Chapitre Onze : Une rencontre qui change tout
Un mois plus tard, Lyrel n'avait toujours pas quitté les Pialles. Ce n'était pas qu'il était perdu, loin de là, mais il ne savait pas où aller. Hakurō voulait qu'il se rende dans l'Empire de l'Aube et c'était pour cette raison qu'il lui avait confiée une carte des lieux. Cette carte splendide avait été faite de la propre main de Hakurō et Lyrel avait protesté au départ quand le vampire avait voulu la lui offrir.
« C'est moi qui l'ai dessinée alors je peux toujours en refaire une autre, avait argué Hakurō en riant. Cela m'occupera maintenant que tu ne seras plus là pour me divertir ! »
Sur la carte, le vampire avait indiqué le temple de Myūjin, là où reposait le véritable corps de Lyrel... à supposer que cette histoire de fou soit vraie ! Effectivement, Lyrel n'y croyait toujours pas et il estimait ridicule de faire un si long chemin pour rien. Il avait autant se diriger vers Dornim et affronter enfin ses frères Archanges... s'ils avaient bien survécu à l'Invasion et étaient rentrés chez eux.
Face à tant d'incertitudes, que ce soit vers l'Ouest ou vers l'Est, Lyrel s'était donc dirigé vers le nord, loin du territoire de Kagejū. C'était l'été dans les montagnes alors il avait pu éviter les villages et vivre de chasse et de pêche, complété par les vivres que lui avait données Hakurō. Quelque part, il se voyait tout à fait continuer de vivre ainsi, libre et sans but, sans responsabilité et sans jamais savoir qui il était vraiment... D'un autre côté, il se sentait obligé de respecter la volonté de Hakurō en remerciement de tout ce que le vampire avait fait pour lui. Il y avait aussi le fait qu'il ne voulait pas le décevoir. Hakurō s'était toujours montré bon envers lui et même affectueux une fois qu'il avait su leur lien de parenté présumé. C'était une sensation étrange, différente de l'amitié de Lucius et de la bienveillance de Gérand. Était-ce donc ça la différence avec la famille ?
D'un autre côté, Lyrel avait également la simple possibilité d'attendre que son... que l'autre corps meurt et ainsi son âme serait libérée de ses tourments, à condition que les Diables aient dit vrai. L'Église condamnait le suicide mais dans le cas de Lyrel, ce n'en était pas tout à fait un. Il se rappela de son apathie à la Géhenne et sentait que ce ne serait pas bien difficile pour lui de retourner dans cet état et d'attendre la fin. Seulement, seulement... ne serait-ce pas fuir la vérité ? Lyrel était si tourmenté qu'il ne parvenait pas à réfléchir clairement et à se décider. Les Diables le laissèrent heureusement tranquille durant cette période, bien qu'il pouvait sentir leur présence dans les ombres, un peu plus faible mais aussi persistante que jamais.
Lyrel ne restait pas longtemps au même endroit. Il craignait de rencontrer des vampires sauvages qui seraient attirés par cette proie solitaire. Maintenant qu'il savait que ces créatures pouvaient éventuellement redevenir civilisées, il n'avait plus le cœur à les tuer. Il évitait aussi les villages autant que possible. Pourtant il se rendit quand même dans certains. Il garda sa longue cape noire pour recouvrir sa tenue de démon — les vêtements qu'il avait en arrivant à Kagejū n'étaient plus présentables depuis fort longtemps — ainsi que son sabre long. Il profitait de son passage pour déterminer s'il était encore sur le territoire des vampires ou bien pour écouter des voix humaines. Il en profitait aussi pour échanger du gibier contre des fruits et des légumes, ignorant les regards curieux car il n'y avait pas beaucoup de voyageurs dans les Pialles. Au moins le fait qu'il n'ait pas les yeux rouges avait tendance à rassurer les villageois. Il n'eut donc pas trop d'ennuis, surtout parce qu'il ne restait pas longtemps. Il continua ainsi pendant un bon moment.
