Chapitre Onze : La Guerre Sainte
Un mois plus tard, les Templiers embarquèrent pour leur long périple. Leur armée comptait deux mille hommes et il fallut une flotte de trente navires pour transporter les humains, les chevaux et l’équipement. La bannière de la Croisade — un drapeau rouge orné d’une croix blanche — était dressée sur chaque navire et flottait fièrement au vent. Le départ des Templiers du port de Karlem fut salué par une immense foule venue sur les quais. Malgré ses doutes, Ignatius ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment de fierté en voyant ses troupes en rangs avant l’embarquement. Ils représentaient le bras armé et la magnificence de l’Église. À ses côtés Marius lui tapota l’épaule, lui aussi enthousiasmé par la guerre à venir. Gaïus semblait peu concerné comme toujours et Lucius restait de marbre.
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« On va pouvoir s’en donner à cœur joie contre les démons ! fit l’Archange de l’Eau. N’oublie pas ce que je t’ai appris, Ignatius : tu ne dois pas hésiter sur le champ de bataille. Il faut foncer et ne pas reculer ! »
Ignatius acquiesça. En réalité Marius n’avait aucune expérience non plus du vrai combat militaire. D’ordinaire les Templiers pourchassaient les hérétiques qui étaient des individus isolés. L’Église maintenait la paix — de gré ou de force — en privilégiant la diplomatie et les Templiers avaient juste un effet dissuasif. Ce serait donc la première fois que les Templiers seraient déployés au grand complet mais grâce à Dieu, ils ressortiraient victorieux de cette guerre.
Pour son premier voyage en mer, Ignatius ne connut pas les meilleures conditions : entre la promiscuité des hommes et des chevaux, un navire ne permettait guère de s’isoler. En plus par mesure de sécurité, les Archanges se trouvaient chacun dans des navires différents au cas où l’un d’eux venait à couler. Ils s’autorisèrent tout de même des réunions mais à part ça, Ignatius n’avait pas grand-monde à qui parler. En effet son statut d’Archange le mettait à part. Son sénéchal Argan était si respectueux qu’il ne se permettait de le consulter que sur des sujets pratiques, ce qui n’en faisait pas un bon partenaire de conversation. Les conditions de voyage furent difficiles pour tout le monde. Impossible pour les soldats de s’exercer aux armes, les déplacements étaient limités pour ne pas gêner le travail des marins, beaucoup eurent le mal de mer… Le trajet dura trois semaines mais cela parut aussi long que trois mois. Ils essuyèrent deux tempêtes mais aucun navire ne fit naufrage. De toute façon ils priaient le Seigneur plusieurs fois par jour, respectant les différents horaires des offices comme s’ils se trouvaient encore dans leur Chapitre. Il n’y avait rien d’autre à faire d’ailleurs. Par conséquent rien de mal ne pouvait leur arriver et les empêcher d’accomplir la volonté divine. Le seul qui fut vraiment heureux durant ce voyage fut Marius car il se trouvait dans son élément. Il jouait à former l’eau tout autour de son navire et projetait même des trombes sur les navires voisins. Il essaya même une fois de provoquer des vagues mais n’y parvint pas et en fut très déçu.
Un jour, alors que les Archanges se rassemblaient sur le navire d’Ignatius pour leur réunion, un rayon de soleil tomba sur le pont, illuminant les silhouettes. Ignatius se tourna vers Marius et plissa le front : les cheveux du petit Archange avaient poussé, lui qui les gardait toujours à ras, et Ignatius perçut une touche de bleu foncé. Lucius suivit son regard et s’assombrit.
« Marius, fit-il doucement, suis-moi. »
D’abord ravi, l’Archange de l’Eau fit vite la tête quand son frère demanda un nécessaire pour raser les cheveux.
« Non, pas encore ! râla-t’il.
– Tu sais qu’il le faut, » répliqua Lucius d’un ton implacable.
Marius se laissa faire en maugréant et les cheveux furent rasés de nouveau. Lucius les récupéra soigneusement dans un tissu.
« Brûle-les, qu’il n’en reste rien, » fit-il à Ignatius.
Sans poser les questions qu’il avait en tête, Ignatius s’exécuta et une odeur âcre emplit la pièce. La réunion démarra ensuite et la mauvaise humeur de Marius perdura un bon moment.
