Chapitre 69
Shen Jue n'aurait jamais cru qu'il avait un passé aussi tortueux en plus du reste. Le maître de Sang Xinghe sortit de sa retraite quelques jours plus tard.
Sang Xinghe emmena aussitôt Shen Jue le voir.
Le maître de Sang Xinghe se nommait Yue Hong. Bien qu'il n'ait que la quarantaine, il avait déjà les cheveux gris et ressemblait à un homme de soixante ans. Seuls les traits de son visage laissaient soupçonner sa beauté quand il était plus jeune.
Quand Yue Hong vit Shen Jue, ses yeux à moitié troubles s'illuminèrent soudain comme une lanterne qu'on allumait dans les ténèbres. Il regarda fixement Shen Jue et ses lèvres tremblèrent légèrement, comme en proie à une vive émotion.
Shen Jue n'avait guère une bonne impression de ce soi-disant père biologique. En voyant l'autre homme le fixer ainsi, il se renfrogna et se cacha derrière Sang Xinghe.
Ce dernier prit un air embarrassé. Il tourna légèrement la tête et fit doucement :
« Xiao Jue, c'est ton père. Ne sois pas timide. »
Son père ?
Shen Jue renifla intérieurement.
Même s'il n'était qu'un habitant de cette illusion, les gens comme Yue Hong ne méritaient pas de devenir pères. Plus jeune, il avait cruellement abandonné sa femme et son fils. Ce ne fut qu'à l'approche de sa mort qu'il s'était souvenu qu'il avait peut-être une femme et un fils dehors et qu'il s'était mis à rechercher le bonheur familial ?
Yue Hong arrêta son disciple.
« C'est bon, c'est la première fois qu'il me voit. Il a raison d'avoir peur d'un étranger. Il ressemble vraiment à Miao Luo. C'est bien mon fils. Durant toutes ces années, j'ai failli à mon devoir de père. Je leur dois des excuses, à lui et à sa mère. »
Il regarda Sang Xinghe d'un air grave.
« Tu as dit que tu l'avais rencontré sur l'Île des Dix Absolus. Comment l'as-tu rencontré ? »
Yue Hong avait également vécu avec un corps de Soie Céleste autrefois. Il avait tout de suite remarqué les deux marques rouges sur les lobes de Shen Jue. Son fils n'était plus vierge.
Alors quand il posa cette question à son disciple, il demandait en fait qui avait osé toucher à son fils.
Sang Xinghe s'agenouilla dès qu'il entendit la question. Il baissa la tête et fit d'un ton respectueux :
« Maître, veuillez me punir.
– Toi ? » fit Yue Hong en se rembrunissant.
Sang Xinghe émit un son d'assentiment et baissa encore plus la tête.
« Ce disciple ne savait pas que Xiao Jue était votre fils et a abusé de lui. Si le maître veut me frapper ou me tuer, ce disciple acceptera et respectera votre choix. »
Dès qu'il eut prononcé ces mots, le maître projeta Sang Xinghe dans les airs d'un coup de paume.
Sang Xinghe retomba quelques pas plus loin. Shen Jue accourut aussitôt pour l'aider à se relever, cependant l'autre homme repoussa sa main. Il lui lança un sourire réconfortant et se releva tout seul pour aller de nouveau s'agenouiller devant Yue Hong.
Le visage de ce dernier faisait peur à voir. Quand il avait demandé au départ à Sang Xinghe de retrouver Shen Jue, il avait songé à la possibilité que le jeune homme ait déjà un maître. Mais cela ne poserait pas de problème : du moment qu'il tuait cette personne, Shen Jue serait de nouveau libre. Toutefois, Sang Xinghe lui disait à présent que celui qui avait déshonoré son fils était en fait son disciple favori.
Comment pourrait-il accepter cela ?
« Xinghe, qu'est-ce que ce maître a fait pour toi ? » fit Yue Hong d'un ton solennel après un bon moment de silence.
Sang Xinghe répondit sans hésiter :
« Le maître m'a traité comme son propre fils. Comme je suis orphelin, j'ai toujours considéré le maître comme mon père. »
Après avoir entendu ça, Yue Hong garda de nouveau le silence un moment. Il se tourna ensuite vers Shen Jue, le visage souriant.
« Tu t'appelles donc Xiao Jue ? C'est le nom que t'a donné ta mère ? »
L'intéressé secoua la tête.
« J'ai perdu ma mère et je n'ai aucun souvenir d'elle. »
L'expression de Yue Hong s'attrista encore plus.
« Tu as perdu ta mère ? J'ai eu beau faire, je l'ai perdue au bout du compte. »
Il sourit de nouveau à Shen Jue.
