Le Prince Solitaire 12

Chapitre Douze : Trahison


« Non, » répéta Ignatius en reculant.

Comment le Pape avait-il pu omis de leur dire qu'ils auraient à tuer un enfant ? Ou peut-être que les autres Archanges le savaient déjà et qu'ils lui avaient caché cette information, comme tant d'autres choses avant ? Un enfant, un jeune enfant... L'œuvre de Dieu, leur noble mission, c'était donc de tuer un petit garçon ? Où était la gloire dans tout ça ? Que devenaient ses vœux sacrés ?


Ignatius sentit soudain une vive douleur à l'épaule. La femme venait de le poignarder en profitant de son état de choc. Elle se rua ensuite vers son enfant et le prit dans ses bras en tournant le dos à leur ennemi, faisant ainsi un rempart de son corps. Ignatius sentit une immense lassitude l'envahir : elle était comme n'importe quelle mère qui protégeait son petit contre un monstre... Et le monstre c'était lui. Cela avait été toujours lui. Avec un déchirement au cœur, Ignatius prit sa décision.


Il retira la lame plantée dans son épaule et s'approcha de la femme. Elle se tendit et lui lança un regard défiant. Elle se lança ensuite dans une imprécation qu'il ne comprit pas vraiment tant elle parlait vite, mais son ton était plus qu'explicite. Il mit un genou à terre pour être à son niveau et elle recula en serrant son enfant plus fort contre elle. Ignatius leva la lame dont elle s'était servie contre lui … puis la lui tendit, poignée en avant. Elle le fixa avec méfiance, son regard passant plusieurs fois de la lame à lui.

« Tiens, lui fit-il en agitant la lame, prends-la. »

Comme elle ne semblait pas comprendre, il soupira et se força à dire :

« Tiens. »

Elle poussa un cri de stupeur et recula davantage, ses grands yeux bleus écarquillés.

« Tiens, » répéta-t'il sans plus de succès.


Il soupira et posa la lame par terre. Puis il se releva et recula de plusieurs pas. Il remit son épée dans son fourreau et leva les deux mains en signe de bonne foi. Bizarrement la femme paniqua davantage en voyant ses mains levées et elle recula contre le mur. La communication non-verbale n'avait pas l'air de fonctionner alors il se força encore à parler dans la langue des démons, cherchant les quelques mots qu'il connaissait sans savoir d'où ni comment :

« Pas tuer, fit-il un peu maladroitement. Moi... pas tuer toi. »

Cela traversa le nuage d'incrédulité et de peur qui entourait la femme. Elle le dévisagea soudain avec intensité et fit :

« Tu es des nôtres ? Alors pourquoi tu... »

Il secoua la tête devant son torrent de mots dont il n'avait compris que le début.

« Pas des vôtres, fit-il fermement.

Mais tu...

Venir avec moi, fit-il pour ne plus perdre de temps. Protéger. »


La femme ne semblait pas se rendre compte qu'ils pouvaient se faire repérer à tout moment. Elle était bien plus intriguée par lui.

« Pourquoi tu...

Silence ! fit-il un peu sèchement. Venir avec moi. Silence. »

Elle prit un air rabroué mais comprit enfin l'urgence de la situation. Ignatius soupira de soulagement et regarda tout autour de lui. Il saisit une tenture fleurie qui pendait au mur et l'arracha d'un coup. Il s'avança ensuite vers la femme et lui tendit le tissu en lui montrant par des gestes qu'elle devait la mettre autour de l'enfant.

« Cacher petit, » expliqua-t'il.

Elle ne répliqua plus et obéit. Il apprécia sa compréhension de la situation : au lieu de piailler dans tous les sens ou de devenir hystérique, elle suivait ses ordres sans discuter. Il déchira une autre de ces tentures pour elle. Elle lança un regard hésitant vers son frère qui gisait toujours inconscient puis le regarda d'un air implorant. Il secoua la tête.

« Désolé, » fit-il.

Elle inspira brusquement, ferma les yeux brièvement puis serra son enfant contre elle avec résolution.


~*~


Dans le couloir, il avança en premier, son épée en main, et elle le suivait de très près, son petit dans les bras. Tous ses sens en alerte, Ignatius guettait le moindre signe des Templiers. Étrangement les Diables l'avertirent plusieurs fois en agitant les ombres, ce qui permit à Ignatius de cacher la femme à temps derrière des écrans pendant qu'il parlait à ses frères et les envoyait ailleurs.

