Chapitre Trente-Sept: Le Duel Final
Les deux dieux se faisaient face. Vêtue de son armure de cuir vert, ses longs cheveux retenus en une lourde tresse, quelques mèches volant au vent, Shao Paï se tenait avec assurance comme si elle se rendait à une fête au lieu d'un combat. Devant elle, en armure noire comme les ténèbres avec les épaulettes hérissées de piques en acier de même que les gantelets, Myst Nail était bien morose. Nul doute qu'il se remémorait leurs précédents duels et aucune des issues passées ne lui avait plu. Pourtant il lui faudrait bien tuer Shao Paï une seconde fois s'il voulait le conquérir pour de bon. Même s'il avait accepté les horribles conditions de leurs duels, tout cela ne lui avait jamais plu.
« Bon, lança Shao Paï d'un ton jovial, n'oublie pas que l'un de nous a le droit de déclarer forfait à tout moment.
– Je ne renoncerai pas, déclara Myst Nail en serrant les poings. Tu devras me tuer pour ça ! »
Avec un sourire entendu, Shao Paï pencha la tête sur le côté pour l'observer. Aux limites du terrain, leurs six chevaliers attendaient le début du combat avec appréhension. Pour la moitié d'entre eux, ce serait la première fois qu'ils assisteraient à un duel entre deux dieux — du moins dans leurs souvenirs. Mais même pour ceux pour qui ce n'était pas la première fois, l'anticipation était grande. Il y avait déjà le fait que ce soit l'ultime combat, celui qui scellerait définitivement le sort de leurs maîtres respectifs, mais aussi le fait que ce serait assurément un combat extraordinaire puisqu'il allait opposer les dieux les plus puissants et que chacun allait donner le meilleur de lui-même pour gagner.
Même si Ménestan partageait ce sentiment, il ne cessait de regarder par-dessus son épaule de temps à autre ou de lever les yeux à la recherche de quelqu'un… Il était heureux d'avoir pu sauver Vanien mais il n'oubliait pas qu'il devait tout cela à maître Zeus. Sa maîtresse était actuellement focalisée sur le combat imminent cependant si elle l'emportait, nul doute qu'elle allait ensuite le questionner sur la manière inopinée dont il avait retrouvé ses pouvoirs. Il redoutait le moment inévitable où il lui avouerait la vérité — hors de question de mentir ! Avec un peu de chance, elle se contenterait de le tuer… juste une fois.
Les dieux firent apparaître leur épée et se mirent en position. L'air sembla se figer… puis le combat début d'un coup. Shao Paï agita la main d'un geste vif et en un clin d'œil, une immense sphère d'énergie pure haute comme dix hommes se forma et se rua vers le dieu du mal dans un crépitement furieux. Cette seule attaque réunissait trois fois plus d'énergie que tout ce que les chevaliers avaient employé durant leurs combats. Et ce n'était là que le début ! Myst Nail repoussa la formidable énergie d'un seul revers de son épée et elle se dissipa dans les airs sans faire de dégâts.
Ensuite le dieu du mal passa à l'attaque et fit apparaître un cercle de ténèbres au-dessus de son adversaire. Serrant la main, le cercle se referma sur elle comme une prison mais Shao Paï écarta les bras et le disque éclata en un million de fragments avec le même bruit que du cristal brisé. Chaque fragment retomba en tournoyant, reflétant tour à tour les visages de Shao Paï et Myst Nail. Ce n'était pour eux qu'un simple échauffement mais l'énergie déployée aurait suffi à détruire deux ou trois continents. C'était inquiétant de songer à ce que cela allait donner quand ils seraient en plein cœur du combat.
Les coups s'enchaînèrent ainsi une demi-heure sans qu'aucun ne prenne l'avantage. Ils ne montraient aucun signe de fatigue, bien qu'ils n'aient pas le droit de reconstituer leurs forces ou de soigner leurs blessures. Pour l'instant, il n'y avait que quelques plaies superficielles. Bouche bée, les chevaliers observaient le combat avec stupeur et révérence.
« Il sont impressionnants, finit par commenter Éland durant une pause. On dirait qu'ils pourraient continuer comme ça pendant des jours.
– Je pense qu'ils en seraient tout à fait capables, acquiesça Alinda, sauf qu'ils n'auraient pas la patience de le faire.
– Avec toute cette énergie destructrice, je suis étonné que l'endroit n'ait pas encore été détruit ! plaisanta le chevalier du feu.
– C'est normal, notre maîtresse a érigé une barrière autour afin de préserver les lieux, l'informa Alinda. Nous sommes… dans un monde clos qui n'affecte pas la réalité.
