Chapitre Deux : Une solution inattendue
Il entra donc et fut accueilli par un :
« Un’minut’ ! »
Il en profita pour examiner l’auberge : il fut surpris de voir des chaises et des tables, du mobilier typiquement humain. D’un autre côté, puisque c’était réservé aux Vites, alors pourquoi se meubler aux goûts des démons ? Il y avait quelques clients qui mangeaient. Peu de conversations animaient le lieu. Une femme plantureuse lui fit signe :
« V’nez, v’nez. C’sera quoi pour vous ?
– Une chambre, fit Yama, un repas chaud et du lait, si vous avez. »
Elle le fixa d’un air interloqué avant de remarquer le paquet de lingue qu’il tenait dans les bras. Elle se pencha vers lui.
« Oooh, c’est vot’piot ? »
Il secoua la tête.
« Je m’occupe de lui pour le moment.
– V’nez, installez-vous là ! »
Il posa ses affaires sur la chaise à côté et s’assit. Le bébé s’agita un peu car la faim commençait à le réveiller.
« J’vous chauffe un peu l’lait, c’sera meilleur ! » fit la femme avant de passer dans une autre pièce qui devait être la cuisine.
Elle revint dix minutes après avec le repas de Yama et une outre de lait pour le bébé. Yama testa d’abord le lait sur sa main pour connaître sa température, ce qui arracha un sourire amusé à la femme. Une fois satisfait, il approcha l’outre des lèvres du bébé qui, sans ouvrir les yeux, se mit à boire goulûment.
« L’est mignon, commenta la femme qui ne semblait pas vouloir partir. S’appelle comment ? »
Yama resta alors bloqué. Il n’avait jamais eu besoin de nommer le bébé auparavant. En fait il se disait que l’enfant avec certainement déjà un nom et qu’il le retrouverait une fois de nouveau dans sa famille.
« Euh… je ne sais pas encore, » avoua-t’il.
Bizarrement cela ne la surprit pas.
« Aah, v’faites comme les Autres : z’attendez un an pour lui donner un nom. C’est bizarre comm’coutume, j’trouve. Mais bon, chacun fait comm’l’veut ! »
Yama ignorait totalement cette coutume mais c’était bon à savoir. Une autre question se posa alors à lui : quel âge avait le bébé ? Moins d’un an quand il l’avait recueilli, c’était sûr. Du coup il n’avait pas encore de nom ? C’était vraiment un pauvre enfant à tout point de vue.
La femme le laissa enfin pour s’occuper des autres clients. Il entendit son nom, Alménie, et comprit qu’elle était la propriétaire avec son mari. Quand le bébé eut fini le lait, Yama le fit roter puis l’installa sur la table dans un nid de couverture. Il prit seulement ensuite son repas, du bouillon de poisson avec un bol de riz, ce curieux aliment auquel il avait goûté la première fois dans un village démon. Sa première impression avait été que cela ressemblait à des asticots bouillis mais le goût était fade, sans rien pour le relever. Là, avec le bouillon, ça passait bien. Il avait aussi droit à des couverts et non les baguettes que les démons préféraient utiliser. Oui, c’était réellement une auberge pour les Vites !
Après le repas, ayant le choix entre de l’alcool ou du thé, Yama opta pour le thé. Le bébé avait fini par se rendormir comme un bienheureux. Yama allait bientôt devoir le changer mais cela attendrait la fin du repas.
« Y sont trop choux à c’t’âge, » commenta Alménie en revenant vers lui.
Il ne restait plus qu’un ou deux clients dans la salle et elle semblait aimer parler. C’était son métier, quelque part.
« Z’êtes pas du coin, nota-t’elle.
– À cause de mon accent ? » devina-t’il en souriant.
Malgré toutes ces années passées dans les Pialles, il n’avait jamais attrapé leur accent.
La femme acquiesça en riant.
« Y a ça, et pis z'avez l'air perdu ici. Grande ville, hein ?
– Très grande, approuva-t'il, et très déroutante. »
Elle hocha la tête, comprenant ce qu'il pouvait ressentir.
« Z'êtes là pour affaires ou pour visiter ? s'enquit-elle gentiment.
– Hum, plutôt par devoir. »
C'était le moment ou jamais de demander des renseignements.
