Child of the Night 116

Chapitre Cent seize : Antagoniste



L'an de grâce 1892
Le Musée Royal, Londres


Le conservateur étudiait aigrement la liste de mécènes possibles. Il avait choisi ce métier car il voulait préserver les merveilles du passé et éduquer les gens du commun en leur montrant les connaissances des civilisations passées. Au lieu de ça, il passait la plupart de son temps à faire des courbettes devant les gens aisés de la société londonienne. Certains d'entre eux étaient de vrais philanthropes qui partageaient sa passion mais la plupart était simplement prétentieux. Ils donnaient aux causes à la mode comme ils donnaient au styliste à la mode. Il savait très bien que s'il ne se dépêchait pas, le généreux mécène du musée de cette année pouvait devenir le généreux mécène de l'opéra de l'an prochain.

Son secrétaire, un jeune homme heureusement sans ambition, entra avec empressement en tenant un paquet épais d'enveloppes ouvertes.

« Bonjour, monsieur. Il y a eu beaucoup de courrier aujourd'hui.

- Il y avait des chèques ? demanda le conservateur sans lever les yeux.

- Euh... »

Le secrétaire parcourut rapidement son paquet.

« Un seul. J'ai bien peur que Mrs Smythe-Wilkins ne se soit pas montrée très généreuse. Elle n'a envoyé qu'un tiers de ce que vous espériez. »


Le conservateur soupira en repoussant la liste.

« J'aurais dû le savoir. Elle a tout fait pour m'éviter à la dernière exposition de poterie grecque. Bon, il va juste falloir que je flatte un peu plus le reste de la liste. Autre chose d'intéressant ?

- Une requête des scouts pour une visite spéciale, une ligue féminine locale qui vous demande de leur recommander un orateur pour le déjeuner, une dame dans le Hertfordshire qui nous accuse de lui avoir volé un casque viking dans son jardin... »

Le conservateur eut un reniflement et le secrétaire sourit.

« Oui, je lui renverrai une réponse polie lui disant de contacter sa maréchaussée locale. Et puis, il y a ceci. »

Il souleva une enveloppe et la fit tourner dans sa main pour l'étudier curieusement.

« Un messager a apporté ce télégramme. Apparemment, il a été transféré d'Allemagne. Je ne reconnais pas vraiment le nom mais il me semble familier. »

Il la tendit.


Le conservateur sortit une paire de lunettes de la poche de sa chemise et il les posa sur son nez pour regarder l'enveloppe.

« Ah oui. En effet, vous ne l'avez rencontré que quelques minutes lorsqu'il est arrivé ici la semaine dernière. Il a fait des recherches dans notre section médiévale, fouillant dans les textes et artefacts religieux les plus obscurs.

- Oh, je me souviens maintenant. Pourquoi a-t-on envoyé ce télégramme ici ?

- Je pense que nous n'étions pas sur son trajet d'origine. Cela vient d'Heidelberg — il a travaillé là-bas ces dernières années. Le télégramme a dû arriver là-bas et ils nous l'ont fait transmettre. Bien, je pense qu'on devrait le lui donner. Cela pourrait être important. »

Il le tendit à nouveau.

« Apportez-le directement au professeur Van Helsing. »

De nombreuses parties du musée étaient peu joyeuses et la section consacrée aux aspects les plus obscurs de la religion médiévale était l'une d'entre elles. Le professeur n'était pas au niveau supérieur avec les reliques, les livres historiques de théologie et les tapisseries, aussi le secrétaire passa-t-il par la porte où était marqué ENTRÉE INTERDITE. La pièce derrière cette porte contenait les textes les plus rares et les plus fragiles, des bibles richement dorées et illustrées et des parchemins craquelés. Il n'était pas simple d'obtenir le droit d'entrer dans cette pièce. Il fallait des références et pas seulement des références sociales et politiques. Seuls les plus érudits et les plus pieux avaient le droit d'étudier cette collection.

