Le Prince Solitaire 3 07

Chapitre Sept : Insistances


Deux semaines, alors que Yama arrachait les mauvaises herbes de son jardin avec l'assistance de Yatsu, il fut averti qu'un cavalier arborant les couleurs de Madare s'était présenté à l'entrée du village pour le voir.

« Il est seul ? s'enquit le prêtre.

– Oui, mon père. »

Ce n'était donc pas pour leur signaler une Horreur ou une bataille imminente. Sans prendre le temps de se changer, Yama traversa le village pour accueillir ce cavalier, son fils à sa suite. Il fut fort surpris de le reconnaître : c'était le seigneur Mitsuhide en personne. Le jeune homme eut un grand sourire en l'apercevant. Comme il ne connaissait pas la raison de sa venue, Yama fut un peu plus réservé dans son accueil. Son regard tomba sur un jeune garçon qui se trouvait sur le cheval de Mitsuhide. Il avait les mêmes yeux gris que lui mais ses cheveux étaient violet foncé. Certains traits de son visage étaient communs à Mitsuhide, du coup Yama devina de qui il s'agissait.


« Mitsuhide, sois le bienvenu, l'accueillit-il. Je ne m'attendais pas à ta visite.

C'est le principe d'une surprise, répondit l'Autre avec un sourire amusé. Bonjour Yatsu. Je t'ai ramené une surprise aussi, tu viens voir ? »

Intimidé, Yatsu était resté caché derrière les jambes de son père. Il jetait un regard rapide de temps en temps à l'autre garçon sur le cheval dont le visage n'exprimait que de l'amitié.

« Yatsu, fit son père en posant une main sur son épaule. Dis bonjour à nos visiteurs. »

Le garçon lui lança un regard effaré, toutefois il prit sur lui et s'avança un peu.

« Bonjour, » fit-il d'une toute petite voix.


Mitsuhide aida le garçon à descendre de cheval pour qu'il salue à son tour.

« Bonjour Yatsu, je m'appelle Tetsuō. Je suis ravi de faire ta connaissance ! » fit l'autre enfant avec bonhomie.

Yatsu hocha timidement la tête. Mitsuhide le prit en pité et intervint :

« Tetsuō est mon fils, fit-il pour Yama. C'est grâce à lui que tu m'as sauvé la vie !

Ce n'est pas dangereux pour vous deux de venir seuls ici ? s'inquiéta-t'il.

Nous ne sommes pas venus seuls, évidemment. J'ai préféré laisser notre escorte au poste-frontière. On devait les ravitailler de toute façon, alors j'en ai profité pour venir te voir. »


Yama retint un soupir et les invita à le suivre chez lui. Les villageois près des portes, bouches bées, n'avaient pu s'empêcher d'écouter la conversation même s'ils n'en comprenaient pas un traître mot. Yama préférait éviter de se donner en spectacle plus que nécessaire. Il avait senti la méfiance de certains villageois depuis leur combat contre les Horreurs. À l'inverse, ceux qui l'avaient accompagné ne cachaient pas leur admiration pour lui et se dévouaient encore plus aux entraînements. Durant le trajet, Yatsu mit un point d'honneur à se placer à côté de son père mais pas du même côté que Mitsuhide et son fils. Il observait l'autre garçon avec méfiance et curiosité et se cachait derrière la jambe de son père dès que l'autre lui souriait. Mitsuhide eut un léger rire en observant leur manège et il caressa la tête de son fils avec affection.


Arrivé à leur maison, Yama tapota la tête de Yatsu et fit :

« Ramasse les outils de jardinage et range-les dans l'abri. Ne te blesse pas ! »

Ravi de pouvoir échapper à l'autre garçon, Yatsu bondit pour s'exécuter. En voyant ça, Tetsuō proposa spontanément :

« Je vais t'aider, Yatsu ! »

Le garçon se figea alors et lança un regard suppliant à son père, ses grands yeux violets implorants. Yama se tourna vers Mitsuhide qui hocha la tête.

« Il peut aider.

Mais papa...

Yatsu, sois gentil avec Tetsuō. »

Yatsu fit la moue, toutefois il ne discuta plus. L'autre enfant vint l'aider à ramasser les outils et vider les sacs de mauvaises herbes tandis que leurs pères rentrèrent à l'intérieur.

