Le Prince Solitaire 3 06

Chapitre Six : Les Horreurs


Une lumière vive éclaira soudain le ciel : c'était le signal que l'Horreur avait été repérée. Tout le monde était bien en place. Une bonne partie des villageois allait servir de rabatteurs : équipés de torches et de piques, ils obligeraient la créature à se diriger vers les zones piégées. C'était un travail fastidieux qui pouvait s'avérer dangereux car la créature pouvait charger à tout moment. Des soldats encadreraient les rabatteurs afin d'éviter que cela n'arrive. Ensuite d'autres hommes serviraient d'appâts pour attirer l'Horreur dans l'une des fosses creusées. Pour finir, les soldats interviendraient pour achever la créature. Voilà ce qui devait se passer dans l'idéal. C'était un plan où tout le monde y mettait du sien et où les risques étaient partagés. Malgré ça, l'imprévu n'était jamais à exclure : la créature pouvait avoir un coup de folie et se ruer sur tout ce qui bougeait, ignorant les torches. Elle pouvait aussi s'enfouir dans le sol et ne plus bouger pendant des jours. Elle pouvait faire tout à coup demi-tour pour attaquer d'autres villages. En résumé, il fallait rester sur ses gardes.


Yama était en charge des appâts, Kahō s'occupait des rabatteurs avec le commandant Tōkō, et Mitsuhide dirigerait le dernier assaut. Deux heures s'écoulèrent dans un silence tendu. Les fusées des rabatteurs indiquaient qu'ils se rapprochaient, quoique très lentement. L'Horreur n'était pas d'humeur coopérative, dirait-on. Nombre de villageois commençaient à avoir des fourmis dans les jambes à force de rester sang bouger. Yama leur conseilla de marcher sur place. Le moment venu, ils devraient compter sur leurs jambes pour courir ! Quelques-uns exprimèrent leur mécontentement à voix basse, vite rabroués par d'autres. L'attente était toujours le moment le plus difficile, surtout quand elle se prolongeait.


La dernière heure vit l'excitation augmenter rapidement : l'Horreur se dirigeait enfin vers eux ! Ils entendirent tout d'abord des grondements féroces et des arbres qui chutaient au loin. Puis une odeur pestilentielle les prit à la gorge et leurs yeux se mirent à piquer. Enfin, avec des bruits de pas sourds qui provoquaient des vibrations dans le sol, l'Horreur arriva dans la grande clairière. Les villageois connurent alors un moment d'effroi : la créature était haute de trois mètres, couverte d'écailles luisant d'un brun irisé et elle avait une tête de lézard. Elle se tenait sur ses pattes arrière et ses pattes avant étaient équipées de griffes acérées. Une longue queue presque deux mètres et aussi épaisse qu'un tronc d'arbre s'agitait violemment au rythme des pas. C'était une créature qui n'existait nulle part ailleurs. Il était impossible de douter de son origine magique... ainsi que de sa dangerosité !


Tout le monde se couvrit la bouche et le nez d'un linge humide afin de contrer la puanteur âcre de la créature. Les rabatteurs s'arrêtèrent à l'orée de la clairière, leurs torches encore allumées. Leur rôle était terminé, c'était désormais au tour des appâts. Sur un signe de Yama, une vingtaine d'hommes surgirent devant l'Horreur en tendant de longues piques. Ce n'était pas pour la blesser — ces misérables bouts de bois n'avaient aucune chance de percer les écailles — mais pour l'irriter afin de la conduire vers la fosse. En cas de problème, les soldats de Mitsuhide se tenaient prêts à intervenir. L'Horreur rugit devant les humains qui s'agitaient devant elle. Elle tenta d'en gober un ou deux mais se heurta aux piques. D'un revers de la queue, elle les balaya et les hommes avec.

« Équipe suivante ! » commanda Yama.


