Le Prince Solitaire 1

PARTIE 1 :
Les Humains


Chapitre Un : Ce n’est pas mon fils


Faye Ducas n’aimait pas les scandales. Feu son époux, le duc de Prost, avait suffisamment provoqué de scandales de par sa nature répugnante et vulgaire : il buvait, s’empiffrait, forniquait à droite, à gauche et ne se soumettait qu’à sa propre loi. Faye avait enduré sa grossièreté et ses attouchements pendant les dix années de leur mariage car tel était le devoir d’une épouse. Elle lui avait donné un héritier mâle en premier puis en second une fille qu’il pourrait utiliser pour sceller une alliance. Elle était irréprochable sur ce point.


Et lorsqu’il s’était effondré lors d’un banquet, la tête dans une assiette de rôti de canard à la bière, elle avait porté le noir d’une veuve plus d’un an. Mais malgré sa piété, elle s'était tout de même réjouie de la mort de ce porc — et s’en était ensuite confessée. La seule chose positive qu’elle pouvait dire de son époux était le fait qu'il l’avait rarement battue : si elle ne le contredisait pas et le laissait faire ce qu’il voulait, il n’éprouvait pas le besoin de la frapper. Mais c’était bien là l’unique qualité qu’elle avait pu lui prêter.


Comme l'héritier, Lyrel, n’avait que dix ans, Dame Faye avait pris la régence du domaine en dépit des objections des vassaux de son époux et s’était vite adaptée à son nouveau statut. Elle avait mis fin aux fêtes et orgies récurrentes, fait revenir un prêtre au château pour instaurer des messes dominicaines (et obligatoires, cela allait sans dire) et imposer sa propre loi. Après six ans de travail acharné, elle n’était pas peu fière du résultat — cependant, la fierté étant un des sept péchés capitaux, elle devait souvent s’en confesser.


Elle s’était aussi chargée de superviser l’éducation de Lyrel afin qu’il ne devienne jamais comme son père. De ce côté-là aussi, elle avait brillamment réussi : le jeune garçon était cultivé, pieux et ne courait pas la gueuse. L’avenir s’annonçait prometteur et elle commençait à songer à mettre un jour fin à sa régence pour laisser la place à son fils. Ce fut alors que le scandale éclata.

~*~

Le jeune Lyrel s’absentait souvent pour des parties de chasse qui pouvaient durer plusieurs jours. Il emmenait avec lui quelques amis et une garde de dix hommes. Ce fut d’ailleurs leur capitaine qui fit son rapport à Dame Faye. Elle l’écouta, pâle comme la mort, en présence du père Joris.

« Notre jeune seigneur a voulu s’arrêter au manoir du comte de Fanel pour la nuit. Le comte l’a accueilli comme s’il savait que nous allions venir. »

La bouche de la duchesse se tordit. Elle n’aimait pas Banien, le comte de Fanel, un homme pompeux et qui ne craignait pas de blasphémer devant elle. Seuls sa grande fortune et son commerce avaient permis Banien de conserver son titre sous la régence de Dame Faye. De plus, Banien avait été un ami du défunt duc — voilà qui n'avait rien de surprenant ! — et avait autrefois fréquenté souvent le palais. Dame Faye avait bien ordonné à Lyrel de ne plus côtoyer cet homme. Apparemment son fils lui avait désobéi.


Le capitaine poursuivit son récit :

« Ils ont dîné ensemble puis ont passé la soirée dans le manoir. Nous, on était dans la cour car il n’y avait pas assez de place pour nous loger. Dans la nuit, on a entendu des hurlements à vous glacer le sang. »

Le soldat déglutit. Il avait pourtant connu la guerre, mais ce qu’il avait vu cette nuit-là paraissait l’effrayer davantage.

« Les hurlements venaient du manoir. On a voulu entrer sauf que les soldats du comte avaient reçu l’ordre de nous en empêcher. Nous, on était prêt à les attaquer pour sauver notre maître mais là, le comte est sorti du manoir en hurlant. Il était couvert de sang et a foncé droit dans la forêt. Ses soldats sont partis à sa poursuite et on en a profité pour entrer à la recherche du jeune seigneur. Et là… »

Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !

Le soldat aguerri pâlit et se signa.

« Ma Dame, balbutia-t’il. C’est trop horrible. Vous êtes sûre de vouloir entendre ?

- C’est un ordre, capitaine ! » le reprit-elle sèchement.

Il tressaillit, se redressa et continua à raconter :

« On a retrouvé notre maître dans la cave. Il y avait… un autel diabolique avec des symboles peints sur le sol, les murs et le plafond. »

La duchesse inspira brusquement. Le soldat fit une pause, guettant sa réaction, et elle agita la main avec impatience pour qu’il se remette à parler.

« Il y avait des serviteurs du comte, tous morts la gorge tranchée. Les jeunes seigneurs Doric et Vion étaient morts aussi, leurs visages tordus comme s’ils avaient vu le Diable avant de mourir… Ma Dame, j’ai déjà vu des morts mais jamais comme ça ! Jamais… »


Dame Faye serra les poings.

« Et mon fils ? demanda-t’elle d’un ton dur.

- Il était assis au pied de l’autel… nu… et couvert de sang. Il n’a pas réagi en nous voyant arriver.

- Il vous a dit ce qui s'était passé ?

- Il… »

Le capitaine se gratta la tête.

« Il n’arrivait pas à parler. Il n’avait même pas l’air de comprendre ce qu’on lui disait.

- Comme s'il avait été drogué ? demanda-t'elle avec une lueur d'espoir.

- Je ne sais pas, ma Dame, plutôt comme si… »

Il n’osa pas exprimer sa pensée mais elle le pressa d’un ton impérieux :

« Comme si quoi ? »

Le soldat se signa de nouveau et fit :

« Comme s’il était devenu demeuré, ma Dame. Comme si les démons lui avaient volé son esprit.

- Silence ! » ordonna-t’elle, furieuse.

L’homme referma la bouche, encore tourmenté par cette vision.


Dame Faye se tourna vers le prêtre qui avait tout écouté sans dire un mot. Le père Joris connaissait cette famille depuis dix ans et il était le confident de la duchesse. Elle avait toute confiance en lui.

« Avez-vous des questions, mon père ?

- Pas pour cet homme, dame Faye. »

Elle congédia alors le capitaine qui partit avec soulagement. Elle se leva ensuite et s’approcha de la cheminée où flambait un bon feu. Elle tapa du poing sur le manteau en pierre.

« Le doute n’est plus permis, reconnut-elle à contrecœur. Mon fils a participé à une cérémonie satanique.

- C’est indiscutable en effet, fit le prêtre toujours assis dans le fauteuil. Il faut maintenant déterminer si c’était une participation volontaire ou non. »


Elle se tourna vers lui, ses yeux verts remplis d’une colère froide.

« Quelle importance ? siffla-t’elle. La nouvelle va faire le tour du royaume, si ce n’est pas déjà le cas, et mes ennemis y verront l’occasion de m’attaquer ! Lyrel ne peut plus régner après un tel scandale ! »

Le père Joris joignit ses doigts écartés sous son menton.

« Ne soyez pas si défaitiste, Dame Faye. Je dois tout d’abord examiner le garçon afin de déterminer le degré de corruption. J’ai aussi déjà envoyé des frères au manoir de Fanel pour qu’ils examinent le lieu de la cérémonie. Ne tirons aucune conclusion avant d’avoir tous les éléments en main.

- Quoi ce que vous trouviez, déclara Faye d’un ton dur, mon fils est mort à mes yeux ! »


Le prêtre ne dit rien. Il connaissait le caractère fier et implacable de cette femme. Elle ne tolérait aucune corruption, que ce soit de sa part ou de celle de son entourage. Que son fils ait participé volontairement ou non à cette infamie, elle le considérait comme irrémédiablement souillé. L’homme plissa le front, ce qui accentua ses rides. Pour avoir lui-même côtoyé bien des horreurs durant ses jeunes années avant de devenir un simple prêtre, il savait que le monde était bien plus compliqué que cela. Il savait aussi que ce cas pouvait dépasser ses compétences alors il avait déjà pris sur lui d’envoyer une lettre au Chapitre de l’Ouest. Les Templiers sauraient quoi faire.

