Partie Quatre-vingt-un : Prétendants
L'an de grâce 1892
Le manoir Westenra, en dehors de Londres
Mina observa Lucy alors qu'elle
terminait de se pomponner, assise devant sa psyché.
« Lucy, dis-moi que tu ne vas pas vraiment le faire. »
Lucy observa le reflet de son amie dans le miroir, ses yeux bruns écarquillés et innocents.
« Faire quoi ?
- Tu ne vas pas inviter ces trois pauvres hommes en même temps. »
Lucy fronça légèrement les sourcils.
« Seigneur, Mina, il va y avoir une foule d'hommes ici pour le thé. De qui veux-tu parler ? »
Mina tapa légèrement son épaule.
« Tu es vilaine ! Tu sais très bien que je veux parler d'Arthur Holmwood, Jack Seward et mister Morris. »
Lucy se pinça vigoureusement les joues pour les rougir.
« Mais Mina, je ne pouvais pas ne pas les inviter. Jack habite juste à côté, Arthur est le gentilhomme le plus important de la région et Mister Morris est un honorable visiteur. Ce serait une insulte mortelle de ne pas les inviter.
- Et il n'y a aucun rapport avec le fait qu'ils te courtisent tous les trois ? »
Lucy gloussa en haussant les épaules.
« Oh, il y A ça. »
Elle tourna la tête et leva des yeux étincelants vers Mina.
« Très bien, j'admets que j'aime qu'on me couvre d'attention et avec des rivaux présents, tout cela va être follement amusant.
- Et cela représente beaucoup pour toi, n'est-ce pas ? fit sèchement Mina. Tu as besoin de cette attention et de cette satisfaction. »
Lucy haussa les épaules.
« Je n'ai jamais prétendu être autre chose que moi. Oui, c'est important pour moi.
- Les hommes ? »
Lucy entendit l'acidité dans la voix de Mina et réagit immédiatement en se levant et en allant vers elle. Elle s'assit à côté de son amie au bord du lit en prenant sa main.
« Les hommes, mais seulement parce que c'est là que repose le pouvoir, fit-elle doucement. Tu le sais, Mina. Bien que les femmes aient fait de grandes avancées, nous sommes encore bien loin d'être égales aux hommes, du moins aux yeux du monde. Nous jouons tous le jeu — même toi. Nieras-tu que tu épouses Jonathan pour plus ou moins les mêmes raisons ? »
Mina baissa les yeux sur leurs mains jointes puis les leva en tournant la main de Lucy et elle embrassa sa paume. Elle soupira.
« Non, c'est un gentil garçon et je sais qu'il sera bon avec moi, mais la raison principale de nos fiançailles, c'est que c'est ce qu'on attend de nous. »
Elle leva des yeux bruns féroces vers Lucy et fit :
« Et je ne veux pas passer ma vie dans un bureau poussiéreux en tapant à la machine avec mes doigts jusqu'à l'os. Ou finir comme ma mère à faire ma propre cuisine dans une petite maison avec personne pour m'aider, sinon une fille trois fois par semaine pour le plus gros du travail. Jonathan est bien fait de sa personne et intelligent. Il n'est pas ambitieux. »
Sa voix prit une pointe d'acier.
« Mais moi, oui. »
Lucy l'embrassa.
« Et avec toi pour le guider, il va réussir. Tu l'épouseras à son retour de Transylvanie ?
- Dès que ce sera décemment possible.
- Alors il va falloir que j'aille de l'avant et que je me décide. »
Elle se leva en lissant sa jupe.
« Je pense que je devrais faire une proclamation à la fin de la semaine. Dépêchons-nous. Ce serait très impoli si nous n'étions pas là pour accueillir nos visiteurs gentilshommes. »

Peter Westenra, le père de Lucy, accueillit les deux jeunes femmes dans son salon avec bonne humeur.
« Ah, la crème des femmes anglaises. »
Il embrassa sa fille sur la joue.
« Tu arrives juste à temps, ma chère. Watkins vient d'aller à la porte d'entrée et je crois que c'est Jack.
- Oups ! Cette crème des femmes anglaises ferait mieux de s'arranger alors. »
Lucy s'assit rapidement de façon décorative sur un petit sofa.
« Mina, vite ! Fais comme si tu étais intéressée — nous ne devons pas lui faire croire que nous attendions son arrivée. Il en attraperait la grosse tête ! »
Le maître d'hôtel conduisit Jack Seward dans le salon en annonçant :
« Le docteur Jack Seward. »
Lucy tendit les mains, son visage s'illuminant de bienvenue.