Vingt autres villageois s'occupèrent de distraire l'Horreur tandis que leurs prédécesseurs évacuaient en transportant les quelques blessés. Les valides se resservirent dans le stock de piques et attendirent que leur tour revienne. Trois équipes allaient se relayer ainsi jusqu'à tant que nécessaire. Toutefois la créature refusait de se laisser conduire, elle prenait un malin plaisir à partir dans la direction opposée à celle de la fosse. Le nombre de blessés augmentait même si on n'avait pas encore à déplorer des blessures très graves. Il ne resta bientôt plus qu'une quinzaine d'entre eux valides et le stock de piques avait été complètement épuisé. Les rabatteurs intervinrent alors mais l'Horreur profita de la zone dégagée de la clairière pour agiter la queue et les repousser. Elle était encore trop loin de la fosse pour que les soldats interviennent de manière efficace. Yama tenta alors de trouver une autre stratégie. Cela ne pouvait pas continuer ainsi car les hommes seraient épuisés bien avant la créature.


Le prêtre ordonna alors que tous prennent des arcs — regrettant un moment les arbalètes que les Loups utilisaient contre les vampires. Il leur fit signe de tirer sur l'Horreur. Évidemment, cela ne la blessa pas mais cela détourna son attention des villageois encore dans la clairière. Elle gronda furieusement en direction des archers et se rua vers eux. Yama s'interposa alors en bandant son arc. Il attendit qu'elle soit suffisamment proche pour viser son œil. Malheureusement, le reptile géant détourna la tête à temps et la flèche rebondit contre la peau solide de son crâne sans l'entailler. Loin de s'affoler, Yama encocha rapidement une autre flèche et tira à nouveau. Ce fut encore raté. La créature se trouvait désormais près de lui et les villageois lui hurlèrent de s'écarter. Imperturbable, Yama tira une troisième fois... et la flèche se planta dans l'œil brun orangé. L'Horreur poussa un grondement de fureur et de douleur et agita la tête dans tous les sens. De ses pattes avant, elle tenta de saisir la flèche mais elle ne pouvait pas la retirer, juste la pousser — ce qui était encore plus douloureux.


Les villageois poussèrent des cris de triomphe, cependant ce n'était pas encore fini. La créature fixa Yama d'un air mauvais avec son œil restant, identifiant à l'odeur le responsable de sa souffrance. Elle se rua ensuite vers lui en ignorant tous les autres. C'était la réaction que Yama avait espéré provoquer. Il la laissa approcher un peu puis se mit à courir comme pour la fuir. Il n'allait pas tout de suite vers la fosse et chercha d'abord à augmenter la furie de l'Horreur. Il décocha encore quelques flèches dans sa direction mais sans prendre la peine de viser, c'était seulement pour attiser sa colère. Quand il la sentit suffisamment furieuse au point de ne plus être en mesure de réfléchir, il se rua enfin vers la fosse et l'Horreur le suivit. Il ralentit un peu son pas de course pour qu'elle ne soit qu'à deux doigts de le déchiqueter de ses griffes. Il dut ainsi éviter quelques coups de pattes vicieux.


À quelques pas de la fosse, il courait encore à vive allure. Il s'abaissa soudain, ses jambes laissant une traînée dans la terre, puis se jeta sur le côté au dernier moment pour rouler. La créature n'avait pas la même manœuvrabilité que lui : elle ne put s'arrêter ou virer à temps et chuta dans la fosse, vers les piques qui n'attendaient qu'elle. Transpercée de toutes parts, elle poussa un hurlement de douleur. Les soldats purent enfin intervenir et descendirent prudemment dans la fosse pour achever l'Horreur à coup de sabre et de lance. La bête pouvait encore agiter la queue sur une certaine amplitude, ses pattes griffues s'agitaient frénétiquement et même son sang rongeait la matière et la chair, donc le danger n'était pas encore écarté.


Yama se releva et s'épousseta. Il était indemne. Les villageois l'entourèrent pour l'acclamer.

