Chapitre 102 : Un contrat
Chi Yan se pétrifia. Avec hésitation, il leva les yeux vers le masque noir et or. Sous la lumière vacillante des bougies, le sourire sur le masque avait une touche démoniaque.
Il ouvrit la bouche mais ne dit rien.
La voix résonna de nouveau, rauque et sombre, comme si elle rampait des enfers pour réclamer ce baiser :
« Hé bien ? tu ne veux pas ? »
Chi Yan baissa les yeux et regarda les bougies allumées sur l'autel.
« J'ai déjà quelqu'un que j'aime. »
Il ne savait pas pourquoi ce dieu dans le temple du dieu Nuo émettait une requête si étrange et s'il n'y avait pas un sens caché et un mystère derrière ça.
Il ne se rendit pas compte non plus à quel point sa réponse avait suscité de la colère et de l'agitation dans le maître de cette voix, au point qu'il aurait voulu renverser ce petit temple miteux.
Cela fait plus de dix ans que je protège mon bébé, et ce bébé que j'ai choyé pendant tout ce temps au plus profond de mon cœur a le culot de m'avouer dans cette situation qu'il a déjà quelqu'un qu'il aime ? Une partie de son âme était toujours attachée à Chi Yan, comment pouvait-il n'avoir rien remarqué ? Il avait toujours pensé que c'était Ah Yan qui était trop stupide et incapable de comprendre. Il s'était même dit en son for intérieur que c'était très bien s'il ne comprenait pas. Il pourrait ainsi être celui qui lui ouvrirait les yeux et lui apprendrait les joies de l'amour. Comme ça, toute la tendresse et l'affection d'Ah Yan n'appartiendraient qu'à lui seul.
Mais il ne savait même pas qui Chi Yan pouvait bien aimer. C'est la douce fille de la fac que plein de garçons aiment ? Ah Yan ne la regarde pas trop pourtant. Est-ce parce qu'il ne ressent rien pour elle ou parce qu'il est trop timide ? Ou bien c'est le grand lourdaud à côté de lui qui est marié mais qui se fait toujours protéger par Ah Yan ? Mais Ah Yan ne le considère pas comme un frère ?
En tout cas, ce n'était sûrement pas lui. Il avait à peine quatorze ans quand il avait rencontré Ah Yan pour la première fois, à peine un adolescent. Quant à Ah Yan, il n'avait que neuf ans à l'époque, encore un bébé. Et quand il était parti, Ah Yan n'avait que seize ans et demi. Même si on disait que les enfants étaient de plus en plus précoces et qu'à l'âge de quatorze ou quinze ans, au collège, ils savaient déjà cacher à leurs parents et leurs professeurs leurs amourettes, son Ah Yan était un peu plus lent que les autres enfants, et si stupide qu'il en avait souvent mal au cœur. Il mourait d'envie de le serrer dans ses bras en permanence. Malheureusement, il était fort possible que Ah Yan ne l'ait jamais considéré autrement que comme son grand frère tout le temps qu'ils étaient ensemble.
Et il n'avait pas été là durant les deux années essentielles de son adolescence. Ce ne fut qu'ensuite qu'il était revenu à ses côtés pour le serrer dans ses bras toutes les nuits, le cajoler pour qu'il s'endorme puis l'embrasser en cachette. Mais son stupide Ah Yan n'en avait pas conscience.
Alors même si Ah Yan veut rompre pendant un certain temps et en aimer un autre, je ne dois pas lui en vouloir. Je n'ai qu'à faire en sorte de le récupérer lentement.
À cette pensée, il calma peu à peu son agitation. Toutefois, il restait un peu mécontent.
« Cette personne que tu aimes est si importante que ça ? Tu ne veux pas m'embrasser à cause d’elle, même si cela pourrait sauver ta vie et celle de ton ami ? »
Chi Yan posa les yeux sur Song Jin, qui était toujours inconscient et contre le mur de droite. Son visage trahit son hésitation. S'il ne s'agissait que d'un baiser en échange de leur survie à tous les deux, il était d'accord. Il n'était pas quelqu'un de si conservateur et obtus, il savait faire la part des choses. En plus, il avait déjà embrassé cet homme en profitant de toutes sortes d'occasion et sans que l'autre ne le sache. Il refusait donc de se résigner à ne plus jamais le revoir.
Le problème était que juste demander un baiser en échange était trop bizarre et louche. Il n'arrivait pas à y croire. Il craignait donc un piège là-dessous, voilà pourquoi il n'osait pas accepter.
« Si tu refuses, alors fiche le camp d'ici tout de suite. »
Plus Chi Yan tenait à cette personne, moins il pouvait réprimer la jalousie et la colère qui grondaient dans son cœur.
