Child of the Night 82

Partie Quatre-vingt-deux : Exploration



L'an de grâce 1892
Château Draculea, Transylvanie



« Et les Turcs sont massés, juste massés là, vous voyez ? »

Rill désigna les rangs de petits hommes peints alignés sur la grande table. Ils se trouvaient dans une pièce dans les profondeurs du château. Ce devait avoir été une pièce importante car elle était assez grande avec un plafond haut. Sur les murs, de belles tapisseries étaient pendues et les sols étaient couverts de tapis doux. Jonathan avait le sentiment que Simion avait préparé la pièce pour son ami, rendant tout joyeux et confortable pour ce doux jeune homme.

« Oui, c'est une horde féroce, » fit Jonathan.

Il tendit la main vers eux.

«  Je peux ?

- Oh, oui, bien sûr ! »


Rill contourna la table alors que Jonathan prit l'une des figurines. La table était aussi grande que la table de repas commun à son ancienne école et le proviseur avait certifié fièrement aux garçons qu'elle avait la même taille que celle que la reine en personne utilisait pour les dîners d'état. La surface entière était recouverte de l'armée miniature et Jonathan ne doutait pas que chaque guerrier avait été placé judicieusement.

Rill désigna les caractéristiques.

« Vous voyez le heaume et l'armure ? Les Turcs portaient une armure en cuir alors c'est peint en brun. Et le visage et les mains... Ça m'a pris une éternité pour mélanger la peinture et avoir la bonne teinte. Simion m'a aidé, cependant. Il a vu des tonnes de Turcs. Celui-ci, c'est un lancier. »

Il fronça les sourcils.

« La lance n'est pas très pointue. Je voulais aiguiser toutes les lances mais Simion a dit que ce ne serait pas une bonne idée. Il a dit que si je trébuchais et que je tombais dessus, ce serait encore pire que de marcher sur des chardons. »

Jonathan grimaça à cette pensée.

« Il a raison. »


Rill acquiesça vigoureusement.

« Simion a toujours raison. Maintenant... »

Il indiqua une autre force plus petite opposée aux Turcs.

« Voici les braves Transylvaniens.

- Ils ne sont pas aussi nombreux que les Turcs, pas vrai ?

- Non, mais ils sont très féroces ! Ils combattent pour leurs terres et leurs familles. Ça les rend courageux. »

Il examina la disposition d'un œil critique.

« Il y a autre chose que les Turcs n'ont pas et c'est très, très important. »

Il se rendit à un placard et l'ouvrit. Un moment après, il revint avec deux objets et montra le premier à Jonathan.

« Simion m'a donné ça. »


Jonathan prit le jouet et l'examina. C'était un cheval en bois. Il semblait très ancien mais bien conservé. Sa surface était vitrée par les polissages affectueux.

« Oh, ma foi ! C'est remarquable, Rill. Je ne crois pas avoir déjà vu quelque chose d'aussi vivant. Il semble vraiment féroce.

- Il l'était. C'est Lucifer, c'était le cheval de guerre du prince. C'était un guerrier au même titre que les hommes qui ont servi dans l'armée. Simion dit qu'il a vu une fois Lucifer sauver la vie du prince. Le prince Draculea avait frappé un Turc et son épée était resté coincée dans l'os. Alors qu'il tentait de la retirer, un autre Turc s'est rué pour le transpercer de sa lance. Lucifer a mordu cet homme et a déchiré sa gorge.

- C'est absolument terrifiant. »

Rill hocha la tête avec joie.

« Mais il fallait qu'il soit spécial car il portait le prince. »


Rill montra à Jonathan la seconde figurine. Elle était aussi en bois, un homme juste de la bonne taille pour monter sur le cheval. Jonathan l'accepta également. C'était un objet merveilleusement bien conçu, avec les membres articulés pour qu'il prenne plusieurs positions. Les détails de la sculpture étaient remarquables — de la main qui saisissait une épée d'argent presque aussi grande que la figurine aux lanières de l'armure.

Jonathan la regarda. Elle avait quelque chose de familier. Il chercha dans son esprit en essayant de se souvenir quand il avait déjà vu une image comme ça — un homme grand, un guerrier en armure. Pendant un moment, Jonathan se sentit très bizarre, un peu comme sur la route quand il avait vu Draculea pour la première fois. Ce sentiment était à la fois familier et étranger. Ses yeux étaient attirés par le petit visage, à moitié recouvert par le heaume sculpté. Il se trouva en train de le regarder, hypnotisé, comme s'il pouvait en distinguer les traits.