« J'ai besoin d'un moment pour me laver et me changer, Mitsuhide, fit Yama en observant ses mains encore couvertes de terre. Fais comme chez toi en attendant.

Mmm, prends ton temps. »


Pendant que Yama montait à l'étage, Mitsuhide observa la pièce. L'ameublement était simple et pratique, typique des Vites. Il n'y avait aucun ornement aux murs si ce n'était une carte. Mitsuhide s'en approcha par curiosité et écarquilla les yeux : c'était une carte de l'Empire de l'Aube annotée dans les deux langues et si bien exécutée que cela ne pouvait être que l'œuvre d'un maître. Bien peu de gens pouvaient avoir une carte de si bonne facture. Il chercha le nom de l'auteur mais ne le reconnut pas Une des difficultés dans l'écriture des Autres est qu'un caractère peut avoir plusieurs prononciations, et c'est pire encore quand on les combine. (1). Il vit également que le temple de Myūjin avait été souligné, toutefois il n'en comprit pas la raison. Il se détourna de la carte après un moment et inspecta le reste de la pièce. Sur le rebord de la fenêtre se trouvait un livre avec une couverture en cuir. Se doutant qu'il s'agissait d'un livre de Vite — car la reliure ne se faisait pas de la même manière que dans l'Empire — Mitsuhide en fut intrigué. Il saisit le livre épais avec délicatesse et l'ouvrit. Les caractères étaient incompréhensibles pour lui mais les illustrations lui plurent : colorées, riches en détails mais parfois au début d'un texte...


C'était le seul livre que semblait possédait Yama. Pour Mitsuhide qui aimait passer du temps au milieu des livres — ouvrages militaires, philosophiques, historiques, etc. — c'était regrettable. Un homme devait cultiver son esprit autant que son corps, c'était le seul moyen d'atteindre l'harmonie des trois énergies Le corps, le cœur et l'âme. (2). Il remit le livre en place et regarda par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Yatsu et Tesuō continuaient de ranger le matériel dans une petite cabane en bois. Tetsuō parlait avec animation tandis que Yatsu se contentait de hocher la tête par moment sans le regarder directement.

« Tels pères, tels fils, » se dit Mitsuhide en souriant.


Yama redescendit, ayant revêtu une tunique noire qui ne différenciait pas tellement de la première à l'exception qu'elle devait être propre. Ses cheveux et sa barbe étaient encore un peu humides et semblaient à peine plus clairs que la tunique.

« Tu portes toujours du noir, Yama ? demanda Mitsuhide en faisant une drôle de tête.

C'est l'habit des prêtres, expliqua-t-il en haussant les épaules. Je te prépare du thé. »

Yama passa dans la cuisine et mit de l'eau à bouillir sur le poêle. C'était bien une chose qu'il appréciait chez les Autres : le thé qui réchauffait le corps sans chauffer l'esprit. Chez les humains, les seules boissons chaudes étaient le vin chaud ou l'eau chaude.


« J'ai toujours du mal à me dire que tu es prêtre, poursuivit Mitsuhide dans l'autre pièce. Outre tes talents de guerrier, le fait que tu parles notre langue et que tu aies recueilli un enfant humain...

Il y a différentes sortes de prêtre, fit simplement Yama.

Depuis combien de temps es-tu prêtre ? »

Il soupira devant le curiosité de l'autre homme car il n'en voyait pas la raison.

« J'ai été recueilli par l'Église à seize ans, cela fait donc une vingtaine d'années.

Recueilli ? releva Mitsuhide. Et ta famille ?

Ils m'ont renié. »

Mitsuhide le fixa avec choc. Chez les Autres, la famille était sacrée. Il ne parvenait pas à concevoir que l'on puisse renier un parent.

« Quelle... commença-t'il avant de se reprendre, non, pardon. Je n'ai pas à le demander. »

Yama se contenta de hausser les épaules. Il n'avait pas l'intention de dévoiler davantage de son passé de toute manière.


Le mieux était de changer de sujet :

« Tu ne m'as toujours pas dit ce qui t'amenait ici.

Mmm, l'envie de te revoir ? » répondit l'Autre avec un sourire.

Yama le fixa sans rien dire et Mitsuhide prit un air embarrassé qu'il masqua sous un petit rire.

