Chapitre 86 : Le renard emprunte le prestige du tigre
Chi Yan ne s'en était pas rendu compte mais sa première réaction désormais dans ce genre de situation était de contacter Ye Yingzhi — il avait fini par considérer inconsciemment l'autre comme quelqu'un à qui on pouvait faire confiance et sur qui on pouvait compter, même si parfois il calomniait intérieurement encore l'autre en le traitant de "chasseur timide, pas fiable et pas très compétent".
Malheureusement, son portable n'avait pas de réseau. Chi Yan regretta alors d'avoir choisi à son arrivée l'opérateur mobile avec la pire couverture mais les meilleurs tarifs, tout ça pour économiser un peu d'argent. Il s'était dit qu'il resterait uniquement à l'université et au dortoir et qu'il n'irait pas souvent dans des endroits reculés. Comment aurait-il pu savoir qu'il aurait autant de malchance ?
Son portable d'origine avait été brisé en miettes par ce vampire de bas rang à Sydney. Toutefois, quand il avait quitté le prince Eymer la dernière fois, Gray lui avait offert un nouveau portable. Même la carte SIM avait été changée tout en gardant le même numéro. Il n'avait plus qu'à retélécharger les applications courantes du store puis s'identifier sous son compte de base.
Quand Gray lui avait tendu l'appareil, son expression était calme et inexpressive. Il avait seulement dit que c'était une "compensation du clan de sang en guise de dommage et intérêt". Cependant, Chi Yan se doutait bien que le clan du sang ne serait pas aussi attentionné et aimable. C'était plus qu'évident qui avait ordonné à ce vieux majordome de faire ça.
Son état d'esprit était un peu compliqué. Chi Yan n'avait pas oublié comment il avait été forcé d'accepter ce marché de trente jours à donner son sang au le prince. Malgré ça, l'attitude du prince Eymer était clairement meilleure que ce à quoi il s'était attendu. Bien meilleure.
Quand il buvait son sang, ses mouvements étaient doux la plupart du temps, sauf parfois quand il semblait trop impatient. Il lui préparait à chaque fois des plats luxueux puis le nourrissait patiemment petit à petit. Il le prenait dans ses bras, enfonçait ses canines dans sa nuque puis léchait gentiment la plaie en l'appelant bébé et en lui demandant si ça faisait mal ou si c'était agréable...
À chaque fois que Chi Yan y pensait, il secouait rapidement la tête et n'osait pas trop penser au prince Eymer. Et il se demandait s'il était atteint du syndrome de Stockholm pour avoir une bonne impression du vampire qui lui suçait le sang. En même temps, il se rappelait sévèrement de ne pas se laisser abuser par les apparences. Ce n'était probablement que la bonne vieille méthode de la gentillesse que ce vénérable vampire utilisait avec ses proies. Il ne devait pas oublier qu'Alex avait aussi été un voisin et camarade amical et chaleureux avant de laisser tomber le masque...
Mais en même temps, il y avait une petit voix dans son cœur qui répliquait : Les autres vampires ont tous dit qu'il n'avait jamais bu le sang directement d'un humain. Ils disent tous qu'il est froid et impitoyable, et difficile à approcher. Mais à chaque fois qu'il boit ton sang directement, il te nourrit aussi et te donne ses vêtements...
Et rien qu'en se rappelant du prince Eymer qui buvait son sang, rien qu'en entendant sa voix, il sentait son visage devenir brûlant et son cœur battre plus vite. Quand il avait quitté le manoir, le sentiment de solitude, de vide et de réticence à partir avait atteint son apogée depuis qu'il avait bu le sang d'Eymer l'autre fois.
Chi Yan se sentit à nouveau écœuré envers lui-même. Il se sentait comme un petit garçon timide qui venait d'entrer à l'école primaire et craquait pour la belle de l'école — La belle de l'école ne mange jamais avec les autres, la belle de l'école n'étudie jamais avec les autres pourtant elle veut bien manger avec moi, étudier avec moi et me raccompagner chez moi... Est-ce qu'elle éprouve aussi des sentiments particuliers pour moi ?
Cependant, le prince Eymer n'était pas juste une belle fille. Chi Yan avait donc intérêt à arrêter d'avoir ces pensées bizarres le plus vite possible. Il sentait que ce devait être le syndrome de Stockholm et que quand cet arrangement bizarre serait enfin terminé, le vampire effacerait sa mémoire et il quitterait le prince... et il irait naturellement mieux.
Il n'osait même pas confier ces pensées à son ami chasseur de vampires. De toute façon, qu'est-ce qu'il pourrait bien dire à Ye Yingzhi ?