« Jon ? »

Jonathan secoua légère la tête, le brouillard qui l'avait saisi se retirant. C'était ridicule. Le visage de la figurine n'était rien de plus que des creux et des bosses pour indiquer l'emplacement des yeux et du nez. Il devait être fou de penser que cela pouvait vraiment ressembler à quelqu'un.

« Qu'y a-t-il, Rill ?

- Rien. C'est juste que vous étiez parti un moment. »

Il rendit le jouet à Rill.

« Mais je n'ai pas quitté cette pièce.

- Pas comment ça, fit Rill. »

Il toucha son propre front.

« Vous étiez parti là. »

Il fronça les sourcils puis toucha son torse.

« Ou peut-être là. »


Jonathan sursauta alors qu'une main froide et fine s'abattit sur son épaule et il tourna rapidement les yeux pour découvrir Sinn qui lui souriait.

« Pour une âme aussi simple, c'est incroyable de voir à quel point Rill peut être fantasque.

- C'est un don de pouvoir voir le monde avec émerveillement, fit Jonathan avec une pointe de reproche dans la voix. »

Sinn haussa les épaules.

« C'est une malédiction si cet émerveillement est désenchanté, mais il n'y a pas de raison pour que ça arrive à Rill. »

Sinn tendit la main et caressa distraitement les boucles du garçon.

« Il est le chouchou ici. Rill, cela fait des heures que tu montres tes jouets à Jonathan. »

Rill cilla.

« Vraiment ? »

Il lança un regard désolé à Jonathan.

« Je perds souvent la notion du temps. Simion dit qu'il faut s'y attendre puisque le temps ne signifie pas autant pour nous que pour... »


Sinn se racla la gorge de manière significative et Rill hésita puis fit :

« ... que pour les gens qui doivent... se conformer au monde extérieur. Les horaires et les obligations. Oh ! »

Ses yeux s'écarquillèrent.

« Je n'ai pas été voir les chevaux. Je dois leur manquer.

- Les tziganes s'occupent assez bien d'eux, fit Sinn.

- Mais ils ne leur donnent pas du sucre ou des pommes. Jon, vous voulez venir ? »

Avant qu'il ne puisse répondre, Sinn fit :

« Rill, il faut mauvais dehors. Il fait froid et il y a un méchant brouillard. Tu ne voudrais pas que notre invité attrape froid.

- Non. Il vaut mieux que j'y aille seul, acquiesça Rill.

- Mais et si vous tombez malade ? » s'enquit Jonathan.

Rill lui lança un regard perplexe et Sinn fit :

« Nous ne souffrons pas des maladies physiques ordinaires. »

Il sourit.

« Sans doute quelque chose dans l'eau. »


Rill se dirigea vers la porte puis s'arrêta et se retourna pour regarder les deux hommes. Il regarda Sinn, puis Jonathan, puis revint à Sinn et fit finalement :

« Sinn, tu viens avec moi.

- Pas ce soir, Rill.

- Non, je crois que tu devrais m'accompagner.

- Je préfère rester et tenir compagnie à notre invité. »

La voix de Rill était ferme.

« Je crois que le prince préférerait que tu viennes avec moi. »

Sinn lança à Rill un regard acéré que le garçon lui rendit. Jonathan eut l'impression que quelque chose passait entre eux, quelque chose de non dit et qui ressemblait à une querelle. Puis Sinn sembla se détendre un peu et son sourire se fit indulgent.

« Si tu veux. »

Il lança un regard triste à Jonathan.

« Vous voyez que nous ne lui refusons rien. »

Ils partirent.


Le prince était parti au réveil de Jonathan et Simion avait dit qu'il avait décidé de faire du cheval — quelque chose qu'il n'avait pas fait depuis longtemps. L'intendant semblait de toute évidence ravi que son maître se sente plus vigoureux ces derniers temps. Il songea à aller dans sa chambre pour écrire une lettre à Mina. Il supposa que c'était son devoir mais pourtant cela semblait plus une corvée qu'une activité plaisante.

Il décida plutôt d'aller explorer un peu le château. Il prit une bougie et se rendit dans le couloir. Après avoir réfléchi un moment, il tourna et se dirigea vers une section du château qu'il n'avait pas encore visitée. Il n'eut pas à aller bien loin avant que les environs ne deviennent complètement étrangers. À en juger par la poussière sur le sol et les toiles d'araignées au plafond, cette zone était inhabitée depuis fort longtemps.


