Ancien Gods Sanctuary 35

Les Origines 3 : La jalousie détruit tout


Lorsque le matin arriva, les dieux manquants arrivèrent ensemble dans la clairière, tout sourire, comme si de rien n'était. Ils ne changèrent même pas d'attitude en voyant Shao Paï qui les attendait, le visage sévère. Ils riaient et s'échangeaient des regards complices.

« Je vois que certains se sont bien amusés cette nuit, » commenta le dieu argenté d'une voix dure.

Mais sa remarquer fit simplement pouffer de rire une partie des dieux. Shao Paï haussa un sourcil, cependant il ne se laissa pas décontenancer.

« Vous n'avez pas l'impression d'avoir oublié quelque chose d'important ? » poursuivit-il.

Il désigna les cinq dieux à peine réveillés derrière lui qui avaient respecté leur tradition de dormir ensemble, eux au moins.


« Oh c'est bon, Shao Paï, répliqua Bel Then d'un ton désinvolte. Ce n'est pas si grave que ça. C'était plus important pour nous de rester seuls. Tu comprends toi aussi quand tu auras trouvé ta personne spéciale ! »

Et vu les yeux doux qu'il faisait à Andé Ros, nul doute que ces deux-là formaient à présent un couple. En temps normal Shao Paï se serait réjoui pour eux mais là, il n'appréciait guère l'insolence dont faisait preuve Bel Then.

« L'un n'empêche pas l'autre, argua-t'il en accentuant le froncement de sourcils. Même si tu as trouvé ta personne spéciale, tu ne dois pas en oublier les autres dieux pour autant !

– Je ne vous oublie pas, assura Bel Then d'un ton trop léger. Mais j'ai plus envie de passer du temps avec Andé Ros qu'avec vous autres, c'est tout. »

Shao Paï se tourna vers l'autre dieu pour voir s'il partageait l'opinion de son compagnon mais il semblait qu'une fois encore, le couple ne s'exprimait plus que d'une seule voix, celle de Bel Then. Cela commençait à être agaçant.


Le dieu au teint cuivré tapota l'épaule de Shao Paï avec bonhomie.

« Allez, fais pas cette tête ! Quand tu le monde aura trouvé sa personne spéciale, ça ira mieux. Il n'y aura plus de jaloux !

– De… jaloux ? »

Bel Then lui lança un sourire ironique et rejoignit sa personne spéciale. Quelques dieux gloussèrent. Les cinq dieux qui étaient restés dans la clairière durant la nuit se mêlèrent aux autres en bavardant comme si de rien n'était. Visiblement ils attachaient moins d'importance que Shao Paï à ce manquement aux traditions et pardonnaient plus facilement. Plus personne ne fit attention au dieu argenté qui resta planté là un bon moment avant de finalement quitter la clairière. C'était peut-être son imagination qui lui jouait des tours mais il crut entendre quelques rires moqueurs saluer son départ.


~*~


Shao Paï se réfugia au bord d'une petite mare à l'écart. Il avait besoin de rester seul. Les pensées tourbillonnaient dans sa tête et un constat horrible s'imposa :

« Je suis en train de les perdre. »

Il ignorait comment cela avait pu se produire mais il existait désormais un fossé énorme entre lui et les autres dieux. Et ce fossé continuait de grandir de jour en jour.

« Il ne m'écoutent plus et je ne les comprends plus, » songea-t'il en poursuivant son analyse.

C'était cette histoire de personne spéciale. C'était là qu'il avait pris conscience de sa différence avec les autres… et le fossé avait commencé à se creuser. Tous ses efforts acharnés pour combler cet écart ne faisaient que l'agrandir.


Il avait pourtant essayé de se rapprocher d'eux, de comprendre cette notion de personne spéciale. Il avait même tenté de trouver la sienne ! Que devait-il faire de plus pour se rapprocher de nouveau des siens ? Lui faudrait-il attendre que chacun ait trouvé sa personne spéciale et espérer que tout redevienne comme avant ?

« Je n'y crois pas, se dit-il lugubrement. Je crois que les choses ne seront plus jamais comme avant… »

Il poussa un gémissement désespéré et se prit la tête entre les mains.

« Oh Père, murmura-t'il, quelle idée avez-Vous eue là ! Quel est Votre but ? »

Mais Père n'apparut point pour apaiser ses tourments. En désespoir de cause, Shao Paï se mit à la recherche de la seule autre personne qui saurait l'écouter : Myst Nail.


~*~

Apparemment le dieu aux yeux écarlates n'avait pas quitté la petite clairière où ils avaient passé une partie de la nuit ensemble. Avait-il attendu que Shao Paï revienne ? Difficile à dire. Mais lorsque Shao Paï était sur le point d'arriver à la clairière, il ressentit également la présence de Père. Il plissa le front, perplexe. Père avait pourtant dit qu'Il n'interviendrait plus tant que les dieux n'auraient pas tous trouvé leur personne spéciale. Que se passait-il ? Et surtout, pourquoi Père avait-Il choisi de s'adresser à Myst Nail en particulier ? Curieux, Shao Paï se fit le plus discret possible afin d'épier leur conversation derrière un arbre.


« … ravi pour toi, mon fils, disait Père. Ta patience et tes efforts ont été enfin récompensés. »

Comme à son habitude, Myst Nail était renfrogné.

« C'est encore trop tôt pour le dire, argua-t'il. Je crois qu'il n'a pas encore compris.

Pourtant les choses m'ont paru en bonne voie cette nuit.

– J'aurais dû me douter que tu nous épiais, » cracha-t'il.

Père haussa les épaules, pas du tout contrit. Myst Nail eut un reniflement dégoûté puis reprit d'un ton hargneux :

« Tout ça, c'est de ta faute ! Pourquoi a-t'il fallu que tu transformes tout ça en… concours ?! Franchement, tu aurais dû les laisser découvrir leurs sentiments plus naturellement et à leur rythme. Pas les pousser à trouver au plus vite leur personne spéciale comme si c'était une tâche comme une autre.

C'est ce que Je fais, répondit Père sans s'offusquer. Je donne des tâches à exécuter jusqu'au jour où vous partirez tous dans l'autre monde. »


Shao Paï avait retenu un hoquet de stupeur en entendant la façon dont Myst Nail parlait à Père, sans mentionner les critiques sévères qu'il faisait. Mais il fut encore plus abasourdi par le fait que Père parlait si ouvertement de ses projets à Myst Nail. Shao Paï avait dû demander pour obtenir de vagues informations. Ce n'était pas juste.

« Cette tâche-là, reprit Myst Nail, tu aurais pu t'en passer. Cela lui a complètement chamboulé l'esprit. »

Père secoua la tête avec un doux sourire.

« Ne te fais point de souci pour Shao Paï, il finira bien par réaliser la vérité. Après tout il n'a pas le choix puisqu'il est fait pour toi. Même ses moindres petits défauts sont à ton goût. Alors il ne risque pas d'en choisir un autre que toi.

– Mmph. »

Le ton de Myst Nail indiquait qu'il était loin de partager les certitudes de Père.