– Ah ? Dans ce cas, où va donc toute l'énergie employée ? »
La chevalière haussa les épaules, ne se souciant guère de ce genre de détails. Elle avait toujours cette vilaine blessure au ventre mais Vanien avait déposé un peu de glaise dessus qu'Éland avait ensuite fait sécher avec le restant des pouvoirs de son armure, stoppant efficacement l'hémorragie. La jeune femme était néanmoins pâle et faible, cependant hors de danger, pour le plus grand soulagement de ses camarades. De leur côté, Silène et Murio ne disaient mot, terriblement inquiets pour leur maître. Ils l'avaient vu dépérir depuis la querelle avec le dieu de la destruction et ils sentaient bien que quelle que soit l'issue du duel, leur maître ne pourrait jamais être pleinement heureux.
Le duel reprit soudain dans un déferlement d'attaques. Le rythme s'accrût comme si les combattants voulaient en finir très vite. La collision des énergies généra une véritable tornade d'éclairs pourpres et argentés qui s'entrechoquaient avec un grésillement suraigu. La tornade grossit et grossit, jusqu'à presque déborder des limites du terrain. Éland n'avait qu'à tendre le bras pour la toucher mais — heureux hasard ? — l'expansion s'arrêta là. De toute façon, il aurait eu le bras déchiqueté s'il avait cédé à cette dangereuse pulsion.
Au cœur de la colonne d'air déchaîné, Myst Nail et Shao Paï échangeaient des attaques à l'épée accompagnées de rafales d'énergie pure. Tout à coup Myst Nail reçut un coup qui le fit tomber en arrière. Shao Paï n'hésita pas et s'avança vers lui pour transpercer sa gorge de sa lame. Cependant au moment où la pointe allait percer la chair, un champ de force la dévia légèrement et elle se planta dans le sol, juste à côté du cou du dieu. Ce dernier n'avait cessé de fixer Shao Paï avec stupeur et il prit un air trahi.
« Tu veux vraiment me tuer, » marmonna-t'il, toujours à terre.
Penchée sur lui, un genou à terre, Shao Paï le contempla avec gravité.
« Je t'ai dit que j'étais sérieuse, répliqua-t'elle. Tu aurais dû le comprendre après notre premier duel. »
Le premier duel s'était achevé par la mort de Myst Nail qui avait refusé de croire que Shao Paï irait jusqu'à le tuer.
« Si tu es prêt à me tuer pour éviter de vivre avec moi, reprit le dieu du mal d'une voix plus forte, pourquoi tu ne le dis pas simplement ? Pourquoi ce jeu ridicule ? Cela t'amuse de me laisser espérer en vain ?! »
La déesse de la destruction se releva, tira son épée du sol et recula de deux pas. La tornade faisait toujours rage autour d'eux même s'ils avaient cessé les attaques depuis un moment.
« Je t'ai expliqué la nécessité de ces duels, argua Shao Paï en soupirant, et tu as accepté.
– J'ai accepté de te donner un moyen de te libérer de moi, fit Myst Nail en posant une main sur ses yeux, secoué par un rire hystérique. Quel imbécile je suis ! Tu m'as bien manipulé en me laissant croire que j'avais une chance de gagner ! »
Il se releva doucement, le corps tendu par la colère qui grondait peu à peu en lui. Son rire mourut.
« Tu as même dit que tu m'aimais mais je présume que c'était uniquement pour endormir ma méfiance et me faire accepter ton stratagème perfide ! »
Shao Paï ne dit rien pour se défendre. Elle observait Myst Nail avec attention cependant, comme à l'affût de quelque chose. L'air s'épaissit progressivement jusqu'à devenir suffoquant mais la déesse ne réagissait toujours pas et laissait Myst Nail se défouler.
« Même après tout ce temps, je ne compte pas plus à tes yeux qu'un autre. Au-je au moins déjà eu la moindre chance de conquérir ton cœur ? Réponds-moi ! »
Toutefois la déesse gardait le silence, immobile comme les statues de marbre qui ornaient autrefois ses temples.
Myst Nail grinça des dents, tirant ses propres conclusions.
« Tu ne dis rien parce que j'ai vu juste, n'est-ce pas ? Tu n'as jamais eu l'intention de perdre… C'est vraiment pour sauver Hane Lath ? Cette vipère ne mérite pas l'attention que tu lui portes ! Non seulement je vais te tuer mais j'irai ensuite détruire la Boîte de Pandore que tu gardes si précieusement chez toi, et Hane Lath cessera d'exister pour de bon. Et ce sera uniquement ta faute parce que c'est toi qui m'auras poussé à le faire ! »
Le silence continue de Shao Paï rendait Myst Nail de plus en plus furieux.
