rubis s'étranglait sur les mots tant il était outré. Shao Paï passa nerveusement une main sur sa tête.
« Ce n'est pas ma faute, je n'y comprends vraiment rien ! se défendit-il.
– Comment as-tu pu ne pas comprendre que tu es ma personne spéciale ?! » s'ébahit Myst Nail.
Plutôt que de répondre, Shao Paï se redressa à son tour et exprima sa second idée.
« Il fait nuit. Nous ne sommes pas allés à la clairière pour rejoindre les autres.
– Et c'est grave ? » répliqua Myst Nail, sa maussaderie revenue pour de bon.
Shao Paï se tourna vers lui, ahuri.
« Nous dormons toujours tous ensemble ! protesta-t'il.
– Les choses changent, tu sais.
– Mais pourquoi faudrait-il que ça change ? »
D'un geste excédé, Myst Nail ramena ses longs cheveux noirs en arrière — sa queue de cheval avait dû se défaire à un moment ou à un autre.
« Les couples ont besoin d'intimité, fit-il. C'est naturel.
– Alors on va finir par prendre nos distances une fois que les couples seront formés ? s'horrifia le dieu argenté.
– C'est comme ça, » répondit Myst Nail en haussant les épaules.
Cela ne paraissait pas l'émouvoir outre-mesure. Bien sûr, il ne s'était jamais complètement mêlé aux autres dieux mais tout de même, il devait bien ressentir lui aussi leur unité ! Shao Paï, lui, en était tout chamboulé. Il y avait eu trop de changements à accepter en deux jours. Comme il regrettait ces événements ! Il aurait tout donné pour revenir en arrière et savourer encore leur innocence. Pourquoi avait-il fallu qu'ils grandissent ? Malgré tout, le dieu argenté était incapable d'en vouloir à Père, bien qu'Il soit l'instigateur de ces changements indésirables et sources de problèmes.
Shao Paï se releva et d'une pensée distraite, créa des vêtements sur lui. Myst Nail se renfrogna mais ne fit pas mine de vouloir le retenir.
« Je vais à la clairière, annonça le dieu argenté.
– Je ne vois pas ce que tu comptes y faire, maugréa l'autre dieu.
– Être avec les autres, bien sûr ! »
Pour Shao Paï la réponse allait de soi mais de toute évidence Myst Nail ne partageait guère son point de vue.
« Tu perds ton temps avec eux, fit-il. Soit ils ont trouvé leur personne spéciale et sont ensemble, soient ils la cherchent encore. Dans tous les cas, ils ne se soucient plus de toi ! »
Shao Paï fronça les sourcils. Cette remarque lui déplaisait fortement et le mit en colère.
« Cela va sans doute te surprendre, Myst Nail, rétorqua-t'il d'un ton cassant qu'il ignorait posséder, mais tout le monde n'est pas aussi égoïste que toi ! »
Les yeux rouges flamboyèrent de colère mais Shao Paï lui tourna délibérément le dos et s'éloigna pour rejoindre les autres dieux. Myst Nail ne put que l'observer disparaître dans la forêt, les poings serrés.
Lorsque Shao Paï arriva dans la clairière, il fut contraint de reconnaître que Myst Nail ne s'était pas trompé : seuls cinq dieux reposaient là, blottis les uns contre les autres, tels des enfants en quête de réconfort. Il y avait donc sept absences injustifiées, la moitié de leur effectif. Le dieu argenté ferma les yeux pour les localiser et il les retrouva disséminés un peu partout en trois groupes — certainement des couples qui souhaitaient leur intimité. Shao Paï ressentit cela comme une trahison. La personne spéciale était-elle censée passer avant leur groupe ? Cela ne lui semblait pas être une notion positive. Il repensa à Pan Soro et Mari Kal qui ne s'exprimaient plus que d'une seule voix et cela lui donna un impression de perte.
Le dieu argenté lâcha un lourd soupir et s'allongea auprès des autres, bien qu'il savait que le sommeil le fuirait. Il avait trop de choses à penser.
Note de Karura : Les gentils et mignons petits dieux se sont transformés en adolescents pénibles et aux hormones déchaînées. Pauvre Shao Paï qui doit gérer tout ça... et pauvre Myst Nail qui doit faire avec une personne idéale qui ne comprend strictement rien aux sentiments !
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