Le soleil venait de se lever lorsqu’ils arrivèrent en vue d’une côte. La joie et le soulagement furent général. Le débarquement se fit dans le plus grand ordre malgré l’impatience des Templiers à retrouver la terre ferme. Après avoir organisé ses troupes, Ignatius chercha ses frères du regard. Ils avaient débarqué dans une petite baie et il n’y avait aucun signe de démons aux alentours. Ignatius avait profité du voyage pour imaginer à quoi pouvait bien ressembler le monde des démons et il découvrit alors que cela ressemblait à leur monde : le ciel était bleu, l’herbe verte, la terre brune et l’air et le vent marin ne différaient pas… Il était un peu déçu par cette familiarité mais au moins ils ne seraient pas dépaysés.
« Ignatius ! » le héla Lucius un peu plus loin.
Il se hâta de le rejoindre. Lucius était chargé de conduire les troupes grâce à la carte du Saint Père. Au cas où, chaque Archange en possédait une copie.
« Qu’as-tu pensé du voyage ? demanda Lucius à son plus jeune frère.
– Ennuyeux, répondit-il avec sincérité comme toujours.
– Quoi, tu n’aimes pas être entouré d’eau ? intervint Marius. Moi, je regrette que ça n’ait pas duré plus longtemps. Vivement le voyage de retour ! »
Contrairement à lui, Gaïus était à genoux par terre mais pas pour prier : il enfonçait ses mains dans le sol avec un sourire béat.
« Pauvre Gaïus, commenta Lucius. Il avait pourtant emmené des sacs de terre avec lui. Cela n’a pas suffi.
– Il va aller mieux ? s’inquiéta Ignatius.
– Maintenant oui ! »
Le débarquement complet prit toute la matinée ainsi qu’une partie de l’après-midi. Les navires firent alors voile au large afin de ne pas se faire repérer. Quand les Templiers auraient accompli leur tâche, ils reviendraient à la baie et enverraient un signal lumineux grâce au pouvoir des Archanges pour avertir la flotte de revenir les chercher. Bien entendu cela laissait supposer qu’ils reviendraient victorieux, en tout cas avec l’un des Archanges. Personne n’en doutait. L’impatience et l’exaltation se lisaient sur tous les visages. L’Archange de la Lumière ordonna la mise en marche. Si l’on se fiait à la carte, Pandémonium se trouvait à moins d’une journée de marche et ils s’y rendraient d’une traite afin de profiter de l’effet de surprise. Une vaste plaine succéda à la baie et ils aperçurent une forêt à l’autre bout ainsi que des montagnes aux loin.
Une armée de deux mille hommes ne pouvait guère être silencieuse. Des éclaireurs furent envoyés en avant pour prévenir de tout danger. L’après-midi toucha à sa fin quand ils revinrent avec une nouvelle : un village de démons se trouvaient un peu plus loin ! Les Archanges se concertèrent aussitôt pour envoyer une troupe de cent hommes. Bien que ce village ne soit pas leur cible, il était hors de question de laisser un seul démon s’enfuir pour alerter les siens. Le reste de l’armée dut alors s’arrêter tandis que les cent élus — choisis équitablement parmi les quatre Chapitres — prirent des chevaux et partirent en direction du village accompagnés des Archanges. Cela allait être leur première bataille et tous étaient impatients. Ignatius, lui, était empli de curiosité à l’idée de voir des démons pour la première fois.
Il n’y eut aucune stratégie, que de la force brute. Les Templiers déboulèrent sur le village en chantant des hymnes à Dieu et en brandissant leurs armes. Les démons avaient dû repérer leur approche car un groupe d’entre eux, deux fois moins nombreux, se tenait à l’entrée du village avec des arcs et des lances. De loin ces démons avaient un aspect humain. Les flèches plurent sur les Templiers qui s’abritèrent sous leurs boucliers. Même les chevaux ne risquèrent rien grâce à leurs protections en acier, alors la volée de flèches ne fit quasiment aucun dégât. Une fois que les Templiers atteignirent le village qui n’était pas du tout fortifié, le combat ne dura pas bien longtemps : les démons se firent massacrer sans tuer ne serait-ce qu’un seul Templier. Il y eut à peine deux ou trois blessés.