« Un vrai miracle, mon père ! firent-il. Dieu vous a protégé ! »

Cela n'avait rien à voir avec Dieu mais Yama les laissa dire. Kahō vint lui serrer l'avant-bras, dûment impressionné :

« Jamais vu quelqu'un d'aussi inconscient ! fit-il. Mais les Dieux sourient aux audacieux ! »

Sentant les ombres s'agiter à la mention des Dieux, Yama secoua la tête et les repoussa d'une pensée. Une fois l'Horreur tuée, Mitsuhide sortit de la fosse avec ses hommes et s'approcha à son tour, incrédule.

« Tu tues les Hikari et maintenant les Horreurs, Yama. Y a-t'il une seule créature que tu ne saches pas vaincre ? »

Yama n'était pas en condition pour philosopher. Il ne réagit même pas au fait que Mitsuhide venait d'utiliser le registre amical au lieu du supérieur La nuance est intraduisible dans notre langue. 😋 Mitsuhide emploiera désormais ce registre avec Yama. (1).

« Ce n'est pas moi qui ait tué l'Horreur, ergota-t'il, ce sont vos hommes. »

Voyant que Yama continuait d'employer le registre inférieur avec lui, Mitsuhide fronça les sourcils.


Un grondement retentit un peu plus loin. Tout le monde se figea, stupéfait.

« Impossible, murmura Mitsuhide en pâlissant.

On dirait qu'il y a une deuxième Horreur, soupira Yama.

Mais nos sentinelles auraient dû la repérer aussi ! »

Yama haussa les épaules. Ce n'était guère le moment de chercher d'où venait l'erreur.

« Il faut la tuer. Une idée ? »

Le seigneur avait l'air désemparé face à cet imprévu. D'habitude ces soldats avaient le temps de creuser une fosse et d'employer la stratégie dont ils avaient l'habitude et qui avait fait ses preuves, mais là...


« Où est la fosse la plus proche ? demanda Mitsuhide.

À trois kilomètres d'ici, répondit Yama avec son excellente mémoire.

C'est trop loin pour les rabatteurs y attirent cette nouvelle Horreur, se désola le seigneur. En plus les hommes sont épuisés. »

Yama ne répondit pas, réfléchissant à toute vitesse. Il se dirigea même vers la fosse pour examiner attentivement la créature agonisante.

« Des cordes, marmonna-t'il, il nous faut des cordes solides. »

Il se tourna vers Kahō et Mitsuhide .

« Kahō, rassemble tous les hommes encore valides. Seigneur Mitsuhide, envoyez des cavaliers au campement et qu'ils reviennent avec le plus de cordes solides et des piques.

Tu as un plan, Yama ?

Non, reconnut-il, mais j'improvise. »

Faute d'une meilleure suggestion, Kahō partit rassembler les villageois tandis que Mitsuhide transmettait les instructions à ses hommes.


~*~


La seconde Horreur fut rapidement localisée et les sentinelles revinrent avertir leur seigneur qu'elle ressemblait exactement à l'Horreur qu'ils venaient de combattre.

« Voilà pourquoi on ne nous l'avait pas signalée, réalisa le commandant Tōkō. Les sentinelles ont dû croire qu'il s'agissait d'une seule et même Horreur.

Cela explique aussi les déplacements étranges que nous avons constatés, renchérit Mitsuhide.

Mon seigneur, vous devez vous mettre en sécurité !

Tōkō, si tu suggères que je fuie, c'est que tu me connais bien mal, répliqua Mitsuhide en prenant un air sévère.

C'est une folie que de laisser un Vite en charge. Il n'avait jamais vu d'Horreurs avant aujourd'hui ! Et c'est l'un de leurs prêtres, qui plus est !

Il n'avait peut-être jamais vu d'Horreurs, fit Mitsuhide en le repérant un peu plus loin en train de diriger ses villageois, mais je le soupçonne d'avoir vu des horreurs durant sa vie. Quant au fait d'être un prêtre... tu l'as vu comme moi : il a le cœur et l'âme d'un guerrier. »

Tōkō ne trouva rien à redire pour convaincre son seigneur. Il jura par les Dieux que si jamais Mitsuhide était ne serait-ce qu'un peu blessé, il détruirait le village du Vite sous ses yeux. Fort de cette résolution, le commandant alla se mettre en place avec ses hommes.