« En fait ce bébé est un Autre, fit-il en arrachant un cri de surprise à la femme. Je voulais le ramener chez les siens mais... je n'ai encore trouvé personne qui veuille s'en occuper.
– Un Autre ?! répéta-t'elle encore sous le choc. Qu'est-c'que vous foutez avec un d'leurs piots ? Z'êtes fou ?
– Sa mère a été brûlée dans les Pialles par des villageois, confia-t'il. Je n'ai pu sauver que le petit.
– Z'êtes fou, confirma-t'il.
– Je n'allais quand même pas le laisser se faire tuer ! » s'indigna-t'il.
Alménie ne pouvait pas le contredire.
« Et z'êtes venu jusqu'ici pour confier c'piot à des Autres ?
– Je... oui.
– Z'êtes fou, » répéta-t'elle.
Yama soupira.
« Je pensais que ce serait plus facile, reconnut-il. Sauf que les Autres à qui j'ai parlé aujourd'hui... ils n'en ont rien à faire de cet enfant. Je ne sais pas quoi faire. »
La femme secoua la tête et fit signe à Taric, son mari, de les rejoindre. C'était le cuisinier et il venait de terminer de nettoyer la cuisine. Elle lui résuma la situation ;
« L'est fou, » commenta directement l'autre homme.
Yama ne put que sourire devant leur avis commun.
« Fou ou pas, je ne peux pas garder cet enfant avec moi, fit-il.
– P'quoi ? »
Il se renfrogna.
« Les Autres vieillissent plus lentement que nous. Je serai mort avant qu'il ne soit grand.
– Bah, z'êtes pas si vieux non plus, commenta le mari.
– Mais je n'ai aucun endroit où vivre et aucun moyen de gagner ma vie. Je n'ai fait que voyager d'un endroit à l'autre depuis des années. Ce n'est pas une vie pour un enfant. »
Il eut un sourire amer.
« Non, je crois que je vais le confier à un temple. C'est ce qu'il y a de mieux. »
Le couple fit subitement une drôle de tête, ce qui l'inquiéta.
« Quoi, il y a un problème ?
– Beeeen, commença Taric avec réticence, c'est qu'les orph'lins au temple, 'savez... »
Alménie lui donna un coup de coude pour qu'il continue à parler. L'homme rondouillard roula des yeux et fit à voix basse :
« 'Savez comment y sont, les r'ligieux.
– Je connais, assura Yama. J'ai fait partie de l'Église. C'est vrai que les règles étaient un peu strictes mais au moins j'ai été nourri et éduqué.
– Yep, mais c'tait pas un temple d'ici. Hum... »
Après bien des hésitations et des regards insistants de la part de son épouse, Taric finit par se lancer :
« Ici, les prêtres des Autres font l'vœu de pas coucher...
– Oui, nos prêtres aussi, fit Yama avec perplexité.
– … qu'avec des femmes.
– Oh. »
Yama avait pu constater à Kurojū que les démons n'avaient vraiment pas d'interdit en ce qui concernait les relations entre hommes. Au contraire c'était quelque chose d'encouragé et d'estimé. Il y avait pourtant des femmes chez les vampires, cependant la plupart des hommes recherchaient un compagnon de leur genre. Cela se faisait avec discrétion et pudeur, fort heureusement, mais sans aucune honte. Yama soupira en contemplant le bébé qui dormait toujours.
« Ce sont les coutumes des Autres, déclara-t'il. Même si je n'approuve pas, ce n'est pas à moi de juger leur façon de vivre. Cet enfant doit être élevé en accord avec les coutumes des siens, c'est normal.
– C'est pas l'problème ! poursuivit le patron. Z'ont dans chaque temple c'qu'y z'appellent des garçons du temple. 'Sont des orph'lins élevés seul'ment pour leur servir de... de... »
Taric fut incapable de finir sa phrase et il n'en eut pas besoin : Yama avait compris et il devint très pâle.
« Impossible, répliqua-t'il. Les enfants sont sacrés chez les Autres. Jamais ils ne leur feraient le moindre mal... et encore moins ça !
– Z'attendent qu'y soient grands, c'est-y-sûr, mais 'les préparent d'jà tout piot.