« En fait, c'était pour te tenir au courant des recherches sur la famille de Yatsu. »

Le cœur de Yama battit soudain plus vite et des sentiments mitigés l'assaillirent : il s'était profondément attaché à cet enfant, bien plus qu'il ne l'aurait cru au départ, alors pourrait-il l'abandonner même si c'était pour le rendre à sa famille ? Il savait qu'il le ferait mais que cela lui briserait le cœur.

« J'ai informé mon épouse et mes sœurs de la situation. Cela ne leur a rien rappelé mais elles vont se renseigner autour d'elles. »

Yama respira de nouveau.

« Merci pour ton aide, fit-il. Tu sais, je comprendrais si tu n'avais pas le temps pour cette broutille.

Rembourser une dette d'honneur envers l'homme qui m'a sauvé la vie ? Content de savoir que ce n'est qu'une broutille pour toi... »


Yama leva vivement les yeux, craignant de l'avoir offensé de nouveau par inadvertance. Mitsuhide était vraiment très complexe, un pur produit de la société des Autres, et Yama mesurait peu à peu avec lui son ignorance des codes et des usages. Kagejū était tellement plus simple en comparaison, pourtant les vampires avaient été autrefois des citoyens de l'Empire de l'Aube.

« Et dire que certains s'imaginent que je pourrais aisément passer pour un Autre juste parce que je parle leur langue, songea-t'il. C'est bien loin de suffire ! »

Bien que la maîtrise de la langue soit essentielle pour s'intégrer dans une société, il y avait également tout l'aspect culturel et social. Et sur ces points, les Autres et les Vites étaient radicalement différents.


Mitsuhide ne semblait pas vraiment fâché, au grand soulagement de Yama.

« L'autre raison de ma venue, reprit-il comme si de rien n'était, était de vous faire rencontrer Tetsuō.

Nous ? releva Yama en pencha la tête sur le côté.

Yatsu aussi. J'ai pensé que cela lui ferait du bien d'avoir la compagnie d'un humain de son âge...

Yatsu a beaucoup de camarades de jeu au village, se défendit Yama.

Je n'en doute pas mais cela ne commence-t'il pas à être difficile ? Après tout, les Vites et les humains ne vieillissent pas au même rythme. »


Yama soupira. L'eau fut prête et il sortit deux tasses et une théière. Tout en préparant le thé que lui avait offert Kahō la dernière fois, il admit :

« La différence commence à se remarquer. À treize ans, ses anciens camarades ont l'air d'être deux fois plus âgés que lui. Quel âge a Tetsuō au fait ?

Vingt-deux ans. »

Yama arrêta ses mouvements stupéfaits. Son regard se porta sur l'extérieur, vers le garçon Autre qui ne paraissait pas avoir plus de dix ans.

« Il a huit ans de plus que Yatsu, se dit-il, et il vit quasiment depuis le début de mes souvenirs. »

C'était plus que troublant. Cela voulait également dire que même dans dix ans, Yatsu ne serait toujours pas assez grand pour vivre seul et qu'il aurait encore besoin de lui. Mais Yama serait-il encore en vie dans dix ans ? Ce n'était pas sûr.


« Yama, ça va ? » demanda Mitsuhide d'un ton inquiet.

Il acquiesça en terminant de verser le thé et en tendant la tasse à son invité.

« Je savais pour la différence de croissance mas là, c'est concret. Je sais que vous êtes majeurs à cinquante ans mais à quel âge un enfant devient-il indépendant ? Capable de vivre seul ?

Cela dépend des enfants et de leur éducation. Certains sont indépendants très jeunes, d'autres ne le sont jamais ! » répondit Mitsuhide en plaisantant.

Yama secoua la tête sans apprécier la plaisanterie. Jamais il n'atteindrait la majorité de Yatsu alors il voulait savoir le temps minimum qu'il lui faudrait tenir pour que son fils soit capable de se débrouiller sans lui.

« Et physiquement, à partir de quel âge un enfant a-t'il pratiquement fini sa croissance ?

Tout le monde ne grandit pas pareil. Je dirais... entre quarante et cinquante ans. »


Yama contempla sa tasse sans rien dire. Mitsuhide comprit ce qui le tourmentait.

« Quel âge as-tu ? s'enquit-il.

Hum... trente-six ans, » répondit-il après un rapide calcul.

Il avait toujours besoin de rajouter les seize premières années de sa vie dont il ne se souvenait pas. Ce fut au tour de Mitsuhide d'afficher sa surprise.

