Chapitre 100 : Les poupées
Pendant que Chi Yan mangeait, il n'avait cessé de repenser à ce qui s'était passé dans la matinée dans le moindre détail. Il gardait l'impression qu'il y avait un détail étrange qu'il avait négligé. Et puis à l'instant, il venait de réaliser une chose — la vieille dame qui lui avait parlé portait clairement un vêtement mortuaire.
Il avait déjà organisé l'enterrement de sa grand-mère avec son grand-père et sa mère, puis s'était aussi occupé des funérailles de sa mère avec son grand-père. Il se rappelait donc très bien de ce style de vêtements mais il n'y avait plus fait attention en parlant avec la vieille femme. Ce n'était que là que ça l'avait frappé.
Alors comme ça, il avait bien entendu ce qu'elle avait dit. Elle lui avait bel bien dit qu'elle était déjà morte et elle lui conseillait de partir de cet endroit.
« Et les gens dans le village alors ? »
Le visage de Song Jin était tendu. Il avait l'air très nerveux mais il ne mit pas en doute les paroles de Chi Yan.
« Monte dans la chambre récupérer nos affaires, fit Chi Yan. Je vais prévenir le gérant. Nous partons dès que tu seras redescendu. On ne peut pas s'occuper des villageois pour le moment, on ne peut rien faire juste nous deux. Quand nous serons rentrés, nous contacterons un expert pour lui en parler. »
Sans hésiter, Song Jin hocha la tête et répondit :
« Okay. Attends-moi ici, je reviens dans deux minutes. Vous reconnaissez une phrase classique des films d'horreur ? (1) »
Le gérant venait de débarrasser leur table et était retourné dans la cuisine. Dans la salle à manger, Chi Yan l'appela deux fois avant que l'homme ne sorte de la cuisine, les mains trempées. Il était visiblement en train de faire la vaisselle.
Chi Yan lui paya le repas et l'informa qu'ils quittaient la chambre. Puis il attendit que Song Jin redescende pour rendre les clefs. Au bout du compte, Chi Yan attendit dix bonnes minutes mais ne vit toujours pas son ami redescendre.
Ils n'avaient pas tellement d'affaires, cela n'aurait donc pas dû prendre autant de temps à Song Jin pour les rassembler. Et même s'il était allé aux toilettes, il aurait déjà dû revenir. Chi Yan ne put rester à attendre : il demanda une clef de secours au gérant et monta trouver Song Jin.
La porte de leur chambre n'était pas fermée à clef. Dès que Chi Yan entra, il vit que tout avait été rangé dans leurs sacs. Cependant, Song Jin était allongé sur le lit, comme s'il avait perdu connaissance.
Chi Yan s'approcha aussitôt et s'assit au bord du lit. Il secoua son ami en l'appelant :
« Song Jin, Song Jin, qu'est-ce qui t'arrive ? Réveille-toi ! »
Malgré ça, son ami ne réagit pas.
Chi Yan sentit un grand froid l'envahir et il consulta son portable. Il était midi trente, le moment où le Qi Yang était à son apogée. Après minuit, le Qi Yang se mettrait à faiblir et ce serait le Qi Yin qui gagnerait en puissance. S'ils ne profitaient pas de ces heures de jour, ils risquaient fort ne pas pouvoir partir. Le fait que Song Jin tombe subitement dans le coma prouvait bien que quelque chose voulait les garder ici.
Chi Yan songea à tout ça et prit une grave décision. Il prit leurs sacs de la main gauche et mit Song Jin debout contre lui de sa main droite. Il l'aida à quitter la chambre. Comme il était entièrement concentré sur son ami, il ne remarqua pas qu'une des poupées de chiffon grossièrement cousues sur la table avait disparu.
Chi Yan fit descendre les escaliers à son ami. Le gérant fut fort surpris de voir Song Jin inconscient. Il les rejoignit vite pour aider et demander ce qui était arrivé. Il suggéra alors qu'ils restent un peu. Il irait demander au docteur Wang de venir l'examiner.
