Ancient Gods Sanctuary 6

Chapitre Six : Retour à Olympias


Sans avoir réellement compris ce qui lui arrivait, Éland se retrouvait entraîné dans un bien étrange voyage. Cela faisait maintenant deux jours qu'ils marchaient sans prendre le temps de dormir ou bien de se restaurer convenablement. Le jeune homme ne se serait jamais cru capable d'un tel effort, mais c'était tout de même inhumain. S'ils n'avaient pas parfois traversé quelques villages, il n'aurait jamais eu l'occasion de manger sur le pouce et serait certainement mort de faim à l'heure qu’il était. Cela dit l'épuisement pouvait aussi tuer. Et puis les quelques pièces qu’il avait trouvées par chance dans ses poches ne dureraient pas très longtemps. Il n'était pas encore sorti d’affaire. Shao Paï faisait comme s’il n'existait pas, avançant résolument et sans jamais se retourner même lorsqu'il venait à trébucher.

« Elle qui semblait si douce, songea-t'il, on dirait qu'elle veut me punir de quelque chose. »


Le pire était qu’il la suivait alors même que rien ne semblait l'y obliger. Il était convaincu que s'il cessait de marcher, elle ne s'en rendrait même pas compte. Toutefois c'était comme un réflexe inné, il ne pouvait pas ne pas la suivre. Était-ce cela être… un chevalier ? Éland secoua la tête. Il n'avait jamais entendu ce terme auparavant et ignorait donc ce que cela pouvait bien signifier. Et ce n'était pas la déesse en colère devant lui qui allait lui fournir des explications. Éland retint un nouveau soupir, ses yeux verts s’assombrissant. Ses sœurs lui manquaient ; elles auraient sûrement répondu à ses questions, elles au moins.


Ils s'arrêtèrent soudain près d'une cabane dans les bois. Sans aucune gêne, Shao Paï entra en ouvrant la porte en grand. Elle n'entra même pas et poussa un soupir excédé.

« Encore vide ! Mais où a-t'il bien pu passer ?! »

Elle semblait très en colère contre les personnes qu'elle recherchait. Ils s'étaient déjà arrêtés à un autre village la veille, Sostis, mais l’homme que la déesse antique voulait voir avait brutalement quitté sa famille le jour d'avant sans dire où il allait.

« Exactement le jour où ma maison a été attaquée par ces chevaliers, » avait alors songé Éland.

Shao Paï fit les cent pas avant de porter son regard sur lui. Il déglutit en voyant les yeux violets briller de fureur. Elle s'avança soudain vers lui et il recula instinctivement, craignant de nouveaux coups.

« Tu sais où ils sont, pas vrai ? » l'accusa-t'elle.

Il cligna des yeux.

« Divine, articula-t’il avec difficulté à cause de sa gorge sèche, j'ignore de qui vous parlez… »


Elle inspira profondément et il s'attendit à se faire frapper.

« De tes compagnons. Mes autres chevaliers. Je les ai rencontrés un par un avant d'arriver chez toi. Ils n'étaient pas encore éveillés bien sûr, mais ils étaient bien là ! Et voilà que tout à coup, juste après mon appel, ils ont disparu ! Vous avez vécu sur mon dos pendant des millénaires tels des parasites et maintenant vous osez me désobéir ?! »

Sentant l'orage venir, Éland tenta de le détourner de lui.

« Eh bien… Je suis là, moi… »

Elle renifla dédaigneusement.

« Seulement parce que je me trouvais au même endroit que toi et que je t'ai empêché de t'enfuir ! Pff, j'aurais dû attacher les autres quand j'en ai eu l’occasion. J'ai vraiment mieux à faire que de leur courir après. Je n'ai jamais été aussi humiliée de toute ma vie ! »


Éland se sentit vraiment désolé pour elle. Malgré tout ce qu'elle lui faisait subir, il était incapable de lui en vouloir. Cette dévotion pour une déesse dont il n'avait jamais entendu parler l'effrayait ; c'était pourtant ce qu'il ressentait et il ne pouvait le nier.

« Nous finirons par les trouver, Divine, assura-t'il, et je vous jure alors que je leur ferai payer très cher pour tous les problèmes qu'ils vous ont causés ! »

Elle le fixa avec étonnement et méfiance.

« Comme c'est bizarre, fit-elle au bout d’un moment. On dirait vraiment que tu ne te rappelles plus de rien.

- Mais c'est bien le cas, » soupira-t'il en sachant très bien qu'elle ne le croirait pas.

Elle ne l'avait pas cru lorsqu'il le lui avait dit pour la première fois, et pas plus les autres fois.


Shao Paï se détourna de lui.