« Je te croyais plus vieux, reconnut-il.

C'est sûr que pour les Autres, on est encore un enfant à cet âge ! »

L'autre homme eut un léger rire.

« Non, je trouve que même pour un Vite, tu es encore jeune. Ce doit être ta barbe. Elle a tendance à te vieillir. Mais c'est étrange qu'elle n'ait pas la même teinte partout. »


Yama s'était réjoui quand sa barbe avait commencé à pousser. Bien qu'il ne soit pas du genre à faire attention à son apparence, il avait fait une exception sur ce point. La barbe le différenciait clairement des Autres qui étaient glabres. Elle le faisait plus ressembler à un prêtre, à un père, à un homme d'âge mûr. Même si Yatsu se plaignait souvent que "cela piquait", Yama tenait à conserver cette barbe. Elle n'était pas bien longue mais couvrait ses joues et son menton. Cependant il était vrai qu'elle était plus claire aux extrémités et cela embêtait Yama. C'était la preuve que ses cheveux avaient beaucoup foncé avec le temps. C'était moins visible sur ses cheveux car il les gardait courts, par contre on voyait bien que la barbe passait du châtain clair au brun foncé. Cela dit, Yama n'y songeait pas la plupart du temps : comme il ne se regardait jamais dans un miroir, preuve de vanité selon lui, peu lui importait son apparence.


Mitsuhide vit sa mine sombre et s'en voulut de ses paroles un peu critiques. Il reprit d'un ton rassurant :

« Ne t'en fais pas, il te reste encore plein d'années avec Yatsu.

Peut-être pas tant que ça, marmonna-t'il.

Puisqu'on en parle, as-tu pensé à l'avenir de Yatsu ?

Il est au cœur de mes préoccupations, affirma Yama comme si Mitsuhide sous-entendait le contraire.

Le jeune seigneur retint un soupir.

« N'est-ce pas un peu injuste de vouloir le laisser dans un village de Vites ?

Qu'est-ce que tu as contre nous ? »

Devant le ton agressif, Mitsuhide s'expliqua aussitôt :

« Il y a déjà la différence de croissance mais ce n'est pas tout : que se passera-t'il quand Yatsu atteindra l'âge d'être amoureux ?

Hé bien, il n'aura qu'à prendre une épouse plus jeune. »


Mitsuhide se retint de lever les yeux aux ciel. Yama était réellement un Vite, pas de doute là-dessus.

« Je te parle d'amour. Avec un autre jeune homme, précisa-t'il. Cette idée ne te dérange pas, je pense ? »

Yama s'était raidi, toutefois il répondit d'un ton neutre :

« Je sais que cela fait partie de votre culture et il serait normal que Yatsu éprouve ce genre de choses.

Sauf que parmi les Vites, comment pourrait-il se trouver un compagnon ? »

Le prêtre n'y avait absolument pas songé. À vrai dire, il se projetait uniquement dans les années à venir, pas plus loin.

« Osera-t'il seulement s'avouer ses propres sentiments ? insista Mitsuhide. Et tu sais certainement que s'il veut des enfants, il devra forcément avoir une épouse humaine.

Je comprends, céda Yama. Je n'y avais jamais pensé.

Tôt ou tard — et le plus tôt sera le mieux — Yatsu devra vivre parmi les siens afin de s'épanouir.

J'ai bien l'intention de l'emmener dans des villes des Autres quand il sera plus grand, objecta Yama.

Ce n'est pas la même chose. Mais bon, prends le temps d'y réfléchir, c'est important.

Pas besoin de me le rappeler, » soupira-t'il.


Le temps de leur conversation avait suffi pour que les feuilles de thé infusent. Yama servit donc le thé.

« Et la guerre, ça se passe comment ? » demanda-t'il pour changer de sujet.

Le visage de l'autre homme s'assombrit, lui révélant tout ce qu'il avait besoin de savoir.

« Les armées des provinces voisines se pressent à nos frontières. Deux Horreurs sont apparues depuis la dernière fois. Au fait, merci pour l'idée des arbalètes. J'ignorais l'existence de ces armes et elles sont très efficaces sur les Horreurs.

Tu peux aussi t'en servir lors des batailles, » conseilla Yama.

Mitsuhide lui lança un regard horrifié.

