Le Prince Solitaire 10

Chapitre Dix : S’affirmer


Pour commémorer l’anniversaire de la nomination d’Ignatius, les quatre Archanges se retrouvèrent au manoir au sud de Dormin, la maison d’enfance pour trois d’entre eux. Accompagnés uniquement de leur garde personnelle, les Archanges célébrèrent l’événement comme il se devait — sans trop d’excès bien entendu. Un incident survint néanmoins lorsque Marius sortit se soulager dans la soirée et entendit un commentaire peu flatteur en direction d’un des hommes d’Ignatius à propos de débauche et d’orgie. Vu le caractère volatile de l’Archange de l’Eau, il ne fuit pas la confrontation et s’avança vers le Templier en question.

« Répète un peu ce que tu viens de dire ? » le défia-t’il avec un sourire qui n’augurait rien de bon.

Le soldat le toisa des pieds à la tête. Marius lui arrivait au menton et cela le fit ricaner. Il s’inclina.

« Je n’ai rien dit, maître Marius, » répondit-il avec une hypocrisie mielleuse.


Les Templiers qui connaissaient l’Archange de l’Eau s’écartèrent du fou inconscient. Le sourire de Marius s’élargit.

« Tiens donc, faux cul en plus ! commenta-t’il. Ne sais-tu pas que le mensonge est un péché ? Confesse-toi tout de suite ! »

Le soldat ne se départit pas de son attitude insolente.

« Ce serait avec joie, maître Marius, sauf que je n’ai commis aucun péché depuis ma dernière confession, moi. »

Marius renonça à son semblant de calme. Il saisit l’irrespectueux par le col de sa tunique et le tira vers lui pour lui asséner un coup de genou dans l’estomac. L’homme en eut le souffle coupé et tomba à genoux, crachant un peu de bile et de sang. Les autres Templiers de l’Est voulurent intervenir mais les hommes de Marius les encerclèrent. Un Templier de Lucius jugea préférable d’avertir son maître avant que la situation ne dégénère encore plus.


Pendant ce temps, Marius continuait à discipliner le soldat :

« Je crains que mon petit-frère se soit montré trop laxiste en ce qui concerne le respect, fit-il en écrasant la main du soldat à terre. Comme il est trop gentil, les gens ont tendance à en abuser mais ne va pas croire que nous sommes tous comme ça. Je ne me laisserai pas insulter par un faux cul alors tu vas tout de suite me présenter des excuses si tu veux repartir d’ici en un seul morceau ! »

Mais le Templier se tut obstinément même lorsque Marius accentua la pression de son pied. L’Archange commença donc à rassembler son pouvoir…


« Marius, que se passe-t’il ? » fit soudain la voix de Lucius.

Il était sorti du manoir avec leurs deux frères. Ignatius ne cacha pas sa surprise en reconnaissant l’un de ses hommes. Marius répliqua sans lever son pied :

« Ce type se permet de nous insulter, il me ment lorsque je lui demande de répéter et refuse de se confesser ! Alors je lui enseigne simplement le respect et l’honnêteté, deux vertus qui lui font si cruellement défaut !

– Marius, intervint Ignatius, je m’en occupe. »

L’Archange de l’Eau était clairement sceptique sur les méthodes de son frère mais il respecta sa décision : vu que le Templier coupable appartenait au chapitre d’Ignatius, c’était à ce dernier que revenait la tâche de le discipliner.


L’incriminé resta à genoux et ramena sa main blessée devant lui. Ignatius se posta devant lui.

« Parnel, demanda-t’il d’un ton grave, tu reconnais les faits ? »

Le soldat leva les yeux vers son maître, sa patience nettement à bout. Il ne se soucia plus de faire semblant et cracha sur le côté.

« Non, maître Ignatius, je n’ai rien fait de la sorte. »

Marius faillit lui bondir dessus mais Lucius le retint. Il ne fallait pas miner l’autorité d’Ignatius surtout au début de sa carrière.

« Pourquoi mon frère mentirait-il ? poursuivit l’Archange du Feu avec un calme inébranlable.

– Je n’en sais rien, maître Ignatius. Et si vous lui demandiez plutôt ? »

Le jeune homme châtain secoua la tête d’un air désolé.