« Bon, tout ça ne me dira pas où ils se trouvent. La dernière restante est à Hartros. Ça va nous faire encore une journée de marche puisqu'on ne peut pas se dématérialiser avec ce truc, fit-elle en fixant le bouclier qu'Éland tenait. Encore du temps perdu mais au moins cela nous rapprochera d'Olympias.

- Le Domaine des Dieux ? fit le jeune homme avec révérence. Nous allons vraiment nous y rendre ? »

La déesse l'observa un moment sans répondre puis reprit la route. Avec un soupir, Éland rajusta sur son dos le bouclier qu'il était chargé de transporter. Il avait cru comprendre qu'il appartenait à Artémis, la déesse protectrice de son village, aussi le traitait-il avec le plus grand soin et n'osait même pas le toucher directement avec ses mains impures. Il le conservait enveloppé dans un linge clair. Résigné, il emboîta le pas à la déesse.

~*~

Shao Paï ne décolérait pas. Le délai accordé par Myst Nail se réduisait peu à peu et elle fulminait de devoir perdre son temps à chercher ses chevaliers alors qu'ils auraient dû accourir vers elle. Quelque chose n'allait pas. Si des chevaliers avaient commencé à se révolter, elle en aurait forcément entendu parler. Non, quoi que cela puisse être, cela affectait uniquement ses quatre chevaliers. Elle jeta un rapide coup d'œil en arrière à Éland. Ce n'était plus tout à fait le même homme. Certains traits de caractère étaient encore présents comme sa façon de se tenir ou de lui obéir. Beaucoup d'autres choses avaient changé par contre : sa bravoure, sa discipline exemplaire, son sens naturel du commandement, son sang-froid à toute épreuve… tout ce qui faisait de lui un chevalier hors du commun avait disparu. Elle avait l'impression d'avoir un bébé pleurnicheur en échange.


Elle soupira profondément. Éland prétendait n'avoir aucun souvenir de son identité passée pourtant il avait bien su utiliser ses pouvoirs contre Silène ! Elle ne parvenait pas à se décider : était un complot délibéré de la part de ses chevaliers afin d'endormir sa méfiance ou bien était-ce une vraie affliction qu'ils n’avaient pas du tout provoquée ? Une forme d'amnésie qui ne toucherait que ses chevaliers ? Autant la prendre pour une idiote ! Et en plus ils osaient la faire courir d'un endroit à l'autre alors qu'elle ne pouvait pas se dématérialiser en présence d'Éland puisqu'elle transportait l'attribut d'un autre dieu ! En effet un dieu n'était pas censé pouvoir modifier un objet créé par un autre dieu, normalement. Il pouvait le détruire mais pas le transformer donc pas se dématéraliser aec.


Finalement Shao Paï se demanda si trimbaler ce bouclier en valait bien la peine. Les Furies avaient dit que Zeus n'était pas encore réincarné alors cela rendait vaine sa tentative d'attirer son attention. Elle aurait bien abandonné alors le bouclier d'Artémis dans la nature mais les attributs des dieux contenaient une partie de leur essence et de leurs pouvoirs : ils pouvaient être dangereux s'ils venaient à tomber entre les mains de mortels. De plus Myst Nail lui avait ordonné de le rendre à Artémis. Shao Paï soupira : elle était coincée.


Elle se massa les tempes puis s’arrêta soudain, frappée par une illumination. Derrière elle Éland faillit lui rentrer dedans mais s'arrêta au dernier moment, manquant de perdre l’équilibre. La déesse se tourna vers lui, les yeux écarquillés :

« Dis-moi, si tu entendais un dieu te demander de venir à lui, où irais-tu ? »

Éland bafouilla, surpris par une telle question.

« Euh… À Olympias, bien sûr ! C’est là que se trouvent tous les dieux. »

Shao Paï se tapa la tête de la paume de sa main. Mais bien sûr !

« La Porte des Dieux ! c’est là qu'ils nous attendent !

- Vous parlez des autres chevaliers ?

- Tout à fait ! S'ils sont dans le même état que toi, ils vont réagir de la même façon et se présenteront bêtement à la Porte. C'est pour ça qu'ils sont partis brusquement de chez eux. Allons-y de ce pas ! »

Éland fit la grimace.

« Mais c'est à plus d’une journée de marche ! »

Shao Paï lui lança un regard écœuré.

« Ne me dis pas que tu es fatigué ?! »

Éland ravala sa réplique. Ils marchaient depuis deux jours sans s'arrêter, prenant à peine le temps de manger. Bien sûr qu'il était fatigué ! Malgré tout il sentait que la déesse ne serait pas ravie de sa réponse.