« Dis voir à ton père, tu l'aimes ? »
Il désigna Sang Xinghe qui était resté à genoux.
Shen Jue hocha la tête sans hésiter.
En voyant ça, Yue Hong acquiesça.
« Puisque tu l'aimes, ton père va prévoir votre mariage, d'accord ? »
Il n'avait pas pu donner cela à Miao Luo au départ, alors ce n'était que justice qu'il compense avec son fils.
Shen Jue ne manifesta pas son approbation cette fois mais regarda Sang Xinghe. Yue Hong remarqua ce geste : comment aurait-il pu ne pas comprendre ? Il fit aussitôt à son disciple :
« Sang Xinghe, tu as la moindre objection ? »
L'intéressé garda la tête baissée.
« Ce disciple n'a aucune objection. »
Yue Hong hocha la tête, satisfait.
« Puisque aucun de vous n'y voit d'objection, je vais demander à ce qu'on détermine un jour faste et je m'occuperai de vos affaires au plus vite. »
Il se tourna vers Shen Jue et sa voix s'adoucit :
« Xiao Jue, je dois parler avec Xinghe. Tu veux bien nous laisser et t'occuper un moment ? »
Il était évidement que le maître et son disciple avaient des choses à se dire en privé. Shen Jue lança un regard à Yue Hong et fit d'un ton hésitant :
« Alors ne le frappez plus. Il n'est pas en bonne santé. »
Yue Hong toussota.
« C'est entendu. Allez, sois sage et va t'amuser. »
Une fois que Shen Jue fut parti, le visage de Yue Hong s'assombrit aussitôt.
Il y avait un râtelier d'armes dans sa chambre. Yue Hong s'avança lentement vers le râtelier, balaya du regard les armes dessus puis prit finalement un long fouet. Il revint ensuite vers Sang Xinghe d'un air sombre.
« Enlève ta tunique. »
Sang Xinghe n'hésita pas et ne protesta pas : il retira rapidement le haut de sa tunique.
Yue Hong fit quelques pas derrière lui et lui asséna un coup de fouet.
« Xinghe, qu'est-ce que je t'ai enseigné depuis tout petit ? »
Il s'était servi de son énergie interne pour manier le fouet. Sang Xinghe ne put retenir un grognement quand il se fit frapper. Il serra les dents, garda le dos droit et répondit :
« Ne pas provoquer de discorde, ne pas commettre d'actes odieux, ne pas malmener les faibles et ne pas avoir de mauvaises pensées. Ne pas faire honte à mon maître, ne pas faire honte au monde de la cultivation et ne pas faire honte au monde entier. »
Yue Hong renifla froidement.
« Apparemment, tu te souviens encore de tes leçons, ah. Alors estimes-tu que c'est injuste que je te frappe ? »
Un autre coup de fouet.
De la sueur froide coula sur le front de Sang Xinghe et il articula avec difficulté :
« Ce n'est pas injuste. »
Quand Yue Hong le punissait, il lui demandait toujours de bloquer sa force interne. Comme ça, Sang Xinghe ne pouvait pas supporter bien longtemps la punition.
« Tant mieux si tu ne trouves pas ça injuste, fit Yue Hong en assénant un autre coup. Alors dis-moi, comment comptes-tu traiter Xiao Jue dorénavant ? »
Le visage de Sang Xinghe pâlit.
« Dorénavant, je chérirai Xiao Jue et je le traiterai comme une perle. Je ne le trahirai pas et je ne le tromperai pas.
– Jure-le, » fit Yue Hong d'un son sévère, agitant de nouveau le fouet avec férocité.
En à peine quelques coups, Sang Xinghe ressemblait déjà à un poisson hors de l'eau et était couvert de sueur froide. Il serra les dents avant d'articuler :
« Moi, Sang Xinghe, jure sur le Ciel que dans cette vie, je me montrerai bon envers Shen Jue. Je ne le trahirai pas, je ne tromperai pas et je le chérirai. Il sera le seul pour moi. Si j'enfreins ce serment, que moi, Sang Xinghe, me fasse foudroyer par le Ciel, que je sois exclu de la voie de l'immortalité et que je me fasse jeter sur la voie de l'animal dans ma prochaine vie. »
En entendant ça, Yue Hong prit un air beaucoup moins sévère. Il baissa le fouet et fit à son disciple d'un ton chaleureux :
« Xinghe, ne m'en veux pas. Ton maître a une dette immense envers Miao Luo et notre fils. Pour être honnête, je ne voulais pas que tu épouses Xiao Jue mais je crois que ce garçon t'aime énormément alors je vais devoir t'importuner un peu. »
Sang Xinghe secoua la tête.