– Vous... vous êtes sûr ? »
Le couple hocha la tête dans un bel ensemble. Yama hésita. Même si les rumeurs n'étaient pas fiables, il y avait toujours un fond de vérité derrière. Pouvait-il prendre ce risque et exposer le petit à une telle vie ?
« Je ne sais pas quoi faire alors ! s'écria-t'il avec panique. S'il n'y a personne pour s'occuper de lui, il faudrait que ce soit moi mais... je n'ai nulle part où aller, aucune famille. En plus il faudrait que je reste dans l'empire car il risquerait de se faire tuer ailleurs. »
Complètement perdu, Yama se refusait pourtant à abandonner le bébé. L'idée ne l'effleura même pas.
Il entendit le couple se lever pour s'éloigner et discuter vivement entre eux. Il n'y prêta pas attention. Il caressa d'un doigt la main potelée du bébé, cherchant du réconfort et de la force. En dépit des difficultés croissantes, il ne regrettait pas un seul instant de l'avoir sauvé des flammes. Toutefois là, il se trouvait dans une impasse. Alménie revint vers lui peu après.
« Dites, z'êtes bien prêtre ? » demanda-t'elle soudain.
Surpris, il leva les yeux vers elle.
« Hum... oui, j'ai été ordonné prêtre mais c'était...
– Z'avez encore la foi ? »
La question raviva de douloureux souvenirs.
« Ce n'est plus pareil depuis la Croisade, avoua-t'il. L'invasion d'il y a quatre ans.
– J'sais. C'est p'us pareil pour personne. Mais z'y croyez encore ?
– Je... Je crois en notre Seigneur, oui, mais plus tellement en l'Église. »
La femme hocha la tête, apparemment satisfaite de ses réponses.
« Bon, v'faites pas d'mouron. Montez vous r'poser avec le piot. D'main z'y verrez plus clair. »
Yama en doutait un peu mais il la remercia quand même. Il prit ses affaires ainsi que le bébé et Taric les conduisit à la chambre. Elle était simple et propre, ce qui lui suffisait amplement. Il coucha l'enfant sur le lit et s'allongea à son tour à côté, las de la journée. Demain, il devrait trouver une solution.
Yama se réveilla après le lever du soleil, contrairement à ses habitudes. Même cette longue lui ne lui avait guère porté conseil. Il changea le bébé, se nota mentalement de demander à Alménie s'il pourrait laver les couches avant de partir puis descendit dans la salle commune. Une jeune fille s'occupait du service ce matin : c'était la fille aînée des propriétaires, Clyne. Elle s'extasia elle aussi sur le bébé qui gazouilla gaiement dans sa direction. Sa mère avait dû la mettre au courant car elle ne s'étonna pas de voir les yeux violets du petit. Elle apporta du lait tiède pour lui et une soupe d'algue avec du riz pour Yama. La nourriture des démons pouvait être parfois étrange mais Yama s'en moquait bien du moment que c'était comestible.
Quand il eut fini, il annonça à Clyne qu'il partirait dans l'heure et réglerait sa note, cependant elle lui demanda d'attendre sa mère. Il prit un air perplexe mais la jeune fille n'en dit pas plus et retourna à ses clients. Il n'était plus à quelques heures près, toutefois il ne comprenait pas pourquoi il devait attendre sur Alménie. Peut-être que la fille n'avait pas le droit de gérer l'argent, allez savoir. Plutôt que de rester enfermé, Yama préféra emmener le petit se promener. Cette fois néanmoins, le charme de la ville n'opérait plus car il était bien trop préoccupé. D'un air distrait, il écouta les marchands commenter sur la grande fête pour célébrer le dixième anniversaire de l'héritier du clan Uegari, les seigneurs de Madare.
« Le seigneur Mitsuhide a été si pressé de faire un premier enfant, commenta un démon, et maintenant il prend son temps pour le deuxième.
– Il s'est dépêché pour que son père, le seigneur Matōru, connaisse au moins son petit-fils. Il a plus de cent cinquante ans, l'âge d'or. Que les Dieux le laissent encore vivre trois fois l'âge d'or !
– Il faut dire aussi que le seigneur Matōru a eu cinq filles avant d'avoir enfin son fils !
– Le seigneur Matōru peut se réjouir : son fils a déjà sa descendance d'assurée !