Ce fut l'odeur du bois qui le poussa à se rendre vers le village niché dans une vallée. Il aurait passé son chemin sinon, mais la fumée qui s'élevait dans le ciel avait attiré son regard. Y avait-il un incendie ? Sans réfléchir, il se hâta vers les lieux. Une foule était massée sur la place centrale et des grondements furieux la parcouraient. Personne ne nota l'arrivée d'un étranger tant ils étaient concentré sur ce qui se passaient au centre de la place où se dressait un bûcher flambant. Un homme âgé se tenait devant en habit de prêtre et il s'adressait à ses paroissiens d'un ton vindicatif :
« … not'Seigneur nous protège cont'l'mal mais c't'à nous d'l'aider dans Sa tâche ! On a d'jà les vampires et voila-t'y pas qu'des démons nous envahissent ! »
Les villageois poussèrent des cris de colère et d'indignation.
« Faut l'emp'cher ! reprit le prêtre dont le visage était rouge à cause de la chaleur des flammes et de la ferveur. Faut buter ces créatures d'l'Enfer ! »
Les villageois crièrent leur approbation.
Lyrel vit alors que deux d'entre eux amenaient une femme à moitié inconsciente devant le prêtre. Elle était vêtue à la façon des démons et comme si cela ne suffisait pas, ses longues cheveux violets la marquaient de manière évidente. La moitié de son visage était couverte de sang et elle chancelait. Un autre villageois portait un paquet de linge blanc à côté. Lyrel se crispa. Son instinct lui hurlait d'aller la sauver, toutefois...
« Oublie ça, se dit-il. tu ne peux pas sauver tout le monde. Qu'est-ce que cela t'a rapporté jusqu'à présent ? Tu ne voulais pas te couper du monde et tout oublier ? Alors commence par ignorer ça ! »
Il ferma les yeux et se força à faire demi-tour. Néanmoins ses pieds semblaient cloués au sol.
« Gloire à Dieu ! » entendit-il scander, ce qui masqua un bref cri.
Il serra les poings jusqu'au sang. Il ne devait pas intervenir, il ne devait pas...
Des pleurs de bébé se firent entendre par-dessus le bruit de la foule. Lyrel réagit malgré lui : il se fraya un chemin à grande vitesse, repoussant sans ménagement les gens devant lui. Il se retrouva très vite au centre de la place. La démone avait déjà été jetée dans le brasier, il pouvait voir son corps s'enflammer peu à peu et elle ne criait même pas. Mais ce qui attira son attention, ce fut ce qu'il avait cru être un simple paquet de linges : c'était en fait un bébé enveloppé dans des langes ! Et un villageois venait de le jeter dans les flammes, le petit corps se dirigeant lentement vers le feu affamé...
Lyrel appela les flammes à lui et éteignit le brasier d'une simple pensée. Il se rua en même temps pour rattraper le nourrisson en plein vol avant qu'il ne heurte le tas de bois fumant. Derrière lui, les villageois et leur prêtre poussèrent des cris de frayeur et de rage.
« Un démon ! s'égosilla le prêtre. C't'encore une sal't é d'démons ! Butez-le ! »
Serrant le petit contre lui avec soulagement, Lyrel se tourna pour leur faire face avec un air terrifiant.
« Je vous le déconseille, » fit-il d'un ton glacial.
Mais les gens avaient déjà saisi des gourdins et des haches. Les plus courageux s'avançaient vers lui, persuadés que Dieu était de leur côté et qu'Il les protégerait de cette engeance. Lyrel eut un sourire amer en se disant qu'il avait été comme eux autrefois.
Il invoqua de nouveau les flammes devant lui et les villageois reculèrent, apeurés. Lyrel intensifia le brasier et projeta de petites boules enflammées, ce qui eut l'effet escompté : criant au diable, les villageois prirent enfin peur et s'enfuirent vers l'Église, le prêtre en tête. La place se vida en un temps record, laissant des armes à terre, des poupées de chiffon et même un petit garçon désemparé qui se mit à pleurer et à appeler sa mère. Lyrel l'ignora pour se tourner vers la démone allongée derrière lui. Elle avait déjà bien souffert des flammes, ses cheveux violets étaient brûlés, sa peau était noircie par endroit et rouge à d'autre, ses yeux ne voyaient plus rien mais même sans ça, elle n'aurait pas survécu à cause d'une grosse plaie à la tête qui avait dû être faite durant sa capture. Son corps tremblait et elle ne parvenait plus à parler. Lyrel s'agenouilla à côté d'elle et lui prit la main. De l'autre, il lui montra le nourrisson qui chouinait doucement.