Cependant, Chi Yan n'osait pas rester plus longtemps. Si Song Jin était dans cet état, ce n'était pas parce qu'il était malade mais à cause de l'action maléfique des esprits et démons. Le mieux était donc de quitter ce village au plus vite.
Il refusa donc l'offre aimable du gérant et lui demanda simplement de l'aider à trouver une corde longue et épaisse. Puis, avec l'aide du gérant, il porta Song Jin et le posa à l'arrière de sa moto. Il l'attacha ensuite à son corps avec la corde. La tête de Song Jin était posée sur l'épaule de Chi Yan, ainsi il ne risquerait pas de tomber en dépit des entraves.
Avec tout ça, l'heure avait un peu avancé sur son portable. Il n'y avait qu'une route pour entrer et sortir du village. Chi Yan salua de la tête le gérant et partit en moto le long de la route qu'il avait prise à l'aller.
Il faisait nuageux aujourd'hui. Chi Yan n'avait pas une seule fois vu le soleil depuis son réveil et la brume tomba de nouveau sur les montages, s'épaississant et se refroidissant au fur et à mesure, jusqu'à ce que toute la route soit enveloppée de gris.
Chi Yan savait que ce temps et le brouillard n'avaient rien d'ordinaires et que ce n'était pas une coïncidence. Mais avant de venir, il avait fait brûler un talisman guide à l'entrée de la route. En cet instant, il y avait comme un fil dans son esprit qui lui montrait clairement la direction à prendre. Il ne risquait donc pas d'être abusé par ses sens et de se perdre.
Après trente minutes, il vit que l'endroit où ils avaient trouvé la moto avec side-car à leur venue se rapprochait de plus en plus. Chi Yan sentit alors quelque chose de froid dans son cou. Song Jin se pressait de plus en plus contre lui, son corps de plus en plus lourd. En plus, comme il faisait très froid, tout le corps de Chi Yan semblait gelé et ses sens s'étaient engourdis. Malgré ça, il remarqua qu'il y avait un problème.
Il appela :
« Song Jin ? »
Il ralentit un peu et tourna la tête. Il faillit tomber de la moto à cet instant — où était passé Song Jin ? Derrière lui se trouvait un petit fantôme avec les yeux exorbités et une langue très longue. Le gamin avait les deux bras passés autour de son cou et lui souriait d'un air étrange.
Quand Chi Yan avait découvert à midi qu'il y avait quelque chose de bizarre dans ce village, il avait préparé une liasse de talismans d'exorcisme et les avait mis dans sa poche. Il arrêta aussitôt la moto et brandit deux talismans, un dans chaque main. Il en colla un sur le front du petit fantôme et l'autre sur son cœur. De toute évidence, le fantôme n'avait pas l'habitude de ce genre de chose. Il devint violent suite aux talismans. Les deux petites mains d'enfant serrèrent le cou de Chi Yan et il ouvrit en même temps la bouche pour le mordre.
La bouche du petit fantôme s'élargit aussitôt et s'étira jusqu'à ses oreilles. Sa bouche était remplie de dents acérées et triangulaires.
Chi Yan les vit clairement et se dépêcha de se mordre l'index gauche — dans tous son corps, son sang était ce qui contenait l'énergie maléfique la plus pure et concentrée. Dans le reste de son corps, l'énergie maléfique semblait simplement versée dessus, elle flottait à la surface mais il ne pouvait pas la contrôler. Au contraire, l'énergie maléfique dans son sang semblait directement se fondre dans ses veines, d'une pureté, d'une densité et d'une force incomparables. En général, les fantômes ne pouvaient pas la supporter.
Juste avant qu'il ne se morde le bout du doigt, une fumée sombre et épaisse jaillit soudain de son torse et souleva le petit fantôme avant de le laisser retomber. En même temps, des flammes noires l'enveloppèrent et l'enfant tomba à terre en gémissant de douleur à cause du feu. Ses cris furent tristes et perçants, avant de s'arrêter rapidement.
