Chapitre 56
L'atmosphère était très tendue dans la pièce.
Sang Xinghe gardait le silence et était engagé dans un duel de regard avec Yu Ci.
He Qiaoying posa les yeux sur Sang Xinghe puis sur Yu Ci et fit d'un ton calme :
« Maître, il se fait tard. Reparlons de ça demain. »
Yu Ci lui répondit par un regard glacial.
« Pourquoi ? Tu ressens de la pitié pour ce bâtard ? Ce n'est pas avec toi qu'il a dit qu'il voulait ailler, il pensait au noble Sang Xinghe. »
Les sourcils de He Qiaoying tressautèrent et il cessa de parler.
Yu Ci se tourna alors de nouveau vers Sang Xinghe.
« Si tu ne le fais pas, j'en déduirai automatiquement que tu acceptes ma première proposition. He Qiaoying, apporte-moi le plus puissant aphrodisiaque. Je n'ai pas encore eu l'occasion de goûter au noble Sang. Ce soir, je vais tenter le coup. »
Il parlait d'un ton si odieux que même He Qiaoying se renfrogna en l'entendant dire ça, sans parler de Sang Xinghe, le principal intéressé.
Sang Xinghe serra le poing sous sa manche et un feu s'enflamma au fond de ses yeux. Avant qu'il ne puisse agir, il vit le visage de Yu Ci changer de manière drastique.
Sang Xinghe en resta ébahi un moment. Quand il se fit pousser sur le côté, il réagit enfin et regarda derrière lui.
Yu Ci saisit Shen Jue qui s'était effondré et pressa l'endroit où le couteau était entré dans son corps. Cependant, le sang coulait toujours entre ses doigts. Il hurla d'un ton furieux :
« He Qiaoying, appelle quelqu'un ! Fais venir tous les médecins de l'île. »
Le regard de Sang Xinghe tomba sur l'abdomen de Shen Jue où un petit couteau avait été enfoncé presque jusqu'au manche. Cela prouvait la force dont Shen Jue avait usé et à quel point il avait tenté de se tuer. Ses longs cils tremblèrent légèrement et sa pomme d'Adam tressauta. Il fit un pas vers Shen Jue mais avant de s'accroupir, Yu Ci s'était déjà relevé en portant le jeune homme dans ses bras.
Yu Ci ne pouvait plus attendre, il se rua hors de la maison avec le jeune homme dans ses bras. Sang Xinghe, qui resta sur place, contempla le sang qui tâchait le sol avec un air particulier.
Yu Ci s'en voulait à présent d'avoir dit des choses aussi cruelles. Il avait juste voulu faire peur au nabot, lui montrer qu'il se trompait et en même temps lui faire voir à quel point Sang Xinghe était impitoyable. Jamais il n'aurait cru que Shen Jue serait capable d'aller jusque là pour Sang Xinghe et que quitte à mourir, autant que ce soit pour protéger Sang Xinghe.
Qu'avait donc fait Sang Xinghe pour que Shen Jue soit prêt à donner sa vie pour le protéger ?
« Shen Jue, tu n'as pas intérêt à mourir, tu m'entends ? » cria Yu Ci.
Son regard était fébrile. Il se haïssait ainsi que Sang Xinghe. Il haïssait encore plus Shen Jue qui ne chérissait pas assez sa vie. Il haïssait même He Qiaoying : c'était lui qui avait donné ce couteau à Shen Jue. Comment He Qiaoying avait-il pu donner quelque chose d'aussi dangereux à Shen Jue ?
Depuis Yu Ci avait commencé à apprendre les arts martiaux, jamais il n'avait repoussé autant les limites de son qing cong. Des branches lui égratignèrent le visage mais il n'en eut cure. Il voulait juste aller plus vite, encore plus vite. Il atteignit rapidement la résidence du médecin.