« Tu sais quoi ? reprit-il en plissant les yeux. Je ne vais pas te tuer tout de suite, ce serait trop facile ! Je vais te laisser en vie afin que tu assistes au sort que je réserve à Hane Lath... non, à toute la Création que tu aimes tant ! »
Et le dieu du mal se releva, prêt à partir.
« Si tu t'en vas, fit enfin Shao Paï, tu perds. »
Il se tourna vers elle avec un rire incrédule.
« Je perds dans tous les cas, répliqua-t'il, alors autant que je ne sois pas le seul perdant dans cette histoire !
– Myst Nail, tu sais que je ne te laisserai pas t'enfuir, » affirma-t'elle avec assurance.
Un masque de rage défigura le visage du dieu du mal.
« D'accord, si tu insistes, je vais te tuer tout de suite ! » rugit-il.
Et il rassembla en un instant une énergie si phénoménale que toutes ses attaques précédentes paraissaient bien ternes en comparaison. Étrangement, Shao Paï ne parut ni inquiète ni même alarmée. Elle semblait au contraire attendre que Myst Nail attaque, ce qui n'allait pas tarder.
« STOP ! » fit soudain une voix inconnue et tonitruante.
Un éclair doré frappa le sol entre les deux combattants et les obligea à reculer chacun de leur côté. La foudre prit la forme d'un homme avant de se retirer le long de sa peau, se rassemblant dans les yeux argentés du nouveau venu.
« Zeus ! » s'écria Myst Nail, sa fureur décuplée par l'intrusion de celui qu'il ne pouvait supporter.
Quant à Shao Paï, elle fronça les sourcils et parut à deux doigts d'attaquer le roi des dieux grecs.
« Je savais que tu rôdais dans les parages, siffla-t'elle, mais je ne te croyais pas assez stupide pour t'interposer !
– Et moi, je ne te croyais pas assez stupide pour faire enrager Myst Nail à ce point ! répliqua Zeus. Tu cherches à détruire l'Univers ou quoi ?!
– Je sais ce que je fais, alors fiche-moi le camp de là !
– Pas question, fit-il en se tournant complètement vers elle, je… »
Une pique d'énergie le frappa par derrière, en provenance de Myst Nail qui grinçait des dents.
« Sale petite vermine, cracha-t'il, il faut toujours que tu cherches à le détourner de moi!
– Quoi ? s'écria le dieu du ciel avec stupeur. Myst Nail, je te jure que… »
Ce fut à ce moment que Shao Paï trouva le moyen de retourner la situation à son avantage :
« Zeus, s'écria-t'elle, j'ai bien réfléchi et ça y est, j'accepte ton offre !
– Quoi ?! »
Confus, le dieu grec se tournait vers l'un et l'autre, ne sachant que dire. Il avait l'impression d'avoir fait une très grave erreur en intervenant. Shao Paï lança un sourire en coin à Myst Nail avant de poser une main sur sa poitrine.
« J'accepte de devenir un dieu grec ! »
Le visage de Zeus se décomposa alors. Bien sûr, il avait fait plusieurs fois cette proposition à la déesse mais c'était toujours pour plaisanter ! Jamais il n'aurait pensé qu'elle accepterait et surtout pas au pire moment possible !
Un froid glacial se fit sentir derrière lui. Il se retourna lentement, effrayé par ce qui l'attendait, et il avait bien raison d'avoir peur : Myst Nail était tellement consumé par la rage que ses yeux en étaient entièrement devenus rouges. Plus d'iris ou de pupille, comme si des flammes infernales s'échappaient de ses yeux. Qui plus est, la pression de l'air autour de lui était si intense qu'on ne pouvait plus respirer.
« Myst Nail ? » parvint à articuler le dieu grec.
Mais c'était peine perdue ; ce dernier n'avait plus de conscience propre. Il n'était que pure énergie et pure haine. Jamais Zeus ne l'avait vu dans un tel état. D'ordinaire, Shao Paï était toujours intervenue pour le calmer avant qu'il ne dégénère à ce point mais cette fois, on aurait dit qu'elle avait tout fait pour provoquer cet état.
Zeus recula prudemment de quelques pas avant de se tourner vers la déesse de la destruction. Ses soupçons furent confirmés en voyant son sourire satisfait.