Shao Paï retint une explosion de colère et son regard se porta sur le bouclier dans le dos du chevaler. S'il n’y avait pas ce maudit truc pour les ralentir… Elle eut soudain une idée.

« Bon, voilà ce qu’on va faire : je vais te transporter là-bas et tu vas les retenir jusqu'à ce que j'arrive. Je marche plus vite que toi apparemment, alors je devrais vous rejoindre demain matin. Tu n'as pas intérêt à les laisser partir sinon je te promets que tu le regretteras. »

Éland déglutit.

« Donne-moi le bouclier, fit la déesse en tendant la main. On ne peut pas se transporter avec lui.

- Euh… pourquoi ne pas l'abandonner dans ce cas ? » suggéra-t'il innocemment.

Le regard qu'il reçut en retour le convainquit qu'il aurait mieux fait de se taire. Il avait l'habitude de ce genre de regard depuis des jours.

« Tu es complètement inconscient ! Si un mortel venait à tomber là-dessus, ce serait catastrophique ! Il aurait des pouvoirs équivalent à celui d’un chevalier mais sans pouvoir les contrôler ! Non, je refuse d’être responsable de cela !

- Bon, je disais juste ça comme ça, » bougonna-t'il.

Il donna le bouclier à la femme blonde qui regarda autour d'elle.

« Là, » fit-elle en repérant un emplacement rocheux.


Elle s'approcha et avec un bruit sourd les pierres se fendirent devant elle, formant une cavité où elle dissimula le bouclier. La roche se referma dessus. Satisfaite, la déesse hocha la tête.

« Ça devrait suffire le temps que je fasse l'aller-retour. Viens maintenant. »

Elle tendit la main à Éland qui s'avança prudemment avant de s'arrêter à un pas d’elle. Un regard exaspéré de la déesse lui apprit qu'il n'avait pas fait ce qu’il fallait.

« Prends ma main, fit-elle. Comment veux-tu te téléporter sinon ?

- Me quoi ? »

Elle ferma les yeux en signe d’agacement.

« Tu as même oublié cela ?! »

Elle respira un grand coup pour se calmer.

« Prends ma main, » répéta-t'elle et il ne se le fit pas dire deux fois.


Éland eut à peine le temps d'inspirer qu'il sentit soudain sa vue se brouiller tandis que son corps semblait changer brutalement de position sans que son cerveau n'ait le temps de s'en rendre compte. Il ouvrit la bouche pour crier mais c'était déjà terminé. Quand son cerveau s'ajusta à la nouvelle position, une brusque nausée l'envahit et il tomba à genoux en attendant que le monde autour de lui finisse par se stabiliser. C'était horrible, il aurait encore préféré marcher pendant des jours mais le plus curieux était que cette sensation ne lui était pas totalement étrangère…


Il parvint à se lever et inspira l'air frais du crépuscule. Il regarda ensuite autour de lui : ils ne se trouvaient plus du tout au même endroit qu'un instant plus tôt. Ils étaient à présent dans un défilé rocheux au pied d’un immense escalier creusé à même la montagne qui s'élevait bien au-delà des nuages teintés de rose et de pourpre. Éland sentit ses yeux s'écarquiller alors qu'il réalisait peu à peu l'endroit exact où ils se trouvaient : au pied d’Olympias, la Demeure des Dieux !

« Mais c'était à plus d'une journée de marche, » songea-t'il avec émerveillement.

Rien n'était impossible pour les dieux. Avec une bouffée de fierté et d'inquiétude, il se demanda si lui aussi possédait un tel pouvoir. Si c'était le cas, il avait vraiment envie de se rappeler comment l'utiliser !


« Divine, » appela-t'il en cherchant sa maîtresse du regard.

Cette dernière regardait devant elle en plissant les yeux.

« Là, » fit-elle en désignant une mince fumée qui s'élevait dans les airs derrière une paroi rocheuse non loin d'eux.

C'était un feu de camp. Seul un fou aurait passé la nuit si près de la Porte des Dieux à moins d'avoir une très bonne raison de le faire. Shao Paï s'avança résolument. Éland la suivit sans tarder. Il sentait bien que la déesse allait sérieusement sermonner les retardataires, pour ne pas dire les frapper à mort, et même s'il leur en voulait de l'avoir mise dans l’embarras, il se sentait un curieux instinct protecteur envers ces gens qu'il ne connaissait même pas et qu'il n’avait encore jamais rencontrés. Si quelqu'un devait se prendre des coups, autant que ce soit lui. Il avait l'habitude de se faire maltraiter par la déesse après tout.