« Ce disciple n'est pas du tout importuné, il le veut bien. »
Yue Hong sourit et aida personnellement Sang Xinghe à se relever.
« Tant mieux si cela ne t'importune pas du tout. Xiao Jue est un homme, il ne peut donc pas donner naissance à un enfant. Si tu veux un enfant plus tard, tu n'auras qu'à prendre un orphelin dehors pour l'élever. Il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre. Xiao Jue ne comprend rien à tout ça et ne saurait pas gérer la secte. Alors en ce jour, c'est toi que je nomme comme mon héritier. Xinghe, je t'ai toujours considéré comme mon propre fils alors tu dois prendre bien soin de Xiao Jue par respect envers ton maître. »
Comment Sang Xinghe aurait-il pu ne pas comprendre ce que voulait dire Yue Hong avec ce mélange de paroles dures et tendres ? Quoi qu'il en soit, il respectait son maître : tout ce que Yue Hong lui demandait, il le ferait.
Une fois que Sang Xinghe se rhabilla et sortit de la cour de son maître, il vit Shen Jue qui l'attendait assis sur un rocher.
À présent que le temps devenait plus chaud, Shen Jue portait une fine tunique bleue et la lumière du soleil couchant illuminait son visage gracieux et joli, avec sa fine silhouette. Le vent souleva le pan de sa tunique, faisant comprendre aux gens qu'ils n'étaient pas en train de contempler un tableau.
Sang Xinghe s'immobilisa à quelques pas et observa Shen Jue en silence quelques temps. Il s'avança ensuite avec un sourire aimable.
« Xiao Jue, ne me dis pas que tu m'as attendu tout ce temps ? »
Shen Jue tourna la tête et se leva aussitôt en voyant que Sang Xinghe était sorti. Il se mordit les lèvres en le regardant et il y avait une honte permanente dans son regard.
Pourquoi se sentait-il honteux ?
À cause de leur mariage ?
Sang Xinghe avait déjà su ce qui allait l'attendre avant d'emmener Shen Jue voir son maître aujourd'hui. Yue Hong ne le tuerait pas mais l'obligerait à épouser Shen Jue.
Était-il heureux ? Sang Xinghe ne pouvait le dire. En tout cas, la situation ne lui était pas détestable.
C'était juste qu'il éprouvait un léger regret dans son cœur, le regret de ne pas avoir eu le choix.
« Rentrons. Nous reviendrons demain pour dîner avec le maître. Aujourd'hui, il vient juste de sortir de sa retraite spirituelle alors il ne mangera pas avec nous. »
Sang Xinghe marcha à côté de l'autre jeune homme et prit sa main dans la sienne de son propre chef.
« Qu'est-ce que Xiao Jue veut manger ce soir ?
– Peu importe, » répondit l'intéressé d'une toute petite voix.
Sang Xinghe leva les yeux vers le ciel lointain et refoula la peine dans son cœur.
« Alors je vais cuisiner moi-même pour Xiao Jue. Tu n'as pas encore pu goûter à ma cuisine alors je vais te laisser tester maintenant, de crainte que tu ne le regrettes après notre mariage. »
Il eut un léger rire.
Shen Jue rougit puis le fixa d'un air sérieux.
« Tu es... vraiment d'accord ? »
Il se mordit les lèvres, une légère crainte dans les yeux.
« Si tu ne veux pas, je peux aller au chef Yue, ça ira.
– Non, bien sûr que je suis d'accord. »
Sang Xinghe lui adressa un sourire.
« Pourquoi ne voudrais-je épouser quelqu'un d'aussi bien que Xiao Jue ? C'est juste que...
– C'est juste que quoi ? » demanda rapidement le jeune homme.
Sang Xinghe cessa de sourire et prit un air plus grave.
« Le problème avec mon corps n'est pas encore résolu. Je dois d'abord régler ça, sinon je crains fort qu'il te fasse encore du mal. J'ai déjà expliqué la situation à mon maître. Il a dit qu'il allait faire venir le grand maître du Temple des Mille Bouddhas et l'abbesse du Couvent de la Soie Universelle pour voir si ma condition est due à un gu Un insecte venimeux légendaire très utilisé dans les romans de Xianxia. Ses effets sont diverses et variés, de l'empoisonnement au contrôle en passant par l'aphrodisiaque. (1) ou un esprit malfaisant. »
Shen Jue approuva.
« Alors en attendant, tu ne dois pas boire une seule goutte d'alcool. Je te surveillerai. »
Sang Xinghe émit un oh.