« Tu as voulu ça. Pourquoi ?! s'écria-t'il.
– Pas le temps de t'expliquer, il va falloir agir vite. Puisque tu es là, autant m'aider !
– Je refuse de t'aider tant que tu ne m'auras pas dit de quoi il en retourne ! » déclara fermement Zeus.
Shao Paï retint un sifflement d'impatience. Elle ferma les yeux, se força à la patience puis les rouvrit pour dire d'une voix ferme :
« Est-ce que tu me fais confiance ? »
Zeus en parut un peu ébranlé.
« Je…
– Est-ce que tu me fais confiance ? répéta-t'elle un peu plus fort.
– Mais tu…
– Est-ce que tu me fais confiance, FILS ? »
Le dernier mot résonna et déchira l'air. Zeus en resta estomaqué avant de s'écrier avec sincérité :
« Oui ! »
Shao Paï reprit alors de son ton habituel :
« Bon, alors tu vas dresser une barrière en forme de tunnel pour canaliser l'énergie qui va s'échapper de Myst Nail. Fais-la solide, que rien ne s'échappe !
– Un tunnel ? Vers où ?
– Vers là ! » fit la déesse blonde en désignant le ciel.
Soudain un trou noir s'ouvrit au-dessus de Myst Nail. Au même moment, ce dernier projeta des centaines de filaments sombres dans toutes les directions. C'était une attaque destinée à détruire la Création en un instant et rien ne semblait pouvoir l'arrêter, pas même la protection de Shao Paï autour du terrain. Sauf peut-être…
« Hey, Myst Nail ! » l'appela la déesse.
Il fit mine de l'ignorer, bien qu'elle savait pertinemment qu'il l'entendait. Elle inspira et :
« Myst Nail. »
La voix qui jaillit de sa bouche n'était pas sa voix habituelle : elle était grave et profonde, riche et colorée, inoubliable et impossible à ignorer. Myst Nail ne fit pas exception et les yeux flamboyants se posèrent sur elle.
« Tu peux bien détruire tout ce que tu veux, fit-elle sur le même ton, je continuerai à créer des milliards et des milliards de choses ! »
Ces paroles lui valurent toute l'attention du dieu du mal — ou du moins de la créature de haine pure qu'il était devenu. Les filaments destructeurs se rassemblèrent autour de lui avant de se ruer vers la déesse.
« Zeus ! fit-elle de sa voix normale. Maintenant ! »
Le dieu grec obéit sans protester et créa la barrière la plus solide qu'il ait jamais conçue. Les filaments rebondirent dessus avant de s'engouffrer vers le tunnel, la seule direction possible pour avancer. Zeus les dirigea ainsi vers le trou noir créé par Shao Paï, où ils disparurent aussitôt. La déesse contempla un moment son œuvre avant de marmonner :
« Pas assez. »
Elle nargua de nouveau son adversaire.
« C'est tout ce que tu sais faire ? Dis, tu n'aurais pas un peu faibli avec le temps ? »
Zeus lui lança un regard alarmé. Sa barrière avait à peine tenu le coup et c'était pourtant le mieux qu'il pouvait faire. Si Myst Nail lançait une attaque encore plus puissante…
Malheureusement pour le dieu du ciel, c'était exactement ce qu'il s'apprêtait à faire.
« Shao Paï, fit-il avec angoisse, je ne crois pas que…
– Arrête de geindre et concentre-toi ! répliqua durement la déesse. Je ne te le demanderais pas si tu n'en étais pas capable ! »
Cela motiva Zeus bien plus que des encouragements. Il planta ses pieds fermement dans le sol et insuffla toute sa volonté dans sa création. Lorsque Myst Nail passa à l'attaque, il était prêt : les ténèbres mouvantes se ruèrent dans son tunnel qui s'ébrécha rapidement. Des gouttes de sueur dégoulinant de son front, Zeus renforça sa création, quitte à se vider de ses forces. Malgré tout, une partie des filaments contourna subitement le tunnel et se jeta vers la déesse blonde.
« Shao Paï ! » s'écria Zeus avec consternation.
Cette dernière ne fit pas un geste pour se défendre ou esquiver : elle reçut l'attaque de plein fouet et horrifié, Zeus la vit exploser en millions de particules. Sa présence même disparut.
« NON ! » hurla-t'il.
Le reste de l'attaque se perdit dans le trou noir qui se referma comme s'il n'avait jamais existé. Les yeux de Myst Nail reprirent leur apparence normale et il tomba par terre, inconscient.
