Chapitre 58 : L'évier bouché
Le patron avait repéré la venue d'un nouveau client et lui avait demandé avec enthousiasme ce qu'il souhaitait commander.
Chi Yan dut donc défaire son attention de la voiture noire pour revenir au menu affiché au-dessus du comptoir. Après l'avoir parcouru, il choisi le burger au bœuf le plus basique. Il réfléchit puis ajouta du fish & chips.
Il pourrait garder le burger pour le réchauffer ce soir au micro-ondes, comme ça il avait déjà son dîner de prêt. Cela lui permettrait de remettre au lendemain ses tentatives d'apprendre à cuisiner.
Tout le reste de la journée, Chi Yan fut un peu distrait. Il ne cessait de penser à l'homme étrange qu'il avait croisé au restaurant ainsi qu'à la main qu'il avait entraperçue. Il en rêva même en allant au lit le soir.
Il rêva que cette main pâle caressait son corps petit à petit. La sensation était si claire qu'il pouvait sentir les lignes de sa main, pourtant il ne pouvait toujours pas voir ce qu'il y avait sur le majeur de cette main. Il ne pouvait pas voir non plus à quoi ressemblait le propriétaire de la main. Il savait seulement qu'il avait été affaibli de la tête aux pieds par ces provocations. Il prit même l'initiative de passer ses bras autour du cou de l'autre personne, de déposer des baisers tendres et séducteurs sur les lèvres afin d'inciter l'autre personne à l'embrasser en retour... Puis il entendit sa propre voix murmurer doucement à l'autre...
Chi Yan suait énormément quand il se réveilla subitement de son rêve.
Quelque part, ce n'était guère surprenant qu'il ait ce genre de rêves à son âge. Ce n'était pas ça qui l'embarrassait mais plutôt le fait que l'objet de ses rêves était un homme dont il n'avait vu que la main et qu'il s'était faiblement pressé contre lui en l'appelant "mon époux" d'une voix gémissante... Ça, ce n'était pas du tout normal.
Durant les vingt premières années de ça vie, il avait toujours été un fils de bonne famille dénué de tout désir. Jamais il n'avait encore fait un rêve printanier aussi pervers et extravagant.
Chi Yan eut si peur qu'il aurait voulu appeler ses parents à l'autre bout de l'océan pour se lamenter : Votre fils n'est pas filial. Le troisième jour de son arrivée dans une société capitaliste, il est prêt à donner sa virginité à un homme invisible de ce capitalisme pourri dans un rêve... Mais ce ne fut qu'une pensée, évidemment qu'il ne ferait jamais ça.
En plus il était quatre heures du matin, ce qui donnait deux heures du matin chez lui. S'il osait appeler ses parents à cette heure, sa mère aurait certainement la peur de sa vie. Quand elle saurait que ce n'était rien de grave, elle le frapperait. Et même si elle ne pouvait pas lui mettre la main dessus pour le moment, cela attendrait son retour.
Chi Yan s'assit et ressuya la sueur sur son front. Il prit le verre vide sur la table de chevet, ouvrit la porte et se rendit dans la cuisine pour prendre de l'eau.
En passant devant le miroir de la porte de sa chambre, il jeta un coup d'œil et vit son état actuel — ses yeux étaient embués et légèrement en larmes, son visage était tout rouge.
« ... »
Chi Yan ferma les yeux et secoua la tête. Il prit son verre, ouvrit la porte et se rendit dans la cuisine. Ses jambes étaient encore toutes molles.
Il se morigéna intérieurement : ce n'était qu'un rêve — comment pouvait-il ressembler à quelqu'un de tourmenté et tendrement chéri ? C'était vraiment décevant.
Chi Yan but deux grands verres d'eau dans la cuisine avant de se calmer. Il redéposa son verre dans sa chambre puis se rendit dans la salle de bains en face de sa chambre.
Il y avait cinq toilettes et cinq douches à cet étage, situées au milieu du couloir. Il y avait deux pour hommes, deux pour femmes et une mixte. Elles étaient toutes à peu près pareil : pas de fenêtre, un évier et un urinoir. Il suffisait d'entrer et de refermer la porte pour que cela devienne un espace complètement intime.