« Pas boire d'alcool, vraiment... »
Il vit l'inquiétude dans les yeux du jeune homme et modifia aussitôt ses propos :
« D'accord, je ne boirai plus d'alcool, j'arrête de boire à partir d'aujourd'hui. Ne t'en fais pas. »
Le grand maître Liaowu du Temple des Mille Bouddhas et l'abbesse du Couvent de la Soie Universelle arrivèrent à la Secte de Soie Céleste un mois plus tard. Durant ce temps, Sang Xinghe n'avait pas touché à la moindre goutte d'alcool et il ne s'était rien passé d'anormal.
L'abbesse du Couvent de la Soie Universelle examina en premier l'état de Sang Xinghe et fit rapidement à Yue Hong :
« Il n'y a pas de vers de gu dans son corps et aucune trace de gu envahissant son corps, alors votre disciple n'est pas empoisonné.
– Quelqu'un aurait pu prendre des cheveux de mon disciple ou autre chose lui appartenant pour l'infecter avec le gu ? » s'enquit Yue Hong.
L'abbesse secoua la tête.
« L'art du gu a beau être très puissant, il faut des vers de gu. Il n'existe pas de gu qui puisse empoisonner quelqu'un à distance juste avec ses cheveux. Je pense qu'il faut confier cette affaire au grand maître Liaowu. »
Après avoir examiné Sang Xinghe, le grand maître lui lut un sutra. Au début, Sang Xinghe se portait bien. Cependant, dès qu'il entendit les mots sacrés, il se couvrit aussitôt le visage de ses mains, son expression tordue par la douleur. Le visage du grand maître Liaowu changea aussitôt d'expression et il s'arrêta rapidement. Dès qu'il se tut, Sang Xinghe se remit peu à peu. Yue Hong avait pris un air très grave en voyant cette scène.
« Grand maître, qu'arrive-t'il à mon disciple ?
– Il est possédé par un esprit maléfique, répondit doucement le grand maître Liaowu. En plus de lui, un autre occupe son corps. »
Le visage de Yue Hong prit un air grimaçant. Il regarda le grand maître.
« Ce... ce... comment cela est-il possible ? »
Le grand maître Liaowu conserva un air calme.
« Les possessions arrivent en général quand une personne est très affaiblie. Votre disciple est resté plusieurs mois dans le coma. J'ai bien peur que l'esprit maléfique a profité de cette situation pour s'en prendre à lui. Le but d'une possession est de s'emparer du corps. Heureusement que votre disciple a une très forte volonté, autrement il se serait fait absorber depuis longtemps.
– Absorber ? »
Le visage de Yue Hong prit un air encore plus horrible à cette nouvelle.
« Grand maître, vous voulez dire que cet esprit maléfique veut complètement déposséder mon disciple de son corps ? Et en plus dévorer son âme ?
– C'est à peu près ça, répondit le grand maître. Fort heureusement, il n'est pas trop tard. Si vous mettez en place la formation des soixante-douze et que vous employez les sutras pour le faire transcender, vous aurez l'occasion d'éliminer ainsi complètement cet esprit maléfique. Si vous tardez de trop, j'ai bien peur que votre disciple ne devienne mi humain, mi fantôme. Après tout, cet esprit maléfique n'est pas un être humain. S'il envahit un corps humain et le transforme, ce sera naturellement plus difficile de régler ce problème. »
Après le verdict du grand maître Liaowu, Yue Hong n'osa donc pas laisser traîner cette affaire : il emmena aussitôt Sang Xinghe et quelques autres disciples au Temple des Mille Bouddhas. Il ne voulait pas emmener Shen Jue au départ car ce serait après tout très dangereux. Toutefois, Shen Jue insista pour les accompagner. Puisque Yue Hong venait à peine de retrouver son fils, il ne pouvait évidemment que céder à ses caprices alors il dut l'emmener avec lui.
La petite sœur martiale et Qian Song ne firent pas partie du voyage.
En chemin, Yue Hong craignait qu'un incident n'arrive avec Sang Xinghe alors il ordonna spécifiquement aux plus puissants disciples de sa secte de chevaucher autour du carrosse de Sang Xinghe. Il ne laissa pas non plus Shen Jue l'approcher.
« Xiao Jue, le mauvais esprit dans le corps de Xinghe n'a pas encore été purifié. Cela pourrait être dangereux pour toi de le voir. Écoute ton père et n'y va pas. »
Yue Hong avait pris Shen Jue dans son carrosse. Durant le voyage, il avait toujours arboré un air paternel. Bien qu'écœuré intérieurement, Shen Jue ne laissa rien paraître sur son visage.