~*~

Il ouvrit les yeux et ne reconnut rien autour de lui. il se redressa dans le lit et examina les lieux du regard, mais rien ne lui vint. Puis il croisa une paire d’yeux noisettes et sursauta.

« Tu es réveillé ! s’écria la jeune fille. Mère ne voulait pas que je vienne te voir mais j’ai fait croire à Talia qu’on jouait à cache-cache et je suis venue ! Pauvre Talia, elle doit être en train de me chercher partout ! »

L’enfant sourit et inconsciemment, il se sentit répondre à ce sourire. Puis elle s’approcha de lui et lui prit la main. Il sentit la chaleur de sa paume et un sentiment de sécurité l’envahit.

« Comment tu vas ? demanda-t’elle d’un ton soucieux. Tout le monde est inquiet pour toi, tu sais. Je les entends chuchoter depuis ce matin mais ils ne veulent rien me dire. Alors j’ai eu peur… comme pour Père. »

Elle baissa la tête, son expression s’attristant. Il l’imita de nouveau, son sourire retombant.

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« Mais je vois que tu vas bien ! reprit-elle en se ressuyant le coin des yeux. Alors, dis-moi ce qui s’est passé. »

Il ne lui répondit que par un regard neutre. Elle attendit, il ne dit rien. Elle attendit encore mais n’eut toujours pas de réponse. Elle finit par faire la moue.

« Tu ne veux pas me parler, c’est ça ? » commença-t’elle à se fâcher.

Il lui répondit par une moue similaire.

« Arrête de te moquer de moi ! » s’écria-t’elle en le tapant sur le bras.

Il fit le même geste. La jeune fille le fixa un moment, hésitant entre la colère et les larmes, puis déclara :

« Puisque c’est comme ça, je m’en vais. Je regrette de m’être inquiétée pour toi ! Tu es trop méchant, grand-frère ! »

Elle ressortit par la porte, le laissant seul.


Il fixa la porte un moment, s’attendant à ce que la jeune fille revienne mais il attendit en vain. Alors il bascula ses jambes sur le bord du lit et posa les pieds par terre. Le lit lui avait paru haut, pourtant il pouvait toucher le sol. Il se leva, perdit l’équilibre et tomba par terre. Sans renoncer, il s’accrocha aux draps pour se relever et titubant, il parvint à rester debout. Il avança d’un pas hésitant, prudent, car il vacillait dangereusement. Il avait l’intention de se diriger vers la porte pour suivre la jeune fille quand un éclat de lumière attira son regard sur le côté. Il vit un jeune homme en face de lui, les cheveux châtain clair et les yeux verts, qui le regardait avec curiosité.


Quand il s’avança, le jeune homme s’avança à son tour. Il tendit la main, l’autre fit de même, et quand leurs doigts s’effleurèrent… c’était froid et dur. Il retira la main, imité par le jeune homme, puis l’observa. Il pencha la tête à droite, l’autre la pencha à gauche. Il la pencha à gauche, l’autre à droite. Il fronça les sourcils, sourit, fronça de nouveau les sourcils ; l’autre l’imita parfaitement. Il finit par avancer la main à plat et toucha une surface froide et lisse. Il recula, dérouté par cette étrangeté. Il décida de contourner le jeune homme et eut la surprise de voir que derrière, il n’y avait qu’un cache ovale soutenu par deux colonnes de bois. Plus de trace de l’autre jeune homme. Il revint de l’autre côté et le jeune homme réapparut. Était-il enfermé dans cette planche de bois ?