– Loués soient les Dieux ! »
Yama ne prêta qu'une oreille distraite à ces commérages. Ces histoires ne le concernaient guère et ne l'aideraient certainement pas à résoudre son problème.
Il revint à l'auberge en fin de matinée, pas plus avancé que la veille. Alménie était revenue elle aussi et elle l'accueillit avec un grand sourire.
« V'nez voir, » fit-elle.
Intrigué, il la suivit dans une pièce derrière la salle commune et qui servait de rangement.
« Bon, fit Alménie, j'ai p't'être trouvé quelqu'un pour vous aider. »
Yama mit un moment à réagir.
« M'aider ? Pour retrouver la famille du petit ?
– Nop, désolée, ça c'sra impossible j'crois. J'v'lais dire pour v'trouver un endroit à vous. »
Perplexe, Yama la laissa poursuivre.
« L'mieux, c'est qu'y vous explique lui-même. Mon p'tit gars va vous am'ner à lui. Pouvez laisser l'piot. J'vais m'en occuper. »
Yama hésita une fraction de seconde. Après tout il ne connaissait Alménie que de la veille et qu'est-ce qui lui disait que ce n'était pas un piège pour enlever le bébé et... et... le vendre ou autre chose de pire ? D'un autre côté, la jeune femme lui donnait une impression d'honnêteté. Il devait se fier à son instinct.
« Entendu, » accepta-t'il.
Mais si jamais il arrivait la moindre chose au bébé à son retour, il le leur ferait payer très cher, quitte à supporter le poids d'un péché supplémentaire.
Le fils du couple, un solide gaillard un peu plus jeune que lui, l'emmena dans un quartier en périphérie de la ville. Ils ne croisèrent quasiment que des Vites et c'était plus un lieu d'habitations que de commerces. Ce n'était pas luxueux mais décent. Le jeune homme s'arrêta devant une masure qui ne se distinguait en rien des autres et gratta à la porte. Cette dernière s'ouvrit aussitôt pour dévoiler un homme au visage fermé. Il eut un hochement de tête en reconnaissant son visiteur.
« C'est l 'gars dont a parlé ma m'man, » fit le jeune homme en désignant Yama.
Il eut droit à un regard scrutateur et minutieux.
« Vous pouvez entrer, » fit enfin l'homme.
Yama tiqua devant l'absence d'accent. Le fils d'Alménie lui demanda :
« Savez comment rentrer à l'auberge ? »
Quand Yama fit signe que oui, il prit congé. Yama contempla un moment la porte ouverte, comme un piège prêt à se refermer sur lui. Il finit par entrer, restant néanmoins sur ses gardes.
La première pièce était banale : une table et des chaises, un âtre dans le fond avec une cuisine. Sans un mot l'homme passa une porte et Yama le suivit. Ils traversèrent la maison pour arriver dans une cour intérieure avec un petit potager. Ils entrèrent dans un second bâtiment plus grand cette fois et Yama connut un instant de stupeur : c'était une église ! Pas les grandes églises qu'il avait pu connaître dans le royaume des humains, bien sûr, mais il y avait un autel, un crucifix soigneusement taillé et des images pieuses accrochées aux murs. Pas de bancs mais des rangées de coussins de sol, une habitude des démons. Yama lança un regard stupéfait à l'autre homme.
« Sois le bienvenu, Yama, fit-il. Que le Seigneur soit avec toi.
– Et avec mon esprit, » répondit-il automatiquement en se signant.
Le visage de l'homme se détendit alors.
« Pardonne ma méfiance mais les temps sont durs pour les croyants ici. Je suis le père Arthaud et je dirige l'Église de la Miséricorde à Yasara.
– Vous ne venez pas des montagnes, » commenta Yama.
Cela fit sourire le prêtre.
« Ah oui, je n'ai pas l'accent et toi non plus. Je viens de Cartha, dans la région de Béthanie. »
Yama connaissait ce nom : c'était une région voisine de Muthelle, là où se trouvait le Chapitre de l'Ouest.
« Vous aussi, vous vous êtes perdu en chemin ? s'enquit-il.
– Au contraire j'ai trouvé mon chemin. Cela fait trente ans que je sers le Seigneur en ces lieux et je suis toujours émerveillé de constater que la foi de nos semblables reste forte même en terre des démons. Et toi, Yama, tu t'es perdu ? »
Le jeune homme soupira.