Chi Yan ouvrit le robinet et se mit à se laver les mains. Il en profita pour se passer de l'eau sur le visage afin de se ressaisir. Il avait encore en mémoire son visage rougissant et faible dans le miroir, et il ne pouvait pas supporter cette image.
L'eau coula en gargouillant du robinet en métal mais ne put couler dans l'évier. Au contraire elle se rassembla comme si les canalisations étaient bouchées. Au même moment, un liquide se mit à remonter du siphon cependant ce n'était pas de l'eau pure et transparente mais un liquide rouge et épais qui tourbillonna.
Chi Yan n'y prêta pas attention au début : en effet dans son ancienne école, l'eau était parfois rouge ou jaune à cause de la rouille ou autre chose.
Mais il découvrit rapidement que quelque chose n'allait pas — le liquide avait une légère odeur de poisson, comme l'odeur du sang. Pourtant il n'était pas aussi poisseux que du sang alors s'il devait donner son avis, il dirait que c'était du sang dilué avec de l'eau.
De plus en plus de sang remonta du siphon et se mêla à l'eau claire de l'évier.
Chi Yan n'osa pas rester plus longtemps. Il ferma le robinet en tout hâte et courut pour retourner à sa chambre. Il n'ébruita pas l'affaire. Après tout il venait d'arriver et il ne voulait pas faire des histoires. En plus au milieu de la nuit, presque tout le monde dormait et il ne savait pas à qui il pouvait signaler ce problème.
Il y avait aussi un petit évier dans chaque chambre pour la toilette du quotidien. Après un moment d'hésitation, il ouvrit le robinet de l'évier de sa chambre.
De l'eau claire en jaillit et coula de manière fluide dans le siphon au fond de l'évier.
Il poussa un soupir de soulagement. Il était incapable de dire si ce qu'il venait de voir était réel ou bien juste une illusion causée par son étourdissement à cause de son rêve érotique.
Son portable affichait déjà 4:30 et quand il regarda par la fenêtre, le ciel commençait à s'éclaircir. Le dortoir donnait sur la rue alors par la fenêtre on pouvait voir des voitures qui passaient de temps en temps — tout était si calme et normal.
Chi Yan se jeta sur le lit, éteignit la lampe de chevet avant de fermer les yeux.
Ce n'est rien, je n'ai qu'à dormir jusqu'à demain matin.
Cette fois, il ne rêva pas de cette main et de son propriétaire.
Le lendemain il faisait de nouveau clair avec un grand soleil. La chaleur de l'été se mêlait à l'odeur de la végétation et le soleil de l'été était bien trop ardent. Il fallait mettre de la crème solaire d'indice 40 quand on sortait ainsi qu'une casquette et des lunettes de soleil.
La salle de bains où il s'était rendu durant la nuit était la plus proche de sa chambre, en diagonale. C'était celle que Chi Yan utilisait le plus souvent. Quand il y retourna au matin, il découvrit que l'évier avait été débouché, que tout était normal et que personne n'avait entendu parler de quoi que ce soit.
Cela augmenta la confusion de Chi Yan au sujet de ce qu'il avait vu la nuit précédente : était-ce une illusion ou bien juste un évier bouché ? — c'était peut-être un étudiant maladroit qui avait bouché les canalisations avec des morceaux de bœuf crus vendus au supermarché, bien que cette supposition soit très peu probable.
Cependant le bœuf vendu à la boucherie dans ce supermarché contenait beaucoup de sang. Peut-être que comme c'était plus frais, cela convenait mieux pour faire des steaks ? Chi Yan n'avait jamais fait les courses ou la cuisine chez lui, il ne s'y connaissait pas du tout dans ce domaine alors il ne pouvait que simplement deviner. Jiang Tian avait dit lui aussi que le porc du supermarché sentait un peu plus qu'en Chine, sûrement parce que les animaux n'étaient pas égorgés dans les abattoirs.
Chi Yan ne s'attarda pas plus que ça sur cette histoire et attendit plutôt avec impatience ses projets de la journée.