Ignatius fit tourner sa monture sur lui-même, surpris et déçu par le manque de résistance des démons. Bien entendu les Templiers étaient le bras armé de l’Église, entraînés depuis des siècles à combattre le mal et défendre la vraie Foi. Néanmoins ces démons ne lui avaient pas paru plus forts que de simples villageois. Bon, peut-être qu’il y avait des catégories de démons et que tous n’étaient pas si redoutables. Ignatius observa les corps à terre sans pouvoir se départir de son malaise : les démons ne ressemblaient pas à d’horribles créatures, juste des gens ordinaires. Il voyait des couleurs de cheveux et d’yeux étranges, comme ce que lui avait montré le Pape, tous portaient les cheveux longs, homme comme femme, et leurs tenues étaient pour le moins étranges : des sortes de tuniques de couleurs et longueurs différentes superposées en plusieurs couches. Par contre leur sang était rouge comme celui des humains.
Ignatius préféra alors se concentrer sur les constructions autour de lui. C’étaient des bâtiments en bois sur un seul étage avec une forme plutôt rectangulaire. Cependant il y avait des ouvertures rondes qui semblaient faire office de fenêtre. Intrigué, Ignatius descendit de cheval et s’avança pour observer de plus près. Un sentiment étrange de familiarité s’empara de lui.
« Ignatius ! » fit soudain Lucius derrière lui.
Il se retourna vers son frère qui avait un grand sourire.
« Alors, que penses-tu de notre première victoire sur la terre des démons ?
– Ils ne se sont pas vraiment défendus, »fit-il.
Quelqu’un lui donna une forte tape dans le dos. Sans se retourner, il sut qu’il s’agissait de Marius.
« Ben dis donc, on dirait que t’as presque l’air déçu ! le nargua l’Archange de l’Eau.
– Non, se récria-t’il, c’est juste que…
– C’est bon, moi aussi j’aurais aimé un peu plus de répondant. Bah, à Pandémonium, on aura toute la résistance qu’on veut ! »
Un soldat s’approcha de Lucius et fit :
« Maître Lucius, nous avons trouvé le reste des démons cachés dans une grotte non loin. Nos éclaireurs sont postés devant l’entrée alors ils ne peuvent pas s’enfuir.
– J’y vais, se proposa aussitôt Marius. Je prends la moitié de mes hommes avec.
– Ça ira ? » s’enquit Lucius.
Son inquiétude sembla ravir l’autre Archange qui se mit à fanfaronner :
« Bah, s’ils sont aussi combatifs que ceux-là, je n’ai rien à craindre ! En plus, j’imagine que ce sont les plus faibles qui se sont mis à l’abri avant notre venue.
– Reste quand même sur tes gardes, » lui conseilla son frère.
Avec un sourire impudent, Marius rassembla ses Templiers et ils partirent au galop.
Pendant ce temps, Ignatius en profita pour continuer son exploration du village. D’autres Templiers faisaient de même afin de s’assurer qu’il ne restait plus personne de vivant. Lui le faisait surtout par curiosité. Plus il en apprendrait sur leurs ennemis, plus cela pourrait être utile. Avec cette idée en tête, il entra dans la première maison. Il fut étonné de ne pas voir de porte mais des tentures courtes accrochées à une poutre. Il marcha sur des dalles de joncs tressés qui recouvraient le sol et vit une table basse au centre de la pièce ainsi qu’un petit âtre au même endroit. Tout cela était des plus dépaysant. Un mur en papier sur les côtés attira son attention. Il le tapota puis l’enfonça du pied. Cela donnait sur une autre pièce. C’était donc à la fois un mur et une porte ? En tout cas il n’y avait que peu de meubles et il fut également surpris de ne pas voir de lit dans la suite de son exploration. Au moment d’enfoncer le mur suivant, les Diables se manifestèrent brièvement pour lui montrer une image. Perplexe et méfiant, il se risqua à les écouter et fit coulisser l’écran. Cela fonctionna et une nouvelle pièce s’offrit à lui.
« Mmph, songea-t’il, vous êtes vraiment dans votre monde ici. »
Il s’inquiéta cependant de les sentir un peu plus forts et il les refoula autant qu’il le put dans son esprit. Les autres pièces n’apportèrent rien de nouveau. Il ressortit de là, perplexe.
« Tu as fini de visiter ? lui lança Lucius d’un ton amusé.
– J’étais curieux de voir comment vivent les démons, avoua-t’il. Ils sont bien étranges.
– Bien sûr, ce sont des démons après tout. »
Le regard d’Ignatius se porta sur la place où gisaient les corps. Des démons, ça ? Banien lui avait paru mille fois plus dangereux et maléfique qu’eux. Dans son cœur, les Diables se lamentèrent de voir tant de morts pour rien. Il les ignora.
« Quittons cet endroit, fit Lucius. Marius nous rejoindra en cours de route.
– On part comme ça ? s’étonna l’Archange du Feu.