Malgré le fait qu'il transportait une personne, Yu Ci était arrivé chez le médecin avant He Qiaoying. Il enfonça du pied la porte et se rua avec le jeune homme dans ses bras. Sans se soucier du fait de réveiller ou non le médecin, il déposa directement le jeune homme sur le divan dans la pièce puis alla tirer le docteur du lit.
« Viens l'examiner. »
Le docteur tituba tandis que Yu Ci le traînait jusque là puis il réussit enfin à se tenir bien droit. Il regarda le jeune homme sur le divan et inspira brusquement. Il alla immédiatement prendre sa boîte à médecine et fit à Yu Ci :
« Maître, aidez-moi à allumer la lumière. »
Yu Ci hocha vigoureusement la tête et s'exécuta aussitôt.
En temps normal, il n'aurait jamais toléré que quelqu'un lui donne des ordres.
Le médecin posa sa boîte par terre, découpa d'abord les vêtements autour de la plaie avec des ciseaux puis quand il vit le couteau presque complètement enfoncé dans l'abdomen, il ne put que secouer la tête. Yu Ci ne quittait pas le docteur des yeux alors quand il le vit secouer la tête, son expression changea radicalement.
« Pourquoi tu secoues la tête ? Qu'est-ce que cela veut dire ? »
Le médecin prit un carré de gaze et le plaça près de la blessure. Puis il posa la main sur le manche du couteau.
« Il est inséré trop profondément. Vu la profondeur, j'ai peur que les organes internes n'aient été touchés. Si ce n'était qu'une hémorragie externe, ça irait encore mais si les organes internes ont été transpercés, je crains fort... »
Il n'acheva pas sa phrase mais n'importe qui pouvait comprendre ce qu'il voulait dire.
« Non, il ne doit pas mourir. Tu dois le guérir. Qu'est-ce qu'il te faut comme herbe médicinale ? Dis-le et tu l'auras ! fit Yu Ci en serrant les dents. Je ne l'ai pas encore puni. Comment pourrait-il mourir si facilement ? »
He Qiaoying arriva sur ce et il avait amené aussi le jeune assistant du docteur.
Le médecin poussa un soupir de soulagement en voyant He Qiaoying.
« Gardien gauche, vous voulez bien faire sortir le maître, dites ? Avec sa présence, je ne peux pas me concentrer sur le patient. Mes oreilles, ah, je vais devenir sourd. »
À ces mots, l'homme s'approcha aussitôt de Yu Ci.
« Maître, sortons d'abord. Nous n'y connaissons rien en médecine alors nous ne ferions que gêner ici. Laissons le médecin s'en occuper. »
Yu Ci refusa de partir et resta planté sur place.
« Je veux voir ici. »
He Qiaoying se fâcha alors un peu.
« Maître, vous n'avez pas oublié à cause de qui Shen Jue est dans cet état ? À quoi bon rester ici ? Vous ne pensez pas qu'il aura peur s'il vous voit à son réveil ? »
Les yeux de Yu Ci vacillèrent et le coin devint complètement rouge. Il se pinça les lèvres sans dire un mot.
En voyant sa réaction, He Qiaoying poursuivit :
« Maître, vous ne pourriez pas aimer une personne de façon normale ? »
Yu Ci serra les dents et fit avec réticence :
« Je n'ai pas besoin que tu m'apprennes comment aimer, He Qiaoying. Fiche le camp, je ne veux plus te voir. »
He Qiaoying garda le silence un moment puis tourna les talons et s'en alla. En partant, il claqua la porte violemment.
Yu Ci l'avait rarement vu aussi furieux et encore moins envers lui. He Qiaoying, Yuan Hao et lui avaient grandi tous les trois ensemble. Yuan Hao et lui avaient tous les deux un caractère plutôt volatile : ils s'étaient souvent battus entre eux étant jeunes. He Qiaoying tentait toujours de les convaincre de faire la paix mais au final, il était le plus blessé.
En surface, He Qiaoying et Yuan Hao étaient ses gardiens gauche et droit mais en réalité, il les considérait depuis longtemps comme ses propres frères.