« Ce serait contraire aux règles de la guerre ! » s'écria-t'il.

Yama se retint de dire le fond de sa pensée. Ces histoires de codes et d'honneur étaient poussées à l'extrême chez les Autres.


« En tout cas, je suis surpris que les autres armées n'aient pas encore tenté d'envahir Madare. Jusqu'à présent, il n'y a eu que quelques petites batailles aux frontières, non ? »

Un sourire amer avait étiré les lèvres de l'Autre à la mention de petites batailles.

« On ne peut pas envahir une province comme ça, il y a des lois.

Des lois ? s'étonna Yama. Je croyais pourtant que tu t'étais rebellé contre l'Empire.

Ah, ce sont des déformations. En réalité je n'ai fait que critiquer les conseillers de l'Empereur Tegami et j'ai demandé une réunion générale des seigneurs de provinces pour discuter de la situation actuelle.

J'en ai entendu parler. Et c'est là que l'Empereur a demandé ta tête.

Je la lui ai envoyée. »


Surpris, Yama le fixa. Mitsuhide poursuivit, un large sourire aux lèvres :

« L'Empereur Tegami a reçu dans le délai imparti une jolie sculpture à mon effigie. Mais il ne doit pas être sensible à l'art car j'ai entendu dire qu'il l'avait jetée au sol. »

Yama éclata de rire. Finalement, les Autres pouvaient aussi avoir un certain sens de l'humour malgré leurs codes rigides et protocoles superflus.

« Mis à part ça, je n'ai commis aucun acte de défiance envers l'Empire. Les impôts ont été payés l'an dernier, ceux de cette année le seront aussi, je n'ai pas envoyé mon armée au-delà des frontières... Légalement, l'Empereur n'a aucun droit d'envahir Madare. Même si je n'ai guère de soutien à la Cour, la situation est tendue mais pas encore désespérée. »


Yama plissa le front et fit :

« Et les Horreurs, ce n'est pas un acte d'invasion contre Madare, ça ?

Rien ne prouve vraiment que ce soit l'œuvre des Hikari. Ils prétendent que c'est la colère des Dieux qui s'abat sur Madare. »

Yama renifla : les Dieux, tu parles ! Mitsuhide se méprit sur sa réaction.

« Oui, nous savons tous les deux que ce n'est pas vrai mais notre témoignage ne suffira pas à discréditer les Hikari. Personne ne peut les critiquer devant l'Empereur. Cela a empiré quand il a pris une Hikari comme concubine. Même l'Impératrice Kaname, la mère du Premier Prince, a perdu son influence sur lui. »

Ce nom familier raviva les souvenirs de Yama et il plaignit cette femme admirable qui avait été prête à tout pour protéger son fils.


La conversation ayant dérivé sur ce sujet, Yama se risqua à poser la question fatidique :

« Au fait, combien de fils a l'Empereur ?

Un seul, le Premier Prince Chiharu, répondit Mitsuhide avec surprise. Pourquoi ?

Hum, j'avais cru entendre qu'il avait eu un autre fils... justement avec sa concubine Hikari. »

Les nerfs tendus, il observa Mitsuhide plisser le front avec perplexité et craignait une mauvaise nouvelle.

« Non, répondit finalement le seigneur. Sauf si c'est récent. Cela dit, même en ces temps troublés, la naissance du Second Prince aurait été annoncée dans tout l'Empire ! »

Yama se détendit. Il pouvait cesser de croire une bonne fois pour toutes à cette stupide histoire. Un seigneur de province était quand même le mieux placé pour être au courant, n'est-ce pas ? Alors si Mitsuhide affirmait qu'il n'y avait pas de second fils, c'était qu'il n'y avait pas de second fils.


Ils burent le thé en silence pendant un moment, quand soudain deux rires joyeux leur parvinrent de l'extérieur. Yama prit un air surpris tandis que Mitsuhide sourit.

« Ce sont...

Nos fils ont l'air de bien s'entendre.

Mais Yatsu avait l'air un peu... réservé.

Les enfants sont plus directs avec leurs émotions et ils changent aussi très vite d'avis. »

Yama sourit à son tour, content pour son fils. Finalement, Mitsuhide avait eut un très bonne idée de ramener Tetsuō. La conversation reprit et se porta de nouveau sur la guerre, plus précisément sur le manque de soldats.

