Ancient Gods Sanctuary 12

Chapitre Douze : La dure condition de chevalier


Éland avait vraiment du mal à se faire à la dématérialisation. Comme la fois avec sa maîtresse, la tête lui tourna et il dut se pencher en avant pour retenir un haut-le-cœur. Murio l'observa d'un air compatissant.

« Il faut que tu penses à respirer pendant le transfert, lui expliqua-t'il. Cela empêche le tournis.

– Je... je tâcherai de m'en souvenir, » souffla le jeune homme aux cheveux noirs en se redressant lentement.

Avec prudence il regarda autour de lui et fut surpris de voir un village tout ce qu'il y avait de plus ordinaire. Ils étaient apparus dans une petite ruelle isolée, ainsi ils n'avaient pas attiré l'attention sur eux.

« Suis-moi, » fit Murio en quittant la ruelle.

Éland n'eut pas d'autre choix.


Ils se rendirent dans une taverne.

« Il n'y a rien de mieux que de discuter devant une bière fraîche, expliqua le chevalier.

– Je n'ai pas de quoi payer, » fit Éland, préférant clarifier la situation dès le départ.

Murio lui jeta un regard compatissant.

« Cette amnésie est vraiment totale, nota-t'il d'un ton pensif. Tu as tout oublié de ta nature de chevalier. À ce niveau, c'est un véritable miracle que tu sois parvenu à utiliser tes pouvoirs... même si ton attaque manquait vraiment de maîtrise.

– Je contrôle mieux le feu maintenant ! » protesta Éland en redressant la tête dans une attitude de défi, ses yeux verts étincelants.

S'il voulait impressionner son interlocuteur, il en fut pour ses frais. Murio se contenta de froncer les sourcils avec perplexité.

« Tu dis que tu peux utiliser tes pouvoirs mais tu ne te rappelles toujours de rien ? Je ne comprends pas. »

Ne sachant que dire, Éland haussa les épaules.


Les deux chevaliers s'assirent à une table libre et Murio fit signe à la serveuse de leur apporter deux bières. Il se concentra ensuite sur Éland.

« Pour en revenir à cette histoire d'argent, connais-tu la différence fondamentale entre les dieux et les chevaliers ? Est-ce que maître Shao Paï t'en a parlé au moins ? »

D'abord méfiant, Éland se décida à répondre honnêtement :

« Elle nous a raconté comment les chevaliers étaient apparus... Oh, et aussi le commencement. »

Les yeux gris de Murio s'écarquillèrent.

« Il t'a raconté la création du monde ?

– Non, répondit le jeune homme en secouant la tête, elle a dit qu'aucun dieu ne s'en rappelait. Elle a parlé de la tempête dans le désert. »

L'agitation de Murio retomba.

« C'est exact, fit-il en prenant une gorgée de bière. C'est également ce que m'a dit mon maître... »

Éland le fixa avec étonnement.

« Tu dis ça comme si tu ne les croyais pas... »


Murio rencontra son regard, surpris, avant de sourire.

« Amnésique ou pas, tu es toujours aussi bon observateur. Le fait est que nous avons beau être au service des dieux, il existe toujours une certaine... circonspection entre les deux groupes. Les dieux n'ont jamais demandé à avoir des chevaliers, nous sommes apparus comme ça un beau matin alors ils nous ont toujours un peu soupçonné d'être des espions — ne me demande pas au service de qui. Cette méfiance a graduellement disparu, excepté chez les plus puissants d'entre eux, comme nos maîtres.

- Et nous ? s'enquit Éland. On les soupçonne de quoi ?

- De ne pas dire entièrement la vérité sur leurs origines. Nous sommes persuadés que quoi qu'ils en disent, certains d'entre eux se souviennent de ce qu'il y avait avant... le monde que nous connaissons. Certaines conversations, certaines allusions, certains comportements... C'est vague mais il y a de quoi se poser des questions. Cela concerne à la fois les dieux antiques et les dieux grecs, malgré le fait que ces derniers soient apparus bien plus tard et que leurs chevaliers aient tout de suite été présents à leurs côtés. C'est pour ça que nos collègues grecs ont nettement moins de mal à se faire accepter par leurs maîtres que nous.

– Tant mieux, songea Éland en pensant à ses sœurs qui servaient la divine Héra. »

Cela dit, c'était forcément plus simple pour elles puisqu'elles n'avaient aucun défaut de mémoire.


« Et la différence entre les dieux et les chevaliers ? demanda-t'il pour revenir à leur sujet de départ. Quelle est-elle ?

– Les dieux ont le pouvoir de création, contrairement à nous.

– Oh, eh bien... cela me semble plutôt normal.

– Cependant, comme les chevaliers sont liés à leurs maîtres, nous pouvons dans une certaine limite demander certaines choses qui ne sont pas dans nos moyens.

– Comme quoi ? »

Pour illustrer son propos, Murio posa une main sur la table en bois puis la retira. Une pièce d'or était apparue subitement. Éland écarquilla les yeux.