Pourtant, He Qiaoying lui avait fait de tels reproches. Avait-il eu tort à ce point ?
Où était le mal à aimer quelqu'un ?
Yu Ci ne comprenait vraiment pas. Tout ce qu'il voulait, c'était que quelqu'un l'aime. Du moment que le petit nabot baissait la tête et reconnaissait ses erreurs, comment pourrait-il vraiment le punir ?
Sa mère lui avait dit une fois :
« Xiao Ci, reste toi-même et il y aura naturellement des gens qui t'aimeront. »
Alors il était resté lui-même mais en réalité, personne ne l'aimait. Tout le monde avait peur de lui et disait en cachette qu'il était un lunatique.
Il contempla fixement le jeune homme sur le divan et après un moment, il se décida à partir. Il n'alla pas très loin : il s'assit juste dans la cour et attendit. Il leva les yeux pour regarder les étoiles lointaines d'un air confus. C'était une nuit d'été et pourtant il se sentait glacé jusqu'aux os, comme s'il se trouvait dans une grotte de glace.
La conscience de Shen Jue était un peu floue. Il sentait que quelqu'un l'aidait à soigner sa blessure. Il voulut ouvrir les yeux mais en fut incapable.
C'était étonnant et curieux qu'avant de partir de chez lui, il avait subitement eu l'idée de prendre le couteau que He Qiaoying lui avait donné. Il n'aurait jamais cru que le couteau serait utile. Shen Jue avait pris un gros risque : s'il survivait, il allait naturellement laisser une marque profonde dans le cœur de Sang Xinghe. S'il mourait, il n'aurait qu'à recommencer ce monde. Dans tous les cas, ce serait toujours mieux que Sang Xinghe le tue de nouveau de ses propres mains.
Sang Xinghe l'avait déjà tué tant de fois avant de l'oublier. S'il recommençait à nouveau, ce serait la même chose. Tandis que s'il faisait ça de ses propres mains, au moins c'était plus honorable.
Seulement il n'aurait jamais pensé que cela faisait si mal, il souffrait terriblement.
Même s'il avait souffert de nombreuses fois, il ne pourrait jamais s'habituer à ce genre de douleur.
Il songea à son maître. Si son maître avait été là en cet instant, tout irait bien. Le maître lui caresserait à la tête et le fredonnerait une chanson pour le réconforter. Même si son maître ne savait pas bien chanter, il y avait aussi son grand frère martial. Ce dernier n'était pas non plus très doué en chant mais il s'était toujours montré bon avec lui. Malheureusement, quand Shen Jue avait été envoyé dans le cycle des réincarnations, il n'avait pas eu le temps de revoir son grand frère martial une dernière fois.
Il valait mieux qu'ils ne l'aient pas vu dans cet état. La dernière fois qu'il avait vu son maître, ce dernier semblait très hagard. C'était parce que Shen Jue ne s'était pas montré filial et avait causé de l'inquiétude à son maître.
Il avait rendu son maître triste. S'il n'était jamais devenu son disciple au début, les choses iraient bien mieux pour son maître.
Peut-être que lui, Shen Jue, n'aurait jamais dû exister.
Afin de mieux soigner Shen Jue, le docteur avait demandé à He Qiaoying de retirer le masque du jeune homme. Pendant qu'il s'occupait de la plaie, son assistant qui tenait un plateau à ses côtés l'appela soudain :
« Maître, il pleure. »
Le docteur ne leva pas les yeux et fit d'un ton calme :
« Même quand on est évanoui, on peut quand même pleurer à cause de la douleur. »
Le garçon réfléchit un moment puis prit un carré de tissu et ressuya les larmes au coin des yeux du jeune homme allongé sur le divan mais il aurait mieux fait de s'abstenir. Quand il eut ressuyé les larmes, il se rendit compte que les larmes du jeune homme continuaient de couler comme si elles ne pouvaient plus s'arrêter.