Les flammes noires ne disparurent pas pour autant, elles continuèrent à brûler. Chi Yan put voir clairement que c'était une poupée de chiffon mal cousue et familière qui était en train de se consumer. La poupée fut vite réduite en cendres noires qui s'envolèrent avec le vent. Les flammes noires disparurent alors.
Chi Yan porta la main à la petite bouteille de porcelaine et le porta à ses lèvres pour l'embrasser doucement. Il savait que c'étaient cette bouteille et cet homme qui lui avaient de nouveau sauvé la vie.
Il baissa les yeux sur l'endroit où les flammes avaient disparu. Son visage s'assombrit soudain. Il remonta sur sa moto, fit demi-tour et repartit en direction du village de Hejia, malgré le fait tout le mal qu'il s'était donné pour en partir.
S'il avait deviné juste, il n'était plus possible à présent de sauver la famille Zhuhui et les deux policiers. Par contre, s'il n'y retournait pas tout de suite, Song Jin serait mort avant la nuit.
Chi Yan roula donc jusqu'au petit hôtel et le gérant fut quelque peu surpris de le voir revenir seul.
« Pourquoi vous êtes revenu ? Vous avez oublié quelque chose ? Où est votre ami ? »
Chi Yan regarda le gérant qui était sorti l'accueillir en entendant le bruit de la moto. Son regard s'assombrit et il y eut un moment de silence. Au bout du compte, il ne dit rien. Il s'appuya sur ce que l'autre venait de dire :
« Oui, j'ai dû laisser tomber un chargeur. Mon ami ne se sent pas bien alors il n'est pas revenu avec moi. »
En entendant ça, le gérant prit la clef et la lui tendit.
« Alors montez voir. Ça tombe bien, je n'ai pas encore eu le temps de nettoyer la chambre. »
Chi Yan hocha la tête et prit la clef avant de monter.
La chambre était vide, Song Jin ne s'y trouvait pas. Chi Yan posa le regard sur l'unique table de la pièce, sur laquelle se trouvait une seule poupée de chiffon.
Sans hésiter, Chi Yan s'avança et se mordit l'index gauche. Il fit couler un peu de son sang et traça un symbole de réincarnation sur le corps de la poupée. Il prit ensuite son briquet pour mettre le feu à la poupée en partant du bas.
Ce feu n'était qu'un feu ordinaire, après tout. Il n'avait pas la puissance du feu noir. Dans les flammes rouge orangé, on put entendre faiblement les hurlements stridents d'une petite fille, puis la poupée de chiffon prit l'apparence d'une enfant dans les flammes. Elle ressemblait énormément au petit fantôme qui s'était pressé contre le dos de Chi Yan tout à l'heure. Elle avait les même yeux exorbités et était tout aussi effrayante. Elle voulut se ruer vers Chi Yan mais le talisman de sang peint sur son corps la maintint sur place, l'immobilisant. Le regard qu'elle lança à Chi Yan se fit de plus en plus rageur.
Chi Yan recula d'un pas puis regarda vers la porte, là où se tenait une petite silhouette.
C'était la fille des propriétaires, Yingying. Elle regarda les flammes orange qui s'éteignaient et lâcha un léger rire. Mais ce qu'elle dit ensuite était des plus perturbants :
« Monsieur, je t'ai laissé mon petit frère et ma petite sœur pour te tenir compagnie. Pourquoi tu les as tués ? »
Chi Yan la fixa, une main saisissant déjà le talisman d'exorcisme dans sa poche.
« Ce n'est pas moi qui les ai tués, c'est toi. Pourquoi tu as tué ton propre petit frère et ta petite sœur et les as transformés en poupées que tu peux contrôler à ta guise ? »
Le visage de la fillette arbora un air chagriné :
« Mes parents m'avaient promis qu'ils m'emmèneraient au terrain de jeu et m'achèteraient une poupée. Mais une fois que les petits sont nés, ils n'ont plus fait attention à moi. Un jour, j'ai découvert qu'ils m'ignoraient même si je pleurais ou hurlais mais par contre, dès que mon frère ou ma sœur pleuraient, ils allaient voir tout de suite. Alors j'ai transformé mon frère et ma sœur en mes poupées, puis je leur ai ordonné de faire en sorte que papa et maman soient aussi comme moi. Ils ont été très sages et ont fait ce que je leur ai demandé. »
Après ça, elle releva la tête et eut un sourire mielleux.