– Nous n’avons plus rien à faire ici. »
Ignatius contempla les morts à même le sol puis il se rendit compte que ce serait ridicule de les enterrer ou de dire une prière pour eux. Pourtant il se sentait mal à l’aise sans vraiment en comprendre la raison. Ce n’était certainement pas ainsi qu’il s’était imaginé leur combat contre les démons !
Le drapeau de la Croisade fut planté au beau milieu du village, entouré de cadavres. Les Templiers partirent sans y mettre le feu afin de ne pas alerter les autres démons de leur présence. Comme convenu, la troupe de Marius les retrouva bien vite.
« Tout s’est bien passé, » fit-il simplement à ses frères.
Après ça, il s’éloigna avec Lucius pour lui parler en privé.
« Il y avait des femmes, des enfants et des vieillards dans la grotte, développa-t’il. C’était pathétique de les achever. »
Le ton de l’Archange de l’Eau était presque morne.
« Ils auraient pu prévenir les autres de notre présence, lui rappela Lucius. On ne pouvait pas les laisser en vie ! Tu as bien agi.
– Oh, pas la peine de me le dire, je le sais bien. Mais tu crois que notre petit-frère au cœur sensible comprendra, lui ? » demanda-t’il en désignant Ignatius d’un mouvement de tête.
Lucius ouvrit de grands yeux stupéfaits.
« Ma foi, Marius, tu te fais du souci pour lui ? Qui est la mère poule, alors ?
– Ouais, c’est ça, tu peux causer ! Je suis sérieux, figure-toi ! Comment va réagir Ignatius s’il faut tuer des femmes et des enfants ? »
Lucius reprit un air sérieux.
« Le moment venu, déclara-t’il, je sais qu’il accomplira la volonté de notre Seigneur, aussi dure soit-elle. J’ai confiance en lui. »
Marius eut un soupir et n’aborda plus le sujet.
Ils ne rencontrèrent plus d’autre village en cours de route. La marche de nuit se fit en forêt et ils éclairèrent leur chemin avec un minimum de torches — Ignatius fut requis pour les allumer. Le couvert des arbres était censé masquer leur progression mais la prudence restait de mise. Ils ne devaient pas se faire intercepter avant d’avoir atteint Pandémonium. C’était d’une importance capitale. Lorsque le matin arriva, les éclaireurs revinrent avec une grande nouvelle : leur cible était en vue ! La nouvelle parcourut l’armée et l’excitation les gagna, l’emportant sur la fatigue. Deux heures plus tard, ils trouvèrent une vaste étendue herbeuse et en son centre un palais fortifié. Aucun doute, c’était Pandémonium !
Les Archanges convinrent de ne pas céder à la précipitation. D’après les éclaireurs, rien n’indiquait que les démons les avaient repérés : les portes étaient ouvertes, des soldats patrouillaient sur les remparts mais pas en très grand nombre, aucune tension n’était palpable. Les éclaireurs avaient pris des vêtements sur les villageois massacrés et s’en étaient servis pour se déguiser et s’approcher au plus près afin de repérer les lieux. Ils n’osèrent pas entrer dans le palais toutefois car le risque de se faire démasquer était bien trop grand.
En attendant le rapport des éclaireurs, Ignatius s’était un peu éloigné des troupes et observait le palais au loin, se tenant à l’orée de la forêt. Encore une fois il fut frappé par la normalité apparente des démons. Honnêtement il s’était attendu à une terre stérile recouverte par la nuit, balayée par des vents glaciaux, où on marchait sur des ossements humains. Les démons devaient être des monstres assoiffés de sang, des êtres sinistres qui emploieraient leurs pouvoirs démoniaques sur eux. Ceci… ceci ressemblait simplement à l’invasion d’un royaume ennemi, ni plus ni moins. Et c’étaient eux les cruels envahisseurs. Ignatius soupira… puis se tendit en sentant les ombres des arbres l’entourer subitement.
« Les Diables ! » marmonna-t’il.
C’était leur première apparition matérielle depuis le combat contre le duc de Fanel, qui datait de plus de trois sans. Se sentaient-ils plus forts dans leur domaine ? Sûrement car ils avaient déjà communiqué avec lui au village et encore là, leur présence était presque palpable.
« Arrête cette absurdité, susurrèrent-ils. Viens avec nous. »
Ignatius secoua la tête. Quelque part au fond de lui, il avait espéré que sa nomination en tant qu’Archange avait fait disparaître les Diables pour toujours. Hélas, il était irrémédiablement souillé par leur présence.