Il tapa du poing sur la surface et bien qu'il n'avait mis aucune force particulière dans son coup, elle se fissura en mille morceaux dans un bruit éclatant. Effrayé, il recula vivement. Derrière les morceaux, il n’y avait que du bois. C’était de plus en plus étrange. Il contempla les morceaux au sol et vit autant de visages qui lui renvoyaient son regard. Il recula de nouveau. Ce fut alors qu’il sentit un léger picotement à la main droite et il baissa les yeux. Un filet de liquide rouge en coulait, comme cela qu’il avait vu avant. Il leva la main pour observer ce liquide. Ce fut à ce moment que la porte s’ouvrit. Il sursauta et perdit de nouveau l’équilibre. Assis par terre, au milieu des morceaux de verre, il releva la tête vers les deux personnes qui le fixaient depuis le seuil. La première était une femme au visage sévère. Elle avait les cheveux bruns et les yeux verts. Elle ressemblait un peu au jeune homme du miroir et aussi à la jeune fille qui était venue tantôt. L’autre était un homme âgé, vêtu d’une robe noire avec une croix blanche au col. Son visage était ridés, ses cheveux gris, et il n’y avait que de la douceur dans ses yeux bleus.


« Qu’est-ce qu’il a encore fait ?! s’écria la femme d’un ton excédé. Et où est Clia ? Elle était censée le surveiller ! »

L’homme en noir ignora les cris de la femme et s’approcha de lui pour lui tendre la main. Après un moment de confusion, il lui tendit la sienne. L’homme lui serra la main et le tira brusquement en avant. Pris par surprise, il faillit lui tomber dessus mais l’homme le dévia vers le lit où il s’affala maladroitement. L’homme approcha ensuite un fauteuil et s’assit près du lit. Entre-temps, la femme avait fini de jacasser et elle observait la scène avec attention.

« Lyrel, fit l’homme. Lyrel, tu m’entends ? »

Il le fixa droit dans les yeux. L’homme fronça les sourcils.

« Tu me reconnais, mon garçon ? C’est moi, le père Joris. Dis quelque chose. »

Il continua de lui rendre son regard. La femme s’agita :

« Le capitaine a dit vrai, les démons lui ont pris son esprit !

- J’ai déjà vu des hommes en état de choc, contredit le père Joris, incapables de parler pendant des jours.

- Il ne m’a pas l’air choqué, » répliqua-t’elle avec un sourire amer.


L’homme claqua des doigts pour attirer son attention.

« Lyrel ? Lyrel ? » ne cessait-il de répéter.

Ce mot devait vouloir dire quelque chose. Il ouvrit la bouche :

« Ly… Ly… »

Cela ne voulait pas sortir. Il essaya autrement :

« Lilelu… »

La femme poussa un cri qu’elle étouffa bien vite en plaquant une main sur sa bouche. Le père Joris recula vivement, son regard se faisant acéré. Il sortit une croix en bois et l’appliqua sur le front du jeune homme.

« In nomine Pater Fili and Spiritus Sancti, révèle-toi, démon ! »

Un silence suivit ses paroles impérieuses. Il n’osait plus bouger et respirait à peine, le bois froid contre son front. L’homme finit par abaisser sa croix, perplexe.

« Voilà qui est singulier,» marmonna-t’il.

Il sortit une fiole de sa poche et l’aspergea de quelques gouttes d’eau.

« En Son nom très saint, je te bannis, démon ! »

Le jeune homme baissa les yeux sur les taches d’eau sur sa chemise de nuit mais ne sentit rien.

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« Est-ce normal ? s’enquit la femme derrière eux, qui ne perdait rien du spectacle.

- Dame Faye, laissez-moi faire je vous prie. »

Le père Joris sortit encore un mouchoir qu’il déplia. Un petit disque très fin s’y trouvait. D’une main, il ouvrit la bouche de Lyrel et de l’autre, il y déposa le disque.

« Ne le mords pas ! » l’avertit-il d’un ton grave.

Il lui ferma la bouche et attendit en l’observant attentivement. Le jeune homme n’osait toujours pas bouger, terrorisé. La salive s’accumula dans sa bouche ; il n’osait même pas déglutir. Quand il se mit un peu à baver, le père Joris poussa une exclamation dégoûtée et se leva. Le jeune homme en profita pour avaler le disque sans goût.