« Yingzhi, il y a une chose que j'aimerais t'avouer. Cela fait un moment que je fais des rêves sur toi, du genre difficiles à raconter. Et là, j'ai l'impression que j'apprécie aussi énormément le prince Eymer et je crois que... je l'aime. Peux-tu m'expliquer ce qui m'arrive ? Est-ce que je redeviendrai normal quand mes souvenirs auront été effacés et que je serai parti ? »
Il y avait fort à parier que Ye Yingzhi serait choqué et dépassé juste après la première partie de ce discours. Peut-être même qu'il mettrait fin à leur amitié.
Chi Yan ne comprenait pas comment il avait pu dégénérer ainsi si rapidement après être entré dans cette société capitaliste. Non seulement il fantasmait sur son ami dans ses rêves mais dans la réalité, il éprouvait un attachement indicible pour un vampire — il était carrément une ordure. Il ignorait si cela comptait comme sortir avec deux types en même temps.
C'était justement pour se distraire de ce genre de problème qui rendait Chi Yan déprimé et pour lesquels il était impuissant qu'il avait accepté de participer à ces deux jours de surf. Qui aurait pu imaginer qu'il allait encore rencontrer ce genre de mésaventure ?
Il avait sûrement dû offenser les vampires dans sa vie précédente, pas vrai ?
Jiang Tian était encore en train de se renseigner sur ces kidnappeurs vampires.
Assis derrière eux, Tony entra dans les détails :
« On raconte que ce sont des vampires qui rôdent dans les montagnes et les forêts. Ils surgissent la nuit sur les routes désertes où passent peu de voitures. Ils arrêtent la voiture, boivent le sang des occupants puis leur effacent la mémoire avant de les laisser partir. Mais il y a quelques personnes qui se sont cachées et se sont enfui sans avoir eu leurs souvenirs effacés, voilà comment la rumeur sur ces kidnappeurs s'est répandue. Seulement, on ne peut jamais distinguer le vrai du faux dans ces histoires à faire peur, alors personne ne prend ces rumeurs au sérieux.
« Je n'aurais jamais cru que c'était vrai, murmura-t'il. Les voleurs de sang, les kidnappeurs. »
Le conducteur était un homme blanc costaud d'âge moyen. Il gara le bus nerveusement et avertit les passagers de ne pas ouvrir les portes et fenêtres et de ne pas sortir du bus. À en juger par le bruit, le bus avait clairement heurté quelque chose mais il n'osait pas quitter le véhicule pour aller vérifier. En tant que vétéran qui roulait souvent la nuit sur ces routes de montagnes, il avait manifestement entendu les rumeurs à ce sujet.
Le brouillard se fit de plus en plus dense dans la forêt de montagne, l'épaisse brume blanche enveloppait presque entièrement le bus.
Le chauffeur contempla ce brouillard pas normal. Il éteignit le moteur puis toutes les lumières dans le bus et à l'extérieur, espérant dissimuler ainsi le véhicule. Certains passagers tentèrent d'appeler le numéro d'urgence mais découvrirent qu'aucun des portables ne captait de signal.
Le conducteur se leva de son siège et murmura à tout le monde de ne faire aucun bruit et de ne pas montrer la moindre lumière. Soudain, toutes les lumières blanches des appareils électroniques disparurent du véhicule et le bus tout entier fut plongé dans les ténèbres et le silence. On pouvait clairement entendre les gens respirer.
Chi Yan entendit un bruit sourd dans le brouillard. Il fronça les sourcils et tourna la tête pour voir. Il vit une ombre noire par la fenêtre à sa droite, le visage bleuâtre et livide clairement pressé contre la vitre et ses longues canines faisaient face au jeune homme.
Une lueur d'avidité s'illumina dans les pupilles rouge foncé du vampire et il lança un sourire malveillant à Chi Yan.
Pris au dépourvu, Chi Yan croisa le regard du vampire. Il résista à l'envie de détourner les yeux et déglutit simplement. Puis il leva lentement la main gauche en tâchant de rester calme.
Il y avait l'anneau que Ye Yingzhi lui avait passé à l'annulaire.
Il avait dit que c'était un artefact qui pouvait se montrer bien utile.
Seulement, Chi Yan n'aurait jamais cru qu'il en aurait besoin aussi vite et il ignorait si cela allait vraiment marcher. Chi Yan fit de son mieux pour cacher sa nervosité et son bluff, inquiet de se trahir devant l'autre. Il agita calmement et délibérément l'anneau orné d'épines et de rose devant le vampire.