« Fais-Moi confiance, » reprit Père en voulant poser une main réconfortante sur l'épaule de l'autre dieu.

Mais Myst Nail le repoussa brusquement et son expression se fit méprisante.

« Ne me touche pas, siffla-t'il. Disparais ! »

Stupéfait, Shao Paï vit Père reculer d'un air contrit puis s'incliner avant de disparaître. Shao Paï plaqua une main contre sa bouche pour étouffer un cri. Au même moment, Myst Nail se tourna dans sa direction mais le dieu argenté se cacha derrière le tronc et ne fit plus aucun bruit. Il attendit de très longues minutes avant d'oser de nouveau jeter un coup d'œil dans la clairière : Myst Nail s'était assis et lui tournait le dos. Loin d'être rassuré, Shao Paï s'éloigna en reculant et en tâchant de faire le moins de bruit possible.


~*~


Le dieu argenté s'éloigna le plus possible de Myst Nail, l'esprit en ébullition. Mais cette fois c'était à cause de la scène à laquelle il venait d'assister. Il ne pouvait en croire ni ses yeux, ni ses oreilles : la façon dont Myst Nail avait traité Père… et ce dernier qui ne disait rien, comme si tout cela était normal. Oh, il y avait aussi les propos de Père à son sujet. Le dieu argenté remua tout cela dans sa tête jusqu'à trouver une explication. Mais ce qu'il devina fut encore pire :

« Myst Nail est le Premier Né, réalisa Shao Paï. C'est pour ça que Père accepte son comportement inadmissible. C'est Son… préféré parmi nous. »

Rien que cette pensée était douloureuse. Shao Paï se rendit alors compte qu'il avait toujours cru être le préféré de Père, bien qu'il n'y ait jamais pensé en ces termes. Mais le fait que Père s'adresse régulièrement à lui, passe par lui pour confier les missions aux autres dieux, le consulte sur divers sujets… Sans parler du regard des autres dieux sur lui. Tout cela lui avait laissé croire qu'il était le Premier Né. Mais il savait désormais qu'il avait eu tort.


La seconde idée était encore plus détestable que la première :

« Père m'a créé pour Myst Nail. »

C'était intolérable. Comme si cela ne suffisait pas que Myst Nail lui ait volé la place de Premier Né, il devait aussi lui voler son identité. Une phrase de Père en particulier le hantait :

« Même ses moindres petits défauts sont à ton goût. »

Cela voulait-il dire que Père avait créé Shao Paï uniquement en fonction de Myst Nail ? Qu'Il lui avait attribué ses qualités et ses défauts dans l'objectif que cela plaise à Son Premier Né ? Shao Paï se sentait floué et… prisonnier. Ce dernier sentiment ne lui plaisait guère. Comme si cela ne suffisait pas, il ressentait aussi un feu dans sa poitrine : il était en colère. Il n'avait encore jamais ressenti de colère auparavant et il ignorait totalement comment la gérer. Il ressentait le besoin de faire quelque chose pour évacuer ce sentiment négatif mais quoi ? C'était comme s'il voulait crier mais se retrouvait privé de voix. Ou comme s'il voulait courir mais que ses pieds restaient cloués au sol. Allait-il rester dans cet état éternellement, incapable d'exprimer cette vive émotion ?


Il redressa soudain la tête en sentant Myst Nail venir vers lui. Quelle que soit la confusion qui régnait en lui, une chose était sûre : il n'avait aucun envie de voir l'autre dieu dans l'immédiat. Il pressentait que ce serait… catastrophique. Alors il se leva et s'éloigna rapidement. Au fond de lui, il se doutait bien qu'il ne pourrait pas éviter Myst Nail indéfiniment mais pour l'instant cela lui paraissait la meilleure chose à faire. Malheureusement Myst Nail semblait capable de le repérer car il se dirigea dans sa direction. Shao Paï courut un bon moment avant de se cacher derrière un arbre. Il se redressa soudain comme s'il venait de recevoir un choc : depuis quand fuyait-il les siens ? Il ne devait pas craindre de faire face à Myst Nail. Il ne devait pas baisser les bras devant l'attitude incompréhensible des autres dieux. Et plus que tout, il ne devait pas laisser cette histoire de personne spéciale les séparer ou engendrer des dissensions dans leur groupe. Il devait au contraire leur faire entendre raison et maintenir le lien entre eux envers et contre tout. C'était son rôle, personne d'autre ne pouvait le remplir.


Mais pour commencer, il devait calmer la tempête dans son propre cœur. Et pour cela, il devait faire face à Père. Shao Paï se mordit la lèvre. Il ne pouvait pas attendre que Père choisisse de Se manifester à nouveau, il devait lui parler rapidement. Le dieu argenté inspira et rechercha la présence de Père. Il pouvait repérer n'importe quel dieu sans souci mais n'avait jamais essayé avec Lui — cette idée ne lui serait jamais venue à l'esprit en temps normal. Cela fonctionna pourtant. Comme il s'y attendait, Père ne se trouvait pas à Éden. Qu'à cela ne tienne, Shao Paï élargit son champ de recherche d'une pensée. Il finit par trouver une trace de Sa présence dans un autre lieu et sans hésiter, il concentra sa volonté pour atteindre ce lieu. Il disparut de la forêt.


~*~


Une légère brise lui caressa le visage et Shao Paï rouvrit les yeux. Il se trouvait sur une colline verdoyante et sut aussitôt qu'il ne se trouvait plus à Éden. Il connaissait les moindres coins et recoins de son monde et cette colline n'en faisait pas partie. Une forêt se dressait non loin mais même les arbres lui étaient étrangers. L'air n'avait pas la même odeur, les couleurs étaient légèrement différentes… Pas de doute, c'était un autre monde.

« Est-ce là le nouveau monde où Père compte nous envoyer ? » songea Shao Paï.

Si c'était le cas, alors il allait y retrouver toutes leurs créations ! Mais ce n'était pas pour ça qu'il était venu. Il ferma les yeux pour chercher de nouveau la présence de Père, sauf qu'un poids vint le heurter par derrière et qu'il tomba en avant dans l'herbe abondante.

« Tu es enfin venu ! fit une voix aiguë au niveau de son oreille. Tu en as mis du temps ! »


Shao Paï se redressa tant bien que mal avec le poids sur son dos. Il sentit quelque chose de chaud s'enrouler autour de son cou, puis le poids glissa pour passer devant lui. Shao Paï croisa alors le regard d'un enfant qui lui souriait à pleines dents.

« Euh… »

Le dieu argenté était confus de se retrouver face à un inconnu. L'enfant, quant à lui, ne manifestait ni surprise, ni frayeur, seulement une joie exubérante.

« Je suis si heureux de te voir ! poursuivit le petit garçon. Tu es exactement comme je me l'imaginais !

– Hum, tu me connais ? finit par demander Shao Paï.