« Non, cela n'a rien d'étrange, se dit-il amèrement. Les Diables veulent aider l'Antéchrist à se sauver, c'est tout ! »

Que dire alors de lui, le traître qui aidait les démons à s'échapper ?


Alors qu'ils s'éloignaient des combats restants, ils croisèrent de moins en moins de soldats. Ignatius se prit à espérer. Malheureusement quand ils arrivèrent enfin à proximité d'une issue, les Diables l'avertirent de la présence de Templiers. Il y avait effectivement cinq soldats qui gardaient l'issue. Ignatius hésita un moment : ces hommes n'appartenaient pas à son chapitre mais à celui de Lucius, comme l'indiquaient leurs brassards à l'épaule. C'était certainement son frère qui leur avait ordonné de surveiller les entrées de tous les bâtiments alors Ignatius ne pourrait pas leur ordonner de partir à moins d'inventer un prétexte. Et il était hors de question de mentir. L'Archange réfléchit un moment puis fit signe à la femme de le suivre. Il se dirigea vers les soldats sans chercher à se cacher. La démone se raidit et lui lança un regard interloqué. Toutefois quand elle le vit continuer à avancer, elle se mordit les lèvres et n'eut pas d'autre choix que de le suivre en prenant bien soin de cacher son fils dans ses bras avec la tenture fleurie.


Les hommes se mirent d'abord au garde-à-vous en reconnaissant un des Archanges puis leurs regards tombèrent sur la femme et ils prirent un air perplexe.

« Maître Ignatius, fit l'un des soldats, que faites-vous avec cette femme ?

– C'est mon affaire, répliqua-t'il sèchement. Laissez-nous passer ! »

Les soldats prirent un air encore plus perdus. Deux d'entre eux chuchotèrent quelque chose tandis que le premier soldat objecta :

« Mais les ordres sont de tuer tous ceux qui voudraient sortir, alors...

– Je veux sortir, le coupa sèchement Ignatius. Allez-vous me tuer ? »

Cela plongea les soldats dans un état de panique.

« Non, non ! assura leur porte-parole. Je parlais des démons, c'est tout !

– Si vous voulez des démons à tuer, vous en trouverez plus loin. Mais elle, je m'en charge personnellement ! »

Cette fois ils s'écartèrent sans discuter. Cela ne les empêcha pas de lui lancer des regards spéculateurs et inquiets tandis qu'il s'éloignait avec la démone. Ignatius ignora leurs chuchotements agités. Il était satisfait d'avoir pu s'en sortir sans mentir une seule fois, en accord avec ses vœux sacrés. Quels que soient les doutes qu'il nourrissait sur cette Croisade, il restait fidèle à l'Église et à sa foi.


Il fit signe à la démone de ne pas traîner. Cette dernière avait serré très fort son enfant contre elle tout le temps de la discussion avec les Templiers. Elle avait déjà dû s'imaginer morte avec son petit. Son visage fin exprima un peu de soulagement mais la situation restait tendue. Ils quittèrent le bâtiment pour se retrouver dans la cour. La nuit venait de tomber. Il y avait des Templiers présents : certains surveillaient les remparts pour voir si d'autres démons arrivaient de l'extérieur, d'autres rassemblaient les chevaux, d'autres encore recherchaient d'éventuels Templiers blessés parmi les corps qui jonchaient le sol. En tout cas Ignatius se rendit compte qu'il lui serait impossible de traverser la cour, prendre son cheval et partir comme ça. D'un autre côté, il était hors de question qu'il s'attaque à ses frères.


La femme lui tira soudain la manche et il se tourna vers elle, surpris. Elle lui désigna un petit bâtiment plus loin dans la cour à l'écart des Templiers. Elle lui chuchota quelques mots qu'il ne comprit pas, à part aller. Elle répéta mais il secoua la tête, perdu. Finalement elle se pinça les lèvres et lui fit signe de la suivre. Un peu méfiant, il la laissa prendre l'initiative. Elle se cacha dans les ombres le long du bâtiment et il l'imita. Comme l'endroit qu'elle cherchait à atteindre était isolé et loin de l'entrée, ils y parvinrent sans se faire repérer et y pénétrèrent. C'était une réserve de nourriture : d'immenses pots en terre cuite qui arrivaient à la taille d'Ignatius étaient alignés au centre de la pièce, des étagères avec des vivres recouvraient les murs. La femme se dirigea vers l'une des étagères et lui fit signe de la reculer. Un peu perplexe, il obéit et fut surpris de voir des planches en bois sur le sol de pierre. Un passage secret ? Voilà qui était fort commode.