Le silence se fit peu à peu. Les yeux gris de Zeus restaient fixés sur l'endroit où Shao Paï s'était tenue avant de recevoir l'attaque destructrice. Il ne parvenait pas à croire ses sens et pourtant Shao Paï n'existait plus nulle part. Il lança un regard d'effroi en direction de Myst Nail qui s'était heureusement évanoui. Quand il se réveillerait et qu'il se rendrait compte de ce qu'il avait fait, l'Univers tout entier serait anéanti en un instant.
« Maître, intervint mentalement Ganymède, les chevaliers antiques sont en vie mais trois d'entre eux sont gravement blessés et ne peuvent toujours pas avoir accès à l'énergie de leur maître pour se guérir.
– Je m'occupe d'eux, » répondit Zeus d'un ton absent.
Les chevaliers de Myst Nail avaient perdu le lien avec leur maître quand ce dernier avait libéré sa pleine puissance. Quant à ceux de Shao Paï… Le dieu grec secoua la tête et lutta contre les larmes qui menaçaient de couler. Il refusait d'y croire, elle ne pouvait pas avoir été anéantie ! Cependant il ne ressentait plus sa présence nulle part. Même si elle était en attente de réincarnation, il aurait dû sentir sa présence, il aurait dû !
Zeus se reprit, inspira longuement avant de rassembler une partie de son énergie pour l'envoyer aux chevaliers antiques. À ce moment…
« Bas les pattes ! fit une voix derrière lui. On ne t'a jamais dit qu'il ne fallait pas toucher aux affaires des autres sans leur permission ? »
Incrédule, le roi des dieux grecs se retourna lentement. Il écarquilla les yeux.
« Toi… mais tu… je t'ai vue… ce n'est pas possible ! »
Shao Paï se tenait bien vivante sous ses yeux. Elle n'arborait aucune blessure et pas un seul de ses cheveux blonds n'était décoiffé. Elle se chargea de guérir la blessure d'Alinda et de redonner de l'énergie à ses trois autres chevaliers. Pour ceux de Myst Nail, elle s'avança vers le dieu inconscient et posa une main sur son front. Tout à coup, Silène et Murio sentirent de nouveau le lien avec leur maître et purent ainsi se guérir — sans prendre trop d'énergie toutefois, au cas où leur maître en aurait besoin.
Une fois cela fait, elle se tourna à demi vers Zeus mais garda les yeux fixés sur Myst Nail.
« Je m'occupe du reste, déclara-t'elle. Tu peux partir.»
Cependant, Zeus paraissait figé sur place.
« Une seconde, protesta-t'il subitement, tu m'expliques comme ça se fait que tu es toujours en vie ?
– Dois-je comprendre que tu n'es pas heureux que je m'en sois sortie? demanda-telle avec un sourire taquin.
– Non… enfin si ! Si, je suis heureux mais c'est impossible que tu aies survécu à ça ! »
Shao Paï haussa les épaules.
« Tu oublies un peu à qui tu t'adresses, Zeus.
– Oh que non, j'en ai tout à fait conscience mais je n'oublie pas non plus qui a lancé l'attaque ! Ça aurait dû détruire non seulement ton corps mais aussi ton essence !
– Oui, ça aurait dû, concéda Shao Paï avec un léger sourire.
– Alors comment tu as fait pour t'en sortir?! »
Elle le fixa d'un air amusé.
« Je te laisse réfléchir. Pour le moment, je préfère emmener Myst Nail dans un lieu plus calme. Et ce serait mieux qu'il ne te voie pas à son réveil. »
Zeus ne pouvait rien objecter à cela. Shao Paï se pencha sur le dieu inconscient et posa une main sur son torse. Elle se tourna à moitié vers Zeus pour lui lancer:
« Ah, il va falloir qu'on parle de Babelhu alors reste dans les parages. Mais cette fois, ne m'oblige pas à te courir derrière. Ce serait fâcheux pour toi comme pour moi, mais surtout pour toi. Compris ? »
Le dieu du ciel acquiesça, ce qui lui valut un grand sourire.
« À la bonne heure ! »
Sur ce, Shao Paï disparut avec Myst Nail, imitée par les chevaliers antiques.
Shao Paï avait ramené Myst Nail chez elle, à Olympias. Murio et Silène l'avaient suivie sans poser de question, encore sous le choc de ce qui venait de se produire. Cependant ils firent bien attention à ce que la déesse ne fasse pas de mal à leur maître. Même les chevaliers de Shao Paï restaient ébahis. La déesse de la destruction avait bien conscience de leur état aussi ne leur demanda-t'elle rien : elle s'occupa de leur créer un repas puis les envoya se reposer. Ce fut à ce moment que Silène réagit enfin :
« Mais… et notre maître ?