Il tenta de nombreuses portes le long du couloir. Certaines étaient fermées et d'autres s'ouvraient sur des pièces qui étaient vides de tout sauf d'ombres. Finalement, cependant, il arriva dans une pièce qui semblait être utilisée en tant que réserve et il entra. Elle était presque remplie de lourds meubles. Jonathan se faufila entre eux en les examinant en chemin. Ils étaient tous apparemment vieux mais aussi négligés. Il avait le sentiment que si on les manipulait un peu rudement, beaucoup d'entre eux tomberaient en morceaux et en poussière.


Il remarqua deux objets intéressants contre le mur — deux grandes formes rectangulaires et plates recouvertes de ce qui semblait être de vieilles tapisseries. Il se dirigea vers eux et retira la tapisserie du premier. Il recula, alarmé alors qu'il y eut un éclair de lumière et quelqu'un qui semblait se diriger vers lui — puis il comprit que c'était un miroir. La surface était ternie et recouverte de poussière épaisses (il avait dû rester négligé un long moment avant qu'on le mette de côté) mais elle réfléchissait toujours. Jonathan rapprocha la bougie du miroir et émit un son de désapprobation. Le miroir était brisé, un épais réseau de craquelures provenant du centre et il manquait des morceaux. Il se demanda pourquoi le verre n'avait pas été réparé ou jeté. Mais à en juger par l'emplacement du miroir dans la pièce et l'âge des autres objets relégués, cet accident était arrivé il y avait si longtemps que plus personne de vivant ne s'en souvenait. Il tourna son attention sur l'autre objet en le dévoilant.


C'était un portrait de plein pied mais il avait été détruit aussi sûrement que le miroir. C'était une femme — il pouvait le déduire des vêtements. Contrairement au miroir, il était inutile de se demander si ce dommage avait été un accident. Tous les dégâts se limitaient à la tête et au tronc — cette zone n'était rien d'autre que des morceaux pendus de toile. Et cela n'avait pas été déchiré — cela avait été découpé — ou plutôt balafré. Quelqu'un s'était délibérément employé à détruire cette image.

Jonathan l'étudia en songeant : Cela a été fait sous le coup de la rage. Qui était cette personne et qui la détestait tant pour vouloir faire ça ?


Il posa la bougie sur une table voisine puis tendit la main et commença à lever et arranger les divers morceaux. Il les maintint ensemble comme il le put mais il y en avait tellement qu'un ou deux morceaux lui échappaient toujours. Juste quand il pensait pouvoir regarder le visage du sujet, une section retombait. Finalement, cependant, il parvint à l'avoir en entier autant que possible, et il regarda.

Ses mains en retombèrent de surprise choquée en laissant le portrait à nouveau en lambeaux.

« Ce n'est pas possible, » murmura-t-il.

Le visage déformé et recousu qu'il avait vu était plus que familier — il le connaissait. Autant qu'il voulait le nier, il ne le le pouvait pas. C'était tout le portrait de Mina — aussi vivant que si elle avait elle-même posé. Oh, les cheveux étaient arrangés différemment mais c'était la même couleur. Les yeux étaient les mêmes — sombres, en amande et égocentriques. La bouche avait la même forme avec le même pli irritable et déterminé. Au-delà du choc de la reconnaissance, il y avait l'admission que oui, c'était les qualités qu'il voyait... qu'il avait toujours vues en Mina — et elles n'étaient pas attirantes.


Je ne peux pas y croire. Mes yeux ont dû me jouer des tours. Cette femme est morte depuis des siècles et la famille de Mina ne vient même pas de cette partie du monde, alors ce ne peut pas être une ancêtre. Il tendit à nouveau la main vers les bandes pendantes puis s'arrêta et baissa lentement la main. En prenant la bougie, il se retourna et revint rapidement au couloir en tournant résolument le dos à quelque chose qu'il ne pouvait pas et ne voulait pas comprendre.

Quand il ferma la porte de la pièce, il se sentit soulagé mais sa respiration ne redevint normale que lorsqu'il arriva dans une section connue du château. Il prit un moment pour s'adosser contre le mur en laissant sa tête reposer sur la pierre froide alors qu'il tentait de remettre de l'ordre dans ses pensées.