« Tu ne devrais pas hésiter à enrôler des civils, » conseilla Yama.


Mitsuhide prit un air dubitatif. L'accès au corps militaire était limité et soumis à des examens minutieux. Y faire rentrer le premier venu serait aberrant. Yama fit claquer sa langue devant ce nouvel exemple de l'hermétisme des Autres.

« Ce ne serait pas permanent, argua-t'il. Ce serait juste le temps de la guerre. Tu serais surpris de voir que les gens sont prêts à défendre leurs familles et leurs terres.

Je n'en doute pas mais je refuse d'envoyer des paysans à une mort certaine ! s'indigna Mitsuhide.

Si tu perds la guerre, que leur arrivera-t'il pour la plupart ? »

Mitsuhide garda le silence, songeur.


Yama en profita pour glisser quelques idées supplémentaires :

« Chez nous, en temps de guerre, il n'est pas rare non plus d'enrôler de jeunes garçons à partir de seize ans... disons quarante-cinq ans pour vous.

Des enfants ? s'horrifia l'autre homme.

Des presque majeurs. Je ne parle pas de les envoyer au combat tout de suite mais il y a plein de fonctions qu'ils peuvent remplir afin d'alléger la charge des soldats ! »

Cela laissa de nouveau Mitsuhide songeur.

« Sinon tu peux toujours enrôler des femmes.

Que...

et des Vites. »

Le seigneur secoua la tête devant ce déluge de propositions. D'un côté, cela le touchait que Yama tente de l'aider sauf que ses propositions étaient quasiment scandaleuses !


Yama soupira et fit :

« À un moment, Mitsuhide, il va falloir que tu décides ce qui est le plus important pour toi : garder ton honneur ou remporter la victoire.

Que vaut une victoire si on utilise de vils moyens pour la remporter ? s'indigna l'autre homme.

Je ne parle de vils moyens, quand même ! s'offensa le prêtre. Cependant les guerres ne se remportent pas par le simple honneur, sauf si tu as cinq fois plus de soldats que ton adversaire ! Et même dans ce cas, aucune guerre n'est noble. Tu crois que les Hikari s'encombrent de l'honneur, eux ?

Ce n'est pas une raison pour devenir comme eux, » fit Mitsuhide, le visage figé.


Yama retint l'envie de le saisir par les épaules pour le secouer.

« Inutile d'en arriver là, c'est sûr, mais si tu te limites à l'honneur contre un adversaire qui n'en a pas, c'est perdu d'avance. Tu n'es quand même pas assez naïf pour croire le contraire, si ? »

Mitsuhide détourna les yeux, le visage rouge de honte et de colère.

« Personne n'ose me parler sur ce ton, fit-il sèchement mais sans nier.

Tu as voulu qu'on devienne amis, lui rappela Yama. Je te dis la vérité, qu'elle te plaise ou non. »

Mitsuhide inspira brusquement sans rien dire. Yama secoua la tête.

« Ce monde n'est pas parfait, reprit-il plus doucement. Je ne dis pas qu'il faut renoncer à ses principes mais il faut faire preuve de souplesse dans certaines circonstances. Du moment que tes intentions sont pures, tu ne sombreras pas dans l'infamie. »


Le silence régna un moment puis Mitsuhide exhala.

« Je vais y réfléchir, promit-il sur un ton plus calme. Mais... si je décide d'enrôler des Vites, tu viendras ? »

Yama fronça les sourcils. Mitsuhide n'avait apparemment pas renoncé son idée de l'intégrer dans son armée. Il allait même jusqu'à retourner ses propres propos contre lui !

« Je te l'ai déjà dit : Yatsu...

... ne sera en sécurité nulle part si les Hikari s'emparent de la province. Et si tu meurs, qui s'occupera de lui ? Si tu acceptes mon offre, je te promets de prendre soin de lui quoi qu'il arrive. Il sera élevé avec Tetsuō et...

Oh ça y est, je comprends mieux pourquoi tu as ramené ton fils aujourd'hui. Tu essaies de passer par Yatsu pour me faire changer d'avis. Sache que cela ne marchera pas !

Yama, je...

Je ne comprends même pas pourquoi tu perds ton temps ici alors que tu as une province à gérer ! Sans parler d'une guerre à remporter !