– Je vais veiller sur lui, » assura tranquillement la déesse.
Malgré ses sentiments haineux à son égard, Silène ne trouva pas la force de protester. Elle suivit Alinda qui la conduisit à une chambre d'invitée, tandis qu'Éland faisait de même avec Murio.
Le chevalier aux cheveux noirs et blancs sortit enfin de son hébétude pour dire :
« Éland, ce qu'on a vu là-bas, c'était… c'était plus que des dieux. »
Éland acquiesça. Murio lui attrapa le bras et lui jeta un regard angoissé.
« Qui sont-ils vraiment ? » chuchota-t'il.
Ce n'était pas la première fois qu'il se posait la question et il n'était pas le seul. Le chevalier du feu, lui, n'eut guère besoin de réfléchir pour répondre :
« Ce sont nos maîtres.»
Cette réponse décontenança tout d'abord Murio puis il lâcha un petit rire et desserra sa prise sur le bras du jeune homme.
« Je te reconnais bien là, Éland, » fit-il en lui tapotant l'épaule.
Il entra dans la chambre d'un air plus rasséréné.
Éland alla ensuite retrouver Vanien et Ménestan dans le salon. Shao Paï s'était déjà retirée dans ses appartements avec Myst Nail. Pour rien au monde les chevaliers n'auraient osé déranger leur maîtresse. Alinda arriva à son tour et les quatre jeunes gens gardèrent le silence un long moment.
« Bon, fit Vanien pour détendre l'atmosphère, ben voilà, on a survécu au grand jour !
– Et tout le monde a retrouvé ses pouvoirs, » ajouta Alinda en souriant en direction de Ménestan.
Ce dernier baissa cependant la tête, loin de se réjouir.
« En réalité… j'ai eu de l'aide, » avoua-t'il enfin.
Il ne voulait pas gâcher ce moment de joie mais il tenait à dire la vérité. Il capta aussitôt l'attention de ses compagnons.
« Que veux-tu dire ? s'enquit Éland d'un air perplexe.
– Maître Zeus m'a parlé durant le combat et il a proposé de me donner mes pouvoirs. Avec Vanien qui voulait se lancer dans une attaque suicide, Alinda et Éland hors-combat, que pouvais-je faire d'autre ? J'ai accepté. »
Un silence consterné suivit son annonce. Éland finit par demander :
« Je suppose que maître Zeus t'a demandé quelque chose en échange ?
– Il… il a dit qu'il voulait garder un lien avec moi, qu'il avait un lien avec tous les chevaliers mais que notre maîtresse avait tenté de le rompre… »
Alinda retint une exclamation.
« Notre maîtresse ne sera pas contente du tout ! fit-elle. Et nous avons pris tous ces risques pour rien…
– Quels risques ? » demanda Vanien.
La chevalière secoua la tête.
« C'est vrai que vous ne vous souvenez de rien, bien que vous ayez retrouvé vos pouvoirs. Bon, je ne peux pas tout vous dire maintenant mais sachez simplement que notre maîtresse nous a proposé dans notre dernière vie de tenter de rompre ce lien avec maître Zeus, afin de nous libérer de lui. C'était dangereux mais nous avons accepté en toute connaissance de cause. Sauf que maintenant, cela n'aura servi à rien.
– Pardon, » marmonna Ménestan.
Alinda lui lança un regard compatissant.
« C'est bon, je comprends pourquoi tu as accepté et j'en aurais sans doute fait autant à ta place. Malgré tout, je doute que notre maîtresse se montre aussi compréhensive que moi. »
Même si cette perspective effrayait un peu Ménestan, il ne regrettait pas sa décision. Cela lui avait permis de sauver la vie de Vanien, après tout, même s'il y avait cette histoire de réincarnation.
« Et tu as retrouvé tes souvenirs aussi ? s'enquit Alinda.
– Eh bien… je n'ai pas vraiment eu le temps d'y penser mais… j'ai bien l'impression que oui. »
Il sonda cette partie de sa mémoire et fut presque envahi par des milliers d'années de souvenirs. Il y mit aussitôt un terme, se disant qu'il aurait le temps de trier tout cela plus tard au calme.
Des bruits de pas se firent entendre en provenance du couloir. Les quatre chevaliers se tendirent tout en fixa l'entrée du salon. Un homme roux aux yeux noirs apparut. Alinda et Ménestan furent les seuls à le reconnaître.