– Bien sûr, tu es Père ! »

Shao Paï écarquilla les yeux. Il souleva l'enfant toujours accroché à son cou et le tint à bout de bras afin de l'examiner. Le garçon avait les cheveux bruns mi-longs, des yeux d'un bleu profond et il portait une courte tunique blanche ainsi que des sandalettes brunes. Et c'était aussi un dieu. Shao Paï en eut la certitude alors même qu'il le voyait pour la première fois. Un dieu mais pas un des siens… ou presque…


« Père, reprit l'enfant, tu viens voir les autres ? »

Les autres ? Shao Paï prit un air perplexe avant de se rendre compte qu'il pouvait sentir d'autres présences plus loin, d'autres dieux mais qui étaient encore au stade enfantin et innocent — une période que Shao Paï regrettait profondément alors qu'elle ne datait que de deux jours. Par contre, il ne sentait plus la présence de Père en ce monde. Il posa l'enfant au sol qui lui prit aussitôt la main.

« Suis-moi ! » proposa le garçon en se mettant en route.

Mais Shao Paï dégagea doucement sa main.

« Tu fais erreur, fit-il, je ne suis pas Père. Je suis venu Le chercher, c'est tout. »

L'enfant pencha la tête sur le côté, perplexe.

« Mais c'est toi, Père, fit-il d'un ton d'évidence.

– Non, ce n'est pas moi. »


L'enfant pressa ses lèvres en avant dans un air de réflexion presque comique puis se mit à rire.

« C'est un jeu ! comprit-il. Tu joues à faire semblant de ne pas être Père ! »

Shao Paï en resta un moment interloqué puis se reprit et tenta de raisonner le garçon :

« Écoute, c'est la première fois que l'on se voit, alors comment pourrais-je être ton Père ? Il y a bien quelqu'un qui s'occupe de toi et des tiens, non ? Un homme grand, entouré de lumière, dont on ne voit pas le visage…

– Oh oui, reconnut le petit, c'est Pas-Père.

– Hein ? »

L'enfant éclata de rire devant l'air stupéfait de Shao Paï.

« Il dit qu'il est Père, expliqua-t'il, mais je sais que c'est faux. Alors je l'appelle Pas-Père. Quand je lui dis ça, il sourit et me tapote la tête. Les autres, eux, l'appellent Père, ils sont crédules. Moi, je connais la vérité : c'est toi, Père. »


Shao Paï secoua la tête devant les explications décousues du garçon. Le pire était que l'enfant croyait vraiment ce qu'il disait !

« Tu as un sérieux problème, fit Shao Paï. Tu ne reconnais pas pour Père celui qui affirme l'être, tu préfères choisir celui qui affirme ne pas l'être. »

L'enfant l'observa de nouveau en penchant la tête sur le côté, réfléchissant à ce qu'il venait de dire, puis son verdict tomba :

« C'est toi qui a un sérieux problème puisque tu es Père, mais tu affirmes ne pas l'être. »

Shao Paï renonça à le raisonner et songea plutôt à ce qu'il allait faire à présent. Puisque Père semblait avoir quitté ce monde aussi, Shao Paï devait Le chercher de nouveau ailleurs.


Pendant ce temps l'enfant lui tournait autour, l'examinant sous toutes les coutures.

« J'aime beaucoup tes cheveux, fit-il tout à coup, mais ce sont tes yeux que je préfère le plus. Je peux avoir les mêmes ?

– Fais ce que tu veux, » marmonna Shao Paï sans l'écouter vraiment.

Le garçon considéra que c'était un oui et s'arrêta de tourner, posant les mains sur ses yeux. Shao Paï sentit un appel d'énergie et comprit que l'enfant voulait vraiment changer ses yeux. Par pur réflexe, il lui saisit les mains et coupa le flux de pouvoir.


« Arrête ! lui fit-il. Tu ne peux pas faire ça !

– Pourquoi pas ? demanda l'enfant inconscient du danger auquel il venait d'échapper. Je peux changer de vêtements alors pourquoi je ne peux pas changer mes yeux ?

– Les vêtements ne font pas partie de toi, expliqua Shao Paï.

– Et mes cheveux alors ? insista l'autre dieu. J'ai déjà changé leur couleur ! »

Shao Paï observa plus attentivement les fins cheveux bruns.

« De façon permanente ? s'enquit-il.

– Non, reconnut l'enfant, ils ont repris leur couleur d'origine très vite.

– C'est parce que tes couleurs font partie de ton identité, expliqua Shao Paï d'un ton docte. Tu ne peux pas plus les changer que tu ne peux changer qui tu es. Tu n'es pas satisfait de qui tu es ? »


C'était sans nul doute une question difficile pour un jeune garçon — tout dieu qu'il était — mais il y réfléchit sérieusement.

« J'aime qui je suis, finit-il par affirmer, mais je voudrais aussi garder un souvenir de toi car je ne crois pas que l'on va se revoir ensuite. »

Shao Paï partageait la même impression. En fait il sentait même qu'ils n'auraient jamais dû se rencontrer. Quels que soient les projets de Père pour cet autre groupe de dieux, ils n'avaient rien en commun avec ceux qu'Il avait pour le groupe de Shao Paï.


Le garçon avait l'air tellement peiné que Shao Paï eut pitié de lui. Une partie de son être lui soufflait qu'il ne devrait pas faire ça mais le reste s'en moquait éperdument. Il s'accroupit pour se mettre au même niveau que l'enfant et posa une main sur les yeux bleus.

« Ferme les yeux, » fit-il simplement.

Le petit dieu poussa un cri de joie et s'exécuta. Un instant après, Shao Paï retira sa main et croisa un regard argenté identique au sien… ou presque.

« Ouah, c'est génial ! s'écria le garçon. Je peux voir les choses différemment, c'est… c'est un peu étrange mais j'adore ça. Merci, Père ! »

Il sauta au cou de Shao Paï qui n'eut pas le cœur de le contredire ou le repousser. C'était un changement anecdotique, ce n'était pas ça qui allait bouleverser la Création. Et puis, cela faisait tellement plaisir à cet enfant.

« Bon, fit Shao Paï en se dégageant de l'étreinte, il faut que je rentre. Prends bien soin de toi et des tiens, d'accord ?

– C'est promis, Père ! »

Shao Paï lui rendit son sourire avant de se concentrer pour retourner à Éden, son Éden.


~*~


« Quelle rencontre bien étrange, » songea le dieu argenté quand il apparut dans la forêt d'Éden.

Il n'eut pas à vérifier qu'il était bien chez lui, il le sentait au plus profond de son être — sans parler des présences familières qui l'entouraient.

« Mais je n'ai pas trouvé Père, » se dit-il.

C'était pourtant la raison de son départ. Il s'ébroua. En fin de compte, il allait devoir attendre que Père se manifeste.

« Où étais-tu ? » fit une voix furieuse derrière lui.

Shao Paï se retourna avec une grimace en reconnaissant la voix : Myst Nail. L'autre dieu arborait diverses expressions sur le visage : colère, soulagement, confusion, peur… Shao Paï renonça à toutes les déchiffrer. Il était surtout concerné par le fait que de voir Myst Nail dans cet état lui procurait un léger plaisir.

« Bien fait pour toi, » songea-t'il sans pouvoir s'en empêcher.