« Tout va bien, fit-il, ton enfant est sain et sauf. »
Elle parut réagir à la langue des démons ou bien aux pleurs du bébé.
« P... Pe... Petit... »
Elle hoqueta soudain et rendit son dernier souffla. Les tremblements de son corps cessèrent. Lyrel ferma les yeux et adressa une prière aux dieux des démons pour elle. Il lui ferma ensuite les yeux et murmura :
« Ne deviens pas un vampire. Repose en paix. »
Il se releva et s'éloigna un peu du bûcher. L'enfant sur la place pleurait encore, personne n'avait osé venir le chercher, et le bébé que tenait Lyrel lui faisait écho. Le jeune homme examina sa charge : c'était un bébé comme les autres, un garçon avec les joues rouges et rebondies. Il avait quelques cheveux clairs sur le front. Il semblait n'avoir que quelques mois et il était déjà orphelin et en terre ennemie. Comme le bébé pleurait, il avait les yeux fermés donc Lyrel ne pouvait pas voir leur couleur. Il souleva une paupière d'un doigt et vit un iris d'un beau violet, clairement une marque démoniaque. Lyrel se tourna ensuite vers le corps de la démone et ralluma le bûcher d'une pensée afin de respecter les rites funéraires des démons. Il inspira profondément et déclara :
« Sois en paix. Je jure de ramener ton fils chez les siens. »
Finalement le sort en avait décidé pour lui : il se rendrait dans l'Empire de l'Aube.
Le bébé pleura jusqu'à l'épuisement. Lyrel le tenait contre lui tout en marchant d'un pas rapide afin de lui transmettre sa chaleur. Il n'avait aucun expérience avec les nourrissons. Quand il était chez les Loups, Tingla, l'une des Chasseuses, avait eu son premier né et avait passé les premiers mois au campement avant de retourner dans son village natal pour mieux élever son enfant. Lyrel se rappelait que le bébé se mettait souvent à pleurer même au milieu de la nuit, principalement à cause de la faim. Tingla le nourrissait alors au sein même en public et elle n'hésitait pas à remballer les éventuels voyeurs avec ses paroles acerbes.
« Un bébé a besoin de lait, songea alors Lyrel. Je dois lui en trouver. »
Il ne connaissait pas la région mais chercha le moindre signe de vie. Il se déplaçait aussi vite que possible en évitant toutefois la vitesse des vampires car il ignorait si cela serait bon pour le petit. L'enfant dormait peu et quand il se réveillait, c'était pour pleurer de nouveau. Toutefois les pleurs étaient de plus en plus faibles. Lyrel sentit un sentiment d'urgence l'envahir : il aurait encore préféré que le bébé hurle à lui casser les oreilles !
Au bout de deux jours, il finit par apercevoir un troupeau de moutons et le soulagement l'envahit. Il repéra vite le berger, un adolescent assis sur un rocher qui lançait des cailloux avec l'air de s'ennuyer profondément. Son ennui fut vite remplacé par la stupéfaction quand un étranger déboula devant lui, le visage suppliant :
« S'il te plaît, il me faut du lait pour le bébé ! »
L'adolescent mit un temps à réagir puis baissa les yeux sur le nourrisson que l'homme tenait contre lui, enveloppé dans un linge coloré et brodé.
« Euh, balbutia-t'il, qu'est-c'qu'y...
– Sa mère est morte, expliqua rapidement l'homme d'un ton d'urgence. Il n'a rien mangé depuis deux jours ! »
L'adolescent parut enfin réagir.
« Ben... y a ma cousine qu'y a eu son piot y six mois. L'lui donne encore d'lait. V'nez ! »
Laissant son troupeau, le berger le conduisit à son village un peu plus loin. Ils croisèrent un autre pâtre sur le chemin et l'adolescent lui demanda d'aller surveiller ses bêtes car il y avait une urgence. Le second berger acquiesça en lançant à Lyrel un regard rempli de curiosité. Plus ils se rapprochèrent du village, plus ils rencontraient des habitants qui hélèrent l'adolescent pour savoir ce qui se passait. Le berger leur répondit qu'il était pressé. Lyrel serra l'enfant plus fort contre lui. Il n'avait pas voulu attirer autant l'attention et espérait que la situation n'allait pas dégénérer.
« V'nez, c'est là ! » le pressa le jeune homme en arrivant devant une maison toute simple.