Dans le plan de Yama, il n'y avait pas besoin de rabatteurs. De toute façons avec les blessés de la première chasse, il ne restait plus assez de gens pour cela. Ils se tendirent donc en embuscade non plus dans une clairière mais dans la forêt, sur le passage de l'Horreur. Au signal de Yama, les hommes surgirent de tous les côtés en assaillant la créature. Avant qu'elle n'ait eu le temps de réagir, ils se lancèrent les cordes de part et d'autre, immobilisant en priorité les pattes postérieures et le cou. La créature se débattit vivement mais reçut en même temps des flèches et des piques de tous les côtés. Loin de la belle organisation des Autres, le plan de Yama était d'affoler l'Horreur pour qu'elle soit confuse et ne sache plus où attaquer. Même si elle parvenait à se défaire d'un lien ou deux, cinq autres lui retombaient dessus dans la foulée. Yama gardait un œil sur l'ensemble, dirigeant les hommes d'une voix forte qui couvrait les rugissements et grondements de la créature assaillie.


L'Horreur tomba enfin à terre sur le côté, exposant son ventre à la peau molle et vulnérable. Les soldats y enfoncèrent aussitôt leurs sabres et lances. Un villageois plus inconscient voulut trancher la tête de la bête mais elle le saisit par la jambe entre ses dents et déchiqueta le membre. L'homme se mit à hurler.

« Des cordes ! » fit Yama en se précipitant pour leur prêter main-forte.

Ils jetèrent des cordes par-dessus la tête et la maintinrent au sol du mieux qu'ils purent. Néanmoins, la douleur aidant, l'Horreur semblait animée subitement d'une force décuplée. Yama se saisit d'une hache et courut vers la tête de la créature pour la lui enfoncer dans la gorge dénudée. Au même moment, de l'autre côté, Mitsuhide planta profondément son sabre dans l'œil de l'Horreur. Les deux hommes échangèrent un regard puis la créature fut parcourue d'un soubresaut. Ils reculèrent prudemment. Après quelques convulsions, l'Horreur mourut.


Les hommes hurlèrent leur triomphe et se tapèrent dans le dos, humains comme Autres car toute différence était oubliée pour le moment. Yama se ressuya le visage et la barbe avec sa manche : il avait reçu du sang poisseux et sombre en tranchant la gorge. Il regarda autour de lui et donna l'ordre de s'occuper des blessés, en particulier celui qui avait perdu sa jambe. Mitsuhide s'avança vers lui et lui tendit le bras.

« Félicitations pour ton plan brillant, Yama !

Merci seigneur Mitsuhide. J'espère juste que les sentinelles ne vont pas nous annoncer une troisième Horreur. »

Mitsuhide tiqua en l'entendant continuer de s'adresser à lui dans le registre inférieur. C'était comme s'il venait encore de refuser sa demande d'amitié. Vexé, Mitsuhide alla s'enquérir de l'état de ses soldats qui l'acclamèrent pour avoir donné le coup de grâce à la créature.

« Je n'étais pas seul, reconnut-il. Yama a autant de mérite que moi. »

Toutefois il était clair que ses hommes n'allaient pas acclamer un Vite de si tôt !


~*~


Les deux dépouilles des Horreurs furent brûlées. Il y avait un peu moins d'une centaine de blessés plus ou moins graves mais pas de morts, même si l'homme qui avait perdu sa jambe risquait de succomber à l'hémorragie en dépit des soins. Le matériel récupérable fut collecté par les valides et tous reprirent la route du campement, exténués mais victorieux. Yama était bien songeur sur le chemin du retour. Malgré sa vexation, Mitsuhide fit ralentir son cheval pour se placer à son niveau et s'enquit :

« Ça va ?