« Il reste enfermé dans le carrosse à longueur de journée. Il doit certainement beaucoup s'ennuyer. Puis-je au moins lui parler par la fenêtre du carrosse ? »
Voyant que Yue Hong était encore hésitant, Shen Jue serra les dents et prononça :
« Père ? »
Cette appellation adoucit le cœur de Yue Hong qui n'arrêta plus Shen Jue.
À leur arrêt suivant, Shen Jue sortit aussitôt du carrosse. Quand les disciples qui gardaient Sang Xinghe le virent arriver, ils s'éloignèrent un peu. Tous savaient que Sang Xinghe et Shen Jue se marieraient dans un futur proche.
Le carrosse était aussi arrêté et il ne semblait y avoir pas de bruit derrière le rideau tiré. Shen Jue s'avança à la fenêtre du carrosse et appela Sang Xinghe à voix basse.
Dès qu'il eut parlé, le rideau fut tiré de l'intérieur.
Le visage de Sang Xinghe apparut derrière. Il fut un peu surpris de voir le jeune homme.
« Xiao Jue, qu'est-ce que tu fais ici ?
– Je suis venu te voir, fit-il en lui tendant un livre. C'est le dernier album illustré de Qian Song. Ça raconte l'histoire d'un guerrier errant redresseur de torts. Tu peux y jeter un coup d'œil si tu t'ennuies. »
Sang Xinghe accepta le livre et sourit gentiment.
« Merci, Xiao Jue. »
Il jeta un regard autour et baissa un peu la voix.
« Tu t'habitues à vivre avec le maître ? »
Quand il posa la question, il nota une trace d'embarras chez le jeune homme et comprit aussitôt.
Même s'ils étaient père et fils par le sang, ils ne s'étaient pas vus depuis des années et les sentiments ne venaient pas d'un coup. Le fait que Shen Jue ne voulait pas encore changer de nom prouvait une chose ou deux.
« C'est bon, vous aurez tout le temps dorénavant. »
Sang Xinghe tendit la main par la fenêtre pour caresser la tête du jeune homme.
« Quand nous reviendrons du Temple des Mille Bouddhas, nous pourrons peut-être arriver à temps pour le Festival du Double Sept Le septième jour du septième mois. C'est une fête pour les amoureux, liée à la légende de la tisserande et du bouvier. (2) à la Cité des Sables. Nous irons alors allumer une lanterne ensemble. »
Shen Jue eut un sourire timide et hocha la tête.
Après environ un mois de voyage, ils arrivèrent enfin au Temple des Mille Bouddhas.
L'abbé connaissait déjà le but de leur venue, alors il leur avait déjà prévu des appartements au monastère. Tout avait également était arrangé pour traiter Sang Xinghe sept jours plus tard.
Durant ces sept jours, Shen Jue ne put pas du tout voir l'autre homme. Il entendit les autres disciples de la Secte de Soie Céleste raconter que tous les jours durant sept jours, Sang Xinghe devait s'immerger dans la source de purification dans la montagne derrière le Temple des Mille Bouddhas afin de se débarrasser de toutes les pensées distrayantes dans son cœur.
Comme Yue Hong craignait qu'il n'arrive quelque chose, il ne laissa pas du tout Shen Jue voir Sang Xinghe. Shen Jue eut beau l'appeler père, cela ne servit à rien.
Le temps fila à toute allure et ces sept jours passèrent très vite. Le huitième jour, Shen Jue put enfin revoir Sang Xinghe.
Il ne savait pas ce qu'avait vécu Sang Xinghe durant les sept derniers jours mais il avait perdu du poids, sa silhouette était émaciée et les traits de son visage étaient tirés. Malgré tout ça, il avait un air très serein.
Il entra lentement dans la salle, pieds nus. Comme il faisait sombre dans la pièce, son visage luisait comme du jade et sa bouche semblait vermeille. C'était peut-être parce qu'il avait perdu du poids mais son apparence était très semblable à celle d'un esprit de la montagne.
Sang Xinghe s'inclina d'abord vers les soixante-douze prêtres supérieurs. Il se tourna ensuite vers Yue Hong et fit :
« Maître. »
Enfin, il posa le regard sur Shen Jue.
En le voyant, il ne put retenir un léger sourire.
Shen Jue ne le quittait pas des yeux et quand il vit cela, il lui sourit en retour. Aujourd'hui, il avait dû longtemps supplier Yue Hong pour pouvoir venir aussi dans la salle.
Après que Sang Xinghe se soit assis en tailleur au centre de la salle, Shen Jue se rapprocha discrètement de Yue Hong.