« Partez, commanda-t’il entre ses dents. Vous n’avez nul pouvoir sur moi.
– Viens parmi les tiens. »
Il se sentit profondément révulsé par ces mots qu’il ne comprenait que partiellement.
« Non ! » s’écria-t’il.
Ses flammes surgirent pour repousser les ombres mais ces dernières s’accrochèrent avec une ténacité sans précédent. Clairement elles étaient plus fortes en ces lieux maudits et il se sentit succomber peu à peu à leur attraction, comme si son âme se faisait lentement arracher de son corps…
« Ignatius ! » s’écria quelqu’un derrière lui.
Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s’agissait : la lumière qu’il sentit dans son dos et qui fit reculer les ombres était un indice suffisant. Il tomba à genoux, le souffle court. Lucius accourut aussitôt à ses côtés et posa une main sur son épaule.
« Que s’est-il passé ? demanda-t’il. Ça va ? »
Sans un mot Ignatius se jeta dans ses bras, cherchant à apporter la lumière au plus profond de son âme pour la purger définitivement des Diables. Quelque peu surpris, Lucius passa les bras autour de ses épaules. Les tremblements qui parcouraient le corps de l’Archange cessèrent peu à peu. Lucius posa les mains sur ses joues et leva sa tête.
« Dis-moi ce qui t’arrive, demanda-t’il avec insistance.
– Les Diables, fit Ignatius d’une voix faible. Ils sont revenus... »
Il n’en dit pas plus, le visage sombre.
Lucius soupira. Ce n’était guère le moment de tenter de convaincre son jeune frère qu’il se faisait des idées au sujet des soi-disant Diables. D’ailleurs, ce dernier finit par se reprendre et se releva en reculant d’un pas.
« Désolé, c’est passé, fit-il.
– Tu es sûr que ça ira ? s’enquit Lucius.
– Oui, je serai fort à partir de maintenant.
– Bien. »
Lucius lui lança un regard hésitant. Ignatius lui rendit son regard avec curiosité. L’Archange blond finit par froncer les sourcils puis franchit avec détermination la distance qui les séparait.
« Lu... »
Ignatius ne put finir sa phrase car son frère pressa ses lèvres contre les siennes, même s’il dut se mettre sur la pointe des pieds pour cela. Les mains de Lucius s’enfouirent dans les cheveux brun foncé qui avaient un peu poussé durant le long voyage. Le jeune homme ne semblait pas vouloir se séparer de son frère, il le serrait contre lui et l’embrassait à pleine bouche comme s’il souhaitait l’absorber en lui. Leurs armures s’entrechoquèrent, comblant le silence.
Et puis aussi brusquement, Lucius mit fin à leur étreinte et se détourna, mais pas avant que l’autre Archange n’ait pu voir ses joues rouges.
« Luc…
– Pas un mot, s’il te plaît, » interrompit le jeune homme.
Il repartit comme il était venu. Confus, Ignatius respecta néanmoins son souhait et ne lui courut pas derrière pour lui demander des explications. Il passa deux doigts sur ses lèvres, perplexe. Ils s’étaient souvent embrassés puisque cela se faisait entre bons amis, mais c’était la première fois qu’Ignatius avait ressenti chez son frère quelque chose de différent. Il ne savait pas ce dont il s’agissait, toutefois il se dit qu’il pourrait toujours demander à Lucius plus tard, une fois cette histoire de Croisade terminée. En tout cas cela détourna efficacement son attention des Diables.
Le moment de l’attaque était venu. Pendant que les Templiers priaient pour que Dieu leur accorde la force, les Archanges avaient mis leur stratégie au point — Lucius et Ignatius faisant comme si rien ne s’était passé entre eux — et ils allaient attaquer des quatre côtés. La plaine entourant le palais les obligeaient à se découvrir mais cela leur procurait aussi un avantage : aucun démon ne pourrait s’échapper du palais pour aller chercher du renfort. Les quatre Chapitres gagnèrent leurs positions puis Ignatius fut chargé de lancer le signal : des flammes s’élevèrent haut dans le ciel, bien visibles de tous. L’Armée Sainte se rua sur Pandémonium en poussant des cris de guerre. Les gardes démons postés sur les remparts restèrent un moment figés avant de s’agiter dans tous les sens. Les portes de l’enceinte se refermèrent lourdement. Quand les Templiers furent à portée, les archers démons les assaillirent de leurs flèches. À nouveau les boucliers des Templiers les protégèrent efficacement.