– Des arbalètes, fit Yama sans lever les yeux.

Hein ?

Ce sont des arcs, mais en plus puissants. Ça pourrait transpercer la peau des Horreurs.

Ce sont des armes de Vites ?

Oui, les montagnards s'en servent pour chasser les... hum les... de grosses bêtes féroces, » fit-il un peu maladroitement.

Les Autres ne supportaient pas qu'on mentionne les vampires devant eux.


« Si vous demandez à des artisans Vites, seigneur Mitsuhide, reprit-il, je suis sûr que vous pourrez rapidement équiper vos hommes. Et pourquoi pas aussi... ?

Fasciné, Mitsuhide le vit avoir des idées tout en parlant.
« Pourquoi pas une sorte d'arbalète géante qui pourrait tirer des lances ? Ça, ça ferait de sacrés dégâts !

Nous venons à peine de vaincre deux Horreurs et tu penses déjà à combattre efficacement les suivantes ? » fit-il avec incrédulité.

Yama lui lança un regard grave.

« La guerre ne s'arrête pas, seigneur Mitsuhide. »

Le seigneur ne put qu'approuver, hélas. Il restait cependant vexé que le Vite rejette encore et encore sa demande d'amitié. S'ils avaient été seuls, il l'aurait confronté à ce sujet mais là, en public, cela n'aurait fait qu'ajouter à son humiliation. Il éperonna donc sa monture pour rejoindre ses hommes en tête du cortège.


~*~


De retour au campement près du village de Kandarō, les Autres se rassemblèrent à l'extérieur, Mitsuhide et ses deux commandants en tête. Kahō et Yama furent également invités.

« Il se passe quoi ? demanda Yama à voix basse.

C'est la célébration de la victoire, » répondit Kahō sur le même ton.

Encore une coutume des Autres qu'il ne connaissait pas. Chez les Templiers, on fêtait la victoire par une grande messe. Cela ne devait sûrement pas être la même chose ici. Cinq tables basses furent installées en U dans la clairière devant le campement ainsi que cinq coussins de sol. Mitsuhide prit place en tête, comme le voulait son rang. Ses deux commandants se placèrent dans une colonne tandis que Yama et Kahō prirent place dans l'autre colonne. Les soldats étaient rassemblés en rangs plus loin et assistaient simplement au cérémonial.


On déposa sur chaque table une coupe qui fut remplie d'alcool de riz ou saké, une liqueur très répandue chez les Autres qui faisaient décidément plein de choses avec leur aliment préféré ! Mitsuhide prit la coupe à deux mains en premier et la tendit vers le ciel.

« Je remercie les Dieux de nous avoir accordé la victoire. »

Les Autres répondirent en chœur par un :

« Les Dieux soient loués. »

Mitsuhide versa alors le contenu de la coupe par terre, imité par les autres. Yama sentit l'agitation des ombres et roula des yeux. On les resservit.

« Je remercie mon père, le seigneur Fūriyan, ainsi que les ancêtres du clan Uegari pour nous avoir accordé la victoire. »

La réponse fut cette fois :

« Vive le clan Uegari ! »

L'alcool fut de nouveau versé au sol.


On les resservit encore. Yama commençait à se dire qu'il serait plus simple de vider d'un coup les carafes par terre ! Tout ce cérémonial alambiqué lui donnait envie de rouler des yeux, toutefois il respecta les rites des Autres et s'y conforma.

« Puisse la prochaine victoire être aussi la nôtre ! » fit Mitsuhide en buvant enfin l'alcool.

Il fut imité par les quatre autres hommes. Les soldats tapèrent sur leur armure en signe d'approbation. Ils se dispersèrent ensuite pour démonter le campement. Yama allait rejoindre les siens dans le village de Kandarō lorsqu'il fut intercepté par le commandant Tōkō. Ce dernier le fixait d'un air peu amical mais fit d'un ton respectueux :

« Le seigneur Mitsuhide souhaite s'entretenir avec vous, prêtre Yama. »

Surpris, Yama suivit l'Autre à l'écart du campement. Ils arrivèrent dans une petite clairière où l'attendait Mitsuhide, le dos tourné.