« Père, cela peut-il vraiment débarrasser Xinghe de cet esprit maléfique en lui ? »
Yue Hong avait la mine sombre.
« Je ne sais pas mais nous devons essayer.
– Que se passera-t'il si... si l'esprit ne peut pas être exorcisé ? fit Shen Jue en manifestant de la crainte. Père, j'ai déjà eu affaire à cette créature malfaisante. Il est vraiment très effrayant. Je ne veux pas que Xinghe devienne comme ça. J'ai... peur. »
Yue Hong le regarda et soupira. Il lui tapota l'épaule.
« Ne t'en fais pas, ton père est là pour s'occuper de tout. Si l'esprit maléfique ne peut pas être éliminé, ton père ne le laissera pas te faire le moindre mal. »
Shen Jue dévoila un sourire aimable une fois qu'il entendit ça.
« Père est vraiment trop bon. »
Quand il eut dit cela, il détourna le regard pour observer Sang Xinghe dans le temple. Ses yeux s'assombrirent alors. Depuis qu'il avait rencontré Yue Hong, il avait découvert que Sang Xinghe était totalement dévoué à son maître. Quoi que veuille Yue Hong, Sang Xinghe le ferait de bon cœur. Ce n'était donc pas étonnant que dans leurs vies précédentes, la mort de Yue Hong avait été un tel choc pour Sang Xinghe.
Shen Jue voulait briser les défenses du cœur de Sang Xinghe et il avait estimé qu'il devait commencer par Yue Hong.
Que se passerait-il si Sang Xinghe découvrait que son maître l'avait abandonné ? Shen Jue devait admettre qu'il était impatient de voir la réaction de l'autre.
Toutefois, s'il voulait que Yue Hong abandonne Sang Xinghe, il était capital que ce dernier devienne mi humain, mi fantôme.
Ces derniers jours, Shen Jue n'avait pas chômé. Il s'était montré curieux au sujet des sutras bouddhistes. Il avait longuement parlé avec le grand maître Liaowu et appris que si la formation des soixante-douze venait à être brisée, la situation pouvait devenir extrêmement grave.
Cependant, le grand maître n'avait pas dit à Shen Jue comment briser le cercle.
Les yeux de Shen Jue passèrent sur les soixante-douze prêtres supérieures, un par un. Il se pouvait que l'un d'eux soit le centre Une formation magique repose sur une personne en particulier, le centre. Si le centre est tué, la formation se défait. (3) de la formation mais il ne pouvait rien tenter, au risque de se dévoiler.
Alors il ne pouvait compter que sur Sang Xinghe.
Le Yu Ci qui se trouvait dans le corps de Sang Xinghe voyait tout ce qui se passait. Peut-être qu'en voyant ces prêtres supérieurs sur le point de le transcender, il était en fait d'accord pour ça ? Il était peut-être d'accord, cependant Shen Jue ne voulait pas qu'il soit d'accord.
À cette idée, Shen Jue tourna la tête et murmura quelques mots à Yue Hong. L'homme fronça les sourcils puis finit par hocher la tête.
La formation magique n'avait pas encore commencé. Ayant obtenu l'approbation de Yue Hong, Shen Jue entra dans le cercle. Il s'approcha de Sang Xinghe et s'agenouilla devant lui. Quand Sang Xinghe le vit, son expression se fit plus douce.
« Qu'est-ce que tu fais là ? La formation va commencer. »
Shen Jue saisit la main de Sang Xinghe de son propre chef et d'un air sérieux.
« Sang Xinghe, je suis venu te dire que je suis heureux avec toi. Dès la première fois où je t'ai vu, mon cœur a été ému. Même quand nous avons été séparés par la suite, je n'ai pas arrêté de penser à toi. Pendant que je souffrais et que j'ai failli mourir, je me disais toujours que je devais rester en vie pour avoir une chance de te revoir. Quand Yu Ci est apparu subitement, j'ai vraiment eu peur qu'il ne te fasse du mal mais heureusement, tu l'as tué. Xinghe, tu dois absolument aller mieux. J'ai appris que cette formation est très puissante. Il est absolument impossible de la briser à moins d'en trouver le centre, alors l'esprit maléfique dans ton corps n'a aucune chance et va se faire définitivement éliminer. »
Ses yeux étaient brillants et contenaient également un amour passionné et franc.
Quand Sang Xinghe entendit cela, il plissa soudain le front. Ses sourcils tressautèrent et il lui fallut un bon moment pour dire :
« Je vois. Xiao Jue, je... »
Il se prit soudain la tête entre les mains.