Sophis avait été bâtie après un seul plan de conception. La ville toute entière semblait nette et structurée mais il y avait une petite zone avec des endroits à voir et où se divertir. Jiang Tian et Chi Yan avaient prévu de sortir déjeuner à midi puis de visiter quelques galeries d'art et musées qui les intéressaient beaucoup avant de revenir le soir pour apprendre à Chi Yan quelques plats simples.
Les deux jeunes hommes prirent le bus pour l'aller et le retour. Ici les bus ne s'arrêtaient pas à tous les arrêts. Quand on voyait le bus qu'on voulait prendre, il fallait faire un signe de la main au conducteur. Quand on voulait descendre du bus, il fallait presser un bouton à l'avance pour le signer au chauffeur. Il y avait des places libres dans leur bus presque à chaque fois.
Chi Yan prit place dans le bus et regarda le paysage par la fenêtre. Le ciel était d'un bleu ahurissant, le soleil était si éblouissant mais on ne voyait pas trop de gens, seulement des prairies vertes, des montagnes qui ondulaient et des résidences pas très hautes — la plupart étaient des petits bâtiments à un ou deux étages, les immeubles de plus de dix étages avaient pratiquement disparu. La végétation était très présente. Sur la droite de la route, il y avait une grande forêt qui entourait un lac aux eaux vert foncé. Sur chaque colline en chemin, il y avait l'équivalent d'un parc forestier.
Jiang Tian lui avait raconté qu'il pouvait voir des kangourous s'il allait en randonnée dans les montagnes. Si on les approchait en face en tendant les mains, il était fortement possible qu'ils ne s'enfuient pas mais qu'ils restent là et vous laissent les caresser. Ce n'était qu'une fois qu'ils en avaient assez qu'ils s'éloignaient en sautillant.
Chi Yan fut un peu ému à ces mots.
Cet endroit ne ressemblait pas du tout à une ville moderne du 21ème siècle, c'était plutôt l'image idéale d'une vie bucolique dans les romans.
Le soir venu, sous la supervision de Jiang Tian, Chi Yan réussit enfin à cuisiner le premier riz frit aux œufs de son existence. Il avait à présent les moyens de se faire à manger. Jiang Tian prépara des ailes de poulet au cola et les servit sur une assiette pour les partager avec lui — c'était le premier plat chinois que Chi Yan mangeait depuis son arrivée ici, il en fut si ému qu'il faillit se mettre à pleurer.
Jiang Tian lui suggéra :
« Les ailes de poulet au cola, c'est l'un des plats les plus faciles à faire et il en faut beaucoup pour le rendre immangeable. Comparé à d'autres viandes, les ailes de poulet ne sont pas très chères au supermarché. Tu devrais essayer d'en faire. »
Rien qu'au nom du plat, cela avait l'air très difficile. Chi Yan hocha la tête, les larmes aux yeux.
Comme les chambres d'Alex et Emily étaient proches et qu'ils avaient aussi leurs places au réfrigérateur ici, ils utilisaient cette cuisine en général.
Chi Yan pouvait souvent voir Alex et ses amis. Ils étaient un groupe de jeunes gens grands, minces et beaux, des hommes comme des femmes. Chi Yan les avait aussi déjà vus sortir en bande au milieu de la nuit ou bien apporter de l'alcool sur le toit du cinquième étage pour boire et discuter ensemble.
Selon Jiang Tian, des jeunes gens pareils n'étaient pas rares mais il y avait aussi de nombreux étudiants qui passaient leurs vies dans les laboratoires ou la bibliothèque au lieu de la salle de gym, qui vivaient et étudiaient de manière très normale.
« Mais ils n'ont pas encore commencé les cours. Dans deux jours à la rentrée, ils devront eux aussi consacrer une bonne partie de leur énergie à leurs études, » conclut ainsi Jiang Tien.
Au contraire, Emily était souvent seule, mis à part de temps en temps quand elle cuisinait des gâteaux ou des biscuits avec ses amies. Elle avait fait des pâtes aujourd'hui. Jiang Tian lui donna une aile de poulet qu'il avait lui-même cuisinée. En remerciement, elle offrit deux bols de pâtes qu'elle avait préparées pour Chi Yan et Jiang Tian. Le supermarché proposait souvent des spaghettis ou des macaronis divers. Quand on en achetait, il suffisait ensuite de les cuire et d'ajouter de la sauce. C'était le genre de plats que les étudiants faisaient souvent ici. Pour la plupart des gens, la façon dont cuisinait Jiang Tian, qui allumait le feu et faisait sauter les aliments dans la poêle, était aussi époustouflante qu'un tour de magie.