« Ignatius ! » fit soudain une voix derrière lui.

Il se redressa et se retourna vivement. Il se figea en voyant Lucius dans l'encadrement de la porte et qui avait l'air aussi sidéré que lui et aussi indigné.

« Je ne voulais pas croire mes hommes, fit l'Archange de la Lumière, mais c'est donc vrai ? Tu comptes violer cette femme  ?

– Quoi ?! s'écria Ignatius involontairement. C'est n'importe quoi ! Lucius, crois-moi, je ne ferai jamais une chose pareille ! »

Le jeune homme blond hésita. D'un côté il savait qu'Ignatius ne mentait jamais et prenait très au sérieux ses vœux sacrés, dont la chasteté. De l'autre côté les apparences étaient contre lui : il avait emmené une belle démone dans un endroit à l'écart...

« Lucius, reprit Ignatius d'un ton doux, c'est vrai que j'ai épargné cette femme mais ce n'est pas pour ça ! Je vais la faire sortir d'ici, c'est tout.

– En l'emmenant dans cet endroit isolé ? répliqua Lucius qui avait du mal à digérer ça.

– C'est... il y a une sorte de passage dans le sol. C'est elle qui m'a montré. »


Clairement sceptique, Lucius s'approcha tout de même en lançant un regard hostile à la démone qui recula vivement. Cependant quand il vit les planches, son expression devint de l'étonnement. Il tapa du pieds sur le bois et entendit le son creux. Le soulagement l'envahit.

« C'est bien vrai, murmura-t'il. Oh Seigneur, pardonne-moi d'avoir douté de toi. J'ai cru un moment que tu t'étais laissé séduire par cette créature maléfique comme certains de nos frères qui se sont perdus. »

Quand Lucius se redressa, un léger sourire ornait ses lèvres. Cependant il reprit vite un air grave en se tournant vers son frère.

« Désolé mais on ne peut laisser personne s'échapper, fit-il. Nous n'avons pas encore trouvé l'Antéchrist et si cette créature venait à donner l'alerte dans un village, cela nous mettrait en grand danger et cela pourrait compromettre notre mission divine. »


En songeant que leur mission divine consistait apparemment à tuer un enfant, la bouche d'Ignatius se tordit en un sourire amer. L'un des vœux sacrés de Lucius était la loyauté alors il obéirait au Pape en tout point. Au contraire l'un des vœux sacrés d'Ignatius était de protéger les faibles et les innocents alors il n'autoriserait jamais le meurtre d'un enfant. Cependant il ne voulait pas non plus se battre avec son frère ou lui mentir, alors il tenta de faire appel à sa bienveillance :

« Tu sais bien que les éclaireurs n'ont signalé aucun village proche. Il lui faudra peut-être des jours avant d'en trouver un. Elle n'est donc pas un danger. Je t'en prie, Lucius, faisons au moins un geste de bonté après tous les massacres que nous avons provoqués ici.

– Des massacres ? De la bonté ? répéta Lucius avec incrédulité. Ignatius, tu oublies que ce sont des démons ! Nous ne faisons qu'accomplir l'œuvre de Dieu en les exterminant !

– Tu as regardé autour de toi ? Ce sont vraiment les démons que tu t'étais imaginé ? Moi non. Nos actes sont-ils réellement justes ? »


Lucius soupira tristement.

« Je sais que tu doutes, tu as toujours tendance à trop réfléchir, commenta-t'il. Je te demande de me faire à nouveau confiance comme tu l'as fait jusqu'à présent : nos actes sont justes.

– Tuer des femmes et des enfants sans défense ?

– Il y avait aussi des soldats...

– Les soldats démons, c'est une autre histoire. Mais une fois dans le palais, tu as vu comment nos frères prennent plaisir à tourmenter et tuer les faibles ? Ils ont même cru que j'allais violer cette femme, n'est-ce pas une preuve de ce qu'ils ont eux-mêmes en tête ? Ils sont atteints par le mal et la corruption, j'ai de la peine à les reconnaître !

– C'est à cause de ces terres maudites, admit Lucius. Le mal rôde en ces lieux et cherche à souiller notre pureté. Les plus faibles cèdent les premiers mais nous, nous sommes forts et nous résisterons. Nous purifierons ces lieux en éliminant la source de tout le mal ! »

Face à son discours passionné, Ignatius secoua tristement la tête.