Le père se planta de nouveau devant lui.

« Dis quelque chose, lui ordonna-t’il. Dans n’importe quelle langue, peu importe. Mais dis quelque chose ! »

Les deux derniers mots furent quasiment hurlés. Le jeune homme se recroquevilla mais obéit néanmoins :

« Quel… que… chose… » fit-il avec effort.

Le père le fixa d’un air ébahi. Puis il inspira profondément, marmonna quelques mots inaudibles avant de se tourner vers la femme.

« Dame Faye, je ne peux pas conclure sur la corruption de votre fils. Il faut attendre. »

La femme lui lança un regard interloqué.

« Comment ? fit-elle. Vous l’avez bien entendu pourtant ! Il a parlé la langue du Diable ! »

Elle se signa craintivement.


« C’est vrai, reconnut le père Joris, mais s’il était vraiment corrompu, la croix, l’eau bénite et l’hostie l’auraient brûlé. Or il n’a pas du tout réagi, vous en êtes témoin comme moi.

- Avez-vous bien entendu le rapport du capitaine ainsi que celui du physicien qui l’a examiné à son retour ? Il est souillé ! »

Le prêtre ferma les yeux, accablé.

« C’est exact, cependant le physicien a précisé que les souillures ne sont pas récentes. Votre fils s’adonnait à ces perversités depuis longtemps, semblerait-il, et ni vous ni moi n’avons remarqué quoi que ce soit.

- L’Église ne condamne-t’Elle pas la sodomie ? renchérit-elle directement.

- Bien sûr, quoi qu’il s’agisse d’un autre niveau de perversion. Les sodomites sont des dépravés qu’il convient de rééduquer à coups de fouet et autres châtiments corporels. Leur âme peut être sauvée par la prière et la rédemption. Si votre fils a vendu son âme au Diable, par contre, c’est une autre histoire. Pour l’instant je peux seulement constater qu’il n’a plus tous ses esprits. Je vais attendre le rapport des moines qui sont allés inspecter le manoir de Fanel puis nous verrons comment son état va évoluer. »


La décision ne fut pas au goût de Dame Faye. Elle écarquilla ses grands yeux verts, indignée, et désigna le jeune homme alité.

« Vous devriez vous fier à l’instinct d’une mère ! s’écria-t’elle. Je vous dis que cette créature n’est pas mon fils ! »

Le père Joris la fixa en silence, guère sensible à l’argument.

« Allons, Dame Faye, la journée a été éprouvante pour nous tous. Venez avec moi, nous allons prier pour que notre Seigneur nous montre le chemin à suivre. »

Faye donne un moment l’impression qu’elle allait riposter verbalement, puis elle se ressaisit et acquiesça en joignant les mains devant elle.

« Vous avez raison, mon père, fit-elle d’une voix soumise. Veuillez me pardonner ma faiblesse.

- Les femmes sont faibles, répondit-il d’un ton d’évidence. Ce n'est pas de votre faute, c'est le Seigneur vous a faites ainsi. »

Elle eut un mince sourire froid.

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Le père Joris sortit le premier. Quand elle fut sur le point de quitter la pièce, le jeune homme qui avait suivi toute la conversation en ne comprenant que quelques mots l’appela timidement :

« M… Mère ? »

Elle se retourna prestement, ses yeux flamboyant de fureur.

« Ne m’appelle plus jamais ainsi ! siffla-t’elle d’un ton cinglant. Plus jamais ! »

Il rentra la tête dans les épaules, sentant une forte douleur dans sa poitrine. La femme quitta la pièce et la lourde porte se referma derrière elle, le laissant seul. Il attendit un moment, fronça les sourcils puis posa une main sur son torse où la douleur avait peu à peu disparu.

« Ly… Ly… Ly-rel, fit-il doucement avec de plus en plus de facilité. Lyrel. »

Il avait compris que c’était son nom.