« J'ai utilisé de la viande de kangourou aujourd'hui, » précisa Emily en désignant ses pâtes collantes.
Chi Yan n'avait jamais mangé de la viande de kangourou et il n'avait même jamais remarqué qu'ils en vendaient au supermarché. Cependant son professeur d'histoire avait dit qu'en fait, les gens des dynasties Qin et Han pouvaient manger tous les animaux et les plantes qu'ils voyaient. Il n'y avait aucun tabou, que ce soit concernant les animaux qui volaient dans le ciel, rampaient sur la terre ou nageaient dans les eaux. Cependant après des milliers d'années d'évolution, le climat et l'environnement des terres avaient énormément changé et les habitudes de nourriture avaient également grandement changé en conséquence. Peu à peu des aliments comme les oiseaux, les serpents et les insectes avaient disparu des tables, et les méthodes de cuisson avaient été ajustées ou changées. Cependant dans des régions plus au sud, comme la province de Guangdong, le climat et l'environnement n'avaient pas tant changé que ça depuis des milliers d'années alors de nombreuses traditions culinaires avaient été préservées, comme manger du poisson cru, du serpent, faire griller de la viande au barbecue, etc. On pouvait dire que les provinces de Lingnan et Guangdong étaient des fossiles vivants des traditions culinaires chinoises.
Du coup, en tant que descendant de Cathay Ancien nom de la Chine. (1), comment pourrait-il avoir peur de manger du kangourou ?
Chi Yan prit un peu de pâtes avec ses baguettes et les porta à sa bouche. Il leva ensuite la tête et répondit poliment :
« Merci, c'est délicieux. »
En fait il ne sentait pas vraiment le goût du kangourou. D'une part, c'était parce que ce n'étaient que des tous petits émincés de viande mélangés aux pâtes. D'autre part, les pâtes avaient vraiment un goût étrange et terrible. Le goût était incroyablement âcre. Dire que cela faisait deux ans qu'Emily mangeait sa propre cuisine. Chi Yan n'arrivait pas à imaginer comment elle avait pu survivre. Non seulement elle avait survécu mais elle avait dû étudier et passer ses partiels... C'était vraiment admirable.
Il était également possible que ses camarades occidentaux et lui avaient un sens du goût fondamentalement différent.
Il trouvait désormais que son riz frit était plutôt délicieux.
Deux jours plus tard, les cours commencèrent officiellement à l'université et Chi Yan s'était peu à peu adapté à la vie ici.
La cuisine était un bon environnement social. Quand il cuisinait, ses voisins du quatrième étage et lui avaient appris à se connaître au fur et à mesure. Ses compétences culinaires s'était également un peu améliorées : au moins il arrivait à faire sauter des pommes de terre maintenant.
On était vendredi. Alex cuisait des steaks tandis que Chi Yan épluchait et coupait ses pommes de terre. Les deux jeunes gens discutaient de l'école ce faisant.
« Mon steak est prêt, tu veux goûter ?
– Non merci. »
Depuis les pâtes d'Emily, Chi Yan n'osait plus s'aventurer aisément à tester les compétences culinaires de ses voisins. En plus Alex adorait ses steaks complètement saignants et ce n'était vraiment pas quelque chose qu'il voulait tenter.
Apparemment il faisait vraiment honte à ces ancêtres des dynasties Qin et Han.
Perdu dans ses pensées, Chi Yan se coupa accidentellement l'index.
Le couteau était bien aiguisé. Bien que ce ne soit qu'une petite coupure, le sang rouge se mit à couler aussitôt.
Une légère odeur de sang emplit la pièce.
Notes de Karura : Cela faisait déjà deux réincarnations qu'on vantait les compétences culinaires exceptionnelles de Chi Yan, voilà un peu plus de détails !
Oh oh, Chi Yan, c'est une mauvaise idée de se couper dans un pays rempli de vampires !
Notes du chapitre :
(1) Ancien nom de la Chine.
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