« D'une façon ou d'une autre, se promit-il, je détournerai sa colère sur moi. »


Ils arrivèrent silencieusement près du campement improvisé. Trois personnes se tenaient autour du feu, partageant un bol de ragoût : deux hommes et une femme, tous environ du même âge qu’Éland. Ils n'avaient pas encore remarqué leur arrivée. L'estomac d'Éland se manifesta bruyamment en sentant la délicieuse odeur de nourriture qui flottait dans l’air et cela attira l'attention de l'un des hommes, celui qui avait de longs cheveux blonds platine et des bras musclés.

« Qui va là ? » demanda-t'il en se dressant de façon menaçante.

Éland s'avança dans le cercle de lumière avec les bras tendus devant lui pour montrer ses intentions pacifiques. Shao Paï ne le suivit pas, restant cachée en arrière.

« Je m'appelle Éland, se présenta-t'il, et cela fait deux jours que je n'ai rien avalé de correct ! »


Les trois autres se détendirent un peu. La femme le fixa de ses yeux noisette et fronça soudain les sourcils.

« Je suis Alinda. Dis, tu es là pour l'Appel toi aussi ? demanda-t'elle sans ambages.

- L'Appel ? Oh, vous voulez dire que vous avez entendu la déesse vous appeler ! »

Les trois campeurs s'agitèrent.

« Alors toi aussi ! fit le dernier d’entre eux, un homme aux courts cheveux blond et aux yeux vert. On a donc bien fait de venir ici, c'était ce qu'on attendait de nous ! »


Cette question semblait les avoir perturbés. Shao Paï avait deviné juste : n'ayant pas retrouvé leurs souvenirs, ils avaient réagi à l'Appel comme n'importe quel mortel entendant la voix d'un dieu ; ils s'étaient rendus à la Porte des Dieux en pensant que c'était ce qu'ils devaient faire. Dans l'ombre elle secoua la tête en soupirant. Alors eux aussi étaient affectés du même mal qu'Éland… Mais que se passait-il avec ses chevaliers ? Et surtout, pourquoi maintenant ?! Cela n'aurait pas pu tomber à un pire moment. Enfin il y avait toujours la possibilité qu'ils simulent cette amnésie…


Une autre question attira son attention :

« Dis, Éland, tu sais quelle déesse nous a appelés et surtout dans quel but ?

- Eh bien… »

Il ne savait que dire mais décida de dire la vérité.

« C’est Shao Paï, déesse antique de la destruction… si j'ai bien retenu.

- Comment le sais-tu ? s'étonna Alinda.

- C’est parce que lui au moins s'est trouvé à sa place ! » intervint Shao Paï en s’avançant finalement.

Elle darda son regard mauve sur chacun d’entre eux, furieuse au-delà des mots.

« Puisque vous avez entendu l'Appel, poursuivit-elle sans leur laisser le temps de réagir, pourquoi n'êtes-vous pas venus directement à moi ? »


Les trois autres chevaliers baissèrent instinctivement la tête avant de la redresser brusquement.

« Mais vous êtes cette femme de l'autre jour ! » s’écrièrent-ils en chœur.

Surpris, ils se regardèrent les uns les autres.

« Tu la connais aussi ? » se demandèrent-ils mutuellement.

Agacée, Shao Paï posa les poings sur ses hanches.

« Oui, oui, oui, vous m'avez tous rencontrée récemment, cela s’appelle repérer le terrain ! Mais le plus important est : pourquoi n'êtes-vous pas venus ? »

L’homme aux longs cheveux platine — il s'agissait en fait de Ménestan — prit la parole avec hésitation :

« D… Divine, c'est que nous ne savions pas où vous trouver. »


Un rocher éclata brutalement juste derrière lui, faisant sursauter tout le monde. La fureur de la déesse de la destruction venait de déborder.

« Vous me faîtes le coup de l'amnésie, vous aussi ?! siffla-t'elle. Vous vous êtes décidément donné le mot pour me faire tourner en bourrique ! »

Sentant l'orage venir, Éland s'interposa entre les deux camps.

« Divine… Non, maîtresse Shao Paï ! fit-il en imitant la façon dont Silène et Murio avait parlé. Il semblerait qu'ils souffrent du même mal que moi. Ne serait-il pas plus productif de trouver ce qui a causé cet état plutôt que de vous en prendre à ceux qui sont censés être vos alliés ? »

La bouche de la femme blonde se tordit en une grimace amère.

« Les chevaliers ne sont pas les alliés des dieux. Vous êtes nos serviteurs, guère plus.

- D’accord, d’accord, s'empressa-t'il de concéder. En tout cas ce que j'essaie de dire, c'est que la violence ne résoudra pas les choses. Si vous nous en disiez un peu plus sur notre passé, cela pourra peut-être réveiller nos souvenirs, qu'en pensez-vous ? »


Plein d'espoir, il la fixa avec une bonne volonté évidente. Elle le dévisagea avec méfiance puis plissa les yeux.