« Tu peux nous laisser, Kōtō, » commanda-t'il.

Ce dernier grinça des dents mais s'inclina et s'exécuta.


Yama ne cacha pas sa perplexité.

« Vous vouliez me parler de quelque chose ? » s'enquit-il le premier.

Il entendit l'Autre soupirer avant de se tourner vers lui.

« J'aimerais connaître tes raisons, fit-il. Je refuse que nous nous quittions en ces termes.

Quelles raisons ? » demanda Yama, clairement perdu.

Mitsuhide avait l'air irrité, ce qui était incompréhensible. Yama n'avait rien fait pour le fâcher, à sa connaissance.

« J'aimerais savoir pourquoi tu rejettes mon amitié, fit alors franchement l'homme. Je ne la donne pas à la légère, vois-tu, alors je me sens profondément blessé par ton refus injustifié. »

Yama cligna des yeux et se demanda s'il n'avait pas été frappé d'amnésie sans s'en rendre compte, parce qu'il avait clairement loupé quelque chose.


« Seigneur Mitsuhide, je ne comprends pas de quoi vous parlez...

Tu persistes !

Je vous assure que...

Tu te moques de moi, c'est ça ?! »

Les braises de l'irritation étaient à présent devenues de la colère. Yama empirait les choses sans même comprendre ce qu'il faisait de mal. Il tenta d'apaiser les choses.

« Quoi que j'ai fait de mal, c'est totalement involontaire. Expliquez-moi, je vous prie. »

Cependant Mitsuhide s'était à moitié détourné de lui. Il avait croisé les bras et lui tournait délibérément la tête.

« Tu veux m'humilier jusqu'au bout, hein ?!

Non ! Ce n'est pas mon intention, je vous assure. J'ignore certains de vos usages alors si je vous ai offensé par mon ignorance, j'en suis sincèrement désolé. »


Mitsuhide écarquilla alors les yeux. Cela expliquait peut-être ces refus répétés. Il se mit à espérer.

« J'ai décidé de te parler dans le registre amical informel mais tu persistes à employer le ton inférieur formel avec moi !

Oh non, pas ça, » fit Yama avec lassitude.

Les registres de langue. Ces fichus registres de langues. Hakurō avait bien tenté de lui en apprendre les différentes subtilités quand il était à Kagejū mais cela lui avait juste donné la migraine. Chez les humains, il y avait le tutoiement et le vouvoiement, le langage familier, vulgaire et soutenu, point barre. Les Autres avaient complexifié au maximum ce qui aurait dû être simple, quelque chose d'aussi important et essentiel : la communication. On n'employait pas le même registre en fonction de la personne qui parlait, du statut de l'interlocuteur, du fait qu'ils soient en public ou non, de leurs liens... Et pourquoi pas du jour de la semaine ou bien du temps qu'il faisait, tant qu'on y était ?! C'était vraiment tout ce dont il avait en horreur dans la culture des Autres.


« Je n'ai jamais bien compris tout ça, reconnut-il devant un Mitsuhide dubitatif. Alors je me suis limité à deux registres : supérieur et inférieur formel. Ça me suffit amplement. »

La différence entre les registres était parfois infime : certaines expressions, la terminaison des verbes, les auxiliaires... Yama avait mieux à faire que de les retenir. Certes, cela n'aurait pas été un problème avec son excellente mémoire mais comme pour l'écriture, il estimait qu'il n'en avait pas besoin. Au début c'était parce qu'il ne pensait pas rester si longtemps dans l'Empire de l'Aube. Et ensuite il s'était dit que personne n'attendait d'un Vite qu'il maîtrise parfaitement le langage.