L'assistant n'avait jamais vu une chose pareille. Il lança un regard impuissant au médecin.
« Maître, il pleure tellement. »
Le docteur soupira et leva les yeux vers lui.
« Tu n'aurais pas dû ressuyer ses larmes. Les gens sont ainsi : plus tu les réconfortes, plus ils sont fragiles. Tu ne comprends pas ? C'est comme quand tu tombes quand tu es petit. Si je viens te ramasser, tu te mets à pleurer violemment tandis que si je te laisse, tu vas te relever tout seul sans un mot.
– Je n'en savais rien, murmura le jeune assistant. Je ne recommencerai plus. »
Le médecin regarda alors Shen Jue et nota les coulées de larmes sur ses joues. Il secoua la tête avec impuissance et ne put que continuer à soigner la blessure.
Le médecin œuvra jusqu'à ce qu'une faible lueur illumine le ciel. Il se leva ensuite et alla laver ses mains couvertes de sang dans la petite cuve. Son assistant tenait une serviette près de lui et demanda à voix basse :
« Maître, va-t'il survivre ? »
Il trouvait très beau le jeune homme allongé sur le divan. En plus, il avait entendu dire que les Corps de Soie Céleste avaient les yeux bleus alors il se dit que ce serait encore mieux si l'autre ouvrait les yeux.
Le docteur avait été appelé au beau milieu de la nuit et il avait travaillé durant des heures sans prendre le temps de se reposer. Il était donc épuisé. Il se ressuya les mains avec la serviette et plutôt que de répondre à son assistant, il l'envoya chercher Yu Ci.
Quand Yu Ci entra, son visage était très grave. Il était resté dehors toute la nuit et ses vêtements avaient séché.
Il n'osa pas regarder du côté du divan et garda les yeux fixés sur le médecin.
Le docteur se frotta les yeux puis fit lentement :
« J'ai pu sauver ce jeune homme de justesse mais il ne reprendra pas conscience avant deux jours au moins. Il a perdu bien trop de sang et doit le reconstituer. Je dois faire chauffer le médicament. Qui va s'occuper de lui ?
– Moi, répondit aussitôt Yu Ci. Je vais m'occuper de lui. »
À ces mots, le docteur le fixa d'un air dubitatif. À ses yeux, Yu Ci était bon pour tuer des gens mais pour s'en occuper, vraiment...
« Ou bien on peut demander au gardien gauche de venir, suggéra-t'il avec tact.
– Non, pas besoin. Je vais m'occuper de lui, c'est sûr, » refusa immédiatement Yu Ci.
Le docteur ne discuta pas plus avec lui. Pour lui, peu importait qui allait prendre soin du patient, cela reviendrait au même.
« Maître, laissez-moi vous parler franchement : si vous ne prenez pas bien soin de lui et que son état empire ensuite, vous ne pourrez pas m'en faire le reproche. J'ai fait tout mon possible, maintenant cela ne dépend plus que du Ciel. »
À ces mots, Yu Ci devint un peu anxieux.
« Tu veux dire qu'il pourrait...
– Bien sûr, le plus important avec ce genre de blessure, c'est la phase de récupération. Qui sait ce qui peut se passer durant cette phase ? » fit le médecin.
Yu Ci garda le silence puis fit soudain demi-tour et quitta la pièce. Le médecin en fut un peu perplexe mais apprit plus tard que Yu Ci avait été voir He Qiaoying. Dans l'après-midi, Sang Xinghe fut conduit hors de l'Île des Dix Absolus.
He Qiaoying offrit des compensations à l'autre homme selon les instructions de Yu Ci mais Sang Xinghe ne voulut rien. Il reprit simplement les vêtements qu'il avait portés à son arrivée sur l'île, prit son épée et s'en alla.
Note de Karura : Bon, Shen Jue est entre la vie et la mort, Yu Ci s'en mord les doigts et Sang Xinghe part tranquillement. Est-ce que Shen Jue a réussi son coup ou pas ? Grande question.
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