J'y pense constamment, figure-toi, c'est bien pour ça que j'ai besoin de ton aide ! »


Le ton commençait à monter peu à peu entre les deux hommes.

« Je croyais que tu n'avais pas besoin de mes vils moyens, tu l'as dit toi-même ! Mes idées ne sont pas suffisamment honorables pour toi !

Je t'ai dit que j'allais y réfléchir !

Vas-y, prends tout ton temps ! Les Hikari vont gentiment patienter d'ici là.

Madare ne risque pas d'être envahi tant que nous respectons...

Ça aussi, ça me fait bien rire ! Je te parie ce que tu veux que dans peu de temps, une troupe de soldats portant tes couleurs sera surprise hors des frontières et cela justifiera alors l'invasion de Madare.

Impossible, jamais je ne...

Qui a dit que cela viendra de toi ? N'importe qui peut arborer les couleurs de Madare ! »

Mitsuhide en restai coi. Sans aucun sentiment de triomphe, Yama poursuivit :

« Voilà le genre d'adversaires que tu combats, Mitsuhide. Si tu restes dans tes beaux principes, tu auras toujours dix coups de retard ! »

Un lourd silence s'abattit... avant d'être interrompu par des pleurs.


Comme un seul homme, Yama et Mitsuhide se tournèrent et aperçurent les enfants à l'entrée de la pièce. Les deux garçons avaient l'air consterné. Ils avaient dû arriver au moment où les deux hommes avaient commencé à se crier dessus. Tetsuō avait les deux mains posées sur les épaules de Yatsu dans le but de réconforter le plus jeune mais son visage exprimait également son désarroi. Yatsu, lui, pleurnichait ouvertement, ses grands yeux violets remplis de larmes et d'effroi. Démunis, les deux pères se lancèrent des regards de reproche :

« Tu vois ce que tu as fait ?! exprimaient les yeux de Yama.

– Ce n'est pas moi qui ai commencé à élever la voix, répliquèrent ceux de Mitsuhide.

– Ah non ? Si tu n'avais pas eu la stupide idée de me demander... »

Yatsu pleura de plus belle, pas dupe par le silence.


Yama oublia aussitôt sa querelle pour s'agenouiller devant lui.

« Yatsu, ne pleure pas ! Tout va bien ! fit-il d'un ton qui se voulait réconfortant.

Papa se dispute avec le papa de Tetsuō ! répondit le garçon en larmes, les mains devant les yeux. J'ai jamais entendu papa crier comme ça !

Allons, ce n'est rien. Ce n'est pas grave !

Si, c'est grave. Vous êtes fâchés alors le papa de Tetsuō ne voudra plus venir et je verrai plus Tetsuō !

Mais non, on n'est pas fâchés, » le rassura Yama.

Il se tourna vers Mitsuhide et lui lança un regard implorant :

« Dis-lui qu'on n'est pas fâchés. »


Mitsuhide semblait aussi confus que lui devant la réaction des enfants. Son fils ne pleurait peut-être pas mais ses yeux gris exprimaient sa stupeur.

« On n'est pas fâchés, répéta-t'il pour les deux garçons. On a juste... on parlait très fort, c'est tout. »

Tetsuō était assez grand pour ne pas se laisser duper mais Yatsu cessa de pleurer et renifla avec espoir :

« C'est vrai ?

Oui ! Oui ! » répondirent les deux pères en chœur.

Cela porta ses fruits. Yatsu se ressuya les joues humides avec ses mains, jusqu'à ce que son père lui tende un mouchoir.

« Faut pas crier si vous êtes pas fâchés, fit-il tout de même avec un ton de reproche.

Désolée, s'excusa Yama.

Yatsu, viens, fit Tetsuō en lui souriant. On retourne jouer dehors. »

Yatsu acquiesça, l'air grave, et les deux garçons ressortirent.


Les pères lâchèrent un gros soupir de soulagement... avant de se lancer des regards rancuniers. Toutefois d'un accord tacite, ils ne reprirent pas leur conversation.

« Je pense qu'il est temps que je m'en aille, fit Mitsuhide d'un ton pincé. Simplement... réfléchis à mon offre tout comme je vais réfléchir à tes idées. »

Yama acquiesça, n'ayant lui non plus aucune envie de relancer une dispute, surtout avec Yatsu non loin.