« J'ai cru plusieurs fois trouver ma voie, reconnut-il, mais j'ai toujours fini par me rendre compte que je me trompais. »
Le prêtre l'invita d'un signe à s'asseoir sur les coussins de sol et poursuivit la conversation :
« Et qu'en est-il de ta foi ?
– Ce n'est pas le Seigneur qui m'a déçu, ce sont les hommes. Alors même si ma foi a changé, cela reste de la foi.
– Ah, fit le père Arthaud avec compassion. Ce que tu as vécu était certainement des épreuves envoyées par notre Seigneur. Tu sais qu'il teste souvent notre foi. Souhaiterais-tu te confesser ? »
Yama acquiesça avec empressement. L'envie de se confesser ne l'avait pas taraudé jusqu'à présent mais maintenant qu'il se retrouvait dans un endroit consacré en face d'un prêtre, il ressentait ce besoin.
« Malheureusement nous n'avons pas de confessionnal, se désola le prêtre, cependant il n'y a personne d'autre ici à part le Seigneur. Alors je t'écoute. »
Yama se signa et commença :
« Pardonnez-moi mon père parce que j'ai péché. Cela fait deux ans que je ne me suis pas confessé.
– Continue, mon fils.
– Il y a quatre mois, j'ai laissé une femme se faire tuer sous mes yeux. J'ai refusé d'intervenir. C'était une démone dans un village des Pialles. Ils l'ont brûlée vive, mon père. »
Le prêtre frémit mais ne dit rien.
« Quand ils ont voulu aussi tuer le bébé, je suis intervenu pour le sauver. Si j'avais agi un peu plus tôt, j'aurais peut-être pu... non pas sauver la mère car elle était déjà mortellement blessée. Toutefois j'en aurais peut-être appris plus sur elle et le bébé et j'aurais ainsi pu retrouver sa famille plus facilement.
– Je vois... Mais les villageois étaient nombreux, n'est-ce pas ? Comment aurais-tu pu leur tenir tête à toi tout seul ?
– J'aurais pu le faire, affirma tranquillement Yama.
– Alors pourquoi n'en as-tu rien fait ? »
C'était une question épineuse.
« À ce moment-là... j'avais été durement éprouvé et je voulais uniquement me détacher de ce monde. J'ai été égoïste et aveugle.
– Mmm, et c'est donc par pénitence que tu as pris le bébé en charge et que tu veux retrouver sa famille ? »
Yama n'en fut pas surpris : Alménie avait certainement tout raconté au père Arthaud quand elle lui avait parlé de lui.
« En effet. J'ai juré à sa mère que je le ramènerai chez les siens mais... c'est plus difficile que prévu. J'ai fait preuve d'orgueil en pensant que je pourrais aisément retrouver la famille du petit.
– Tu as fait ce serment de bon cœur et tu fais de ton mieux pour le respecter. Même notre Seigneur ne peut pas te reprocher de ne pas réussir l'impossible. Que comptes-tu faire à présent de l'enfant ?
– Je... je suppose qu'il est de mon devoir de m'en occuper. Je ne peux pas me résoudre à l'abandonner. »
Il ne renonçait pas pour autant à chercher la famille du bébé, cependant il ne pouvait pas rester indéfiniment sur les routes. C'était en discutant avec Alménie et son époux la veille qu'il avait pris conscience que cet enfant avait besoin d'un foyer stable.
Le prêtre lui lança un regard perçant :
« Est-ce à cause de ton serment que tu te sens obligé de t'occuper de cet enfant ?
– Ah... non, pas entièrement. »
Le père Arthaud sourit alors.
« Les voies du Seigneur sont impénétrables. Le malheur et les épreuves nous conduisent souvent à des résultats inattendus. Toi qui as toujours vécu seul, tu as à présent un petit être à protéger. Et cela t'a conduit en terre des démons où tu as l'opportunité de continuer l'œuvre de notre Seigneur. Le souhaites-tu, Yama ?
– Je... je souhaite trouver ma place en ce monde, avoua-t'il. Je veux faire quelque chose d'utile et de bien.