Ce n'était pas une pensée digne de lui mais peu lui importait : il était toujours en colère contre Myst Nail et ce n'était pas prêt de passer.


Le dieu au regard rubis le dévisageait toujours et Shao Paï se rendit compte qu'il n'avait pas répondu à sa question. Il fut tenté un moment de ne rien dire mais finit par opter pour la vérité. Il ne voulait pas se lancer dans ce genre de procédés pitoyables.

« Je cherchais Père, fit-il. J'ai des choses à Lui demander. »

Myst Nail prit un air surpris.

« Père ? répéta-t'il. Mais tu n'as pas besoin d'aller le chercher, il te suffit de lui demander de venir ! »

Shao Paï lutta entre la stupeur et l'énervement.

« Hum… cela marche peut-être avec toi, fit-il d'un ton plein de sous-entendus, mais pas avec tout le monde.

– Bien sûr, acquiesça l'autre dieu, pas avec tout le monde. »

Shao Paï songea alors :

« Tiens, tu le reconnais donc. »

C'était le genre de détails que Shao Paï remarquait désormais, tous ces petits signes qui indiquaient non seulement que Myst Nail était le Premier Né mais qu'en plus il le savait et ne s'en cachait. Cela dit, il ne s'en vantait pas non plus.


« En tout cas, reprit Shao Paï, je ne l'ai pas trouvé. C'est bon, tu es content ? »

Les yeux rougeoyants l'examinèrent un moment.

« Tu n'as pas trouvé Père mais tu as trouvé quelqu'un. »

Shao Paï tiqua. Comment pouvait-il le savoir ?!

« Ce ne sont pas tes affaires, que je sache, » répliqua-t'il sèchement.

Ignorant complètement Myst Nail, Shao Paï s'avança, déterminé à quitter les lieux. L'autre dieu le retint par le bras.

« Attends, fit-il d'un ton suppliant, tu…

– Lâche-moi, » exigea Shao Paï d'un ton glacial et pourtant calme.

Myst Nail se figea mais finit par obéir sous le regard argenté et impérieux. Shao Paï eut alors l'étrange impression que l'air s'obscurcissait autour de l'autre dieu et il cligna des yeux. Non, il se faisait sûrement des idées. Quelque part au fond de son esprit cependant, une alarme se déclencha mais il l'ignora distraitement.


« J'ignore pourquoi tu t'es mis cette idée en tête, insista-t'il, mais je ne suis pas ta personne spéciale. Alors cette de perdre ton temps avec moi et va chercher parmi les autres. C'est exactement ce que je compte faire d'ailleurs. »

Cela fit mouche : Myst Nail prit un air choqué et blessé. Shao Paï ressentit à nouveau cette joie malsaine qu'il méprisait mais qu'il recherchait en même temps.

« Comment peux-tu dire ça ? protesta Myst Nail d'une voix faible.

– Parce que c'est la vérité. C'est ce que je ressens. Ah, tu vois, j'arrive enfin à comprendre mes sentiments. »

Et avec un léger sourire pour bien remuer le couteau dans la plaie, Shao Paï lui tourna le dos.


Ce n'était pourtant pas fini : Myst Nail lui courut après et le saisit de nouveau par le bras. Shao Paï lui fit face, franchement excédé.

« Pourquoi tu fais ça ? demanda Myst Nail d'un ton peiné. Comment peux-tu nier notre lien à ce point ?

– Oh, excuse-moi, mes agissements ne sont pas à ton goût ? demanda Shao Paï avec sarcasme. Je croyais pourtant que le moindre de mes défauts te plaisait ! »

Myst Nail affichait clairement sa perplexité, et les sous-entendus lui passaient au-dessus de la tête. Shao Paï retint un reniflement de mépris. La subtilité et Myst Nail semblaient faire deux. Le dieu argenté libéra son bras d'une secousse et après un dernier regard d'avertissement glacial, tourna le dos à Myst Nail et s'en alla. Cette fois, l'autre dieu parut enfin comprendre le message et ne chercha plus à le retenir. Il se contenta de marmonner :

« Ce jeu ne m'amuse plus. »

Son expression s'assombrit à tel point que la lumière parut faiblir autour de lui, un peu comme au crépuscule mais en plus angoissant. Shao Paï ne vit rien de tout cela et partit rejoindre les autres dieux.


~*~


Pendant l'absence de Shao Paï, deux autres couples s'étaient formés : Miné Dias et Esté Fin, puis Lana Min et Das Mala. Il y avait désormais quatre couples définis donc il restait six personnes à la recherche de leur personne spéciale.

« Quinze possibilités, songea le dieu argenté. Nous ne sommes plus loin de la fin. Et je suppose que Père ne se montrera pas tant que le dernier couple ne se sera pas formé. »

Vu comme les choses allaient, Shao Paï allait vraiment finir avec Myst Nail !

« Je sais que j'ai dit que je serais content avec n'importe lequel d'entre eux, mais c'était avant de savoir que Myst Nail était le Premier Né et que j'ai été créé pour lui ! »

Rien qu'à cette idée, il se sentait toujours furieux et déprécié.


« Je refuse d'être une vulgaire création qui n'a pas son mot à dire, s'indigna-t'il. Je veux pouvoir choisir ma vie et mon rôle ! »

Un mot résumait ses aspirations : liberté. Il voulait être libre de tout, ne penser qu'à lui et faire uniquement ce qu'il souhaitait. Jusqu'à aujourd'hui, il n'avait jamais envisagé les choses sous cet angle mais quelque part il était prisonnier de ses obligations. Et il n'aimait pas ça du tout. Il expira un bon coup. Toutes ces pensées n'étaient guère positives mais après tout, n'était-il pas libre de penser à ce qu'il voulait ?


Une voix l'interrompit dans ses réflexions :

« Shao Paï ? »

C'était Hane Lath qui avait l'air bien embêté. Elle se tordait les mains devant lui, ses yeux émeraudes baissés et cachés sous une mèche noire.

« Qu'y a-t'il ? demanda gentiment le dieu argenté.

– Hum, c'est… c'est au sujet de Gilé Dan. Je me fais du souci pour elle. »

Shao Paï songea distraitement que Hane Lath avait une chance sur trois d'être la personne spéciale de Gilé Dan — inconsciemment, il s'excluait avec Myst Nail — mais qu'au vu de son inquiétude pour l'autre déesse, les chances devaient être plus élevées que ça.

« Les sentiments n'ont rien à voir avec la logique, se dit-il. Je me demanda pourquoi Père nous a doté de ces pensées si irrationnelles. Je n'en vois vraiment pas l'intérêt ! »

Il se demanda ensuite s'il voulait vraiment écouter les inquiétudes de Hane Lath. Cela faisait partie de son rôle, son ancien rôle, mais allait-il le poursuivre ? En avait-il envie ? Bah, écouter n'engageait à rien ; cela prenait seulement un peu de temps.

« Je t'écoute, » fit-il.


La déesse aux cheveux mauves n'eut pas besoin de plus d'encouragement pour se lancer :

« Elle s'isole de plus en plus. Au début elle était contente que les autres viennent lui demander conseil pour son jeu, mais plus les couple se formaient, plus elle avait l'air ennuyé. J'ai voulu lui parler mais elle m'a repoussé, et pas gentiment.