« Je vais y réfléchir, assura-t'il. Dan tous les cas, merci d'avoir attiré mon attention sur certains points concernant Yatsu et son avenir. »

Mitsuhide hocha la tête et ne dit rien de plus.


~*~


Sur le chemin du retour, Tetsuō poussa un soupir et s'appuya contre son père qui dirigeait le cheval.

« Moi non, plus je ne t'avais encore jamais entendu crier comme ça, Père, fit-il. Tu étais vraiment fâché contre le père de Yatsu ?

Fâché, non, marmonna Mitsuhide. Enfin si, peut-être sur le coup. Yama m'a dit des choses désagréables mais vraies. »

Tetsuō hocha la tête, l'air grave.

« Tu t'es bien amusé avec Yatsu ? » demanda Mitsuhide pour changer de sujet.

Cela fonctionna : son fils eut aussitôt un grand sourire.

« Oui ! Il était un peu timide au début mais j'ai réussi à l'apprivoiser ! Dommage qu'on ait dû partir...

Il faut bien qu'on rentre à Hanajū.

Mmm. Mais on reviendra bientôt les voir, hein ? »


Devant le ton rempli d'espoir de son fils, Mitsuhide eut un sourire amusé.

« Yatsu te manque déjà ?

Il y a de ça. C'est aussi que j'aime voyager avec toi ! » assura le garçon en tirant la langue de façon charmante.

Mitsuhide sourit et serra son fils contre lui. Cependant il ne répondit pas à sa question. Il aurait bien voulu lui demander par contre comment il avait réussi à apprivoiser Yatsu. Cela fonctionnerait peut-être aussi sur le père, qui sait ?


~*~


À Misato, c'était l'heure du coucher. Yama avait été soulagé de voir son fils redevenir lui-même et oublier son chagrin de l'après-midi. Par contre, le garçon continuait à s'exprimer dans la langue des Autres surtout quand il parlait de son nouvel ami, c'est-à-dire tout le temps.

« Je me suis bien amusé avec Tetsuō, fit l'enfant dans son lit. Il revient quand, dis ? »

Yama le borda.

« Mmm, tu sais, son père est très occupé. C'est déjà bien qu'ils aient pu venir aujourd'hui.

Oh... »

Yatsu prit un air déçu puis ajouta :

« Et si on allait les voir un jour ? Tetsuō m'a dit qu'il vit dans un immense palais avec plein de gens ! Il y a des tonnes d'endroits pour se cacher et jouer ! Ils ont aussi des chevaux et Tetsuō m'a promis que je pourrai monter sur un petit cheval. Et puis aussi...

– Yatsu, Yatsu, fit Yama avec un rire et en levant une main, assez pour aujourd'hui. C'est l'heure de dormir. »


Le garçon se cala contre son oreiller puis fixa soudain son père avec timidité.

« Dis, papa, je peux me laisser pousser les cheveux ? »

Yama l'observa. Il avait toujours coupé court les cheveux châtains de son fils pour qu'il ne se distingue pas plus que nécessaire des autres garçons du village. Cela n'avait jamais paru déranger le petit jusque là. C'était la première fois qu'il s'exprimait à ce sujet et il semblait nerveux. Yama le rassura d'une caresse sur la tête.

« Si tu veux. C'est parce que Tetsuō a les cheveux longs, je parie ?

Oui, merci ! Comme ça, la prochaine fois que je le verrai, il me montrera comment les coiffer pour qu'ils soient aussi jolis que les siens ! Et puis il m'a donné ça ! »


Yatsu sortit de sous son oreiller un ornement pour cheveux. C'était un cylindre creux ouvert à l'arrière, avec une épingle plantée dedans. Yama nota que l'objet semblait précieux.

« Je peux le garder, dis ?

– Bien sûr mais garde-le en sécurité dans ta chambre. Il ne faudrait pas que tu le perdes.

Oui ! s'écria Yatsu avec bonheur. Ah, je lui ferai un beau dessin pour la prochaine fois qu'il viendra ! »

Yama eut un sourire attendri puis souffla la bougie et quitta la chambre. Y aurait-il une prochaine fois ? Sûrement, vu la détermination de Mitsuhide à l'enrôler dans son armée.


Notes du chapitre :
(1) Une des difficultés dans l'écriture des Autres est qu'un caractère peut avoir plusieurs prononciations, et c'est pire encore quand on les combine.
(2) Le corps, le cœur et l'âme.






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