Ce fut ensuite au tour des archers d’Ignatius. L’Archange usa de son pouvoir pour enflammer les flèches en plein air, ce qui attira des cris de la part des démons. Au bout de quelques volées, des colonnes de fumée apparurent dans l’enceinte du palais. Gaïus de son côté souleva la terre de la plaine afin de créer des monticules pour protéger les soldats des flèches ennemies et permettre leur avancée. Après un second signal d’Ignatius, les quatre armées convergèrent simultanément vers le palais. Les démons se croyaient en sécurité dans leur forteresse mais ils furent très surpris lorsque toute l’eau des douves se rassembla pour s’abattre sur les portes, les défonçant plus efficacement que des béliers. L’Archange Marius fut acclamé par les soldats qui se ruèrent ensuite dans le palais. À partir de là, ce fut un véritable massacre.
Bien entendu ils avaient affaire cette fois à des soldats entraînés et non de simples villageois. Les Templiers rencontrèrent plus de difficultés pour progresser. L’armée des démons était organisée et disciplinée, et les soldats vêtus d’armures de cuir et brandissant des longues et fines épées semblaient prêts à sacrifier leur vie pour empêcher les envahisseurs d’entrer.
« C’est parce qu’ils protègent l’Antéchrist ! » songea Ignatius en redoublant d’ardeur.
Tous ses doutes s’étaient envolés à présent qu’il combattait des soldats. Cela ressemblait nettement plus à l’image qu’il s’était fait de la Guerre Sainte ! Sans hésiter il tua tous ceux qui se trouvaient sur son passage, tel un ange destructeur. Ses hommes le suivaient du mieux qu’ils pouvaient mais il finit par les distancer.
À un moment il se retrouva encerclé d’ennemis. Il dressa alors un mur de flammes autour de lui et eut la surprise de les voir prendre un air effrayé avant de s’enfuir en criant :
« Lumineux ! Lumineux ! »
Cela le laissa perplexe. L’appellation de lumineux était plutôt logique car les démons, créatures des ténèbres, ne pouvaient que craindre la lumière, mais pourquoi fuyaient-ils devant la magie ? N’étaient-ce pas eux qui la répandaient dans le monde des humains afin de semer le malheur et le chaos ? Quelque chose n’allait pas et cela le perturba de nouveau. Une volée de flèches se rua vers lui et cela mit fin à ses réflexions. L’instinct de survie reprit le dessus et Ignatius se rua de nouveau au combat. Les questions pouvaient attendre.
Deux heures après l’assaut, c’en était quasiment fini de Pandémonium. Les soldats démons étaient morts, il ne restait que quelques soldats épars dans le bâtiment principal. Les Archanges se rassemblèrent devant l’entrée et firent le bilan des pertes : plus de cinq cents morts dans leur camp, le double de blessés mais ils l’avaient emporté. Il ne restait plus qu’à trouver l’Antéchrist et à l’éliminer. Ignatius, comme ses frères, transmit les consignes à ses hommes :
« Nous allons entrer dans le palais. Soyez prudents car il reste encore des démons à l’intérieur. Tuez tous ceux que vous croiserez mais nous cherchons une personne en particulier : un démon reconnaissable à ses cheveux noirs comme la nuit. Si vous le voyez, n’engagez surtout pas le combat. Prévenez l’un des Archanges. Seul l’un de nous quatre peut vaincre ce démon. Allez ! »
Les Templiers défoncèrent les portes à coup de hache puis s’engouffrèrent à l’intérieur. Les Archanges échangèrent des regards résolus.
« Nous l’affronterons ensemble, rappela Lucius. Marius, n’essaie pas de le combattre seul !
– Pourquoi c’est à moi que tu dis ça ?! » s’indigna ce dernier.
Cependant ses frères connaissaient bien son caractère belliqueux. Le jeune homme aux cheveux ras finit par pousser un soupir d’exaspération.
« Bah, entendu, je vous attendrai, » céda-t’il.
Satisfait, Lucius lança un autre regard interrogateur à Ignatius qui hocha la tête. Les quatre Archanges croisèrent leurs épées et firent :
« Pour la gloire de Dieu ! »
Ils entrèrent à leur tour dans le bâtiment principal.