« Au fait, je devrais te montrer ce qui se passe dehors. »
Chi Yan sentit ses yeux devenir froids. Il les ferma par réflexe et quand il les rouvrit, il put voir ce qui se passait dehors à travers les deux battants noirs de la porte du temple.
Ces gens étaient tous rassemblés autour des portes. Quelques danseurs de Nuo qui portaient des masques de Nuo et des lanternes en papier se trouvaient en tête tandis que le reste des villageois les entourait derrière. La scène était un peu différente de celle que Chi Yan avait vue avant — dans les lanternes, ce n'étaient pas des flammes de bougie orange qui brûlaient mais un feu fantomatique bleu. Sous cette lumière, tout le monde avait le visage pâle et une expression figée. On ne voyait plus rien de l'amabilité et la douceur de vivre de la journée.
On voyait tout de suite qu'aucun d'entre eux n'était encore vivant.
Quelques-uns avaient des visages à faire peur, ayant un air de fantômes maléfiques, ce qui indiquait qu'ils avaient commis des meurtres. Yingying, la petite fille de l'hôtel, et quelques danseurs en tête en faisaient partie.
Pas étonnant que Song Jin et lui n'avaient pas eu d'ombre sous la lumière des lanternes. Ils étaient humains alors naturellement, le feu fantomatique ne faisait pas apparaître d'ombre pour eux.
Il avait entendu autrefois que quelqu'un né avec le troisième œil pouvait voir des choses que les gens ordinaires ne pouvaient pas voir, ou bien voir la nature Yin et Yang des choses. Cependant, il n'avait pas cette capacité. Il y avait aussi certaines techniques spirituelles qui permettaient à un humain ordinaire de voir les fantômes et les monstres qu'il ne pouvait pas voir en temps normal. Ce devait être ce genre de magie que la chose avait employée sur lui.
Chi Yan leva les yeux vers le ciel.
Le ciel était sombre et lourd, mais ce n'était pas une nuit claire. Il y avait une brume gris-noir qui allait et venait, tournant en spirale indéfiniment — c'était du Qi fantomatique extrêmement dense et tout le village était enveloppé dedans. Les humains comme les fantômes ne pouvaient pas s'échapper.
Chi Yan sentit alors son cœur se serrer. Quand Song Jin avait appelé son supérieur, ce dernier n'avait mentionné aucune chose étrange. Les étrangers ignoraient ce qui se passait dans le village et les villageois eux-mêmes ne savaient pas ce qui se passait autour d'eux.
Il ignorait à quel moment les esprits malfaisants avaient fait leur apparition. Au début, il se pouvait qu'une ou deux personnes avaient été tuées, puis étaient devenues des esprits malfaisants qui avaient ensuite continué à faire du mal aux gens autour d'eux. À cause du Qi fantomatique, les vivants ne pouvaient pas dire si les gens autour d'eux étaient des humains ou des fantômes. Même une fois tués, ils oubliaient leur mort et continuaient à vivre comme avant, des fantômes qui ne savaient pas s'ils étaient humains ou pas.
De tous les fantômes que Chi Yan avait rencontrés dans ce village, seules la petite Yingying et la mamie savaient qu'elles étaient mortes.
La vieille dame avait dit qu'elle était la seule à être morte de vieillesse. Alors la petite fille avait dû être tuée pour une raison ou une autre.
Chi Yan resta planté là, confus, regardant cet enfer sur terre de l'autre côté de la porte. Il entendit soudain la voix sombre demander froidement :
« Tu as bien vu ? Alors quelle est ta réponse maintenant ?
– Pourquoi vous voulez un baiser ? » demanda plutôt Chi Yan en retour.
La voix parut hésiter un moment puis se mit à rire.
« Il fait bien trop froid ici, j'ai envie que tu me réchauffes. Qu'en dis-tu ? »
Chi Yan tourna la tête pour fixer la statue sur l'autel qui était éclairée par les bougies. Il fit à voix basse :
« Je veux que vous me promettiez de ne rien faire d'autre à part le baiser. Un baiser, en échange de quoi Chi Yan et Song Jin quittent ce village sains et saufs. Je vous demande aussi d'utiliser votre nom afin de garantir que ce contrat soit établi et que vous ne puissiez pas revenir sur votre parole. »
Tu as appris à négocier. La voix eut un rire bref.
« Je n'ai pas de nom mais je peux te promettre de vous envoyer en lieu sûr.