« Connais-tu les trois vœux que j’ai prononcés en devenant Archange ? Honnêteté, Parnel, honnêteté, chasteté et protéger les faibles et les innocents. Je ne peux pas garder un homme malhonnête dans mes rangs. C’est ta dernière chance : repens-toi de ton mensonge.

– Sinon quoi ? répliqua le Templier d’un ton de défi. Vous allez me tuer ? Devant tout le monde ?

–Tu refuses donc de te repentir ?

– Ouais, t’as tout compris ! » fit Parnel en crachant de nouveau, cette fois aux pieds d’Ignatius.

Le visage de ce dernier se ferma.

« Soit. Parnel, tu es chassé du Chapitre de l’Est. Tu n’as plus le droit de te prétendre Templier. Remets-moi ton épée. »


Le Templier en resta incrédule puis l’indignation prit le dessus.

« Vous n’avez pas le droit de me chasser, je vais en référer au sénéchal Kylan…

– … qui en réfère à moi, compléta Ignatius. Ton épée. »

La main du soldat se referma sur la poignée de son arme de Templier, cependant il la dégaina pour attaquer Ignatius. Ce dernier se contenta de reculer et concentra son pouvoir. Parnel hurla lorsque sa main prit subitement feu. Il l’enfonça dans la terre pour éteindre les flammes sauf que ce feu-là n’obéissait qu’à son Archange. Les hurlements résonnèrent un bon moment avant de se transformer en pleurs et en gémissements. Ignatius consentit enfin à éteindre le feu. Les Templiers de l’Est avaient visiblement pâli et le regard qu’ils posèrent sur leur Archange était désormais rempli de terreur.


Marius ne se retint plus et applaudit avec enthousiasme.

« Bravo petit-frère ! Je ne dirai plus que tu manques de sévérité ! »

Ignatius prit l’épée que Parnel avait lâchée sous l’effet de la douleur.

« Cette lame aura un meilleur propriétaire, un homme digne de servir Dieu, » commenta-t’il d’un ton serein.

Un des Templiers de son chapitre osa enfin s’approcher nerveusement et s’inclina devant le jeune Archange.

« Maître Ignatius, que voulez-vous que nous fassions de Parnel ? demanda-t’il.

– Donnez-lui des vivres et quelques pièces, répondit Ignatius. Il s’en va tout de suite. »

Le soldat déglutit mais n’osa pas protester, vu les circonstances.

« À vos ordre, maître. »

Il fit signe à deux de ses compagnons de relever Parnel puis ils le conduisirent plus loin.


Marius regarda les Templiers de l’Est se retirer avec un regard méprisant.

« Bon sang, tu les as choisis comment, tes hommes ? demanda-t’il à son jeune frère.

– C’est le sénéchal Kylan qui les a choisis pour moi.

– Quoi ? Ça ne m’étonne pas, alors ! »

Même Lucius secoua la tête en soupirant. Ignatius comprit qu’il avait commis une erreur.

« Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? s’enquit-il.

– Pourquoi tu as laissé Kylan sélectionner les soldats ? demanda Lucius au lieu de répondre directement.

– Parce qu’il les connaît mieux que moi.

– Justement ! intervint Marius. Tu peux parier qu’il a choisi des hommes à lui pour t’espionner ! »


Ignatius poussa un lourd soupir.

« Alors je dois choisir moi-même les membres de ma garde personnelle ?

– Vaut mieux ! T’es le seul à pouvoir décider à qui tu peux faire confiance alors laisse personne te piquer la place !

– Entendu, » acquiesça Ignatius.

Gaïus tapa dans ses mains.

« Bon, ne laissons pas cet incident gâcher notre soirée ! »

Les Archanges approuvèrent et regagnèrent l’intérieur. D’un commun accord les Templiers surveillèrent attentivement leurs confrères de l’Est. Néanmoins ces derniers n’allaient plus rien tenter d’imprudent, ayant bien retenu la leçon : leur Archange cachait un esprit redoutable derrière ses allures angéliques.

~*~

Le sénéchal Kylan n’apprécia guère le traitement qu’Ignatius avait réservé au frère Parnel. Il n’hésita pas à le lui faire savoir dès son retour le lendemain — aussitôt qu’il en fut informé par ses hommes. Ignatius lui opposa un calme serein.

« Remettez-vous ma décision en question ? » demanda Ignatius au bout d’un moment.

Le sénéchal manqua de s’étouffer d’indignation.