– Je vois. Et qu'est-ce que tu attends de moi ?

– Tu ne pourrais pas aller lui parler ? Je suis sûre que toi, elle ne te repoussera pas. »

Il y avait quelque chose de particulier dans la voix d'Hane Lath tandis qu'elle prononçait ces mots, une émotion qu'elle cherchait à dissimuler mais qui se trahissait tout de même dans son ton. Shao Paï chercha à l'identifier puis la reconnut : la jalousie. Encore ce sentiment négatif qui avait fait son apparition depuis que les dieux recherchaient leur personne spéciale.


Shao Paï fut soudain frappé d'une illumination :

« Chaque chose à son contraire, y compris les sentiments. »

Il avait l'impression d'avoir su cela autrefois mais de l'avoir oublié à un moment ou à un autre. Shao Paï sortit de ses considérations philosophiques pour se concentrer sur le problème actuel et prit sa décision : il aimait aider les autres et veiller sur eux. Ce n'était pas qu'un rôle attribué par Père.

« Entendu, fit-il avec un sourire rassurant. Je vais aller lui parler.

– Merci, » répondit la déesse, partagée entre la reconnaissance et la jalousie.

Elle devrait apprendre à gérer ses sentiments, qu'ils soient positifs ou négatifs, comme tout le monde — y compris Shao Paï.


~*~


Shao Paï n'eut aucun mal à trouver Gilé Dan : elle s'était isolée près du lac — un endroit qu'elle semblait bien aimer — et était assise sur la rive, les jambes repliées devant elle, le menton sur les genoux, l'air pensif. À l'approche de Shao Paï, elle tourna la tête vers lui, le fixa un moment en silence puis reprit sa position initiale. Comme l'avait dit Hane Lath, elle n'avait pas l'air dans son état normal. Mais Shao Paï savait comment gérer cette situation : il s'assit à côté d'elle et contempla le lac sans rien dire, sans même la regarder. La méthode fut efficace : Gilé Dan le regarda en coin plusieurs fois, soupira à quatre reprise, s'agita, s'éclaircit la gorge… Bref, elle chercher à attirer l'attention du dieu argenté et à le pousser à parler le premier, mais il fit mine d'ignorer son manège. C'était amusant dans le fond.


Gilé Dan ne résista pas bien longtemps et finit par rompre le silence.

« C'est Hane Lath qui t'envoie, je suppose ? »

Shao Paï hocha la tête sans se tourner vers elle. Gilé Dan soupira de nouveau.

« Cette fille est gentille, mais qu'est-ce qu'elle peut être pénible par moment ! »

Nouveau hochement de tête.

« Je veux dire, j'ai quand même le droit de rester seule si j'en ai envie, non ? Je ne comprends pas pourquoi ça l'inquiète ! On n'est pas obligées de rester ensemble en permanence, quoi ! »

Un autre hochement.

« Je sais bien qu'elle ne pense pas à mal, mais quand même… Tu sais, je suis certaine qu'elle est ma personne spéciale. »

Cela confirmait les doutes de Shao Paï aussi.

« Mais je ne sais pas… quelque chose me retient. Je n'ai pas envie de rendre cela publique. J'ai l'impression qu'une fois que ce sera fait, je serai… prisonnière de cette relation. »


Pour le coup, Shao Paï se tourna vers la déesse blonde. Il n'aurait jamais cru que quelqu'un d'autre partagerait ses sentiments. C'était très inattendu mais aussi bienvenu. Les yeux bruns croisèrent les siens.

« Dis, est-ce que c'est pour ça que tu repousses Myst Nail ? » demanda Gilé Dan.

Devant l'air surpris du dieu argenté, elle s'expliqua :

« Je me doutais depuis le début qu'il était ta personne spéciale. C'est plus facile à voir de l'extérieur, tu sais. Mais vous ne vous êtes toujours pas déclarés devant nous, et je ne vois pas de raison pour que vous nous le cachiez. Alors je suppose que c'est toi qui bloques les choses, parce que Myst Nail m'a l'air de vouloir cette relation plus que tout au monde ! »

Shao Paï fut fort étonné de la sagacité de l'autre déesse.

« Tu as raison, admit-il. Est-ce que cela fait de moi quelqu'un d'horrible ? »


Gilé Dan y réfléchit un moment.

« Je ne dirais pas ça. C'est sûr que d'autres ne se gêneraient pas pour te critiquer de faire subir ça à Myst Nail, mais puisque je suis dans la même situation que toi, je te comprends. Je crois que chacun a ses raisons de faire ce qu'il fait et qu'il n'y a rien d'horrible dans tout ça. Cela dépend de ses raisons.

– Et toi, quelles sont tes raisons de repousser Hane Lath ? »

La déesse eut un sourire amer.

« Cette histoire de personne spéciale… Ce qui m'embête vraiment le plus, c'est qu'on doit choisir une personne. »

Shao Paï sursauta. Décidément, les pensées de Gilé Dan faisaient vraiment écho aux siennes !

« Je suis tout à fait d'accord, s'écria-t'il. Moi aussi, je trouve qu'on ne devrait pas avoir à choisir.

– Oui, c'est exactement ça, s'enthousiasma Gilé Dan. Après tout, qu'est-ce qui nous empêcherait de…

– … ne choisir personne ?

– … changer de personne ? »


Les deux dieux se fixèrent, stupéfaits. Ils avaient cru que leurs pensées se complétaient mais en fait, elles divergeaient un peu.

« De changer de personne ? répéta Shao Paï avec étonnement.

– Eh bien… oui. On ne devrait pas être obligé de rester toujours avec la même personne. Cela pourrait être divertissant de changer. Et toi alors, tu ne choisirais personne ?

– Il ne devrait pas y avoir de préférence. On devrait tous s'aimer de la même façon, un point c'est tout.

– Mmm… »

Gilé Dan n'avait guère l'air convaincu. Shao Paï n'en fut pas surpris : il était bien le seul à aimer tout le monde uniformément.

« En tout cas, reprit la déesse blonde, je cherche à retarder le plus possible le moment où je choisirai Hane Lath. C'est stupide, je sais bien, parce que cela va arriver que je le veuille ou non. Mais c'est tout ce que je peux faire !

– Je te comprends, je fais pareil, » fit Shao Paï en soupirant.

La déesse blonde lui sourit en lui tapotant gentiment la main.


Tout à coup, un bruit assourdissant retentit non loin du lac. Shao Paï se dressa aussitôt, l'air inquiet. Gilé Dan l'imita tandis que le ciel se couvrait de nuages gris et qu'un vent glacial se levait. Il n'y avait jamais eu de nuage dans le ciel d'Éden. Shao Paï se concentra pour localiser les autres dieux.

« Ils sont tous ensemble dans la clairière, indiqua-t'il à Gilé Dan. C'est de là que vient le bruit !

– Hane Lath ! s'écria la déesse blonde, inquiète pour son amie.