« Mmph, je n'ai pas le temps de ressasser les vieux souvenirs ! Tu restes là avec eux et tu les mets au courant de la situation. Moi, je vais retourner chercher le bouclier d'Artémis. »

Elle se tourna à moitié et les fixa tous de son regard terrible.

« Si jamais il manque un seul d’entre vous lorsque je reviendrai, je vous ferai regretter de vous être réincarnés. »

Sur cette menace, elle disparut devant leurs yeux.


La sensation d'oppression ne disparut pas totalement avec elle mais elle s'estompa suffisamment pour que les quatre jeunes gens respirent de nouveau.

« Pfiou, fit Éland en s'essuyant le front, elle est encore pire que ma grande-sœur… »

Alinda le fixa d'un air stupéfait.

« Tu… tu es intervenu pour nous protéger d’une déesse ? Soit tu es courageux, soit tu es suicidaire…

- Peu importe lequel des deux, fit le dernier membre du groupe en lui tendant le bras. Je m'appelle Vanien et je te serai à jamais reconnaissant de ton intervention. »

Éland lui serra le coude.

« Je m’appelle Ménestan, fit l'autre homme. Tu sembles en savoir plus que nous sur la situation.

- Bof, pas tant que ça non plus, » avoua-t'il.


Vanien fronça les sourcils.

« Je n'y comprends rien. Cette femme… je veux dire, cette déesse est venue chez moi il y a à peine quelques jours mais je n'avais pas la moindre idée de qui elle était !

- Pareil pour moi, fit Alinda. Elle nous a choisis ou quoi ?

- Non, rectifia Éland, d'après ce qu’elle m'a dit cela fait très longtemps que nous sommes ses chevaliers. Normalement on devrait s'en souvenir.

- Très longtemps ? Tu veux dire… dans d'autres vies ? Mais seuls les dieux peuvent se réincarner ! »


Éland se gratta la joue, bien embêté.

« Ben… on peut dire qu’on est un peu comme des dieux. Sauf qu'on est des chevaliers.

- Et c’est quoi un chevalier au juste ? demanda Alinda en fronçant les sourcils.

- Je n'en ai jamais vu mention dans un seul de mes livres, renchérit Ménestan.

- Pour ce que j'en sais, il y a les dieux et les mortels, point, fit Vanien. Mais bon je présume que les mortels ne savent pas tout des dieux… »

Cette remarque fut approuvée par des hochements de tête unanimes.


« Et c’est quoi un dieu antique ? insista Alinda. Qui a déjà entendu parler d’une déesse nommée Shao Paï ? Cela ne ressemble pas à un nom de dieu… »

Ménestan croisa les bras et prit un air concentré.

« Je me demande… si les dieux antiques ne seraient pas les Titans qui ont précédé les dieux grecs…

- Mais les Titans ont tous été vaincus et emprisonnés, protesta Éland.

- Elle peut être une exception.

- Ben dans ce cas ils sont deux exceptions ! »

Les regards se tournèrent vers lui.

« Que veux-tu dire ?

- Euh… j’ai vu un autre de ces dieux antiques avec ses chevaliers. J’ai même dû me battre contre eux. »

Les regards se firent admiratifs.

« Tu t’es battu contre un dieu ?

- Euh non… contre ses chevaliers. Mais ils avaient des pouvoirs terrifiants ! Ils ont même fait exploser ma maison ! »


Les événements de ces derniers jours semblèrent tout à coup le rattraper : ses jambes se dérobèrent sous lui et il tomba lourdement assis.

« C’est une histoire de fou, » marmonna-t'il.

Alinda s'empressa de lui servir un bol de ragoût, se rappelant de ce qu'il avait dit à son arrivée. Il l'accepta avec reconnaissance et la nourriture chaude fut un tel baume qui se propagea dans tout son corps, lui faisant oublier la fatigue de ces derniers jours de folie. Pendant qu'il se rassasiait, les autres le laissèrent tranquille, gardant leurs questions pour plus tard. Vanien tenta de percer l'obscurité de la nuit qui était à présent tombée mais rien n’y faisait.

« Elle a vraiment disparu, » fit-il.

Il était inutile de préciser de qui il s'agissait.


Assise près du feu, la tête sur ses genoux repliés devant elle, Alinda était songeuse.

« Quoiqu'il en soit, il semblerait que nous soyons au service de cette déesse. J'ignore pourquoi elle nous a choisis mais nul ne peut aller contre la volonté des dieux même si cela signifie quitter notre famille et nos amis pour toujours… »

Entre deux cuillerées, Éland s'enquit avec sympathie :

« Tu as de la famille ?