« Le seul mal en ces lieux, c'est nous qui l'avons apporté. »


Le visage de Lucius se déforma soudain sous l'effet de la colère.

« Ignatius, comment oses-tu ?! »

L'Archange blond s'interrompit soudain en entendant des pleurnichements. Ignatius se mordit les lèvres. Oh non, leur querelle avait fini par effrayer le petit. La démone prit un air paniqué aussi et chercha un moyen de s'enfuir. Lucius se tenait sur les planches de la sortie secrète, cela ne lui laissait que la porte de la réserve qui menait dans la cour... remplie de Templiers. Lucius s'avança vers la femme et tendit la main vers sa cape mais Ignatius s'interposa et lui saisit le poignet. Caché par sa mère, l'enfant se mit à pleurer franchement. Étrangement, le visage de Lucius n'affichait pas de la colère mais de la surprise et aussi une pointe de soulagement.

« Elle a un enfant avec elle, fit-il. Je vois, c'est pour ça que tu insistes tant pour la sauver, hein ? Tu ne changeras jamais, tu es toujours prêt à tout pour protéger les enfants. »

Il paraissait très soulagé d'avoir compris la raison pour laquelle Ignatius lui avait tenu tête à ce point, du moins c'était ce qu'il croyait.


L'Archange du Feu plissa la front et fit d'un ton suppliant :

« Ne les tue pas, laisse-les s'en aller. »

Lucius soupira mais secoua la tête.

« C'est impossible, je suis désolé. Ne t'en fais pas, je m'en occupe pour toi. »

Il libéra son poignet et tendit la main vers la femme et son enfant recroquevillés contre une étagère. La démone lui tourna le dos afin de protéger le plus possible son petit.

« Ne le touche pas, monstre ! » s'écria-t'elle.

La bouche du jeune homme blond se tordit en un rictus mauvais.

« C'est toi le monstre, » répliqua-t'il sèchement.

Il fit jaillir sa lumière et la démone hurla comme si elle était brûlée vive.


« Arrête ! » intervint Ignatius.

Il s'interposa et son voile de ténèbres se leva, faisant de nouveau effet contre la lumière du jeune homme blond. Lucius le fixa avec incrédulité. C'était une chose qu'Ignatius débatte et remette en cause mais s'il allait jusque là...

« Tu es prêt à me combattre pour des démons ? demanda-t'il d'un ton blessé. Tu ne vois donc pas le folie qui s'empare de toi ?

– Et toi, tu es aveugle à la folie qui nous entoure ! répliqua Ignatius. Si tu crains tant que cette femme ne donne l'alerte, alors pourquoi ne pas l'attacher et l'enfermer quelque part ? C'est inutile de la tuer !

– Ignatius, tu es trop naïf ! Nous sommes en guerre. Ce sont des démons, ils ne méritent pas notre pitié. C'est la volonté de Dieu que nous les exterminions et...

– Dieu, vraiment ? Le seul que j'ai entendu parler jusqu'ici, c'est le Pape. »


Lucius en resta interloqué.

« Tu oses remettre en cause la parole du Saint-Père ? »

Le moment était venu de partager ses soupçons.

« Lucius, l'ange dont a parlé le Saint-Père, tu as déjà vu la peinture qu'il en a faite ?

– Je les ai toutes vues, bien entendu. Que...

– Et cet ange avec ses cheveux blonds et ses yeux dorés, il ne te rappelle rien ? »

L'Archange blond se mordit les lèvres, pensifs. Frénétique, son frère poursuivit :

« C'est exactement le démon décrit par Banien ! Comment aurais-je pu inventer ça puisque je n'avais pas encore vu le portrait de l'ange ? Tu ne trouves pas que c'est une coïncidence troublante ?

– Pas forcément, répliqua Lucius, le visage fermé. Qui te dit qu'il s'agit de la même personne ?

– Je ne dis pas que c'est la même personne mais ils sont forcément liés ! J'ai d'abord cru que tous les démons se ressemblaient mais ce n'est pas le cas, nous avons pu le voir ici. Alors le démon de Banien et l'ange du Pape sont forcément liés ! Comment l'un pourrait-il être mauvais et l'autre le messager de Dieu ? »

Il vit le doute envahir le visage de Lucius et se dit qu'il avait réussi à le convaincre.


Cependant le jeune homme blond secoua vite la tête.

« Lucifer était un ange autrefois, répliqua-t'il. Ce que tu dis ne prouve donc rien. Arrête de discuter, nous n'avons pas le temps. Si tu n'as pas le cœur à tuer une femme et un enfant, très bien. Retourne avec les autres chercher l'Antéchrist, je vais m'en charger.