– Allons-y ! »

Sans réfléchir, il attrapa la main de Gilé Dan et se dématérialisa avec elle.


~*~


Une véritable tempête les accueillit. Un peu désorientée par la dématérialisation, Gilé Dan vacilla et se raccrocha au bras de Shao Paï. Autour d'eux les dieux criaient de terreur. Il faisait sombre et froid, et de grands éclairs striaient le ciel. Quand le tonnerre grondait, il était si puissant qu'il couvrait le bruit des hurlements.

« Que se passe-t'il ? Tu vois Hane Lath ? » gémit Gilé Dan dans l'oreille du dieu argenté.

C'était la seule façon de se faire entendre dans un tel vacarme. Shao Paï ne sut que répondre. Un tel déchaînement de pouvoir destructeur… Quelque chose se déverrouilla dans son esprit et il eut la réponse :

« Myst Nail… » murmura-t'il.


Étrangement, sa voix perça le tonnerre, le vent et les hurlements, et amena le silence. Le vent se calma brusquement, le tonnerre disparut et même les autres dieux se turent dans un bel ensemble, ébahis. Shao Paï se tourna sur le côté et vit le dieu responsable de ce désastre. Les yeux rubis n'avaient jamais été aussi lumineux mais c'était une lumière noire qui les faisait briller. Cette même obscurité enveloppait le dieu et cherchait à s'étendre, à envahir Éden. Un rien suffirait à la libérer. En voyant que le regard de Myst Nail était fixé sur Gilé Dan qui tenait toujours le bras de Shao Paï, ce dernier se dit qu'il était peut-être déjà trop tard. Mais ce n'était pas une raison pour renoncer.

« Myst Nail, écoute… » commença le dieu argenté en faisant un pas en avant.


Une vague d'énergie le frôla : c'était une force destructrice à l'état pur et il en frémit. Il se retourna vivement et croisa le regard effaré de Gilé Dan. La déesse blonde baissa les yeux, haletante, et Shao Paï suivit son regard. Un trou béait au milieu de son ventre… En fait ce n'était pas un trou car on ne voyait que le néant à l'intérieur, un néant qui croissait… Incapable d'émettre le moindre son, Gilé Dan porta ses mains au ventre pour tenter vainement de retenir l'expansion du néant mais elle se faisait peu à peu absorber. Tétanisé, Shao Paï ne pouvait qu'assister à cette destruction, impuissant. C'était comme avec les papillons qu'il avait créés en compagnie de Myst Nail… Non, encore pire. Gilé Dan n'était pas simplement en train de mourir, elle était sur le point de disparaître totalement de la Création comme si elle n'avait jamais existé.


Une immense lumière argentée l'enveloppa soudain, forçant les dieux présents à détourner le regard. Puis un cri à glacer le sang s'éleva… avant de se taire pour toujours. Shao Paï regarda de nouveau mais Gilé Dan avait disparu pour de bon. Seule de l'herbe noircie marquait l'endroit où elle s'était tenue. Malgré tout, Shao Paï tenta de la retrouver, de percevoir sa présence, ne serait-ce qu'un bref éclat de son essence… mais ne trouva rien nulle part. Même dans les autres mondes, Gilé Dan avait cessé d'exister. Elle était perdue.


Le silence qui s'ensuivit semblait irréel. Tous fixait l'endroit noirci, comprenant l'atrocité de ce qui venait de se produire. Hane Lath s'avança en titubant puis tomba à genoux devant l'herbe noircie, les yeux émeraudes baignés de larmes. Elle oscillait entre l'incrédulité et le chagrin.

« Gi… Gilé… Dan… » balbutia-t'elle.

Elle tendit une main hésitante vers l'herbe noircie, ne sachant pas trop si elle pouvait la toucher. Puis elle leva des yeux suppliants vers Shao Paï qui ne put soutenir son regard.


Le dieu argenté se tourna vers le responsable de tout cela, Myst Nail, qui n'avait pas encore dit un seul mot.

« Tu es content de toi ? lança Shao Paï avec colère. Mais qu'est-ce que qui t'a pris ?! »

Le dieu aux yeux rubis ne lui lança qu'un bref regard qui semblait dire : tu sais pourquoi, avant de se tourner vers Hane Lath. Le sang de Shao Paï ne fit qu'un tour en comprenant que Myst Nail allait lancer une nouvelle attaque. Ce dernier semblait décidé à détruire tous les dieux. Mais il était hors de question que Shao Paï le laisse détruire une autre déesse devant lui. Il devait réagir cette fois !


Sans plus réfléchir, Shao Paï s'interposa entre Hane Lath et l'attaque. Le temps parut ralentir alors que l'énergie destructrice se rapprochait de lui… et le frappa. Le temps reprit alors son cours. Quelqu'un poussa un cri d'effroi : c'était Myst Nail. Shao Paï leva une main à son torse, touchant le néant qui l'avait frappé juste au-dessus du cœur. Il pouvait sentir cette force destructrice, son pouvoir sombre et froid qui cherchait à se nourrir de sa chair, de son être tout entier. C'était une force implacable qui ne s'arrêterait pas tant qu'elle n'aurait pas dévoré son essence-même.


Instinctivement, il concentra toutes ses forces pour contenir cette sombre énergie. Les deux puissances entrèrent en collision dans son corps. Le choc le priva de ses forces et ses jambes se dérobèrent sous lui. Myst Nail se précipita pour le prendre dans ses bras mais Shao Paï sentit le néant redoubler de vigueur suite à la présence de l'autre dieu. Il lui lança donc un regard glacial, toujours à terre.

« Recule, » ordonna-t'il avec la voix impérieuse de Père sans chercher à l'atténuer.

Myst Nail obéit, clairement bouleversé par l'acte qu'il venait de commettre.

« Je… je ne voulais pas te faire de mal, se justifia-t'il, pas à toi. Je voulais seulement que les autres disparaissent, qu'il ne reste plus que toi et moi, comme à l'origine… »


Shao Paï ne lui prêta aucune attention. Il respira profondément et régulièrement, et réfléchit à toute vitesse. Il y avait des décisions à prendre et des choses à faire. Et Père qui ne Se montrait toujours pas… Shao Paï se souvint alors des paroles de Myst Nail et se concentra pour penser :

« Père, viens. »

Une lueur argentée apparut au milieu de la clairière et Père en surgit. Sa présence eut un effet apaisant sur les autres dieux qui étaient figés sur place, terrorisés et stupéfaits. Shao Paï releva la tête pour voir Père, pour Le voir vraiment pour la première fois, et il comprit enfin.

« Ah, se dit-il, je me souviens. »

Mais il y avait plus urgent et plus important.


Père inclina la tête en réponse aux ordres muets de Shao Paï et subitement, Éden disparut autour d'eux. Le dieu argenté put se redresser, la douleur momentanément arrêtée, et regarda autour de lui : ils se trouvaient dans une sorte d'espace parallèle où il n'y avait plus de sol ni de ciel, seulement une multitude de couleurs qui les entouraient. Seul Père l'avait accompagné en ce lieu.

« J'ai placé les dieux dans un espace figé, expliqua Père d'une voix qui était désormais normale aux oreilles du dieu.