« Évidemment ! Le frère Parnel n’a jamais eu un seul souci de discipline en quinze ans. Et là, vous lui brûlez la main comme un sauvage !

– Un sauvage ? » releva le jeune homme.

Kylan se mordit les lèvres. Il devait revoir son jugement sur l’Archange. Il l’avait considéré comme quelqu’un de faible et de conciliant mais finalement il avait aussi mauvais caractère que l’Archange Marius — qui était tristement connu pour ce fait parmi les Templiers. Kylan devait donc faire attention à ses propos devant Ignatius, au risque de finir brûlé.


« Ce que je veux dire, reprit-il, c’est qu’il s’agissait d’un moine avec une bonne réputation, pas un hérétique. Il avait droit à un procès en bonne et due forme, ou du moins un conseil de discipline.

– Il a offensé mes frères, réexpliqua Ignatius, cependant il a refusé de se repentir. Je ne tolérerai pas une telle attitude de la part de mes homme.

Vos hommes ? répéta Kylan. Ce n’est pas en instillant la peur chez eux qu’ils deviendront vos hommes !

– Il me semblait pourtant que notre religion est basée sur la crainte du châtiment divin et de la damnation éternelle. »

Kylan en resta interloqué.

« Dans tous les cas, conclut le jeune homme, ma décision a été prise. Et cela m’a conduit à une autre décision : nous allons revoir entièrement la hiérarchie du chapitre. »

Kylan manqua de s’étrangler à nouveau.

« Quoi ? » parvint-il à articuler.


Ignatius croisa les mains sur son bureau.

« Dans trois jours, nous allons organiser un tournoi ouvert à tous, confirmés comme novices, avec différentes épreuves. Les vainqueurs pourront accéder à plusieurs postes. Cela me paraît une façon équitable de distribuer les fonctions.

– Vous n’avez pas le droit ! » rétorqua le sénéchal.

Le jeune homme leva un regard tranquille vers lui.

« Pas le droit d’organiser mon propre chapitre ? Il me semble que c’est justement mon droit.

– Mais…

– Bien sûr, vous êtes libre d’entrer en compétition pour votre propre poste, sénéchal. »

L’homme renifla de mépris. Il ne se faisait aucune illusion sur ses chances de l’emporter au combat. Il était plus un administrateur qu’un guerrier et en avait parfaitement conscience.


Il décida donc de choisir une autre approche pour dissuader Ignatius de ce projet insensé :

« Vous pensez vraiment que la force permet de mesurer la valeur d’un homme ?

– La force ne fait pas tout, concéda l’Archange. Néanmoins nous révélons une grande partie de nous lors des combats. Il n’y a pas que la victoire qui comptera, ceci dit : le bon esprit, la solidarité, l’honneur seront tout aussi déterminants.

– Vous parlez d’équité mais je ne vous vois pas remettre votre titre en jeu ! »

Ignatius prit le temps d’y réfléchir.

« Ma foi, je ne peux pas être juge et parti, reprit-il, mais je veux bien accepter les demandes de duel. Pourquoi pas ? »


Kylan comprit qu’il avait perdu.

« Je vais en référer à l’archevêque ! fulmina-t’il, en désespoir de cause.

– Si vous voulez. Cependant je ne suis pas soumis à son autorité. Je ne réponds qu’au Saint père et à mes frères. N’hésitez pas à en référer à eux si ma gestion du chapitre vous pose problème. »

Kylan avait encore moins de chance d’obtenir gain de cause auprès de ces gens. Il se demanda si l’archevêque, un ami de longue date, irait jusqu’à le soutenir auprès des autorités supérieures. Ce n’était pas garanti. Furieux, le sénéchal partit en claquant la porte. Ignatius se permit un léger sourire de satisfaction.

~*~

Tout le chapitre se passionna pour le tournoi, principalement les novices plus âgés qui y voyaient une chance d'intégrer enfin les rangs des Templiers. De la même façon les soldats moins gradés espéraient bien obtenir une fonction plus élevée. Il y eut même des moines préposés aux tâches domestiques qui s'inscrivirent pour prendre les armes. Les prêtres plus gradés réagirent de façon mitigée : ils avaient peur de perdre leur place ou que le chaos ne s'empare du chapitre. Certains plaidèrent leur cause devant Ignatius qui ne se laissa pas fléchir. Kylan tenta de regrouper les mécontents dans l'espoir qu'ils soient plus nombreux et puissent s'emparer du chapitre mais il fut bien déçu : seules une vingtaine de personnes se rallièrent à lui, et pas les plus forts. Il dut alors ravaler sa rage et finit par quitter le chapitre en pleine nuit sans prévenir personne. Peu de gens regrettèrent son départ à vrai dire, et ceux qui lui avaient été fidèles oublièrent bien vite son existence.