Il entra sans toquer et appela aussitôt :
« Dehlia ! Dehlia ! T'es où p'tain ?
– Fais gaffe à c'que t'dit, Kerno ! répondit une femme qui était en train de remuer de la soupe près de la cheminée. S'ta m'man savait comment c'est-y qu'tu causes, l'te...
– Y a urgence ! »
Kerno, l'adolescent, désigna Lyrel qui était entré discrètement et avait refermé la porte derrière lui.
« L'a un piot qui crève la dalle ! File-lui ton lait, Dehlia !
– S'il vous plaît, intervint Lyrel qui était un peu horrifié des manières brusques du jeune montagnard. Si cela ne vous dérange pas, serait-il possible de... »
Mais le regard de la femme était déjà tombé sur le bébé qui s'agitait et gémissait faiblement, et ses yeux bruns se remplirent de compassion. Elle tendit les bras.
« Donnez, » commanda-t'elle.
Elle saisit le nourrisson d'une main experte et dénuda un gros sein de l'autre avant de caler le petit contre. Avec angoisse, Lyrel observa jusqu'à ce que le bébé prenne le téton dans sa bouche et tête avec un empressement grandissant. Seulement là il soupira de soulagement. Il se rendit alors compte qu'il avait toujours les yeux rivés sur la poitrine visible de la montagnarde et il recula en rougissant.
« Pardon, je ne voulais pas... »
Dehlia secoua la tête en souriant et en caressant d'un doigt le bras potelé du bébé.
« Y a pas d'mal. Z'êtes inquiet, j'comprends. C'est vot'piot ? »
Il aurait été tellement plus facile de mentir mais cela n'avait jamais été dans la nature de Lyrel.
« Non, sa mère est morte il y a deux jours et il n'y avait personne pour s'occuper de lui.
– Pauv'piot, fit la femme sans poser davantage de questions.
– Ça ira ? s'inquiéta Lyrel. Vous n'allez pas... manquer de lait pour votre enfant si vous lui en donnez ? »
Elle éclata d'un rire franc. Malgré la secousse, le bébé ne lâcha pas le téton.
« Nop ! Dans ma famille, on est d'vraies vaches ! J'pourrais nourrir toues les piots du village avec c'que j'donne en lait !
– Tant mieux, » fit Lyrel avec soulagement.
Dhelia l'observa d'un œil critique avant de se tourner vers son cousin.
« Kerno, file-lui un peu d'soupe. Va nous tomber dans les pommes, çui-là.
– Ça va, assura Lyrel, je ne voudrais pas...
– Assis, lui commanda-t'elle directement. Z allez avoir b'soin d'forces pour l'piot, c'est-y sûr ! »
Vaincu, Lyrel prit place sur un tabouret à table tandis que Kerno prenait de la soupe qui était sur le feu.
« T'nez, » fit-il en tendant le bol à Lyrel.
Ce dernier mangea avec gratitude car lui non plus ne s'était pas nourri depuis le dernier village. Il garda néanmoins un œil sur Dehlia qui avait mis le bébé rassasié sur son épaule et lui tapotait doucement le dos. Le nourrisson eut un rot qui la fit sourire.
« Là, y va aller mieux. Ah, faut l'changer, j'crois. »
Elle étendit le bébé sur la table près de Lyrel et prit un air confus devant la tenue du bébé : une sorte de longue robe verte brodée d'argent. Ce n'était pas un vêtement ordinaire.
« Comment c'est-y qu'on enlève ça ? marmonna-t'elle. Ah ! »
Elle réussit tout à coup à ôter le vêtement et une odeur d'urine et de caca envahit la pièce.
« L'avez pas change depuis quand ? fit-elle d'un ton accusateur à Lyrel.
– Je... je n'ai aucune idée de la façon de s'occuper d'un bébé, » reconnut-il, penaud.
Dehlia secoua la tête. Elle défit la couche avec une grimace et la tendit à son cousin qui recula avec panique.
« Nop ! s'écria-t'il. J'touche pas ça !
– Verno.
– Nop ! C'est crado !
– C'toi qui m'l'a amené alors tu t'tais ! Et pis tu r'tourneras au troupeau après. Que j'apprenne pas qu'y nous manque des bêtes ! »
Vaincu, l'adolescent prit la couche du bout des doigts et courut dehors pour s'en débarrasser.