« Comme ça, j'ai pu avoir mes poupées et en plus, papa et maman me voient de nouveau et s'occupent bien de moi. »
Il s'en était douté. Après avoir découvert que la poupée était un petit fantôme manipulé, il avait deviné que l'enfant qui lui avait donné ces poupées n'était pas non plus humaine. Le gérant et sa femme qui vivaient avec elle n'étaient probablement plus humains non plus. Les autres villageois ne s'étaient pas rendus compte qu'il y avait un problème avec leur unique hôtel, ni même que cette famille était morte... Et dans le village, y avait-il encore des gens vivants au moins ?
La petite fille leva la tête et continua à lui sourire.
« Mon petit frère et ma petite sœur ne sont plus là, alors monsieur va rester avec Yingying, d'accord ? »
Le doigt de Chi Yan saignait toujours. Il frotta le sang sur deux des talismans d'exorcisme dans sa poche puis s'avança pas à pas vers la porte.
« Dis-moi où est Song Jin ! »
Yingying ne répondit pas mais elle insista avec un sourire :
« Monsieur, vaut mieux que tu restes, sinon ils vont t'attraper et faire de toi un masque de Nuo. »
Le cœur de Chi Yan manqua un battement.
Faire de lui un masque de Nuo...
Il secoua la tête et continua à s'approcher de l'esprit malfaisant à la porte. Dès que possible, il colla ensuite un talisman d'exorcisme sur le front de Yingying et la contourna en même temps pour sortir. Il referma la porte derrière lui et colla un second talisman d'exorcisme dessus.
Il put entendre les imprécations et les hurlements stridents de l'esprit malfaisant de l'autre côté de la porte.
Chi Yan ne savait pas combien de temps ces deux talismans allaient bien pouvoir retenir le fantôme. C'était sa maison et son foyer. Elle avait déjà pris au moins quatre vies et en plus, ses mains étaient tâchées du sang de sa propre famille.
Le gérant entendit le bruit quand il descendit et se montra :
« Alors ? Vous l'avez retrouvé ? »
Chi Yan regarda cet homme et secoua la tête.
Cet homme ignorait qu'il était mort. Dans ce village, il avait oublié qu'il avait été tué par ses propres enfants qui l'avaient ensuite transformé en fantôme. Il vivait toujours comme un humain.
Chi Yan ne lui révéla pas la vérité. Il voulait retrouver Song Jin le plus vite possible, avant que cet esprit malfaisant au premier étage ne s'échappe, puis partir avec son ami rapidement. Les fantômes conservaient en général leur nature et leurs habitudes de leur vivant. Selon toute vraisemblance, Song Jin était encore caché quelque part dans l'hôtel.
À cet instant, Chi Yan vit une silhouette familière dans la rue embrumée devant l'hôtel. Une forme penchée, des cheveux blancs, des vêtements mortuaires en satin noir et une cane noire — c'était la vieille dame qu'il avait rencontrée devant le temple du dieu Nuo ce matin.
La vieille dame le vit aussi et le salua avant de lui faire signe de sortir.
Comme le gérant avait le dos tourné à la porte, il ne vit pas ce qui se passait dehors.
Chi Yan hésita un moment puis trouva une excuse et sortit du petit hôtel.
La vieille dame ne s'arrêta pas. Elle avança rapidement jusqu'au coin de la rue puis s'arrêta et fit encore signe à Chi Yan de venir.
Note de Karura : L'histoire de Yingying est un peu sordide.
Ce village n'a pas fini de dévoiler ses secrets !
Notes du chapitre :
(1) Vous reconnaissez une phrase classique des films d'horreur ?
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