Pendant le tournoi, les arbitres désignés par Ignatius veillèrent au bon respect des règles et à la chevalerie des participants. Plusieurs personnes se distinguèrent au cours des épreuves dont un Templier de simple rang qui parvint à gagner le titre tant convoité de Sénéchal. Il se nommait Argan et sa nomination déclencha des vivats parmi ses frères car il était apprécié pour sa droiture et sa bravoure. Il s'inclina devant Ignatius et demanda à le défier à la fin du tournoi.

« Je ne cherche pas à briguer votre position, maître Ignatius, assura-t'il aussitôt. Je souhaite seulement mesurer ma force à la vôtre.

– Voila une attitude que j'apprécie. C'est entendu, sénéchal Argan. Battons-nous. »

Pour plus d'équité l'Archange n'utilisa pas ses pouvoirs. Cela ne l'empêcha pas de remporter le duel même si Argan se montra un adversaire digne de ce nom. Les applaudissements et acclamations retentirent lorsque Ignatius tendit la main à son nouveau sénéchal pour l'aider à se relever. Après cela il n'y eut plus d'autres demandes de duel, à la grande déception du jeune homme.


Après trois jours de tournoi, la nouvelle hiérarchie fut établie. Si certains avaient gardé leur poste, d'autres avaient monté ou descendu en grade. Il y eut des mécontents bien entendu, néanmoins Ignatius avait réussi à imposer sa marque dans le chapitre. Il en profita pour sélectionner vingt frères pour sa garde personnelle et son choix se fit autant chez les novices prometteurs que chez les Templiers expérimentés. Le chapitre connut tout de même quelques difficultés de redémarrage, notamment avec les nouveaux gestionnaires, mais au bout de trois mois tous trouvèrent leur nouveau rythme. Lucius envoya une missive pour féliciter Ignatius de son initiative, Marius insinua qu'il ferait de même dans son chapitre — mais avec obligation de le défier ! Quant à l'ancien sénéchal Kylan, il rejoignit un monastère reculé où il put reprendre son jeu de pouvoirs à loisir. Après tout cela, une paix relative s'installa.

~*~

Trois ans après la nomination du dernier Archange, le Pape les convoqua à son palais. Lucius et Ignatius se donnèrent rendez-vous à mi-chemin afin de faire le trajet ensemble. Lucius en profita pour examiner attentivement son ancien protégé et se rendit compte avec un pincement au cœur que ce dernier était devenu un homme. Il restait encore un peu de douceur enfantine dans ses traits, juste un peu pour rappeler l'adolescent que Lucius avait sorti de la Géhenne. Ses cheveux courts avaient encore foncé, passant au brun. Quant à ses yeux, ils devenaient au contraire plus clairs. Ignatius avait désormais vingt ans.

« Comment ça se passe au Chapitre ? demanda l'Archange de la Lumière.

– Bien, bien. Nous avons pourchassé un réseau d'hérétiques jusqu'à Tourdiat et nous avons fini par les capturer. L'Archevêque se chargera de leur procès. »

Il y avait toujours des hérétiques dans le royaume mais plus aucun du niveau de Banien, le comte de Fanel aux pouvoirs destructeurs. Ignatius n'avait capturé que des hommes et des femmes avides de pouvoir et prêts à tout pour l'obtenir mais ce n'étaient guère des Abominations.


« Les hérétiques n'ont jamais été bien dangereux, expliqua Lucius. Sauf que depuis une cinquantaine d'années, leur nombre est en constante augmentation. Cependant des cas comme le comte de Fanel ou...

– Moi, compléta Ignatius à sa place.

– … sont extrêmement rares. Par contre on trouve de plus en plus d'enfants démons comme Akemi. »

C'était la petite fille qu'Ignatius avait sauvée à la Géhenne. Bien qu'elle avait l'apparence d'une enfant de huit ans à l'époque, elle était en réalité plus âgée que lui, un concept qu'il avait toujours du mal à intégrer. La fillette se trouvait désormais au Couvent des Sœurs Voilées, cachée parmi elles et à l'abri des persécutions. Le plus souvent les enfants démons étaient tout bonnement tués et brûlés par les villageois avant que l'Église ne puisse intervenir.