Dehlia secoua de nouveau la tête et alla dans un coin de la pièce pour prendre ce qu'il fallait. Lyrel la vit revenir avec une bassine d'eau et des linge.
« C'gamin, j'vous jure, fit-elle en parlant de son cousin. Peut pas compter sur lui !
– Ce n'est pas vrai, le défendit Lyrel. Il m'est tout de suite venu en aide, quitte à abandonner son troupeau... »
Il se rendit compte qu'il venait sans doute de causer des problèmes à Verno alors il ajouta aussitôt :
« Mais en route, il a trouvé quelqu'un pour s'en occuper alors tout va bien ! »
La femme eut un sourire.
« L'avait intérêt à vous aider, j'veux ! On laisse pas un piot comme ça ! »
Elle lava les fesses rouges du bébé qui chouina un peu mais se laissa faire. Il était plus vif, au grand soulagement de Lyrel. Dehlia lui mit ensuite une couche qu'elle attacha avec des épingles à nourrice puis elle assit le bébé sur la table en le tenant des deux mains.
« Là, t'es tout beau tout propre maint'nant ! »
Le bébé la fixa de ses grands yeux... violets.
Lyrel se crispa. Avec cette couleur, impossible d'ignorer les origines de cet enfant. Il se tourna vers Dehlia mais loin d'être horrifiée, elle avait un regard songeur.
« L'saviez ? » demanda-t'elle à Lyrel.
Il hocha la tête, tendu.
« Mais z'en êtes pas, vous.
– Non.
– Alors z'allez faire quoi d'lui ?
– Le ramener chez les siens. »
Elle le fixa avec stupeur et il lui renvoya un regard solennel. Elle se pinça les lèvres.
« Z'êtes bizarre, commenta-t'elle, mais bon. T'nez, prenez-le. »
Avant qu'il n'ait pu protester, elle plaça le bébé dans ses bras. Maladroitement, Lyrel tenta d'imiter la façon dont elle l'avait tenu.
« Faites gaffe à la tête, le prévint-elle. C'est fragile à c't'âge. »
Il maintint donc la petite tête contre son avant-bras. L'enfant avait l'air nettement plus paisible à présent qu'il était nourri et changé. Il regarda Lyrel avec de grands yeux sérieux puis se mit soudain à agiter les bras dans sa direction. Lyrel tendit la main vers lui et le bébé lui agrippa le doigts et se mit à gazouiller en agitant les bras et les jambes. Il avait l'air confortable.
« Y vous aime bien, » commenta Dehlia avec un sourire.
Pendant qu'elle débarrassait et nettoyait la table, Lyrel détourna les yeux du bébé pour la regarder.
« Je ne veux pas que vous ayez des ennuis par ma faute, assura-t'il. Je vais m'en aller...
– Nop, nop, fit-elle avec un geste négligeant de la main. Vous p'vez rester et l'piot aussi. L'va encore avoir b'soin d'lait.
– Mais je...
– Z'espérez tomber sur une gonzesse qu'allaite à chaq'fois qu'l'aura faim ? répliqua-t'elle.
– Non, mais je ne veux pas non plus abuser...
– Z'abusez d'rien, assura-t'elle. Z'allez filer un coup d'main à mon homme aux champs, j'vais habituer l'piot au lait d'chèvre et ça ira ! »
C'était trop beau pour être vrai.
« Vous feriez ça pour un démon ? demanda Lyrel avec une pointe de méfiance.
– C'est un piot. Et pis les démons, nous z'ont jamais fait d'mal. Ici c'sont les vampires les monstres ! »
Effectivement, Lyrel avait déjà pu constater que les montagnards gardaient toute leur haine pour les vampires et qu'en comparaison les démons étaient bénins pour eux. Cela n'avait pourtant pas empêché les autres villageois d'avoir brûlé la mère du petit. Tout danger n'était donc pas écarté pour autant.
« C'est sûr, reprit Dehlia comme si elle lisait dans ses pensées, faudra pas l'montrer à tout l'monde, surtout pas au père Jan.
– Dehlia... merci pour votre aide. »
Elle lui sourit gentiment.
Le bébé se mit soudain à dodeliner de la tête et il ferma les yeux. Lyrel cessa de respirer et ne se rassura qu'en voyant la petite poitrine se soulever régulièrement.
« Il dort, chuchota-t'il en craignant de le réveiller.