Les pupilles rouge foncé du vampire s'écarquillèrent soudain.
Chi Yan réfléchit puis pressa directement l'anneau contre la vitre afin que l'autre puisse bien le voir.
Il songea soudain que son comportement était un peu risqué. C'était l'artefact d'un chasseur de vampires après tout et il ignorait tout de ce groupe de vampires. Peut-être que les autres étaient des ennemis de la famille de Ye Yingzhi et que du coup, ses actions allaient se retourner contre lui. Tony avait dit que ces vampires ne prenaient que du sang et ne tuaient pas les humains comme ça. Chi Yan supposait que c'était parce qu'ils craignaient de trop attirer l'attention sur eux. Cependant, le fait de montrer cet anneau risquait plutôt d'attirer un grand malheur aux gens dans le bus car il n'était pas capable de protéger tout le monde.
Chi Yan regrettait donc son geste impulsif mais pendant qu'il s'en voulait, le vampire tomba soudain.
Dans le brouillard épais, on entendit encore le bruit de quelque chose qui se frottait contre des branches et même par moment des voix à peine audibles qui parlaient en anglais.
Le bus entier continua à attendre dans la peur sous les directives du conducteur. Ils partagèrent leur panique et leur anxiété avec leurs compagnons uniquement par des gestes et des regards. Certains avaient également vu un monstre collé à la vitre tout à l'heure — il y en avait plus d'un, mais personne ne savait ce que c'était. Après plus de dix minutes, le brouillard dense se dissipa progressivement, révélant la lune brillante à l'horizon.
Le chauffeur prit calmement la lampe de poche de secours, ouvrit la porte du bus et sortit pour vérifier — tout était normal, il n'y avait rien dehors, comme si la collision, le brouillard épais et les ombres bruissantes n'avaient été qu'une illusion.
Il retourna dans le bus, se frotta les mains et marmonna quelques mots. Puis il redémarra le véhicule, alluma toutes les lumières et phares et reprit la route comme d'habitude. Après une demi-heure, il remit la radio. Jusque là, tout allait bien et il ne leur faudrait pas bien longtemps pour arriver à destination sains et saufs.
Avec la musique country apaisante qui se fit entendre, le bus retrouva son animation.
Les portables captèrent de nouveau du signal et les passagers appelèrent leur famille ou amis, ou bien partagèrent leur étrange expérience sur les réseaux sociaux.
Chi Yan envoya un message à Ye Yingzhi pour le remercier pour l'anneau. Il en profita pour poser la question qui lui trottait en tête :
[Quand mon arrangement avec le prince Eymer sera terminé, mes souvenirs seront effacés?]
Cette histoire ne l'avait pas préoccupé avant mais après la question de Bai Qiu la dernière fois, il n'avait pas pu s'empêcher d'y réfléchir. Il prenait les choses avec bien moins de philosophie que lorsqu'il avait été avec la jeune femme.
[La décision revient au prince Eymer. S'il ne veut pas que tu oublies, alors tu n'oublieras pas.]
[Je vois.]
Chi Yan baissa la tête et envoya un autre message :
[Autre chose : Yingzhi, je ne veux pas que tu signales cette histoire de vampires errants. Aide-moi à le signaler après que cela soit réglé.]
[Pourquoi?]
[Je veux demander à Eymer de régler ça.]
Il savait que c'était un caprice de sa part et qu'il agissait impulsivement.
Par le passé, Ye Yingzhi lui avait conseillé de demander de l'aide au prince Eymer mais il avait toujours refusé. Cette fois, il n'avait pas d'autre choix que de lui demander de son propre chef.
Dans tous les cas, je suis destiné à partir. Dans tous les cas, je suis destiné à tout oublier.
Dans tous les cas, je n'ai pas des centaines d'années à vivre, je peux juste rester un court instant avec toi.
Alors je veux au moins savoir en cet instant, tant que je m'en souviens encore, si oui ou non je suis spécial à tes yeux, si oui ou non j'ai un peu d'influence sur toi.
Eymer, j'abandonne.
Que ce soit le syndrome de Stockholm ou autre chose, on dirait que je t'...
Chi Yan ferma les yeux et arrêta cette pensée à temps. Il rangea son portable, s'adossa contre le siège étroit et pencha la tête vers la droite.
Le bus était entré dans la ville de Sophis. Les lumières oranges des lampadaires de chaque côté de la route se reflétaient sur la vitre du bus, et son visage confus apparaissait aussi.
Après tout, il n'osait pas voir clairement et franchement dans son cœur.
Ces trois mots, il n'osait même pas les penser.
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