« À quoi peuvent être dues ces perturbations ? » se demanda Ignatius à voix haute, les sourcils froncés.

Lucius n'avait pas de réponse à lui offrir.


« Dis-moi, reprit-il soudain, aucune manifestation de tes diables depuis ? »

Ignatius soupira.

« Je sais bien que tu ne crois pas à cette histoire, marmonna-t'il. Non, je n'ai plus senti leur présence depuis la mort de Banien et tant mieux ! Si Dieu le veut, ils ont disparu pour de bon ! »

Ce que Ignatius ne révéla pas en revanche, c'était que ses rêves étaient hantés par l'image d'un petit garçon aux cheveux noirs comme la nuit et aux yeux dorés. Il l'avait vu la première fois juste après que les Diables aient éliminé Banien, durant sa période d'inconscience tandis que les Diables étaient à deux doigts de s'emparer de son âme. Cet enfant se contentait parfois de le regarder, la main tendue vers lui. Parfois l'enfant démon se ruait vers lui avec avidité, ce qui réveillait toujours Ignatius en sursaut, le souffle court. Il n'en parla pas à Lucius car ce n'étaient que des rêves même s'ils étaient perturbants. Et puis, c'était à lui d'affronter ses propres ténèbres.


De son côté, Lucius eut un sourire amusé : son frère était toujours aussi susceptible au sujet des diables. Une ombre parcourut ensuite son visage. Depuis qu'Ignatius avait quitté le Chapitre de l'Ouest, même s'ils s'étaient revus depuis, Lucius avait veillé à maintenir une distance physique entre eux : plus de baisers, plus de mains qui s'effleuraient, plus rien. Ce fut dur mais Lucius était parvenu à faire taire ses sentiments, même s'ils reprenaient de l'ardeur en présence de l'autre jeune homme. Toutefois Lucius s'était fait une raison et avait cherché de la consolation en retournant auprès de ses favoris. Malheureusement aucun d'eux n'avait pu combler le vide dans son cœur. Inconscient des tourments de l'Archange blond, Ignatius ne cachait jamais sa joie de le retrouver à chaque fois. D'un autre côté, son innocence faisait partie de son charme.

~*~

La ville de Rome était toujours aussi magnifique. Ignatius fut cependant moins impressionné par la vue car il se souvenait très bien de sa première visite. Les carrosses des deux Archanges roulèrent dans les rues pavées qui conduisaient au cœur de la cité du Vatican, où les attendait le Saint Père. Marius et Gaïus les avaient précédés de peu et l'Archange de l'Eau eut un sourire narquois en voyant ses deux frères descendre du même carrosse tandis que l'autre était vide. Il s'abstint néanmoins de commentaires par égard pour Ignatius. Il les réserverait à son autre frère quand ils ne seraient que tous les deux.


La convocation du Pape s'étaient également étendue aux archevêques des grandes régions. Il y avait donc une forte affluence au palais du souverain pontife. Un moine fit entrer les Archanges en priorité et les conduisit aux appartements pour les invités de marque. Il les informa que le Saint Père organiserait une assemblée à la grande chapelle où il ferait une annonce importante. Puis le moine les laissa dans la pièce commune pour qu'ils se rafraîchissent du voyage. Ignatius fut intrigué et perplexe par cette grande annonce. Il se rendit vite compte que ses frères ne partageaient pas sa curiosité.

« Vous savez déjà ce que le Pape va dire, n'est-ce pas ? » devina-t'il.

Lucius prit un air coupable tandis que Marius hochait la tête sans hésiter. Gaïus, lui, contemplait la cour intérieure depuis une des fenêtres.


« Cela fait des années que Père en parle, raconta Marius. Le grand jour est enfin arrivé ! Depuis le temps que j'attendais ça !

– Vous ne pouvez pas me le dire ? » demanda l'Archange du Feu d'un ton un peu chagrin.

Il avait toujours senti une différence entre lui et les autres Archanges, due à tant de facteurs. Il ne s'en plaignait pas mais cela ne voulait pas dire que cela ne le blessait pas.