Il avait songé que le château Draculea devait cacher de nombreux secrets mais il n'aurait jamais cru que certains d'entre eux pouvaient le concerner d'une façon ou d'une autre. Il tenta à nouveau de se dire qu'il n'avait rien vu d'important dans cette pièce sombre et renfermée mais les mots sonnaient creux. Il se dirigea vers le rez-de-chaussée en espérant rencontrer Simion ou le prince — quelqu'un qui lui offrirait une conversation saine et normale — tout pour lui ôter de l'esprit ce sentiment d'irréalité qui s'était emparé de lui.


Rock avait suivi Jonathan depuis le moment où il avait quitté la salle de jeux, en restant assez loin pour se fondre avec les ombres. Il avait observé le jeune homme entrer dans la salle de réserve et il avait senti une pointe de satisfaction. Ainsi le nouveau chouchou du prince n'était pas aussi parfait. On ne lui avait peut-être pas strictement interdit d'explorer les coins reculés du château mais la directive avait été implicite.


Le fait même que quelqu'un dans ce monde soit aimé et bien traité restait en travers de la gorge de Rock. Le fait que son maître avait trouvé quelqu'un à chérir le faisait enrager. Rock n'avait jamais été complètement sain d'esprit. L'abus des mains de son père puis ce qu'il avait dû endurer en tant que jeune homme qui traçait sa voie parmi les prédateurs de ce monde avaient effacé toutes ses tendres émotions bien avant qu'il ne soit sous le joug de Draculea. Quand il avait ressuscité en tant que vampire, le monde ne fut pas meilleur pour l'empêcher de devenir un monstre à part entière et dans les siècles suivants, forcé de vivre sous la poigne d'acier de Draculea, il s'était dirigé régulièrement vers une folie sans limites. Il s'était vraiment approché du bord lorsqu'on lui avait permis de céder à ses désirs avec Renfield et la prudence qui le limitait était devenue fine, fragile. Il regarda Jonathan, sut que Draculea considérait ce jeune homme comme sien et comprit quel était le meilleur moyen de blesser son maître tout en se faisant plaisir.


Il devança Jonathan, rapide et silencieux, en descendant dans la grande salle. Il se rendit droit à la bibliothèque, prit la clef qu'il avait volée à Rill et l'ouvrit. Il se glissa à l'intérieur et alluma rapidement quelques bougies dans la pièce. Il n'eut pas le temps de toutes les allumer car il pouvait entendre le bruit des pas de Jonathan dans la grande salle. Il se rua vers la porte et s'assura qu'elle était entrouverte, juste un peu — juste assez pour que la lueur pâle des bougies apparaisse. Puis il alla se cacher derrière une tapisserie dans la pièce.


Jonathan était passé tant de fois dans la grande salle sans éclairage que son pas était devenu beaucoup plus ferme et assuré mais il ralentit à présent. Il y avait quelque chose de différent — une petite chose mais importante. Un fin rayon de lumière perçait la pièce, provenant d'une porte à peine ouverte. Il s'arrêta et réfléchit un moment. C'est la bibliothèque. Je n'avais encore jamais vu la bibliothèque ouverte.

Il se dirigea vers elle en bougeant lentement. Peut-être que le prince est revenu de sa promenade. Rill a dit qu'il passait beaucoup de temps dans la bibliothèque. J'imagine que ce doit être bien confortable si c'est l'une des pièces préférées de Draculea. J'adorerais la voir. Il était attiré plus près. Mais il a dit que je ne devais pas la voir maintenant. C'était hier, cependant. Il voudra peut-être me la montrer maintenant. Il se peut même qu'il ne soit pas là. Simion a très bien pu la préparer pour lui en allumant les bougies.


Il se tenait devant la porte, à portée de main. Peut-être qu'il veut que j'explore la bibliothèque. Il a sans doute laisser la porte ouverte pour cette raison. Même en songeant à cela, une partie de son esprit le grondait pour son manque de rationalisme. Tu confonds tes désirs avec la réalité, Jonathan. S'il veut te voir là, il t'y invitera, pas vrai ? Oui, cette porte a été laissée ouverte par erreur. Je vais aller dans la petite pièce et voir s'il est là. S'il n'y est pas, ce sera un endroit assez agréable où l'attendre.

Jonathan commença à se retourner mais il hésita. En tendant la main vers la porte, il songea : Je vais juste refermer la porte pour lui. Sa main se posa sur la clenche, il s'arrêta...


... et il alla de l'avant en poussant lentement la porte pour qu'elle s'ouvre.






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