~*~

La première semaine fut épouvantable pour tout le monde. Lyrel dut tout réapprendre : marcher, s’habiller, manger, se laver, utiliser le pot de chambre… Son valet ne cachait guère son dégoût de devoir s’occuper de lui ; la jeune servante qui nettoyait sa chambre tremblait de peur et se signait dès qu’elle croisait son regard ; la femme âgée qui le lavait crachait à ses pieds en toute occasion. Sinon, il n’était pas autorisé à quitter sa chambre. Il s’approchait souvent de la fenêtre et s’émerveillait de tout ce qu’il y avait de l’autre côté : les arbres, les fleurs, les nuages, le soleil, la lune, les étoiles… Il avait envie de sortir mais n’osait pas défier les ordres stricts de Dame Faye : il devait rester confiné dans sa chambre comme un secret honteux qu’on ne voulait pas exposer.


Dame Faye lui rendait parfois visite d’ailleurs, bien que ce soit plus pour vérifier son état que pour lui parler. Elle restait quelques minutes à l’observer, un rictus de haine sur les lèvres, puis repartait sans un mot. Il ne tenta plus jamais de l’appeler Mère. Ses deux autres visiteurs se montraient moins hostiles : il y avait la jeune fille du premier jour qui revenait en cachette, et le père Joris. La jeune fille s’appelait Grisèle et c’était sa petite-sœur. Il ne comprenait pas bien le sens de ce mot, bien que cela évoquait en lui un attachement et une envie de la protéger. C’était la seule à lui sourire gentiment. Elle le laissait même jouer avec sa poupée. Cela ne la dérangeait pas s’il ne parlait pas beaucoup car elle en profitait pour faire toute la conversation.


« … et cet après-midi, je vais me promener sur Reine, ma jument. Malric dit que j’ai fait des progrès et que je pourrai bientôt galoper. Tu te souviens quand tu m’avais emmené sur ton cheval au grand galop ? J’avais peur au début mais ensuite j’ai adoré ça ! Dès que tu iras mieux, on pourra se promener à cheval ensemble, dis ?

- Oui.

- Quelle joie ! Oh, je ne t’ai pas raconté ! Hier, j’ai demandé à Talia de… »

De temps en temps, il devait lui répondre mais elle se contentait de "oui" ou "non", sans le presser plus. Il appréciait sa compagnie simple et honnête. C’était juste dommage qu’elle devait partir dès que quelqu’un venait.


Avec le père Joris, ce n’était pas aussi simple. L’homme semblait sincèrement déterminé à le faire parler et se souvenir. Il n’était pas brutal seulement parfois brusque. Lyrel se sentait désolé pour lui car il savait qu’il le décevait.

« Allons mon garçon, cela fait maintenant six jours. Tu dois bien te souvenir de quelque chose ! »

Lyrel secoua la tête avant de se rappeler que le prêtre exigeait qu’il parle.

« Non… mon père… »

Il devait aussi s’adresser proprement à lui, et plus jamais dans l’autre langue. C’était difficile de se retenir car cette langue lui venait plus naturellement en bouche.


« Bon, reprit le père Joris d’un ton qui se voulait patient, quel est ton premier souvenir ? »

Lyrel réfléchit.

« Des cris, répondit-il.

- Et après ?

- Du… sang. »

Le visage du prêtre s’assombrit.

« Tu sais d’où venait ce sang ? s’enquit-il.

- C’était… c’était là, autour, répondit Lyrel avec confusion. Je ne sais pas. »

Il prononçait si souvent ces quatre mots qu’il n’avait même plus besoin de se forcer à bien les prononcer. En plus, il ne faisait aucune pause entre, comme s’ils ne formaient qu’un seul mot. En tout cas, cette réponse ne fut pas au goût du prêtre.