Le secrétaire souleva une clef d'un lourd anneau. Une autre règle en vigueur — quiconque étudiait la collection devait accepter d'être enfermé. Il y avait une corde à l'intérieur qui déclencherait une cloche extérieure au cas où le chercheur aurait besoin de sortir avant l'heure prévue. Il y avait eu de temps en temps des plaintes sur la sûreté douteuse d'un tel arrangement mais la plupart des érudits intéressés n'étaient pas assez concernés pour protester.

Le secrétaire déverrouilla la porte et entra dans la pièce. Elle était de taille raisonnable mais tellement pleine à craquer qu'elle semblait étroite. En plus des étagères qui s'alignaient contre le mur jusqu'en haut, il y avait des étagères au centre. Elles étaient si rapprochées qu'il y avait à peine un ou deux pieds d'écart entre elles et les chaises des tables d'étude.


On aurait pu s'attendre à ce que cette pièce soit sombre mais elle était bien éclairée par de nombreuses lumières électriques au plafond. Quand le musée avait abandonné le gaz, ce fut la première pièce transformée. Des gens avaient protesté en disant qu'il serait plus sensé de commencer avec les parties publiques — jusqu'à ce qu'on leur ait précisé à quel point cette collection était inflammable.

Il y avait d'habitude un ou deux érudits en théologie ou des ecclésiastiques qui étudiaient mais aujourd'hui il n'y avait qu'une seule personne. Le secrétaire s'arrêta sur le pas de la porte pour étudier cet homme. C'était étrange — ce Van Helsing était comme tous les autres chercheurs qui l'avaient précédé et il était en même temps différent. Il était vêtu du noir simple que favorisait la plupart des gens du clergé mais il ne portait pas le col blanc. Il était aussi calme et distrait que la plupart des autres chercheurs, son esprit clairement concentré sur autre chose qu'ici et maintenant. Mais les différences étaient presque complètes.


Le plus évident était les cheveux. Ils n'étaient pas coupés nets et courts — ils étaient longs, presque aussi long que ce dramaturge — comment s'appelait-il déjà ? Celui qui avait écrit cette comédie mousseuse — Lady Windermere’s Fan. La ressemblance s'arrêtait pourtant aux cheveux.

Il était penché sur un parchemin en lambeaux mais ce n'était pas le dos voûté habituel de l'érudit. Le corps de cet homme était mince et on avait l'impression d'une énergie tapie — comme s'il était prêt à bondir à tout moment, prêt à tout. Mais que diable nécessite une telle vigilance ? songea le secrétaire. Et il se souvint aussi des yeux de cet homme. Ce n'était pas le regard rêveur et lointain qu'il avait fini par associer à la plupart des hommes de Dieu qui étaient venus étudier cette collection. Son regard était acéré, vigilant et ancien. Cela ennuyait le secrétaire car bien qu'il y ait une mèche épaisse de gris qui striait les cheveux bruns foncés de l'homme ainsi que des lignes profondes le long de sa bouche sévère, il ne semblait pas avoir dépassé la quarantaine.


Il fallait en général un moment pour que les chercheurs descendent de leur état contemplatif pour reprendre contact avec le monde et, à en juger la façon dont Van Helsing semblait absorbé, le secrétaire s'attendait à ce que ce fut le cas. Il fut donc surpris lorsque, sans lever les yeux, l'homme fit :

« Oui ?

- Je suis navré de vous déranger, professeur.

- Je crois qu'il me reste encore plusieurs heures.

- Oh oui, monsieur. Il n'y a pas de problème pour ça. C'est juste qu'un télégramme est arrivé pour vous.

- Je vais bientôt prendre une pause pour déjeuner. »

L'homme n'avait pas levé la tête, ni même les yeux.

« Nous pensions que cela pouvait être important, monsieur. »

L'homme soupira lourdement et leva la tête avec réticence en tendant la main.

« Désolé d'être impoli mais j'ai atteint une section très intéressante. Je peux ? »

Le secrétaire tendit le télégramme.

« Si vous souhaitez répondre, je peux faire envoyer le message par un de nos hommes.

- Merci. »


Van Helsing était en train de déchirer l'enveloppe.