– Non ! s'écria Ignatius. Je ne te laissera pas commettre un tel péché !

– Ce n'est pas un péché, rectifia Lucius en soupirant. C'est la volonté de Dieu. »

Sentant le danger, la femme voulut courir vers la sortie mais Lucius s'interposa avant que son frère n'ait pu réagir et il la saisit par la tenture fleurie. Le tissu se déchira et laissa apparaître la tête du garçon. Lucius se figea alors, incrédule, en voyant les cheveux noirs comme la nuit. La démone en profita pour reculer vers Ignatius, le seul endroit sûr puisque l'autre Archange bloquait la sortie.


Le morceau de tissu brodé entre les doigts, Lucius resta figé, le visage blême. Ignatius se sentit coupable d'avoir caché la vérité à son frère. Il l'avait fait uniquement parce qu'il savait comment l'autre aurait réagi sinon.

« Lucius, murmura-t'il d'un ton rempli de regret.

– Tu le savais ? demanda l'Archange de Lumière sans lever la tête vers lui. Tu savais qui était cet enfant ? Tu l'avais vu ?

– Oui, » avoua-t'il.

Le poing de Lucius se referma sur le tissu et il leva la tête pour faire face à son frère. Son visage exprimait sa fureur intense. Ignatius ne l'avait encore jamais vu ainsi.

« L'Antéchrist, fit le jeune homme blond, c'est l'Antéchrist que tu protèges ? As-tu finalement succombé au mal qui te ronge ?! Est-ce que tes soi-disant Diables ont fini par s'emparer de ton âme et l'ont corrompue à jamais ? Auras-tu oublié l'essence même de notre mission ?! »


Bien que chaque mot soit comme un coup de poignard en plein cœur, Ignatius serra les dents et répliqua :

« Ce n'est qu'un enfant, pour l'amour du ciel ! Comment Dieu pourrait-il nous envoyer tuer un enfant ? Il y a forcément une erreur !

– Dieu a bien demandé à Abraham de lui sacrifier son fils !

– Mais c'était son fils ! Et Dieu a changé d'avis au dernier moment car cela n'avait été qu'un test. Je suis sûr que dans notre cas, aucune voix divine ne nous dira d'épargner ce garçon.

– Évidemment puisque c'est l'Antéchrist ! s'écria Lucius. Il est la source de tout le mal qui habite de monde et c'est...

– Ce n'est qu'un enfant ! répéta Ignatius. Regarde-le un peu ! J'ai plus de sang sur les mains que lui ! Mon âme est plus souillée que la sienne ! Tu crois vraiment qu'il engendre le mal ?! »


Toutefois ses arguments n'eurent aucun effet sur l'autre Archange qui inspira profondément et reprit son calme.

« Alors c'est qu'il deviendra l'Antéchrist en grandissant, assura-t'il. En le tuant maintenant pendant qu'il est faible, cela évitera la fin du monde.

– Nous n'avons qu'à attendre qu'il grandisse dans ce cas et qu'il prouve sa malveillance. Alors nous reviendrons le tuer. »

Lucius secoua la tête.

« Tu oublies que c'est un démon. Le temps qu'il atteigne l'âge adulte, tu seras vieux ou déjà mort.

– Ce n'est pas une raison pour le tuer maintenant alors qu'il n'a rien fait de mal.

– Pas encore, » nuança Lucius.

En désespoir de cause, Ignatius lança des paroles qui, il le savait, ne manqueraient pas de faire réagir son frère :

« Lucius, tu es vraiment devenu... un fanatique intolérant. »


Cela eut l'effet escompté : Lucius pâlit et recula comme s'il avait été frappé. Il fixa son frère d'un air trahi.

« Comment oses-tu dire ça ?

– Parce que c'est la vérité : tu veux tuer un enfant maintenant parce que peut-être plus tard il pourrait éventuellement devenir mauvais. C'est du fanatisme et de l'intolérance, il n'y a pas d'autres mots.

– Mais Père...

– Le Pape n'est qu'un homme ; il peut se tromper ou être induit en erreur ! Lucius, je sens au plus profond de mon âme que nous ne devons pas tuer ce garçon. Ce ne sont pas les Diables qui me le soufflent, c'est mon être tout entier. Si nous commettons ce crime, nos âmes seront perdues à tout jamais. Je ne laisserai pas cela arriver, Lucius, même si pour ça je dois... »

Il ne put achever sa phrase, trop bouleversé. Lucius lui renvoya un regard tout aussi perdu.