« Nous voulons te laisser la surprise, assura aussitôt Lucius. Nous ne voulons pas gâcher l'annonce de Père. Crois-moi, c'est un moment que tu n'oublieras pas de si tôt ! »

Un peu rasséréné, Ignatius se retira dans sa chambre pour changer de tenue en vue de l'assemblée.

~*~

Il y avait tellement de monde que la foule débordait de la chapelle, sur les marches de pierres et la place circulaire pavée. Des crieurs postés tout du long auraient pour rôle de retransmettre les paroles du Pape afin que personne n'en manque un mot. Quant aux Archanges, ils avaient droit à la place d'honneur à l'autel, encadrant le Saint Père. Les rayons de soleil qui passaient à travers les vitraux colorés se reflétaient sur leurs armures étincelantes. À eux quatre ils formaient un tableau charmant : l'alliance de la jeunesse, la force et la beauté. Les spectateurs aux premiers rangs admiraient ce spectacle tandis que certains reniflaient de mépris en songeant à toutes les rumeurs peu catholiques qui couraient sur ces Archanges, sans parler de l'implication du Pape lui-même.


Un tintement de cloche retentit et le Saint Père apparut devant l'autel. Les murmures spéculateurs se turent peu à peu. Le représentant de Dieu avait l'air exalté et radieux. Tout le monde se demandait ce qu'il avait de si important à dire. Le vieil homme leva les mains et après une brève prière, il déclara d'un ton éclatant :

« Mes frères, aujourd'hui est un grand jour. J'ai eu une vision envoyée par notre Seigneur dans un rêve ! »

Les pontifes et cardinaux échangèrent des regards interloqués tandis que les crieurs relayaient ces premiers mots. Quand leur écho mourut, le Pape poursuivit :

« Dans ce rêve m'est apparu un ange, étincelant comme la lumière du soleil, rempli de la présence divine. Cet ange m'a dit : "Rassemble l'Armée Sainte et pars sur la terre des démons car un grand mal y rôde. L'Antéchrist qui aspire à détruire la Création s'y trouve. Tu auras cependant l'occasion unique de le détruire et avec lui, tout le mal qu'il a engendré, engendre et engendrera. Dieu guidera Ses soldats loyaux jusqu'à Pandémonium où ils extermineront cette engeance. Ce n'est qu'ainsi que la paix régnera à tout jamais, le Paradis sur Terre ! »


L’agitation gagnait de plus en plus la foule. Ignatius lança un regard à ses frères mais tous semblaient connaître et approuver les projets de leur père. Pour sa part il était méfiant. Il avait vu une représentation de l’ange dont parlait le Pape et, coïncidence troublante, il ressemblait au démon décrit par Banien : les cheveux et les yeux dorés. Toutefois, ce n’était pas une preuve suffisante aussi gardait-il ses soupçons pour lui.

« Mes frères, reprit le Pape d’une voix forte et claire, l’heure de la Croisade a sonné ! »

Quelques applaudissements retentirent ça et là, vite imités ensuite par le reste de la foule. Des ovations résonnèrent sous la voûte et le Saint Père eut un sourire exalté.

~*~

Dans la journée, les Archanges reçurent l’ordre d’envoyer un message dans leur Chapitre respectif afin de mobiliser leurs troupes de Templiers, confirmés comme novices. Le Pape les réunit également en privé pour leur expliquer la marche à suivre et leur donner des instructions supplémentaires.

«  D’ici un mois, vous partirez en bateau. Quand vous arriverez sur la terre des démons, vous suivrez le chemin tracé sur cette carte. »

Le Saint Père déroula un parchemin. Ignatius ne reconnut aucune des cartes qu’il avait étudiées.

« D’où vient cette carte ? demanda-t’il.

– Elle m’est aussi apparue en rêve, expliqua le Pape avec un sourire amusé. Dieu a tout prévu. Votre objectif sera ce lieu. »

Il désigna un point marqué d’une croix. “Pandémonium” était inscrit à côté.

« C’est le palais des démons. L’Antéchrist s’y trouvera. Vous devrez l’affronter et le détruire. »


Si Lucius, Marius et Gaïus étaient plus enthousiastes, Ignatius n’avait guère l’air convaincu. Les yeux acérés du Saint-Père repérèrent ses doutes.

« Ignatius, dis-moi ce qui te trouble, mon enfant.