– Dans ce cas, j'ai une proposition pour toi. Tu sais sans doute que depuis la Croisade, les démons nous considèrent avec méfiance. Autrefois le seigneur Matōru nous laissait pratiquer librement notre fois. Il y avait même de splendides églises qui s'élevaient dans toutes les grandes villes de Madare. Mais après la Croisade, l'Empereur a ordonné de détruire tous les lieux de culte et d'interdire notre religion. Il était si furieux que son fils ait failli mourir qu'il était même prêt à faire tuer tous les Vites de l'Empire. Désormais seul le seigneur Matōru autorise encore la présence de Vites à Madare mais nous n'avons plus le droit de pratiquer notre foi. »
Yama se sentit désolé pour les épreuves qu'avaient dû endurer les Vites de Madare, tout ça par la faute des Templiers.
« Malgré tout, comme tu le constates, poursuivit le père Arthaud avec un faible sourire, la foi est encore très présente, sauf que nous avons dû entrer dans la clandestinité. C'est pour ça que cette église ne ressemblent pas entièrement à une église : je dois pouvoir cacher facilement toute trace de ma foi si jamais des soldats débarquent pour fouiller les lieux. J'organise aussi plusieurs messes pour recevoir les croyants en petits groupes afin de ne pas trop attirer l'attention.
– Que risquez-vous si vous vous faites capturer ? s'enquit Yama.
– La prison, peut-être même l'exécution. »
Yama déglutit. Le père Arthaud était bien brave de poursuivre son ministère dans ces conditions !
« Je n'ai pas peur de mourir, assura l'homme, car je n'ai cessé d'œuvrer pour le Seigneur et je sais qu'Il en tiendra compte quand je me présenterai à Lui. Mais en dehors des grandes villes, il est encore plus difficile pour nos frères et sœurs de pratiquer leur foi. Alors ils ont commencé à constituer des villages uniquement composés de croyants. L'un de ces villages, Misato, n'a plus de prêtre depuis cinq ans. Le père Domon est mort de vieillesse et il m'a été impossible de lui trouver un remplaçant. En effet, on ne trouve pas beaucoup de prêtre ordonné ici et les jeunes hommes n'ont pas forcément la vocation. Alménie m'a dit que tu as été ordonné prêtre. Je te propose donc de prendre ce village en charge si tu le souhaites. »
Yama écarquilla les yeux au fur et à mesure. Devenir le prêtre de tout un village ? En était-il seulement digne ?
« Mon père, je... et le bébé ? C'est un démon. Comment les gens de Misato réagiraient-ils ?
– Ce n'est qu'un enfant et ces gens ne sont pas intolérants. Ils vous accueilleront avec joie, j'en suis sûr.
– Mais... »
Yama déglutit.
« Je ne vous ai pas tout dit, mon père, avoua-t'il. En fait je... j'ai fait partie des Templiers et j'ai participé à la Croisade ! »
Le père Arthaud écarquilla les yeux à son tour. Le silence régna un moment dans la petite église.
« Mmm, fit l'homme. Si je comprends bien, tu étais venu pour exterminer les démons et à présent tu en protèges un ?
– Je... La Croisade, c'était une mauvaise chose ! Je m'en suis rendu compte et alors j'ai... déserté. Alors à vrai dire, je ne sais pas si on peut encore me considérer comme un prêtre. Je souhaite vous aider de tout mon cœur mais je ne veux pas vous tromper ! »
Le prêtre soupira.
« Le fait que tu aies déserté la Croisade joue plutôt en ta faveur. C'était une folie sans nom qui va à l'encontre de tout ce que nous enseigne la Bible ! Tu n'as donc pas à te torturer à ce propos, mon fils.
– Vous... vous êtes sûr ? »
Comme pour le convaincre, le prêtre fit le signe de la croix sur lui.
« In nomine Pater Filii et Spiritus Sancti, je t'absous de tes péchés, Yama. Tu marches de nouveau dans la grâce de notre Seigneur. »
Yama baissa la tête et se signa également, sentant un poids en moins sur ses épaules.
« Dans ce cas, mon père, c'est avec humilité et gratitude que j'accepte. »
Le père Arthaud lui tapota l'épaule avec un sourire ravi.
Note de Karura : Dans le prochain chapitre, nous allons faire un bon dans le temps.
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