– V'nez, on va l'mettre avec mon piot. »
Dehlia tira un rideau au fond de la pièce et dévoila une literie avec un panier dessus. Un autre bébé d'environ la même taille que le démon dormait dedans. Dhelia prit un second panier, plaça des couvertures dedans puis fit signe à Lyrel d'y déposer le bébé. Il s'exécuta avec un millier de précautions comme si le bébé pouvait se briser à tout moment. Dehlia se retint de rire en le voyant faire. Il n'y avait aucun risque qu'il réveille l'enfant car ce dernier était si épuisé que même une fête animée n'aurait pas pu le réveiller. Il ne risquait pas non plus de le blesser car les bébés étaient solides, hormis la tête, mais c'était toujours amusant de voir les hommes perdre tous leurs moyens face à ces petits êtres. C'étaient tous des grands dadais dans le fond !
Quand l'époux de Dehlia revint des champs, il ne fut pas ravi de la décision de son épouse et ce avant même de savoir qu'il s'agissait d'un enfant démon. Mais Dehlia le prit alors à part dans une autre pièce et après quinze minutes d'échanges houleux, le couple revint et Lyrel put rester. Il s'excusa auprès de l'autre homme, un solide gaillard du nom de Bark, mais il fut rabroué un peu rudement. Il n'insista pas et ne put qu'espérer à nouveau ne pas avoir causé trop d'ennuis à Dehlia.
Il resta deux mois au village de Talmot. Chaque jour il aidait Bark aux champs même s'il n'y connaissait rien au début. Bark finit par apprécier le coup de main et se dérida. Les autres villageois, avides de nouveauté, car il ne se passait jamais rien de bien intéressant, sautèrent sur n'importe quelle excuse pour passer par les champs et entamer la conversation avec le nouveau. La méfiance initiale se dissipa vite. Les femmes, elles, coururent chez Dehlia pour en apprendre plus sur le bel étranger à l'accent curieux mais elle se refusa à assouvir leur curiosité. Elles purent tout de même voir le bébé mais uniquement quand il dormait — Dehlia y veillait attentivement. Pour remercier ses hôtes, Lyrel allait souvent chasser du gibier et il finit par emmener Verno avec car le jeune homme mourait d'envie d'apprendre à tirer à l'arc. Talmot étant isolé comme un peu tous les villages des Pialles, la nouvelle qu'un homme s'était enfui avec un enfant démon ne leur parvint jamais. Ce fut une chance car sans ça, ils auraient aussitôt démasqué Lyrel.
Le bébé reprenait de la vigueur. Il babillait d'un ton joyeux et gigotait constamment, à tel point que Dehlia ne pouvait pas le quitter des yeux un instant. En comparaison, son fils était un ange, lui. Dès que Lyrel le pouvait, il prenait le bébé avec lui pour la soulager. Le nourrisson l'accueillait toujours avec un grand sourire qu'il ne méritait pas, selon lui.
« Y t'prends pour son papa, fit Dehlia un jour. Et moi j'suis sa maman. »
Elle dit cela avec un sourire amusé, pas du tout sérieuse. Cependant Lyrel fixa le bébé avec gravité.
« Non, lui fit-il comme si l'enfant pouvait le comprendre, je ne suis pas ton père.
– Laisse, y s'en fiche bien ! J'le nourris, tu t'occupes d'lui, c'est ça pour lui, des parents. L'a pas b'soin de plus.
– Pour le moment, nuança Lyrel. Mais cela ne peut pas durer. Il doit retourner chez les siens et...
– Au fait, t'veux la trouver comment, sa famille ? »
Cela le fit réfléchir.
« Une fois dans l'Emp... le royaume des démons, j'aviserai. »
Dehlia pouffa.
« T'es trop bizarre, jamais vu quelqu'un qu'voudrait s'rendre là-bas. T'as pas peur qu'y te butent ? »
Lyrel haussa les épaules.
« Ils ne vont pas tuer quelqu'un sans raison.
– J'sais pas, j'les connais pas. »
Lyrel n'avait jamais parlé de son passé de Templier ou de chasseur. Le sabre et la flûte offerts par Hakurō étaient soigneusement dissimulés parmi ses affaires, de sorte qu'il passait pour un voyageur ordinaire — enfin, presque ordinaire.