« Jack, comme c'est adorable ! »
Elle avait l'air d'avoir juste reçu un cadeau surprise.
Jack venait de serrer la main au père de Lucy et son sourire était à présent large et presque stupidement ravi. Il se dirigea vers Lucy avec empressement — trop d'empressement. Son regard était fermement fixé sur Lucy et il ne remarqua pas le petit repose-pieds dans son chemin. Alors qu'il trébuchait et tombait, Lucy poussa un petit cri perçant qui était autant un rire qu'un cri de détresse. Pourtant elle bondit sur ses pieds et se dépêcha de le remettre debout en s'exclamant :
« Oh, pauvre, pauvre Jack. Là, laissez-moi vous aider. »
Mina vint ajouter son aide et à elles deux, elles remirent Jack sur pieds et l'escortèrent pour l'asseoir sur le canapé.
Il était submergé par cette attention féminine en protestant qu'il allait parfaitement bien, même s'il frottait ses tibias douloureux. Lucy s'assit près de lui en disant :
« Mina, va chercher un peu de sherry pour mon pauvre Jack blessé. »
Elle battit des cils.
« À moins que le cognac conviendrait mieux ? Je ne suis pas experte en la matière mais vous êtes le docteur. Vous devez me dire ce qui est le mieux. »
Jack était sur le point de fondre devant tant d'admiration.
« Le sherry serait...
- Du sherry, Mina. »
Alors que Mina se dirigeait vers la carafe sur une table non loin, Lucy poursuivit :
« Êtes-vous sûr que tout va bien ? »
Elle lui toucha gentiment la jambe et se sentit satisfaite lorsqu'elle remarqua son léger tremblement.
« Je devrais peut-être vérifier si vous avez un bleu ? »
Elle inspira précipitamment en couvrant sa bouche.
« Oh ! Qu'allez-vous penser de moi — je suggère de regarder votre jambe nue.
- Lucy... »
Watkins se trouvait à nouveau à l'entrée de la pièce. Cette fois il était accompagné d'un homme grand et robuste vêtu comme dans un Western, portant des bottes, une cordelette en guise de cravate et un chapeau Stetson sombre.
« Mister Quincy Morris. »
Alors que Quincy serrait la main de mister Westenra, Lucy tapota à nouveau Jack et fit :
« Mina, occupe-toi de ce cher Jack. Je dois être une bonne hôtesse et accueillir mister Morris. »
Elle se leva et se dirigea vers l'Américain, les mains tendues, en souriant brillamment.
Mina tendit à Jack le verre de sherry en remarquant que son expression retomba de dépit. Pauvre Jack. Vous n'avez aucune chance mais c'est inutile d'être jaloux de mister Morris. Lucy n'épouserait jamais un Américain — sauf peut-être un Astor ou un Rockefeller. Même eux seraient douteux puisque les Américains ne croient pas aux titres. Non, Quincy Morris n'est pas vraiment votre rival.
Quincy Morris était un propriétaire de bétail du Texas. Il possédait un ranch plus grand que plusieurs comtés anglais réunis et avait assez de vaches pour nourrir confortablement et plusieurs fois une population qui adorait le bœuf.
C'était aussi un homme plutôt simple, au cœur bon, qui estimait beaucoup les femmes en général et les 'dames' en particulier. Il n'avait aucune chance contre Lucy. Il avait été charmé au premier regard et amoureux en moins de cinq minutes. Mina le considérait avec presque autant de pitié que Seward. En voilà un autre qui n'a vraiment, mais vraiment aucune chance. C'est tout aussi bien. Lucy peut à peine supporter de rester à la campagne, loin de l'agitation de Londres. Elle ne survivrait jamais dans le Texas sauvage. Elle deviendrait folle et le rendrait fou aussi.
Elle flirtait avec lui de manière éhontée mais elle le faisait tellement innocemment qu'elle semblait totalement inconsciente de ce qu'elle faisait. Mina savait que Lucy était parfaitement consciente des effets de ses actions. Mina nota le regard doux du Texan et se trouva à compatir plutôt qu'à plaindre. Lucy pouvait faire en sorte que vous vouliez la protéger et prendre soin d'elle. C'était l'une de ses plus grandes forces.
Quincy fit doucement :
« Miss Lucy, nous ne nous connaissons que depuis quelques jours, mais j'ai l'impression de bien vous connaître. Parfois... parfois, quand vous rencontrez quelqu'un, c'est comme si vous le connaissiez depuis toujours. »
Lucy fit un joli petit minois.
« Oh, mister Morris, c'est le plus doux des sentiments.