Ignatius reconnut certains éléments vus dans la maison qu’il avait visitée au village précédent : les écrans en papier qui coulissaient, la présence du bois — que ce soit le plancher ciré ou les poutres apparentes — les tons et couleurs différents de chez eux. L’endroit était plus meublé et décoré par contre, ce qui indiquait une certaine richesse. L’Archange vit des corps de démons joncher le sol, de même que certains Templiers. Il n’avait pas le temps de dire une prière pour ses frères tombés au combat mais quand ce serait fini, ils auraient droit à de vraies funérailles et une messe glorieuse. Parmi les corps des démons, il nota des femmes et des gens de tout âge, même des jeunes…
La main d’Ignatius se mit à trembler. Il n’avait pas vu de jeunes démons au village et sans doute aucune femme — c’était difficile de distinguer les hommes des femmes démons puisqu’ils avaient tous les cheveux longs et à peu près le même style de tenue. L’un de ses vœux sacrés lui revint en mémoire : protéger les faibles et les innocents. Ces enfants démons pouvaient-ils être considérés comme mauvais ? Fallait-il les juger sur leurs possibles crimes futurs ? Ignatius s’arrêta un moment pour respirer. Une fois encore, la sensation de commettre une terrible erreur le frappa. Pourtant il ne devait pas ressentir de compassion envers les démons : ils étaient maléfiques par nature et prenaient plaisir à tourmenter les humains. N’est-ce pas ? L’image d’Akemi lui revint en mémoire. La jeune fille n’avait rien de maléfique et ne se différenciait guère d’une enfant humaine…
Le jeune homme secoua la tête pour en chasser ses doutes. Il avança et son regard tomba sur une longue et fine épée plantée dans une poutre à hauteur de son torse. C’était une arme de démon mais loin d’être hideuse, son élégance le poussa à tendre la main et à saisir la poignée. Il dégagea l’épée et la tint devant lui. Une sensation étrange s’empara alors de lui alors que les Diables s’agitaient dans son esprit. Apeuré, il lâcha l’arme qui retomba au sol avec un bruit sec. Ignatius sentit une sueur froide couler le long de son dos. Il ne voulait plus rester ici, cet endroit représentait un danger mortel pour son âme. Il voulait en finir au plus vite avec la Guerre Sainte et rentrer chez lui, au Chapitre de l’Est…
Il entendit soudain un cri de femme non loin et cela le sortit de sa torpeur. Il se rua dans la direction du cri. Dans une vaste pièce, quatre Templiers entouraient une démone qui était recroquevillée par terre en pleurs. Autour, il y avait des dépouilles de démons. Les Templiers arboraient des sourires goguenards.
« Ben ça alors, ils ont aussi des femmes ?
– Elle est plutôt mignonne malgré ses cheveux verts. Je me demande si sous ses vêtements, elle est comme nos femmes.
– T’en sais quoi ? T’a déjà vu une femme nue, toi ?
– Et toi alors ? »
Un autre se lassa de la dispute entre ses deux frères et se pencha pour arracher les vêtements épais de la démone dont les gémissements redoublèrent. Ignatius ne put en supporter davantage et s’avança.
« Frères ! les interpella-t’il d’un ton sec. Je peux savoir ce que vous faites ? »
Un seul des quatre prit un air contrit. Les autres le regardèrent stupidement.
« Ben… on nous a dit de tuer tout le monde, alors... »
L’Archange fronça les sourcils. Il ne semblait pas être le seul dont l’âme était mise en péril par ces lieux. Finalement le royaume des démons était bel et bien dangereux mais ce n’était pas le danger auquel il s’était attendu.
« Oui, hé bien… Tuez-la avec respect, fit-il un peu maladroitement. Ne la tourmentez pas ! »
Les Templiers échangèrent des regards. L’un d’eux haussa les épaules et enfonça son épée dans la poitrine de la femme sans défense. Elle mourut dans un râle et son sang fleurit sur sa tunique brodée avec des motifs d’oiseaux et de branches. Ignatius se sentit tout à coup nauséeux. Les soldats se contentèrent de quitter les lieux pour continuer leur massacre et il entendit leurs ricanements étouffés. Il tourna la tête et croisa le regard vide de la démone. Les yeux d’un gris choquant le contemplaient d’un air accusateur. Il imagina la façon dont elle l’avait perçu : c’était lui le monstre qui était venu les massacrer sans raison. C’était lui le… démon.
La tête lourde, Ignatius eut l’impression que son armure et son épée étaient devenus dix fois plus lourdes. Son cœur battait à tout rompre.