« Ignatius, tu n'imagines pas à quel point mon âme est déjà perdue alors ne te soucie pas de la sauver...

– C'est faux, tu es...

– Tu ne sais pas qui je suis ni tout ce que j'ai fait. Tu ignores les actes ignobles que j'ai pu commettre, des actes qui te dégoûteraient et qui sont au-delà de toute rédemption. Les ténèbres en moi grandissent chaque jour alors si je dois tuer un enfant, du moment que c'est pour accomplir l'œuvre de Dieu, je le ferai sans hésiter. Et si tu te mets en travers de mon chemin, alors je... je devrais alors... »

Il ne parvint pas non plus à compléter sa phrase. Ses yeux se mirent à briller sous l'effet de larmes retenues. Il serra les poings et fit avec résolution :

« Je te laisse le choix, Ignatius. Si tu veux laisser partir l'Antéchrist, soit. Mais sache que dans ce cas tu seras excommunié et tu n'existeras plus à mes yeux ! »

Ignatius ne put qu'écarquiller les yeux, profondément blessé. Il savait que Lucius était mortellement sérieux, comme le confirmèrent ses paroles suivantes :

« Ce ne sera plus la peine de te présenter devant moi ou un de nos frères. Tu seras un paria et un ennemi. Alors réfléchis bien à ce que tu vas faire, réfléchis si cet enfant en vaut vraiment la peine ! »


Torturé, Ignatius se tourna vers la démone et le garçon. Même si la femme n'avait rien compris de leur échange, elle dut sentir ses doutes car elle lui lança un regard implorant tout en serrant son fils contre elle. Ignatius se tourna de nouveau vers son frère et comme au supplice, il secoua lentement la tête. Ignatius serra ensuite les poings et ferma les yeux, incapable de regarder son frère en face. Malgré tout le son de sa voix lui parvint :

« Bon sang, aurais-tu oublié que l'Église est ta famille ?! Tu as dit toi-même que là était ta place ! Tu veux vraiment tout abandonner pour un démon ? Tu veux vraiment m'abandonner ?! »

Sa voix se brisa sur ces derniers mots. Ignatius se força alors à le regarder dans les yeux.

« Pour ton âme, Lucius, fit-il d'une voix étranglée. Si je peux ainsi sauver ton âme, alors je...

– Arrête de jouer les sauveurs ! Tu crois vraiment que ces démons t'en seront reconnaissants ? Ils vont plutôt te poignarder dans le dos dès qu'ils seront assez loin ! Tu n'es qu'un imbécile et tu n'es plus mon frère ! »


Le cœur d'Ignatius se brisa alors et les larmes lui montèrent aux yeux.

« Lucius...

– Non ! s'écria ce dernier en lui tournant délibérément le dos. Je ne te connais plus. Disparais et ne reviens plus jamais ! Tu es mort à mes yeux, tu m'entends ? Tu es mort ! »

Ignatius retint un sanglot. Néanmoins il était intimement convaincu de faire ce qu'il fallait alors il ne reculerait pas, même si c'était déchirant. Il se tourna vers la femme, la saisit par le bras et se dirigea vers le passage secret. Il donna un grand coup de pieds dans les planches solides et elles cédèrent, dévoilant un escalier qui s'enfonçait dans le sol.

« Va, lui fit-il, va ! »

Elle descendit les premières marches puis s'arrêta et lui lança un regard inquiet, ses grand yeux azur levés vers lui.

« Viens avec nous. »

Il secoua la tête, les dents serrées pour retenir ses larmes.


En désespoir de cause, Ignatius se tourna vers l'Archange de la Lumière qui se tenait toujours dans l'encadrement de la porte, mais dos à lui.

« Lucius, » fit-il d'un ton implorant.

Les épaules de son frère furent parcourues de tremblements.

« Va-t'en, lui répondit-il hargneusement. Pars avant que je ne te tue ! »

Ignatius comprit alors que c'était fini pour de bon. La résignation s'empara de lui, paralysant la douleur. Alors que la femme le pressait toujours de le suivre, il fit néanmoins :

« Lucius, merci pour tout ce que tu as fait pour moi... et pardon. »

Puis il se détourna et s'enfonça rapidement dans le passage secret, laissant enfin couler ses larmes.



Note de Karura : Lyrel a progressé au point où il prend des initiatives même si cela lui coûte ses frères. Cette séparation va profondément le marquer.






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