Shen Jue vit que quelque chose n'allait pas avec Sang Xinghe et il prit un air paniqué. Yue Hong qui se trouvait sur le côté s'avança pour tirer Shen Jue par le bras hors du cercle.
« Xiao Jue, ne fais pas perdre de temps au grand maître. »
Il se tourna vers l'intéressé :
« Grand maître, commençons. »
L'abbé hocha légèrement la tête et tapa sur le poisson en bois Un instrument utilisé par les moines bouddhistes lorsqu'ils récitent des sutras ou prient. Plus d'informations ici : Mokugyo (4) devant lui.
La cérémonie de transcendance débuta.
Yue Hong tenait toujours le bras de Shen Jue mais ce dernier n'était pas d'humeur à se préoccuper de lui pour le moment. Il gardait les yeux fixés sur Sang Xinghe.
Si cela ratait, il n'aurait qu'à songer à un autre moment.
L'idéal serait donc que cela fonctionne afin d'éviter des problèmes superflus.
Yu Ci, tu ne m'aimes donc pas ? Ne ressens-tu pas de la haine après avoir entendu ce que j'ai dit ?
Ils veulent te transcender, tu ne vas même pas essayer de résister ?
L'expression de Sang Xinghe était plutôt stable au début mais ensuite il parut de plus en plus anxieux : il ne pouvait pas rester assis tranquille et sa respiration s'accentua. Les voix des soixante-douze prêtres résonnèrent dans ses oreilles et Sang Xinghe leva la tête pour voir l'immense Bouddha qui surplombait la salle. D'habitude, il trouvait que le Bouddha était aimable et bienveillant mais en cet instant, il avait l'impression que le Bouddha le regardait comme une misérable fourmi.
Une fourmi ? Qui ça, une fourmi ?
Sang Xinghe grinça des dents et secoua soudain la tête. L'instant d'après, il se leva brusquement.
En voyant cela, Shen Jue parut très angoissé alors il cria le nom de Sang Xinghe.
Yue Hong pressa immédiatement le point d'acupression pour rendre le jeune homme muet. Toutefois, son cri avait percé à travers les sutras et Sang Xinghe l'entendit.
Sang Xinghe tourna la tête vers Shen Jue. Ses yeux virèrent peu à peu au pourpre. Après un moment, il gifla violemment un prêtre supérieur en diagonale et à gauche de lui.
Le prêtre s'ouvrit les lèvres sur ses dents et du sang coula de sa bouche, néanmoins il n'arrêta pas de réciter les sutras pour autant.
En voyant ça, Sang Xinghe renifla de mépris. Il se plaça juste devant ce prêtre et leva sa paume au niveau de sa tête.
« Sale prêtre chauve. Si vous n'arrêtez pas, je tuerai ce sale prêtre chauve. »
Sang Xinghe se tourna vers l'abbé du Temple des Mille Bouddhas d'un air sinistre.
« Vous pouvez toujours continuer à réciter, on verra qui sera le plus rapide : vous pour lire ou moi pour tuer. »
L'abbé ferma les yeux et égrena plus vite les perles du rosaire dans sa main.
Sang Xinghe ricana et frappa sans la moindre hésitation.
Sur le côté, Yue Hong put tout voir et il passa directement à l'attaque.
« Disciple indigne, arrête ça tout de suite. »
Sang Xinghe souleva le prêtre qu'il venait de tuer et le lança sur Yue Hong. Il s'attaqua ensuite au prêtre d'à côté.
Où est le centre ? Qui est le centre ?
Il frappa plusieurs prêtres supérieurs d'affilée avant de poser finalement les yeux sur un jeune moine.
Sang Xinghe pencha la tête sur le côté et arbora un sourire sanguinaire.
L'abbé avait les yeux clos mais tout à coup, les perles du rosaire se brisèrent entre ses doigts.
Les perles tombèrent par terre comme des gouttes d'eau s'abattant sur les tuiles d'un toit durant une tempête, se répandant partout sur le sol.
Avec un léger mouvement de la main, il ouvrit enfin les yeux qui contenaient de la compassion pour toute chose.
« Bienfaiteur C'est ainsi que les prêtres bouddhistes s'adressent aux gens. (5), pourquoi t'obstiner et vouloir aller jusqu'au bout ? Tout en ce monde n'est qu'éphémère. Il n'est pas bon de s'accrocher à ce monde mortel. Ce bienfaiteur ne devrait pas entretenir son obsession mais plutôt se repentir. »
Sang Xinghe saisit le jeune moine par la nuque et empêcha ainsi Yue Hong de l'attaquer en menaçant de tuer son otage.