« Et pis, reprit Dehlia, t'as toujours pas d'nom pour le piot ? »
Lyrel secoua la tête comme à chaque fois qu'elle posait la question.
« Ce n'est pas à moi de le nommer. En plus il est trop petit pour avoir besoin d'un nom. »
Dehlia pouffa de nouveau mais n'insista pas.
Lyrel sortit se promener avec le petit pendant qu'elle préparait le repas du soir. Loin des oreilles indiscrètes, il en profita pour parler dans la langue des démons. Il voulait que le bébé s'habitue à sa propre langue et non au langage humain, même s'il était encore un peu jeune pour faire la différence. Lyrel sentait pourtant que c'était important qu'il le fasse.
« Tu as été sage aujourd'hui ? Tu as bien mangé ? Ça, c'est un brave petit. »
L'enfant adorait le son de sa voix et avait commencé à rire depuis peu. Il adorait encore plus lorsque Lyrel lui fredonnait des chansons le soir pour l'endormir. Le fils de Dehlia en profitait également, tant qu'à faire ! Lyrel inventait des airs tranquilles et apaisants pour les deux bébés. Bien souvent lorsqu'il tenait l'enfant dans ses bras, à la vue de ce petit être fragile qui dépendait entièrement de lui, Lyrel ne pouvait que se sentir humble et important à la fois. Il ferait tout pour le protéger et lui assurer une vie meilleure, et cela voulait dire retrouver sa famille dans l'Empire de l'Aube.
L'automne était bien amorcé lorsque Lyrel se décida à partir. C'était le moment idéal : Bark n'avait plus besoin de lui aux champs et le bébé s'était habitué au lait de chèvre même s'il préférait le sein. De plus Lyrel refusait de rester plus longtemps : il ne voulait pas que la famille ait des ennuis par sa faute si jamais on découvrait qu'ils avaient hébergé un enfant démon. L'autre raison était qu'il sentait qu'il n'aurait plus envie de partir s'il commençait à s'installer et c'était hors de question. Quel que soit son attachement pour le bébé, il devait le ramener chez les siens. Après tout les démons vieillissaient plus lentement que les humains, donc Lyrel doutait de vivre jusqu'à la majorité de l'enfant. Mieux valait le ramener dans sa famille ou au moins chez des démons qui pourraient s'occuper correctement de lui et l'élever selon sa nature.
Le départ fut un peu triste mais inévitable. Malgré les protestations de Lyrel, Dehlia lui fournit des couches et deux outres de lait.
« Ça tourne vite alors fais gaffe, lui conseilla-t'elle. Tu pourras ach'ter du lait sur la route. »
Elle avait aussi prévu des vêtements plus ordinaires pour le bébé.
« Z étaient à mon piot mais l'a grandi. T'en fais pas, c'est rien. »
Devant tant de générosité, Lyrel restait confus. Il aurait aimé offrir quelque chose en retour mais n'avait rien. Il s'en excusa.
« T'inquiète ! T'as aidé mon Bark, t'a appris à Verno à chasser, c'est bon !
– Merci Dehlia, fit-il du fond du cœur. Tu es l'une des personnes les plus généreuses que je connaisse. »
Elle rougit sous le compliment puis pouffa pour masquer son embarras.
« Bah, qu'est-c'que t'racontes ! Allez, prends soin d'toi et du piot ! » fit-elle en embrassant l'enfant sur le front.
Bark et Verno étaient également présents et ils lui serrèrent le bras en guise d'adieu.
Lyrel s'éloignant en se retournant plusieurs fois pour leur faire des signes de la main. Dans ses bras, le bébé agita les bras pour l'imiter. Pour une fois la séparation était douce. Cela changeait agréablement même s'il ressentait malgré tout un léger pincement au cœur.
« Bon, fit-il à l'adresse du bébé qui tourna ses yeux violets vers lui, c'est toi et moi désormais. »
L'enfant eut un doux rire et attrapa un pan de son manteau noir pour le mettre dans sa bouche. Lyrel eut un sourire attendri.
« En route pour l'Empire de l'Aube, chez toi, » déclara-t'il.
Le bébé gazouilla vivement.
Note de Karura : La seconde partie se termine. Lyrel se retrouve poussé malgré lui à retourner dans l'Empire de l'Aube où bien des aventures l'attendent, de nouvelles rencontres et aussi des retrouvailles.
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