« Rhyll ! s'écrièrent-il.
– Le chevalier de maîtresse Hane Lath ? » se souvint Éland.
Il se rappela aussi la fin de l'histoire de leur maîtresse : Hane Lath était prisonnière de la Boîte de Pandore que leur maîtresse conservait en ces lieux, sous la garde de Rhyll. Dire qu'il restait seul, enfermé au plus profond de cette demeure, sans jamais sortir ou voir quelqu'un… Tel était le dévouement d'un chevalier envers sa maîtresse.
« Vous êtes tous vivants cette fois, commenta Rhyll d'un ton neutre. Alors, votre maître a gagné ? »
Les chevaliers de Shao Paï se lancèrent des regards. Il était normal que Rhyll soit venu s'enquérir du résultat du duel puisque le sort de sa maîtresse en dépendait directement. Cependant…
« Mmm, c'est difficile à dire, expliqua Alinda. Il n'y a pas eu clairement de vainqueur et en plus, maître Zeus est intervenu au beau milieu du combat. »
Rhyll fronça les sourcils, peu intéressé par les détails.
« Alors ils vont recommencer le duel ? »
Cette idée n'était pas venue aux chevaliers et cela ne les emballait pas vraiment.
« Pour tout dire, intervint Éland, notre maîtresse ne nous a pas informés de ses intentions.
– Et maître Myst Nail ?
– Il est inconscient. Notre maîtresse est en train de le veiller. »
Rhyll renifla de mépris.
« J'imagine qu'ils ne sont pas pressés et qu'ils ne pensent pas un seul instant à ma pauvre maîtresse ! J'aurais dû m'en douter… »
Il tourna les talons, déçu. Éland se sentit obligé de le héler :
« Attends, Rhyll ! »
L'autre chevalier s'arrêta sans se retourner.
« Je peux t'assurer que notre maîtresse n'a pas oublié la tienne, poursuivit Éland. Dès que l'issue du combat sera clairement connue, je t'en avertirai aussitôt, tu as ma parole ! »
Le chevalier roux se tourna à moitié pour le jauger de ses yeux noirs puis il hocha la tête et s'en alla rejoindre la Boîte de Pandore pour sa veille qui ne prendrait pas encore fin aujourd'hui. Éland poussa un lourd soupir.
« Nous aussi, nous avons attendu autrefois devant la Boîte de Pandore pour la libération de notre maîtresse, fit Alinda d'un ton songeur. Je comprends ce que Rhyll ressent.
– C'est encore pire pour lui, renchérit Éland, parce qu'il est seul. »
Alinda émit un son d'approbation. Vanien se gratta la tête.
« En tout cas, ce Rhyll a posé une très bonne question, fit-il. Qui a gagné, d'après vous ? »
Aucun chevalier ne sut que répondre.
Myst Nail reposait dans le lit aux draps de satin bleu nuit, le visage blême et la respiration parfois haletante. Son sommeil était visiblement agité. Assise dans un fauteuil juste à côté, Shao Paï pouvait presque voir les cauchemars qui le troublaient. Le fait d'avoir presque cédé à la haine, de s'être approché de trop près de son côté destructeur avait sûrement réveillé des souvenirs enfouis en lui : la mort de Gilé Dan, pour ne citer que ça. Shao Paï frissonna. Elle avait presque franchi le point de non-retour avec Myst Nail aujourd'hui mais c'était nécessaire. Le moment favorable était proche et elle devait avoir achevé tous les préparatifs avant. Cela faisait vingt mille ans qu'elle œuvrait pour ce moment alors elle ne laisserait rien ni personne interférer, surtout pas Zeus qui croyait tout savoir mais qui en réalité était aussi ignorant qu'un nouveau-né.
« La seule façon de s'assurer qu'il ne gâche pas tout, songea-t'elle, c'est de l'impliquer dans mon plan. De toute manière, je devais le mettre au courant tôt ou tard. »
Elle s'enfonça davantage dans le fauteuil. Pour le moment, elle ne pouvait qu'attendre le réveil de Myst Nail.
Elle lui avait ôté son armure pour le vêtir d'une tunique noire plus confortable, et elle-même s'était changée pour mettre une robe verte toute simple. Ses longs cheveux blonds étaient détachés et recouvraient ses épaules tels une cape dorée. Elle ferma les yeux l'espace d'un instant mais les rouvrit rapidement en sentant un regard brûlant sur elle. Myst Nail venait de reprendre connaissance et ses yeux flamboyants la fixaient, contenant encore un reste de folie destructrice. Toutefois le dieu du mal ne faisait pas mine de bouger, aussi Shao Paï lui rendit son regard sans rien dire, le visage inexpressif. Finalement, Myst Nail se détourna le premier et soupira.