« Sale prêtre chauve, si j'ai décidé de m'obstiner et d'aller jusqu'au bout, qu'est-ce que tu peux faire contre moi ? fit-il en ricanant froidement. De mon vivant, vous avez tous dit que j'étais un démon. Après ma mort, vous avez tous dit que j'étais un esprit maléfique. Aujourd'hui, je veux voir si c'est finalement vous qui allez gagner ou moi. »
Il regarda le jeune moine qu'il retenait.
« Ce gars est ton disciple direct, pas vrai ? Si je le tue, tu te fâcheras ? »
Le regard de l'abbé resta serein.
« Vivre c'est aussi mourir, mourir c'est aussi vivre. La vie n'est pas que la vie, la mort n'est pas que la mort. La vie et la mort ne représentent pas plus qu'une pensée. »
Sang Xinghe renifla.
« Quel ramassis de conneries. Tu te fous donc qu'il vive ou qu'il meurt, alors... »
Il se tourna vers Yue Hong de l'autre côté.
« Chef de secte Yue, et toi alors ? »
Le visage de Yue Hong était déjà très pâle. Tout était de sa faute : il avait demandé l'aide du Temple des Mille Bouddhas et voilà ce qui était arrivé. De nombreux prêtres supérieurs avaient été blessés par sa faute.
« Peu m'importe que tu sois un humain ou un esprit maléfique : libère immédiatement ce moine, sinon ne m'en veux pas pour mon impolitesse.
– Je peux le libérer, à condition que tu l'échanges contre Shen Jue, » répondit tranquillement Sang Xinghe.
Yue Hong devint furieux à ces mots :
« Jamais ! »
À ce moment, Shen Jue accourut. À cause de son point d'acupression, il ne pouvait toujours pas parler mais il secouait sans cesse la tête en regardant Sang Xinghe, ses magnifiques yeux bleus implorant.
Implorant ?
Qu'est-ce qu'il implorait ?
Il l'implorait de lâcher ce sale prêtre chauve ?
Ou bien qu'il renonce à tout et se laisse transcender ?
Ah ! Pourquoi, pourquoi devrait-il voir Shen Jue être avec l'homme qui l'avait tué ?
Il aimait tellement Shen Jue que, tout en sachant que l'autre l'avait délibérément séduit afin qu'il boive de l'alcool, il s'était pourtant accroché à ce peu de tendresse. Il s'était dit que même s'il ne pouvait pas avoir Shen Jue, ce serait toujours bien de rester caché et d'observer en silence. Cependant, Shen Jue voulait sa mort, il voulait qu'il soit totalement anéanti.
La parole à l'auteur : La contre-offensive a enfin commencé.
Sang Xinghe : Finalement, je ne vais pas pouvoir allumer une lanterne de toute mon existence.
Auteur immoral : Quelle idée aussi d'avoir dit ça ? C'est comme dans les films de guerre, quand un gars dit "Tiens, regarde, c'est une photo de mes enfants. Ils sont mignons, hein ?".
Yu Ci : Abruti.
Auteur immoral : Et toi, tu n'es guère mieux. Quand on dit à son bien-aimé "mourons ensemble", en général une seule personne meurt. Tu ne le savais pas ?
Sang Xinghe : Idiot.
Note de Karura : Concernant le petit théâtre de l'auteur, cela fait référence au début de ce (long) chapitre, quand Sang Xinghe propose à Shen Jue de revenir pour la fête du Double Sept et d'allumer une lanterne ensemble. C'est vrai que quand on commence à faire ce genre de projet, cela veut souvent dire que cela n'arrivera jamais.
Pour les films de guerre, ce qu'il ne faut jamais dire aussi, c'est montrer une photo de sa copine et dire "je me marierai quand je rentrerai à la maison".
Pour Yu Ci, cela fait référence au chapitre 62, quand Yu Ci revint chercher Shen Jue. L'auteur règle ses comptes maintenant !
Notes du chapitre :
(1) Un insecte venimeux légendaire très utilisé dans les romans de Xianxia. Ses effets sont diverses et variés, de l'empoisonnement au contrôle en passant par l'aphrodisiaque.
(2) Le septième jour du septième mois. C'est une fête pour les amoureux, liée à la légende de la tisserande et du bouvier.
(3) Une formation magique repose sur une personne en particulier, le centre. Si le centre est tué, la formation se défait.
(4) Un instrument utilisé par les moines bouddhistes lorsqu'ils récitent des sutras ou prient. Plus d'informations ici : Mokugyo
(5) C'est ainsi que les prêtres bouddhistes s'adressent aux gens.
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