« Attendez un moment et je vous le dirai. Je me demande ce qui était si important pour que l'Université me fasse transférer le message ? »

Le secrétaire attendit alors que les yeux sombres de l'homme parcouraient le télégramme. Les sourcils de Van Helsing se haussèrent puis s'abaissèrent lentement. Une série d'émotions défila sur son visage, certaines indéchiffrables mais le secrétaire reconnut le choc et quelque chose qui ressemblait étrangement à du triomphe puis une sombre satisfaction. Van Helsing leva les yeux du papier pour fixer le vide. Le secrétaire commença à s'agiter. Après presque une minute, il fit :

« Professeur ? »

Van Helsing cilla.

« Professeur, quelque chose ne va pas ?

- Cela pourrait n'être rien, fit lentement Van Helsing. Mais cela pourrait aussi être tout. Il se pourrait que je sois enfin appelé à accomplir mon destin.

- Je... »


Le secrétaire était confus. Cela pouvait être soit de très bonnes nouvelles soit une tragédie personnelle, et qu'il soit damné s'il pouvait dire de quoi il s'agissait.

« Peut-on vous aider en quoi que ce soit, monsieur ? »

Le regard de Van Helsing se posa sur lui.

« Ne vous dérangez pas pour ça, jeune homme.

- Mais s'il y a le moindre problème, je pourrai peut-être vous aider... »

Van Helsing s'était levé. Son manteau était posé sur le dossier de la chaise et il l'enfilait. Une fois encore, le secrétaire put remarquer qu'il n'avait pas un corps maigrichon ou corpulent comme la plupart des chercheurs religieux. Les épaules de Van Helsing étaient larges et musclées et il se déplaçait avec une aisance fluide et impatiente.

« Vous avez un cœur généreux et je vous remercie, mais non. »


Il contourna la table et le secrétaire eut l'envie soudaine de reculer — tant pour libérer le chemin que pour éviter en fait cet homme. Il y avait quelque chose d'alarmant et d'agressif dans la façon dont il se déplaçait. Il tressaillit presque lorsque Van Helsing posa une main sur son épaule et fit d'un ton lourd :

« Il y a des choses en ce monde, jeune homme — de sombres choses. Dieu n'a jamais voulu que l'humanité les connaisse. Il a donné la connaissance et la capacité à les tuer à seulement quelques-uns d'entre nous et c'est notre tâche de les traquer dans les ténèbres et de les retirer du monde de Dieu. »

Il tapota le secrétaire.

« Appréciez votre innocence. Remerciez le conservateur de ma part. Je reviendrai finir mes recherches plus tard. Si Dieu le veut. »

Il poussa le secrétaire sur le côté et se rua dehors, son pas long et décidé.

Le secrétaire le regarda un moment puis quitta la pièce à nouveau en verrouillant la porte. Il lui fallut un moment pour se rendre compte qu'il ressentait du soulagement et il dut se demander ce qui provoquait cela. Le professeur avait toujours été poli et ne s'était jamais montré le moins du monde déplaisant. Mais il y avait pourtant cette aura autour de lui — une sorte d'agressivité et de danger cachés, quelque chose de totalement opposé au caractère détendu et calme auquel le secrétaire s'était habitué au musée.


Peut-être que si le secrétaire avait vu le morceau de parchemin que Van Helsing avait étudié, il ne serait pas senti autant à l'aise parmi la collection de documents religieux. C'était un compte-rendu d'un incident particulièrement sanglant qui avait eu lieu durant le règne d'un obscur prince transylvanien. Il faisait partie de cette section particulière car l'Église avait prétendu que le prince avait agi en réponse à un geste flagrant de défi religieux de la part de plusieurs émissaires turcs. Plus tard, les érudits s'accordèrent à dire que la motivation pour clouer les fez des hommes sur leurs têtes avait été plus politique que purement religieuse.

Bien que ces deux opinions soient correctes jusqu'à un certain degré, il n'y avait que deux hommes vivants qui connaissaient la VRAIE raison pour laquelle les diplomates turcs, et surtout le plus jeune des trois, avaient été traités de façon si sanglante et décisive.






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