- Je me demandais... Oserais-je espérer... ? »
Watkins apparut à nouveau en se tenant juste un peu plus droit, son expression un peu plus hautaine, et commença :
« Lord... »
Le jeune homme fin aux cheveux noirs qui le dépassa en souriant fut accueilli par Lucy avec un cri :
« Arthur ! »
Elle abandonna Quincy pour se ruer vers le nouveau venu. L'accueil enthousiasme pour cet autre homme semblait avoir piqué Quincy. Il avait dû reconnaître l'émotion et l'intention convoyées car Mina vit le fragile espoir mourir dans ses yeux. Le plus triste était cependant que l'émotion la plus profonde (peut-être même l'amour) ne mourut pas avec.
Arthur Holmwood accepta l'accueil de Lucy avec le sourire satisfait d'un homme qui considérait que c'était son dû. Mina sentit une pointe d'acidité mais pouvait-elle vraiment l'en blâmer ? Il avait été élevé comme ça. Toute sa vie, il n'avait connu que le pouvoir, le privilège et l'adoration. Il n'avait jamais eu à vouloir la moindre chose alors il était difficile pour lui de songer qu'on pourrait lui refuser quelque chose d'important.
Lucy et Arthur murmurèrent ensemble un moment puis son sourire s'élargit et il alla parler au père de Lucy. Les deux hommes quittèrent la pièce ensemble et Mina s'excusa auprès d'un Jack à présent perdu. Elle apporta un whisky à Quincy puis se rua près de Lucy.
« Alors ? »
Le sourire de Lucy était aussi satisfait que celui d'Arthur.
« Il va falloir que tu attendes, comme tout le monde.
- Vilaine ! Bon, je n'ai pas besoin d'attendre — je sais.
- Que sais-tu ?
- Que tu as choisi Lord Holmwood. C'est la seule raison possible pour laquelle ton père et lui se sont précipités pour une conversation privée : il va demander ta main. »
Lucy sourit lentement.
« Je te connais trop bien, Lucy. Tu ne peux rien me cacher. »
Elle rit en se penchant pour embrasser Mina sur la joue.
« Je ne le voudrais pas, Mina. Ma chère, chère Mina. »
Elle prit la main de Mina en baissant la voix et elle murmura :
« Je vais épouser Arthur et nous allons bien nous entendre. Je serai une femme convenable, je lui donnerai un héritier et nous pourrons chacun vivre notre vie. Je l'aime beaucoup mais toi — Mina, nos âmes sont liées. Nous l'avons toujours su. C'est comme l'a dit mister Morris — parfois, tu rencontres quelqu'un et tout de suite, c'est comme tu le connaissais depuis l'aube des temps. »
Mina acquiesça et les deux filles s'enlacèrent. Les hommes dans la pièce ne virent que deux amies proches partageant un tendre moment. Mina, ses lèvres près de l'oreille de Lucy, murmura :
« Nous avons tellement de chance, Lucy. Nous sommes uniques. Personne — deux personnes n'ont jamais partagé quelque chose de pareil. »

« Prince Draculea, Rill a dit que vous aviez une bibliothèque. »
Ils se trouvaient à nouveau dans la petite pièce où Jonathan avait passé sa première soirée. Assis en face de lui à la petite table, le prince croisa les mains.
« Oui. Longtemps avant, c'était la plus belle collection privée dans cette partie du monde.
- J'adorerais la voir.
- Vous aimez les livres ? »
Jonathan sourit.
« Ma première ambition était de rejoindre l'église et la seconde était d'être bibliothécaire.
- Cela vous ressemble bien. »
Le prince étudia le jeune homme, ses yeux indéchiffrables.
« Pas maintenant, Jonathan. »
Jonathan fut un peu surpris. Jusqu'à présent, le prince ne lui avait rien refusé et n'avait reculé devant aucun effort pour satisfaire les besoins de Jonathan et voire même ses caprices. Le prince remarqua son expression déçue et fit :
« Je n'ai pas dit jamais. Juste — pas maintenant.
- Je vois. »
Il ne voyait pourtant pas. Il se demanda s'il y avait quelque chose dans la bibliothèque que Draculea considérait comme non présentable à un étranger. C'est peut-être juste qu'elle est tombée en ruines, comme le reste du château. Penser qu'une bonne collection de livres était négligée n'offensait pas vraiment Jonathan mais ça lui donnait envie de faire quelque chose pour y remédier.
« Je
me demandais si vous vous étiez décidé pour les
propriétés. »
Draculea soupira.