- Mes parents vivent à Hartros, non loin d’ici. J'ai aussi un frère et une sœur plus âgés, sans parler du reste de ma famille. J'ai dû partir sans rien leur dire et je suis sûre qu’ils sont inquiets pour moi.

- J'ai dû aussi quitter mes parents, fit Vanien, mais je leur ai laissé un mot disant que les dieux m'avaient appelé.

- J'aurais dû faire pareil ! s’exclama Alinda en se mordant la lèvre.

- Tu crois vraiment que ça les aurait rassurés ? » fit Vanien.

Alinda referma la bouche car il avait parfaitement raison. N'importe qui savait que lorsqu'un mortel était impliqué avec les dieux, rien de bon ne pouvait lui arriver.


Éland se tourna vers le dernier membre de leur groupe qui soupira :

« Pour ma part, mes parents sont morts depuis des années et je n'ai aucune autre famille.

- Mes parents sont décédés aussi, fit Éland en finissant le ragoût sans en laisser une seule goutte. J’ai trois sœurs mais… c’est un peu compliqué, il s'est avéré que ce sont aussi des chevaliers, les Furies… »

Trois paires d'yeux incrédules lui firent face.

« Les Fu… tu veux dire, les Euménides Les bienveillantes, surnom destiné à les flatter et les calmer. (1) ? Tu as vécu avec elles ? Tu es un demi-dieu ou quoi ?

- Ben, j'ai toujours cru que j'étais normal mais ces derniers jours… »

Les trois autres membres du groupe se rapprochèrent de lui.

« Raconte-nous tout dans le moindre détail, » demanda Vanien.

Un peu mal à l'aise, Éland s’exécuta, commençant par la rencontre avec Shao Paï. Les autres l'écoutèrent avec fascination et bien que son histoire soit tout bonnement incroyable, pas une seule fois ils ne mirent en doute ses propos.


Quand il eut fini, un silence méditatif s'installa. Ménestan se redressa et résuma la situation à voix haute :

« Alors la déesse qui nous a appelés ici se nomme Shao Paï, déesse antique de la destruction, et nous sommes à son service, c'est ça ? »

Éland hocha la tête.

« Ce pouvoir du feu que tu as utilisé contre l’autre femme… tu as tenté de le refaire ? »

Le jeune homme aux cheveux noirs écarquilla les yeux. Il n'y avait plus trop songé. En plus, avec la déesse qui l'avait fait marcher à un rythme infernal, il avait eu autre chose à penser !

« Non, avoua-t'’il.

- Tu pourrais essayer maintenant ? » demanda Ménestan en lançant un regard significatif vers leur feu de camp.

Hésitant, Éland regarda les flammes. En était-il réellement capable ou bien l'avait-il seulement rêvé ? Il tendit la main en avant, sentant la chaleur picoter le bout de ses doigts, et il se concentra. Rien ne se produisit. Pas vraiment surpris dans le fond, le jeune homme retira sa main d’un air gêné.

« Bah, j'ai dû imaginer ça…

- Mouais, fit Vanien d'un air dubitatif. Alors on peut supposer qu'elle a appelé les mauvaises personnes. »


Ses compagnons hoquetèrent de surprise.

« Tu oses prétendre qu’un dieu a pu se tromper ? chuchota Alinda en regardant nerveusement le ciel, guettant le moindre signe annonciateur d'un éclair qui allait surgir pour foudroyer le blasphémateur.

- Réfléchissez un peu, fit ce dernier en haussant les épaules avec désinvolture. Nous sommes des gens ordinaires, on n'a rien à voir avec les dieux, pas vrai ? Alors comment pourrions-nous être des chevaliers avec des pouvoirs divins ? Ça n'a aucun sens ! La seule possibilité, c'est qu'elle ait commis une erreur, toute déesse qu'elle soit. »

Éland soupira.

« Si seulement c'était aussi simple que cela… »

Vanien n’insista pas mais pour lui, l'affaire était entendue. Le silence retomba et dura un long moment.

~*~

L'aube colora les lieux de sa lueur rosée. Éland se redressa en sursaut : il ne s'était pas rendu compte qu’il s'était endormi à même le sol, fatigué par la marche infernale de ces dernières quarante-huit heures. Une bonne âme avait posé une couverture sur lui afin qu’il n'ait pas froid. Il se frotta les yeux et son regard tomba sur le feu éteint. Apeuré, il regarda tout autour de lui mais fut rassuré de voir que ses camarades n'en avaient pas profité pour s'enfuir. Il n'osait pas imaginer quelle aurait été la réaction de la déesse si jamais il les avait laissés partir. Rassuré, il s'étira et son mouvement réveilla Ménestan, couché non loin. L'homme aux longs cheveux platine bailla avant de se lever à son tour.