« Pourquoi ? s’écria-t’il dans le silence. Pourquoi ressemblent-ils à des humains ? Si c’est une illusion qu’ils projettent pour nous tromper et attirer notre sympathie, ne devrait-elle pas se dissiper à leur mort ? Pourquoi ? Je n’y comprends rien ! »
Il retourna dans le couloir et poursuivit son avancée, uniquement pour tomber sur d'autres scènes de massacre. La tête lourde, il peinait à marcher. Son armure et son épée lui semblaient dix fois plus lourdes. Son cœur se serrait dès qu'il croisait des morts, humains comme démons. Au loin il entendait par moment les Templiers — ses frères ! — rire et prendre plaisir à la tuerie, leurs visages déformés par le mal. C'était comme si la vision d'Ignatius s'inversait : c'étaient vraiment eux les démons venus massacrer d'innocentes personnes. Avec leurs pouvoirs diaboliques et leur armée de l'Enfer, ils exterminaient sans pitié les faibles et les forts, les femmes et les hommes, sans faire aucune distinction.
Écœuré, Ignatius se mit soudain à courir sans prendre garde à où il allait. Il voulait seulement s'éloigner, du bruit, du sang et des rires vulgaires. Il ne voulait plus voir ses frères Templiers se vautrer dans la cruauté et la violence. Il voulait trouver un endroit où se cacher jusqu'à ce que tout soit terminé. Il aurait tant aimé rejoindre Lucius et retrouver la paix de l'âme à ses côtés... Quand Ignatius aperçut par les panneaux éventrés une pièce visiblement sans cadavre, il s'y arrêta aussitôt. Il retira son heaume et inspira longuement, sentant sa poitrine se serrer. Plus que jamais il se sentait loin de la lumière, perdu dans les ténèbres insondables mais ce n'était pas la faute des Diables pour une fois, c'était l'Église qui avait provoqué cet abîme.
Ignatius entendit soudain un bruit feutré derrière lui et il se retourna vivement en brandissant son épée. Il croisa le regard terrifié mais déterminé d'une femme. Elle tenait une lame courte à la main et semblait prête à l'affronter, son autre main derrière elle. Il l'observa sans bouger. Elle semblait jeune et avait des cheveux roses pâles — encore une couleur démoniaque — retenus en une coiffure complexe, un mélange de tresses et de chignons avec des bijoux et des épingles dorés maintenant l'ensemble. Ses yeux bleus azur étaient plissés et remplis de haine. Sa peau pâle ne faisait que rehausser le rouge de ses joues. Elle était richement vêtue de plusieurs tuniques brodées de fil d'or. Elle était si petite qu'elle lui parvenait à peine au niveau de l'abdomen, pourtant la férocité qui se dégageait d'elle forçait le respect.
Ignatius était sur le point de baisser son épée lorsque des bruits de pas précipités sur le côté attirèrent son attention.
« Ma sœur ! » s'écria un démon en armure qui s'interposa entre les deux.
Même s'il n'avait pas compris ses paroles, Ignatius aurait deviné leur lien de parenté car leur ressemblance était indiscutable : les mêmes longs cheveux roses et les yeux bleu ciel. Le démon attaqua Ignatius avec ardeur. L'Archange qui ne souhaitait pas le combat dut se défendre car son adversaire était doué et déterminé à prendre sa vie. Sa longue et fine lame fendait l'air en des coups élégants mais mortels. Ignatius finit par le blesser au ventre et le démon s'effondra, pas mort mais gravement blessé.
« Kahiro ! » s'écria la femme.
C'était un peu étrange : elle aurait voulu se précipiter aux côtés de son frère, pourtant elle se forçait à rester là où elle était. Ignatius devina qu'elle tentait de cacher quelque chose.
Il se déplaça si vite que la femme n'eut pas le temps de réagir. Il la poussa rudement, elle tomba avec un cri et il put voir enfin ce qu'elle était prête à dissimuler au prix de sa vie et de celle de son frère. Il se figea alors, les yeux écarquillés de stupeur.
« Non... murmura-t'il. Ce n'est pas possible... »
C'était un enfant qu'elle défendait aussi précieusement, un garçon d'environ sept ans — donc bien plus âgé en réalité, peut-être même plus âgé que lui — et cet enfant avait l'air terrifié.
« Maman ! » pleurnicha le petit.
Il avait en effet les mêmes yeux qu'elle mais par contre, ses cheveux... Retenus en partie par un petit chignon au-dessus du crâne et le reste flottant librement sur ses épaules, les cheveux étaient noirs comme la nuit. C'était lui, l'Antéchrist !
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