– Même Myst Nail ? s'enquit Shao Paï.

– Non lui… tu sais bien que je ne peux pas agir contre son gré. Il est resté à Éden mais il ne tardera pas à te suivre ici. »

Shao Paï s'en doutait un peu. En fait c'était comme si un voile s'était levé dans son esprit et qu'il avait maintenant accès à tout : ses souvenirs, ses capacités… Toutefois Shao Paï manquait de temps et ne devait se concentrer que sur l'essentiel.


Il fixa Père avec autorité :

« Gilé Dan ? demanda-t'il.

– Elle n'existe plus nulle part, » confirma ce dernier.

Shao Paï ferma les yeux, accablé par le chagrin et la culpabilité. Tout était de sa faute : s'il n'avait pas provoqué et rejeté Myst Nail, rien de toute cela ne serait arrivé. D'ailleurs le visage de Père exprimait des reproches muets mais Shao Paï en avait pleinement conscience. Ça, il ne se laisserait pas l'oublier. Cela ne devait plus jamais arriver.


Shao Paï rouvrit les yeux, déterminé.

« Tu vas envoyer les dieux sur Terre, » ordonna-t'il.

Père s'agita.

« C'est trop tôt, protesta-t'il, la Terre n'est pas encore tout à fait prête à les recevoir.

– Tu continueras à travailler sur la Création même s'ils sont là. Il suffira de trouver un moyen de les… distraire.

– Et Myst Nail ?

– Tu l'enverras aussi.

– Est-ce bien raisonnable ? Après ce qu'il a fait…

– Il ne recommencera pas de si tôt parce que tu vas avoir une sérieuse conversation avec lui. »

Père s'inclina sans protester davantage.


La blessure de Shao Paï choisit ce moment pour se rappeler à son bon souvenir. Le visage du dieu argenté se crispa de douleur.

« Cette blessure ne guérira jamais si tu continues à disperser ton pouvoir pour des futilités, nota Père. Si tu venais à disparaître pour de bon comme Gilé Dan, tu sais comment réagirait Myst Nail.

– Plus personne ne l'empêcherait de détruire la Création, fit Shao Paï dans un souffle. Je sais. Mais j'ai des choses à faire et je ne peux pas rester immobile le temps que cela guérisse !

– Alors comment vas-tu faire ? »

Shao Paï eut un sourire rusé.

« J'ai ma petite idée. Laisse-moi et va exécuter mes ordres. »

Père s'inclina et disparut. Shao Paï ferma les yeux et se concentra profondément afin d'exprimer sa volonté.


~*~


Éden était désormais plongé dans les ténèbres. Les arbres avaient perdu leurs feuilles et se recroquevillaient, laissant tomber des branches mortes sur le sol désormais nu et stérile. Les nuages gris avaient envahi le ciel définitivement et le tonnerre grondait par intermittence, accompagné d'éclairs furieux. Au centre de la désolation, sur une colline balayée par des vents glaciaux, se tenait Myst Nail. Il n'avait pas bougé depuis que les dieux avaient disparu avec Père… et Shao Paï. Les yeux rubis versaient des larmes noires mais la fureur n'avait pas disparu en lui.


Lorsque Père réapparut juste au pied de la colline, le dieu obscur darda aussitôt un regard haineux sur lui.

« Où est-il ? » rugit-il, sa voix ponctuée par un éclair vif.

Père endura la vague de colère avec nonchalance.

« Tu ne devrais pas plutôt me demander comment il va ? » contra-t'il.

Cela fit perdre un peu de sa contenance à Myst Nail.

« Il vit encore, affirma-t'il même si un léger doute se trahissait dans sa voix.

– En effet, acquiesça Père, mais la blessure cherche à s'accroître. Sans son formidable pouvoir de création, il aurait déjà subi le même sort que cette pauvre Gilé Dan.

– Humph, renifla Myst Nail de mépris, il n'a rien à voir avec cette gamine.

– Il aura tout de même besoin de temps pour guérir.

– Le temps ne signifie rien pour nous.

– Mais il n'en est pas de même pour les dieux et la Création. »


Myst Nail prit un air ahuri et exaspéré.

« Parce qu'il veut continuer malgré ce qui s'est passé ?!

– Il n'a jamais songé à arrêter. »

Le dieu obscur ferma les yeux et inspira profondément. Il aurait dû savoir que Shao Paï allait s'obstiner. C'était dans sa nature.

« Sur ses ordres, poursuivit Père, je vais envoyer les dieux dans le monde qui leur est destiné.

– Il n'est pas encore achevé, nota Myst Nail.

– Il s'en chargera tandis que vous resterez dans une zone limitée.

– "Vous" ? » releva le dieu.

Père hocha la tête.

« Il veut que tu accompagnes les dieux et que tu les guides dans le nouveau monde. »


Un rire incrédule s'échappa des lèvres du dieu obscur.

« Après ce que je viens de faire, il me les confie ?

– Il a dit que c'était pour toi l'occasion de te racheter à ses yeux. »

Cela coupa court à l'hilarité du dieu. Il lança un regard circonspect à Père.

« Me racheter ? demanda-t'il. Mais de quoi ?

– Tu t'en es pris à la Création. Il n'existe pas de plus grand crime à ses yeux, lui qui chérit tout ce qui existe. Il t'en veut énormément et c'est pour ça qu'il m'a envoyé te parler à sa place. Il refuse de te voir pour le moment. »


Myst Nail écarquilla les yeux, tiraillé entre la fureur et l'indignation, mais il ne protesta pas. Au fond de lui, il savait pertinemment qu'il avait mal agi. Mais ce n'était pas la destruction de Gilé Dan qui le dérangeait : cette pathétique déesse l'avait bien cherché. Elle n'avait pas arrêté de coller Shao Paï depuis qu'ils avaient grandi alors que Myst Nail lui avait bien fait comprendre que Shao Paï était à lui et à personne d'autre. Non, ce n'était pas cela qu'il regrettait, c'était le fait d'avoir levé la main sur Shao Paï, d'avoir été suffisamment aveuglé par la colère pour s'en prendre à la seule personne qui comptait pour lui. Ça, il ne se laisserait pas l'oublier. Cela ne devait plus jamais arriver.


Père s'approcha soudain de lui et posa une main sur son épaule.

« Cela dit, murmura-t'il, c'est le moment idéal pour prendre le pouvoir. »

Myst Nail lui lança un regard méfiant et perplexe.

« Il est affaibli et préfère gaspiller son pouvoir pour une Création qui est déjà vouée à la destruction. Si tu le souhaitais, tu pourrais l'enfermer dans les ténèbres. Tu pourrais alors détruire tout ce qui le distrait de toi. Je te soutiendrai, bien entendu. »

Myst Nail parut vraiment tenté par cette option un bref moment : c'était la façon la plus simple de régler ce problème. Pourtant…

« S'il me déteste déjà pour avoir détruit seulement une déesse, fit-il, quelle sera sa réaction si je détruis la Création ?