– J’ignorais que le royaume des démons était accessible par voie de mer, fit-il. J’imaginais plutôt… quelque chose comme l’Enfer ou le Paradis, un monde qu’on ne peut pas atteindre comme ça.

– Ah je comprends. Tu as sûrement étudié la géographie. Dis-moi donc ce qu’il y a derrière les Pialles ? »

Il s’agissait d’une chaîne de montagnes à l’Ouest très loin.

« Rien, répondit l’Archange. Le monde connu s’arrête là.

– Le monde des humains s’arrête là, rectifia le Saint Père. Les Pialles nous séparent du monde des démons. Sans ces montagnes infranchissables, nous aurions été envahis par le mal depuis fort longtemps !

– Si c’est un fait connu, alors pourquoi ne pas avoir attaqué avant ? »


La question d’Ignatius était pertinente.

« Mes prédécesseurs avaient peur, répondit tranquillement le Pape. Aucune armée ne peut passer par les Pialles, il ne reste donc que la mer. Sauf que sans carte précise, on risque de passer par dessus le bord du monde puisque la Terre est plate, comme tout le monde le sait. Mais moi, j’ai confiance en la vision que Dieu m’a envoyée. Cela fait des années que j’attends ça, et mes fils aussi. Je savais qu’avec l’apparition du quatrième Archange, la Croisade ne saurait tarder et je ne me suis pas trompé. Sois sans crainte, Ignatius, tous tes doutes s’envoleront quand tu feras face aux hordes de démons qui peuplent ces contrées sauvages ! »

Obéissant, Ignatius acquiesça.

« Père, intervint Lucius, vous ne nous avez pas encore dit comment nous reconnaîtrons l’Antéchrist. N’oubliez pas que nous ne partageons pas vos visions !

– Tu as raison, Lucius, fit le Saint-Père avec un sourire affectueux. C’est facile : l’Antéchrist porte sur lui la marque des ténèbres. Ses cheveux sont aussi noirs qu’une nuit sans lune, qu’un abîme sans fond. Vous le reconnaîtrez ainsi au premier regard. »

Ignatius se tendit en songeant à l’enfant qui hantait ses rêves et qui avait justement ces cheveux si noirs. Était-ce donc l’Antéchrist qui se présentait à lui sous une forme innocente afin de le duper et de renforcer ses doutes ? D’abord les Diables, puis l’Antéchrist… Jamais il n’aurait la paix !


Après la réunion, Lucius le prit à part, l’air inquiet.

« Pourquoi toutes ces questions ? demanda-t’il. Tu remets en cause la vision du Pape ?

– Non, se défendit-il, j’ai juste du mal à y croire. »

L’Archange de la Lumière soupira.

« Je sais que tu es difficile à convaincre mais attention à tes propos. On pourrait te soupçonner d’hérésie.

– Honnêtement Lucius, tu y crois ? Des anges, des visions, des messages divins... »

Le visage de Lucius se ferma.

« Je connais Père, jamais il ne mentirait.

– Je ne dis pas qu’il ment, tempéra Ignatius. Et s’il se faisait manipuler ?

– Par qui ? Par tes Diables ? Et quel serait leur but ? »


Ignatius n’avait pas la réponse à ces questions. Le regard de Luicus se radoucit. Il tendit la main vers la joue de son ami mais se ressaisit.

« Ignatius, toi plus que quiconque devrait se réjouir de la Croisade. Nous allons exterminer les démons qui sont responsables de tes souffrances.

Un démon en était responsable et il est mort.

– Mais songe un peu aux gens dans le monde ! Qui te dit qu’un autre démon ne va pas s’en prendre à un autre Lyrel pour lui gâcher sa vie ? Tu n’as pas envie d’empêcher cela si tu le peux ? »

À court d’argument, Ignatius ne put qu’acquiescer, ce qui ravit son frère.

« Tu vois, je t’avais promis que nous accomplirions la volonté de Dieu ! Ensemble nous allons détruire l’Antéchrist et purger le monde de tout ce mal. »

En voyant la lueur d’enthousiasme dans les yeux bleus limpides, Ignatius n’eut pas le cœur d’argumenter davantage. Cependant il avait un terrible pressentiment.


Note de Karura : Voici donc ce que le Pape attendait depuis longtemps. Lyrel n'a pas l'esprit tranquille au sujet de cette Guerre Sainte et... il a bien raison !






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