Mitsuhide se rendit subitement compte de son erreur et se sentit deux fois plus confus. Il avait tendance à oublier que Yama était un Vite, surtout en l'entendant parler aussi bien leur langue. Pourtant sa barbe fournie devrait lui servir de rappel ! Du coup, il était normal que Yama ne puisse pas saisir toutes les subtilités de leur langage si riche et parfait !

« Pardonne-moi, fit-il d'un ton radouci. Je ne me suis pas mis à ta place.

Ce n'est rien. » assura Yama comme si c'était trivial.

Cela raviva un peu la rancœur du seigneur mais il se contint.

« Je vais être plus direct alors : je souhaite que nous soyons amis et que tu uses du registre amical avec moi.

Hum... c'est que je ne suis pas très sûr de connaître ce registre.

Alors faisons plus simple : parle de la même façon que moi. »


Yama restait hésitant. Hakurō avait fait la même demande autrefois et il avait bien senti que cela avait toujours perturbé ceux qui les entendaient.

« Cela n'enfreint pas une règle quelconque ou... ? tenta-t'il.

Je t'y autorise, c'est tout ce qui compte. Acceptes-tu ? »

Mitsuhide le dévisagea avec intensité, comme si c'était d'une importance cruciale pour lui. Les Autres et leur façon de tout codifier... Yama retint un soupir.

« J'accepte. »

Mitsuhide hocha brièvement la tête sans manifester la moindre joie.

« Maintenant que cela est arrangé, j'ai également une offre pour toi. Le chef Kahō m'a dit que tu es à l'origine de la création des milices dans vos villages.

Kahō a beaucoup aidé lui aussi, objecta-t'il.

Sans parler de tes compétences lors des combats et de ta réactivité face à l'imprévu. Un homme de valeur comme toi serait un atout inestimable dans la guerre qui nous oppose à l'Empire. »


Yama commençait à voir où il voulait en venir et cela ne lui plaisait guère.

« Sei... Mitsuhide, se reprit-il, bien que ton offre m'honore, je ne peux pas accepter. La guerre dont tu parles ne me concerne pas. Elle ne concerne pas les Vites.

Ah non ? Pourquoi crois-tu que les Hikari s'en soient pris à moi ? répliqua Mitsuhide avec un sourire amer. C'est parce que Madare est la seule province qui accepte les Vites, même après l'Invasion. Je pense donc que les Hikari vous attaquent à travers moi.

Pourquoi les Hikari s'en prendraient-ils aux Vites ?

Les Hikari ont une notion particulière de ce qui peut les menacer. On raconte qu'ils peuvent voir dans l'avenir et qu'ils n'hésitent pas à exterminer tout ce qui pourrait leur nuire, même dans un lointain futur. »


Yama prit un air perplexe et entendit les Diables ricaner. Mitsuhide poursuivit :

« Pour l'instant ton village connaît encore la paix. Et avec les deux Horreurs que nous venons d'éliminer, cette paix durera encore. Mais si jamais je perds, sois sûr que les Hikari élimineront tous les Vites sans exception. Alors ce n'est peut-être pas encore ta guerre mais cela le deviendra plus vite que tu ne le crois. »

Le visage de Yama s'assombrit. Ce n'était pas qu'il n'était pas sensible aux arguments de l'autre homme, toutefois...

« J'ai déjà connu la guerre. Je refuse de me mêler d'une autre. En plus la sécurité de mon fils passe avant tout. »


Mitsuhide nota son air décidé et comprit qu'il ne le convaincrait pas aujourd'hui. Cela ne voulait pas dire pour autant qu'il allait renoncer.

« Je respecte ta décision et je comprends ton désir de protéger ton fils, étant moi-même père. Je te demande simplement de réfléchir à ce que j'ai dit.

Merci, Mitsuhide. »

Le seigneur avait remporté une victoire sur deux. Il adressa un léger sourire à son nouvel ami et ils reprirent le chemin du campement qui finissait d'être démonté.


Notes du chapitre :
(1) La nuance est intraduisible dans notre langue. 😋 Mitsuhide emploiera désormais ce registre avec Yama.






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