« Bonjour, fit-il à mi-voix pour ne pas réveiller les autres. Bien dormi ?

- Comme un loir, répondit Éland en souriant. Pas étonnant après tout ce que j'ai marché ! »

Les deux autres se réveillèrent également. À la lumière du jour, Éland constata qu'ils avaient installé leur campement à une certaine distance de la Porte des Dieux. Il aurait été irrespectueux de faire du feu juste au pied de la montagne des Dieux !


Des bruits de pas les firent soudain sursauter. La déesse apparut alors, le bouclier couvert de son linge blanc à la main. Éland la fixa avec ébahissement.

« Vous avez fait tout l'aller-retour pendant la nuit ? » s’étonna-t’il.

Elle ne montrait pourtant aucun signe de fatigue et pas une seule de ses longues mèches blondes n'était décoiffée. Éland secoua la tête. Les dieux étaient vraiment des êtres à part !

« Bien sûr, fit-elle en plissant les yeux. Quoi, ne me dites pas que vous avez dormi toute la nuit ? »

D'un air coupable, les chevaliers détournèrent les yeux. La déesse lâcha un soupir écœuré.

« Bon. Contente d'être la seule à me fatiguer ici. J'espère au moins qu’avant de dormir comme de stupides mortels, vous avez eu assez de temps pour parler entre vous et vous souvenir enfin de votre véritable identité ? »



Comme personne ne se risquait à prendre la parole, Éland se dévoua, la mort dans l’âme :

« Désolé, Divine. Je leur ai pourtant raconté tout ce que je savais, mais rien. »

Le pli entre les sourcils de la déesse blonde se creusa davantage.

« Vous m'aurez vraiment tout fait, marmonna-t'elle. Et en plus, vous n'auriez pas pu choisir un pire moment !

- Divine, fit Vanien en s’avançant soudain, avec tout le respect que je vous dois, avez-vous songé que vous avez peut-être appelé les mauvaises personnes ? »


Frappés de stupeur, les trois autres écarquillèrent les yeux, ne pouvant pas croire qu'il ait osé parler directement de ses doutes à la déesse. Éland était sûr que Shao Paï allait déchiqueter cet insolent comme elle l'avait fait avec ce brigand qui avait osé s'attaquer à elle. À sa grande surprise, elle se contenta d’un sourire amer.

« Non, c'est bien vous. Pas d'erreur possible, hélas. Après tout cela fait de nombreuses vies que vous me servez alors je ne peux pas me tromper.

- De nombreuses vies ? s'étonna Éland.

- Hmm… à vue d'œil je dirais seize ou dix-sept mille ans. »

La stupéfaction s'empara des chevaliers.

« Seize mille ans ? bégaya Ménestan.

- … Ou dix-sept mille ? renchérit Alinda.

- On ne peut pas être si vieux que ça ! » protesta Vanien.

Shao Paï secoua la tête.

« Il n’y a pas de vieux pour les dieux. Le temps est une notion de mortel, cela ne nous concerne pas. »

Elle avait beau dire, les quatre jeunes gens se sentirent tout à coup très vieux ! Ils ne parvenaient même pas à se représenter une si longue période !


Le visage de Ménestan s'illumina soudain :

« Ça veut dire qu'on a vu la création du monde ? Rien que pour ça, j'ai envie de me souvenir. »

Shao Paï toutefois secoua la tête.

« Non, vous êtes apparus environ troiss mille ans après. Au début il n'y avait que les dieux antiques. »

Ménestan fronça les sourcils.

« Et les dieux grecs aussi ?

- Non, fit Shao Paï avec un sourire moqueur, ils sont apparus bien plus tard malgré ce qu'ils peuvent en dire. Vous êtes plus anciens qu'eux alors n’allez surtout pas vous aplatir devant ces jeunots de dieux et leurs chevaliers. Je ne tolérerai pas que mes chevaliers se comportent ainsi.

- S'il vous plaît, Divine... commença Ménestan.

- À propos ne m'appelez pas non plus ’Divine’. Pour vous ce sera maître ou maîtresse, au choix. »

Pourquoi au choix ? La question resta en suspens car personne n'osa la poser.


« Hum, s'il vous plaît, maîtresse, reprit le jeune homme aux cheveux platine, pouvez-vous nous parler de la Création ? »

Le visage de la déesse s'assombrit.

« Pourquoi veux-tu en entendre parler ? demanda-t'elle avec une pointe de méfiance.

- Mais parce que c'est un événement extraordinaire ! s’exclama-t’il avec passion. Personne ne sait rien à ce sujet… sauf les dieux bien entendu… En plus comme je l'ai déjà suggéré, cela nous aidera peut-être à nous souvenir.