– Désolé, fit Chi Yan en fermant les yeux, mais je ne peux pas vous croire comme ça. »
Toute chose en ce monde, même les dieux et les démons, possédait un vrai nom, même les esprits avaient un nom. Le fait de passer un contrat en se servant des noms avaient valeur de serment solennel, il était interdit de revenir dessus. Si on ne respectait pas le contrat, qu'on se montrait malhonnête ou qu'on donnait un faux nom, le contrat nous faisait subir un contrecoup. Plus le serment fait était important, plus fort serait le contrecoup. Alors le fait que cette chose refusait de révéler son nom ne pouvait qu'accroître les soupçons de Chi Yan.
« Tu ne me crois pas ? fit la voix avant de marquer une pause. Bon, je peux remplir d'abord ma part du contrat. Je vais chasser ces choses. Ensuite, tu m'embrasseras et je vous enverrai tous les deux en lieu sûr. Peu m'importe ton ami, mais si tu ne remplis pas ta part du contrat, tu devras me compenser avec toi : tu resteras avec moi pour toujours et tu ne me quitteras jamais.
– D'accord, » accepta Chi Yan en hochant la tête après un long moment de réflexion.
Il n'avait pas d'autre solution en ce moment. Si cette chose les chassait vraiment du temple, c'en serait fini pour eux. Il ne savait toujours pas qui était ce dieu qui lui parlait et de quoi il était capable.
Au moment où il acquiesça, les deux lourds battants de la porte du temple s'ouvrirent soudain vers l'extérieur. Les fantômes malfaisants qui surveillaient l'entrée dehors et Chi Yan à l'intérieur du temple furent tous figés un moment.
En même temps, le ciel se mit à changer. L'énergie noire qui spiralait dans tout le ciel se mit à bouger et se tordre misérablement, comme si une main immense la tirait, la déchirait et la secouait sans que rien ne puisse l'arrêter.
Un vent glacial s'engouffra dans le temple. Les bâtonnets d'encens sur l'autel s'éteignirent tous et les splendides tentures décoratives accrochées aux poutres s'envolèrent dans tous les sens avant de retomber et joncher le sol. Les gens dehors parurent ressentir subitement une immense douleur. Ils se prirent la tête entre les mains et tombèrent au sol avant de rouler par terre.
Le Qi fantomatique dans le ciel se réduisait de plus en plus et le ciel nocturne reprit peu à peu son apparence d'origine. Sous le regard attentif de Chi Yan, tout ce Qi fantomatique parut fortement aspiré par le temple... comme si quelque chose dans ce temple l'attirait pour le stocker à l'intérieur.
Parmi les gémissements de fantômes et les hurlements chaotiques, Chi Yan vit une petite silhouette noire qui se tenait sous l'auvent en face du temple. Quand elle regarda dans sa direction, elle hocha la tête et eut un léger sourire, puis lui fit au revoir. Ensuite, la silhouette disparut peu à peu. C'était la mamie qui les avait aidés. À présent que le Qi fantomatique qui scellait le village avait disparu, elle pouvait enfin partir pour rejoindre le cycle des réincarnations.
Chi Yan entendit alors la voix faire d'un ton léger :
« Ces gens par terre se sont rappelés de leur terreur et de la douleur à l'instant de leur mort. Ils vont pouvoir rejoindre le cycle des réincarnations maintenant qu'ils ont enfin accepté le fait qu'ils soient morts. »
Les fantômes qui étaient morts injustement allaient rejoindre le cycle des réincarnations, tandis que les fantômes malfaisants seraient réduits en poussière. Ce village allait redevenir un village mort et désert, sans aucun habitant, et retourner à son état normal.
Chi Yan s'avança vers les cinq masques. Leurs expressions avaient également retrouvé leur calme, des visages souriants aux sourcils arqués et aux lèvres étirées vers le haut, mais ce n'étaient plus que des masques ordinaires.
La voix résonna soudain, rauque, basse et grave, mais avec un soupçon de gentillesse et d'affection profonde :
« Il est temps pour toi de respecter ta part du contrat. »
Chi Yan se tourna vers la statue sur l'autel. Avec ce pouvoir de changer le monde et d'éliminer un si lourd et maléfique Qi fantomatique en si peu de temps, il finissait par croire que cette chose était bel et bien un dieu.
Cependant...
Il déglutit et s'avança pas à pas vers l'autel. Il leva le visage pour contempler le masque noir et or, comme s'il attendait de se faire sacrifier aux dieux.
« Puisque vous avez un tel pouvoir, pourquoi... pourquoi vous n'avez rien fait jusqu'à présent ? » ne put-il s'empêcher de demander.
Puisqu'il était de toute évidence le dieu vénéré dans ce temple, ne devrait-il pas protéger les gens ici ? Pourquoi n'avait-il rien fait pendant qu'ils se transformaient en esprits malfaisants, qu'ils luttaient désespérément, qu'ils vivaient une vie terne ici, incapables de se transcender ?
La voix eut seulement un léger rire grave mais ne répondit pas.