« Bon, fit-il, c'est terminé.
– C'est terminé, » confirma Shao Paï.
Le dieu du mal inspira bruyamment et d'une voix légèrement étranglée, commenta :
« Tu dois être heureux d'avoir gagné. »
Shao Paï prit un air perplexe.
« Qu'est-ce que tu racontes ? fit-elle. C'est toi qui as gagné. »
Cela lui valut aussitôt l'attention de Myst Nail qui lui lança un regard furieux.
« Ne te moque pas de moi ! s'écria-t'il vivement. Tu ne m'as donc pas déjà suffisamment laissé espérer pour rien ? Faut-il que tu continues à vouloir te jouer de moi ?!
– Tu ne te rappelles pas de la fin du combat ? » fit plutôt Shao Paï d'un ton neutre.
Myst Nail secoua rageusement la tête.
« Quelle importance ? répliqua-t'il. C'est moi qui ai fini inconscient alors le résultat est clair !
– Zeus est intervenu pour m'aider, expliqua Shao Paï.
– Quoi ?! Ce… il n'a pas osé ?! »
Mais cela lui rappela quelque chose : le visage idiot du dieu planté devant lui, cherchant comme toujours à lui voler l'attention de Shao Paï, jouant les intrus dans leur moment…
Myst Nail serra les poings.
« Je m'en souviens à présent, reconnut-il. Mais quel est le rapport ?
– Tu étais devenu… incontrôlable. Zeus a dû m'aider à te vaincre. Sans lui je n'aurais pas eu une seule chance, alors j'estime que c'est toi qui a gagné ce duel. »
Il la dévisagea, à la fois méfiant et incrédule.
« Si tel est le cas, nous devrions plutôt recommencer le duel, » proposa-t'il lentement.
Shao Paï secoua la tête et se leva pour s'asseoir à côté de lui sur le lit.
« Non, c'est inutile, » fit-elle simplement.
Le dieu du mal prit peu à peu un air stupéfait.
« Tu es en train de me dire que tu acceptes ma victoire ?
– C'est exactement ça.
– Et tu te rends bien compte de ce que cela veut dire ? demanda-t'il en déglutissant.
– Je ne suis pas stupide, Myst Nail ! » répliqua-t'elle en lui lançant un regard agacé.
Alors seulement, il se permit d'y croire.
Il se redressa sur un coude et leva une main légèrement tremblante jusqu'à sa joue. Il joignit leurs lèvres en un baiser chaste qui durant un long moment. Lorsqu'ils se séparèrent, il posa la tête sur son épaule, haletant. Sans un mot, il la serra fortement contre lui. Elle lui caressa les cheveux en gardant le silence. Au bout d'un moment, il la fit basculer sur le lit et baissa des yeux remplis de désir sur elle. Elle se contenta de commenter :
« Tu es sûr de savoir comment t'y prendre ?
– Que veux-tu dire ? fit-il en fronçant les sourcils.
– D'habitude, c'est moi qui dirige. Mais là, je n'ai pas un corps adapté. Il vaudrait peut-être mieux que j'en change et…
– Je n'attendrai pas neuf mois, décréta-t'il. Je sais très bien ce qu'il faut faire !
– Parce que tu as une grande expérience avec les femmes ? le taquina-t'elle.
– Du moment que c'est toi, je sais ce qu'il faut faire ! »
Shao Paï cessa de discuter et le laissa faire à sa guise, ce qu'il fit très bien d'ailleurs et même plusieurs fois.
Dans le salon, Murio et Silène avaient fini de se reposer et avaient rejoint les autres chevaliers. Tous avaient bien conscience des activités de leurs maîtres en ce moment précis mais personne n'osait évoquer ouvertement le sujet. De ce fait, un grand silence régnait.
« Bon, fit Vanien au bout d'un moment, cela veut dire que notre maîtresse ou quoi ?
– Pas sûr, tempéra Murio, les sourcils froncés. Avec nos maîtres, rien n'est très clair.
– Ça y ressemble drôlement quand même.
– Ce pourrait aussi être un adieu. »
De son côté, Silène fulminait en silence. L'incertitude était insupportable, cependant aucun des chevaliers n'aurait osé déranger les dieux afin d'éclaircir ce mystère.
« Attendons leurs instructions, » fit simplement Éland.
Tous acquiescèrent sans un mot.
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