« Fais un effort, Lyrel ! Les serviteurs avec toi ont été sacrifiés. Ils ont eu la gorge tranchée et leur sang a servi à tracer des symboles sataniques. Tes deux amis, Vion et Doric, ont été déchiquetés en morceaux comme si une bête sauvage les avait attaqués. On a même retrouvé un corps décapité ! Comment peut-on oublier une chose pareille ? »


Tout en donnant ces sinistres détails, le père Joris le scrutait de ses yeux bleus, guettant la moindre réaction. Cependant Lyrel n’exprimait rien à part de la confusion. L’homme se radossa contre le fauteuil en soupirant. Entre l’évêque qui le pressait pour qu’il résolve l’affaire afin d’étouffer le scandale et Dame Faye qui exigeait que l’on brûle son fils pour diabolisme — ou plutôt le démon qui avait pris l’apparence de son fils — il était sous pression. Pourtant il tenait à faire ce qui lui semblait juste et son intuition lui disait que ce jeune homme était une victime. Il n’était pas non plus complètement innocent, loin de là, mais en tout cas il n’était pas corrompu.

« Lyrel, soupira le prêtre, je ne peux pas t’aider si tu ne m’aides pas un peu… »

Lyrel prit un air triste mais il ne pouvait rien faire. Le père Joris n’avait plus le choix.

~*~

«Vous voulez l’emmener où ?! demanda Dame Faye en s’étranglant sur le dernier mot.

- Au manoir de Fanel, répondit le prêtre d’un ton ferme. Je pense qu’en ramenant le jeune Lyrel sur les lieux du rituel satanique, la mémoire lui reviendra et nous saurons enfin ce qui s’est passé. »

Dame Faye posa la plume sur le bureau de son défunt époux et lança un regard dur au prêtre.

« Savoir ce qui s’est passé ne ramènera pas ces malheureux à la vie, répliqua-t’elle. Les parents des jeunes Vion et Doric exigent tout comme moi que l’on brûle ce démon et qu’on n’en parle plus ! »

Le père Joris inspira pour rester calme.

« Dame Faye, contrairement à ce que vous semblez penser, l’Église ne brûle des gens que lorsque nous sommes parfaitement sûrs de leur culpabilité et qu’il est impossible de sauver leur âme autrement. »


La duchesse plissa les yeux et l’observa un moment avant de dire :

« Vous me paraissez bien motivé pour prouver l’innocence de ce monstre. Se pourrait-il que vous éprouviez plus que de l’affection pour lui ?

- Vous oubliez que vous vous adresser à un serviteur de Dieu ! » tonna-t’il, outré par cette insinuation.

Dame Faye prit un air faussement contrit.

« Veuillez me pardonner, mon père. La situation est si horrible, je ne sais plus ce que je dis. C’est la présence de ce démon en ces lieux qui trouble mon esprit. »


Le prêtre ne fut pas un instant dupe, cependant il choisit de ne pas poursuivre dans cette voie.

« Dame Faye, soyez assurée que je ne cherche que la vérité, aussi horrible soit-elle. »

Elle hocha la tête.

« Je m’en remets entièrement à vous, mon père. Emmenez ce démon où bon vous semble. »

Le prêtre inclina la tête et quitta le bureau. Dame Faye se leva et marcha nerveusement jusqu’à la cheminée. Une main sur le manteau, elle contempla les flammes.

« Ce maudit garçon, songea-t’elle. Si l’Église ne veut pas m’en débarrasser, je vais m’en occuper moi-même ! »

Elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit et fit au garde qui se trouvait en poste :

« Allez me chercher le capitaine Dévos. »

Le soldat obéit. Dame Faye eut un sourire sinistre.


Notes de Karura : Je débute avec un héros amnésique. Ce n'est pas ce qu'on fait de plus original, certes, mais je vous assure qu'il y a une excellente raison à l'amnésie de Lyrel et pas juste "le lecteur découvre le monde par les yeux du héros amnésique". En plus, Lyrel est atteint d'amnésie totale : il n'y a pas que ses souvenirs qu'il a oubliés, il ne sait plus bien marcher, parler, aller aux toilettes...

Les mots en couleur sont prononcés dans la langue de démons. Vous en saurez plus au fur et à mesure de l'histoire.






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