– As-tu vraiment besoin de son approbation ? Et uis, même s'il t'en voulait, il n'aurait pas d'autre choix que de te pardonner… tôt ou tard. »

Myst Nail secoua résolument la tête. Père prit alors un air dédaigneux.

« Alors reste son esclave jusqu'à la fin des temps, cracha-t'il. Moi, je trouverai bien le moyen de me libérer ! »


Père s'éloigna de Myst Nail. Juste avant de disparaître, il se tourna à moitié vers lui :

« Oh, une dernière chose : vos souvenirs vont être effacés. Cela veut dire que tu vas avoir une vraie chance de te racheter auprès des dieux… et de Shao Paï.

– Il vient avec nous ? demanda le dieu, plein d'espoir.

– Je ne sais pas ce qu'il a prévu mais j'imagine qu'il sera là, d'une façon ou d'une autre. Tu te doutes bien aussi que tant qu'il ne t'aura pas pardonné, tu n'auras pas le droit de l'approcher, hmm ? »

La mine de Myst Nail s'assombrit mais il ne protesta pas. Il s'attendait à un châtiment de ce genre.

« J'accepte ses conditions, » fit-il.

Une lueur argentée apparut et l'entoura, et l'expression de Myst Nail s'adoucit légèrement.

« Je ferai tout ce que tu voudras pour obtenir ton pardon, murmura-t'il. Peu importe le temps que cela prendra. »

La lueur parut marquer une pause puis reprit son éclat. Myst Nail disparut d'Éden à son tour.


Il ne restait plus que Père. Il contempla ce qui restait d'Éden et qui se faisait peu à peu détruire par le néant. Même avec Myst Nail parti, son pouvoir continuait à agir en ces lieux et ne s'arrêterait pas tant que toute Création ne serait pas annihilée. Père poussa un soupir.

« Quelle merveille, fit-il en admirant la destruction à l'œuvre. Quel dommage qu'il ne prenne pas pleinement conscience de son pouvoir. Mais tant qu'il restera enchaîné à son autre moitié, il ne pourra jamais exprimer tout son potentiel. Mais moi, une fois que je serai libre, je le délivrerai aussi et ensuite je lui montrerai toute la beauté qu'il y a en lui. »

Avec un sourire mauvais, Père disparut de ce monde condamné.


~*~


Au commencement, il y avait une tempête dans le désert. Douze silhouettes recouvertes d'une lourde cape marchaient sans fin, sans se rendre compte qu'elles tournaient en rond. La tempête n'était qu'une barrière de protection. Ils ne devait pas voir le monde autour d'eux tant que sa création n'était pas achevée. Douze personnes… non, ils étaient treize désormais, enduraient les vents violents chargés de sable. Sans jamais s'arrêter — car ils n'avaient nul besoin de se reposer ou de se nourrir — ils avancèrent jusqu'au jour où le vent cessa d'un coup. La Création était enfin achevée, le monde était prêt à accueillir ses dieux.


Les treize retirèrent leurs capuches. Myst Nail s'avança au centre du groupe et après un regard circulaire, il fit :

« Est-ce que tout le monde va bien ? »

C'était très important pour lui. Il ne parvenait pas à se souvenir pourquoi mais il se sentait responsable d'eux. Les dieux se mirent tous à parler en même temps et Myst Nail ne cacha pas son soulagement. L'une des déesses s'approcha de lui. Hane Lath, lui souffla une partie de son esprit. Elle était importante, se souvenait-il, mais il ne savait plus pourquoi.

« Où sommes-nous ? demanda-t'elle d'une petite voix perdue. Que faisons-nous en ces lieux ? »

Myst Nail se rendit compte qu'il n'en savait rien. Là était leur place, c'était tout ce qu'il savait.

« Qui sommes-nous ? » demanda Bel Then juste à côté.


Un malaise s'empara du groupe. Myst Nail les fixa les uns après les autres. Il se souvenait de son nom et des leurs, mais ce n'était pas le cas de tout le monde, semblait-il. C'était étrange : ses souvenirs venaient et allaient selon leur bon vouloir. Un moment il comprenait tout ; l'instant d'après il était aussi perplexe que les autres.

« Je me nomme Myst Nail, affirma-t'il avant que ce souvenir ne disparaisse. Je le sais au plus profond de moi et je sais de la même façon que nous sommes liés. »

Visiblement son exemple inspira les autres car ils retrouvèrent leurs noms. Soudain, Myst Nail remarqua que l'une des déesses restait à l'écart. Comme elle lui tournait le dos, il ne voyait que sa longue chevelure blonde et un souvenir douloureux s'éveilla en lui.

« Non, se dit-il. Ce n'est pas possible, elle est… »


Sans s'en rendre compte, il s'avança vers elle et elle lui fit enfin face. Il s'arrêta net devant le regard gris.

« C'est lui, songea-t'il, mais… ce n'est pas tout à fait lui. »

Même sans l'intégralité de ses souvenirs, il était sûr de deux choses : la personne en face de lui était plus importante que tout le reste et il ne devait pas l'approcher tant qu'elle ne lui avait pas pardonné. Pardonné quoi ? Ça, il ne s'en rappelait plus consciemment.

« Et toi, demanda-t'il avec crainte, quel est ton nom ? »

Irait-il jusqu'à nier son identité pour la remplacer ?

« Je suis Shao Paï. »

Myst Nail hocha la tête avec soulagement. Il gardait son nom à défaut de son apparence.


Shao Paï finit par se tourner vers les autres, visiblement toujours en colère contre lui.

« Plutôt que de se demander où nous sommes, est-ce que l'un de vous se souvient d'où nous venons ? demanda-t'elle à la cantonade.

– Et toi ? songea Myst Nail. Tu te souviens ? »

Mais il n'osait pas poser cette question fatidique. Il devait suivre les règles du jeu cette fois s'il voulait obtenir son pardon. Et il le souhaitait plus que tout au monde.

« Qu'allons-nous faire ? demanda Hane Lath à ses côtés. Où devons-nous aller ? »


Myst Nail se tourna vers Shao Paï dans l'espoir qu'il prenne les choses en main comme il le faisait d'habitude, mais la femme qu'il était devenu ne désirait pas diriger. Elle l'avait chargé de ce rôle, cela faisait partie de sa pénitence. Nul doute qu'elle le jugerait sur sa capacité à prendre soin des dieux et à les guider. Myst Nail soupira et accepta sa nouvelle fonction.

« Nous allons continuer à avancer dans cette direction. »

Bien sûr, il choisit la direction vers laquelle elle était tournée. Shao Paï croisa de nouveau son regard.

« Je sais, songea Myst Nail en lui rendant son regard. Et je veux que tu saches que je sais. Même si tu refuses de me parler, même si tu refuses de t'occuper des dieux, je suivrai tes règles et je te prouverai que je suis digne de toi. »

Sans un mot, Shao Paï se détourna de nouveau et le groupe se remit en marche, en route dans ce nouveau monde qui leur était destiné.


Note de Karura : Voilà qui éclaircit pas mal de choses restées obscures jusque là. Quoi, vous avez encore l'impression qu'il manque des choses ? Mmm... possible 😁






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