- Hum, » réfléchit la déesse.

Elle les observa de ses yeux mauves plissés, jaugeant leur sincérité. Et si leur prétendue amnésie n'était qu’une ruse pour lui faire baisser sa garde ? Elle n'avait jamais fait confiance aux chevaliers, les siens comme ceux des autres. Le fait qu'elle en ait quatre — un record et une exception parmi les dieux — ne prouvait-il pas qu'elle était encore plus étroitement surveillée que les autres ? Mais bon, cela ne coûterait rien de raconter ce qu'ils savaient déjà.

« Soit, accepta-t'elle à la plus grande joie de Ménestan, mais nous discuterons de tout ça en cours de route. J'ai déjà perdu bien assez de temps à vous courir derrière ! Alinda, je te charge de porter ce bouclier. Ne laisse personne te le prendre sinon gare à toi ! »

La jeune femme aux cheveux noirs prit un air étonné mais accepta la charge sans discuter.


Le petit groupe se dirigea vers la Porte. Les quatre chevaliers ne cachèrent pas leur émerveillement et un silence religieux les entourait alors qu'ils approchaient peu à peu de l'entrée du domaine des dieux. La mort attendait les mortels qui osaient s’aventurer en ces lieux et un frisson les parcourut. Nerveux, ils se rapprochèrent instinctivement de Shao Paï en espérant qu'elle puisse les protéger de cette fatalité. En peu de temps ils arrivèrent au pied de l'immense montagne, au commencement des escaliers. Ils en restèrent bouche bée.

« C’est extraordinaire, commenta Ménestan. J'en avais entendu parler dans mes livres mais de le voir en vrai… C'est encore plus beau que tout ce que j'avais pu imaginer. »

Les autres acquiescèrent dans un murmure. Quant à la déesse, elle regardait tout autour d'elle, le front plissé.

« Hmph, pas de gardien aujourd'hui, marmonna-t-elle. Athéna et ses chevaliers n'ont pas dû encore se remettre de notre dernière rencontre. »

Un sourire satisfait orna ses lèvres, si effrayant que ses chevaliers n'osèrent pas l'interroger à ce sujet.


De bien meilleure humeur, Shao Paï s'engagea sur les marches. Éland fixa l’immense escalier qui semblait monter jusqu'au ciel.

« Il va falloir grimper tout ça ? » gémit-il.

Cela lui valut un regard acéré de la part de sa maîtresse.

« De quoi te plains-tu ? Ce n’est pas toi qui as marché toute la nuit ! »

Il grimaça en reconnaissant la véracité de ces mots. Ménestan se rapprocha de la jeune femme.

« Alors maîtresse ? La Création ? »

Il paraissait vraiment intéressé par ce récit ! Shao Paï secoua la tête.

« Plus que des vieux récits sans intérêt, vous feriez mieux de vous concentrer pour retrouver vos pouvoirs ! Vous avez chacun le contrôle d’un élément. Éland, tu contrôles le feu — comme tu le sais déjà. Alinda, c'est l’eau. Toi Ménestan, tu contrôles l'air. Quant à toi, Vanien, c'est la terre. Il faudra que vous récupériez rapidement l'usage de vos pouvoirs parce que dans quelques jours, vous aurez à combattre et vous aurez intérêt à ne pas me faire honte !

- Pour quelle raison devrons-nous nous battre, maîtresse ? » demanda Alinda.

Shao Paï lui lança un regard peu amène.

« Vous n'avez pas à connaître la raison, répliqua-t'elle d’un ton définitif. Si je vous dis de vous battre, vous le ferez, un point c'est tout. »

Alinda en resta coite.


« Bon, où en étais-je ? reprit la déesse. Ah oui, vous voulez entendre parler de la création… Laissez-moi vous dire que vous risquez d'être fortement déçus : la vérité est qu’aucun dieu ne s'en rappelle vraiment.

- Quoi ?! s'écria Ménestan d'un ton atterré. Mais comment est-ce possible ? »

Shao Paï haussa les épaules d'un air nonchalant.

« C’est comme ça. Pour n'importe quel dieu antique, son plus lointain souvenir remonte… à la tempête de sable dans le désert. »

La voix de Shao Paï s'était faite distante, les yeux mauves dans le vague comme si elle revoyait ces événements immémoriaux…


Notes de Karura :

Les quatre prochains chapitres se passeront dans le passé. Vous y ferez la connaissance des autres dieux antiques.

Si en lisant ce chapitre vous avez noté deux ou trois choses qui ne collaient pas, c'est normal. Les explications viendront... bien plus tard.






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