« Vous êtes un jeune homme consciencieux. Vous n'allez pas me laisser en paix tant que je ne vous aurais pas donné une réponse, n'est-ce pas ? »
Jonathan sourit.
« Il y en a plusieurs que je trouve intéressantes. J'en veux déjà deux dans différentes parties de Londres mais j'aimerais aussi quelque chose un peu plus loin. Quelle était celle dont vous me parliez — celle qui est proche de la maison de l'amie de votre fiancée ?
- L'abbaye de Carstair. Elle n'est pas tout à fait en bon état mais il ne faudrait pas grand-chose pour la réparer. Si vous êtes vraiment intéressé, ma firme pourra s'occuper des travaux et la préparer dès que vous souhaiterez vous rendre en Angleterre.
- Cela ne sera pas nécessaire. »
Il fit un geste vague.
« Comme vous l'avez vu, je ne suis pas vraiment concerné par ce genre de choses. Veuillez écrire à vos employeurs pour faire les arrangements. Simion veillera à ce que des lettres de crédit soient mises à disposition à la banque de Londres pour couvrir la transaction. »
Jonathan rayonna.
« Merci, monsieur ! »
Draculea lui rendit son sourire.
« Cela vous fait-il plaisir, mon ami ?
- Cela veut dire que je me suis montré à la hauteur de la confiance que mes employeurs, et d'autres, ont placée en moi.
- Le devoir. Oui, vous êtes quelqu'un de dévoué. »
Jonathan hésita puis fit :
« Prince, vous êtes une source constante de surprise pour moi. Êtes-vous vraiment si sage ou est-ce moi qui suis si transparent ? »
Draculea eut un léger rire.
« Pas précisément transparent. »
Ses yeux brillèrent.
« C'est simplement que certaines personnes sont plus faciles à déchiffrer que d'autres. Vous avez des profondeurs, Jonathan, mais aucune d'elles n'est retorse. »
Jonathan regarda le prince et remarqua qu'il semblait y avoir plus de couleurs que d'habitude sur son visage. C'est peut-être la lumière du feu. J'ai toujours entendu dire que la lumière du feu et des bougies était flatteuse pour les femmes. Je suppose que cela s'applique aussi aux hommes. Il semble rajeuni. Je jurerais presque que sa peau est moins ridée et que ses cheveux sont plus sombres. C'est un bel homme désormais. Je suis sûr que dans sa jeunesse, il a dû être... beau.
Ils parlèrent un long moment. Ils séparèrent lorsque l'aube fut proche et Jonathan se dirigea vers sa chambre. Il avait atteint le sommet des escaliers quand il fut surpris par quelqu'un qui sortit des ombres. C'était Sinn. Il remarqua le regard paniqué de Jonathan et lui lança un sourire doucereux.
« Vous avez bien parlé avec le prince ?
- Nos conversations sont toujours très stimulantes.
- Stimulantes — voilà un mot intéressant. »
Sinn se rapprocha.
« Il vous garde pour lui-même. Nous n'avons pas passé beaucoup de temps ensemble. »
Jonathan combattit l'envie de reculer.
« Les affaires...
- Sornettes. Vous savez très bien qu'il aurait pu conclure les affaires dès le jour de votre arrivée. Non, Jonathan, il vous garde ici comme un... compagnon.
- Mais il a des compagnons — Rill, Simion, Rock et vous...
- Nous ne sommes pas les compagnons qu'il veut. Nous ne pouvons pas lui donner ce qu'il veut, bien que Dieu sait que j'ai essayé, » fit-il en souriant.
Il
se rapprocha.
« Rock n'a pas fait d'effort mais il a servi en son temps. Mais il vous attendait... »
Il sourit.
« Il attendait quelqu'un COMME vous depuis très, très longtemps. »
Il tendit la main et Jonathan recula si promptement qu'il en trébucha presque. Sinn rit.
« Vous n'avez pas à avoir peur de moi, *mon petit*. Je suis raisonnable. Je n'essaierai pas de trépasser, pas quand j'en connais les conséquences. Je veux juste vous faire savoir que je suis votre ami. »
Cette fois, il toucha Jonathan pour redresser délicatement son col.
« Tout le monde dans ce château ne peut pas en dire autant, Jonathan. Vous vous en rappellerez, n'est-ce pas ? »
Toujours en souriant, il recula à nouveau dans les ombres. La dernière chose que Jonathan vit de lui, ce fut la lueur de son sourire et un bref éclair rouge.
Mais ce devait être une erreur.
Les yeux de Sinn étaient verts, n'est-ce pas ?
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