C'est parce que ce ne sont pas les gens d'ici que je protège, c'est toi, ah. Stupide Ah Yan. Je suis venu ici avec toi.
Sous le masque, les yeux et les sourcils du faux dieu étaient remplis de douceur, cependant l'humain au pied de l'autel ne pouvait pas les voir.
Les deux battants noirs de la porte du temple se refermèrent de nouveau en silence et la lumière des bougies d'encens rouge se répandit faiblement, émettant une lumière tamisé, floue et chaleureuse.
La statue était bien trop grande pour que Chi Yan puisse l'atteindre alors, après hésitation, il grimpa lentement sur l'autel et s'approcha à genoux.
La voix ne se manifesta plus.
Plus il se rapprochait, mieux il pouvait distinguer le masque noir et or ainsi que la magnifique tenue rouge qui recouvrait la statue. Chi Yan eut soudain l'illusion qu'une vraie personne se trouvait sous ce masque et cette tenue, une personne vivante et pas une statue de dieu en bois ou en argile.
Son visage se rapprocha de plus en plus du masque. Il entendit alors la voix murmurer :
« Ferme les yeux. »
Chi Yan obéit automatiquement et ferma les yeux avant d'embrasser le masque inanimé.
Le contact était froid.
Puis quelque chose de froid et humide ouvrit ses lèvres, entra et le provoqua légèrement.
Chi Yan ne réagit pas tout de suite. Il resta agenouillé sur l'autel docilement, la tête penchée sur le côté et les lèvres entrouvertes pour laisser l'autre l'embrasser. Mais dès qu'il réalisa ce que la chose faisait, il en fut choqué et voulut ouvrir les yeux. Cependant, avant de pouvoir les ouvrir, il sentit de l'air glacial heurter son torse et il fut directement pressé sur l'autel par cette chose.
Les bougies allumées tombèrent par terre. Les flammes vacillèrent un peu avant de s'éteindre. Le temple fut de nouveau plongé dans les ténèbres.
Chi Yan ouvrit les yeux, gémit et tendit la main pour repousser l'autre. Il était comme un petit animal qu'un chasseur tenait et palpait à sa guise, sans pouvoir s'échapper.
Ses yeux finirent par s'habituer à l'obscurité. Il put voir le contour des poutres au plafond et les visages souriants des masques de Nuo sur le mur de droite, mais il ne parvenait pas à distinguer ce qui se trouvait juste devant lui.
Cependant, il savait que tout ceci n'était pas une illusion. Il pouvait sentir la langue froide de cette chose s'agiter dans sa bouche, il pouvait sentir la main froide qui se glissait sous sa chemise pour le caresser, il pouvait sentir le poids froid sur son corps, comme s'il s'agissait d'un homme adulte.
À cause de la gravité, la petite bouteille en porcelaine glissa de son torse au côté de son cou. Il ne savait pas pourquoi la bouteille qui l'avait toujours sauvé en cas de danger ne fonctionnait pas cette fois. Peut-être que la chose devant lui était si imposante que même sa petite bouteille en porcelaine ne pouvait rien pour l'aider.
Chi Yan sentit la surface lisse et douce de la bouteille. Ses membres qui étaient faibles et mous retrouvèrent soudain leur force. Il poussa fort et repoussa la chose loin de lui.
Chi Yan se rassit vite sur l'autel et leva les yeux en direction du vide. Il fit :
« … Vous avez dit qu'après le baiser, vous nous enverriez en lieu sûr. C'est à votre tour de remplir votre part du contrat. »
Ses yeux étaient tous ronds et écarquillés et ses pupilles noires étaient brillantes, comme un lionceau fâché mais impuissant.
La voix répondit froidement :
« Vous pouvez rester ici jusqu'à demain matin. Ton ami va se réveiller naturellement et vous pourrez ensuite partir de vous-mêmes. »
La chose avait pourtant dit qu'elle les enverrait en lieu sûr et là, juste parce qu'il l'avait repoussée, elle se mettait en colère ? Chi Yan marmonna intérieurement sans pour autant oser protester. Le village était redevenu calme, un silence normal et total. Cela ne poserait donc pas de problème s'ils partaient tous seuls à l'aube.
De toute façon, il y avait que trois heures à attendre jusqu'au lever du soleil.
Chi Yan ne perçut pas la maîtrise et la retenue dans la voix de la chose.
Il n'en pouvait plus. Regarder Chi Yan tous les jours, le prendre dans ses bras et l'embrasser quand il dormait, tout cela ne lui suffisait plus. Il ne pouvait s'empêcher d'en vouloir plus.
Mais ce n'était pas un problème. Ils allaient bientôt se revoir.
Note de Karura : Ye Yingzhi est vraiment toujours sans vergogne !
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