« C'est... c'est... c'est un tour ?

– Arrête de penser comme un mortel, soupira Murio. J'ai demandé à ce que cette pièce soit créée et le pouvoir de mon maître s'en est chargé. »


Éland plissa le front.

« C'est comme si tu avais toi-même créé !

– Ne sois pas ridicule. Je te l'ai dit, ce pouvoir ne vient pas de moi donc il est limité. Mon maître est parfaitement conscient de ce que je lui ai demandé de créer et il peut tout à fait me demander des comptes si je venais à dépasser les limites du raisonnable.

– Qu'est-ce que tu as le droit de créer alors ? demanda le jeune homme avec un intérêt évident.

– Argent, nourriture — que ce soit pour nous ou notre maître — boissons, vêtements, petits objets ordinaires... »


Le regard de Murio tomba sur la coupure d'Éland à la gorge, qui commençait à peine à cicatriser.

« On peut aussi se soigner, ajouta-t'il, à condition que ce ne soit pas trop grave. Dans ce cas c'est généralement ton maître qui interviendra en personne. »

Éland but un peu de bière, absorbant ces informations.

« C'est... c'est incroyable. »

Murio haussa les épaules d'un air blasé.

« Ce qui est incroyable, c'est que je me retrouve à t'expliquer tout ça. Mais bon vas-y. Essaie. »

Le jeune homme aux cheveux noirs cligna des yeux.

« Essayer quoi ?

- Fais apparaître une pièce. »


Éland sembla aussitôt mal à l'aise.

« Ben... c'est-à-dire... tu as bien dit que ma maîtresse sera tout de suite au courant, hein ? Qu'est-ce que je vais lui raconter si elle me demande des justifications ? »

Murio leva les yeux au ciel.

« Crois-moi, maître Shao Paï a bien plus important en tête actuellement qu'une malheureuse pièce. Je pense même qu'il sera content que tu essaies de retrouver tous tes pouvoirs. »

L'argument n'était pas dénué de sens. Éland posa une main hésitante sur la table.

« Et je fais comment ? demanda-t'il à son vis-à-vis.

– Pense à ce que tu veux, penses-y clairement puis demande-le... respectueusement tout de même.

– Mmm. »


Pas très convaincu, le jeune homme ferma les yeux et inclina la tête comme s'il priait. Il visualisa une pièce d'or et sentit un picotement le long de sa main... avant de ressentir un objet froid contre sa paume. Il retira vivement sa main et faillit pousser un cri de stupeur en voyant une seconde pièce dorée sur la table.

« C'est... c'est si simple ! s'émerveilla-t'il.

– Ouaip, approuva Murio en buvant sa bière, mais après tout... ce n'est pas nous qui fournissons l'effort. »

Pourtant Éland fixait sa main avec fascination comme si c'était elle l'auteur de ce prodige. Il voulut aussitôt recommencer mais Murio lui saisit le poignet.

« Doucement, lui conseilla-t'il, n'attirons pas l'attention sur nous. »

Ainsi réprimandé, Éland retira sa main en hochant docilement la tête.


« Que peux-tu m'apprendre d'autre ? demanda-t'il avec avidité.

– Je ne peux pas te dire comment utiliser tes pouvoirs, si c'est ce que tu espères, le prévint l'autre chevalier. C'est quelque chose d'inné et de propre à chaque chevalier.

– Nous avons tous des pouvoirs différents ? »

Murio acquiesça.

« Tout ce que je peux faire pour toi, c'est de te combattre. Peut-être qu'une fois aux portes de la mort, tu retrouveras l'usage de tes pouvoirs ainsi que tes souvenirs.

– Hum, non merci ! refusa rapidement Éland. Je trouverai un autre moyen. »


Le sourire de Murio retomba un peu.

« N'oublie pas que dans deux jours, nous nous affronterons de nouveau et cette fois personne n'interviendra pour te sauver ! Nos maîtres sont bien décidés à régler leurs affaires et nous devons leur obéir.

– Dans deux jours, » répéta Éland d'un ton catastrophé.

Il ne voyait aucun moyen de récupérer ses souvenirs en si peu de temps. Du coup, il redoutait que l'issue du combat ne lui soit fatale.

Il redressa soudain la tête.

« Mais au fait pourquoi nos maîtres se battent-ils ? Dans l'histoire de ma maîtresse, ils semblaient avoir déjà réglé leurs différends. Alors que s'est-il passé ? »


Murio ne répondit pas tout de suite, son regard perdu dans le liquide ambré de la chope qu'il tenait. Son mutisme dura si longtemps qu'Éland se sentit obligé de toussoter pour le rappeler à la réalité.

« Alors ? pourquoi sont-ils ennemis ?

– Ils ne sont pas ennemis, murmura Murio. C'est bien plus compliqué que cela. Le mieux serait que tu t'en souviennes parce que c'est très difficile à raconter. »

Éland soupira lourdement.

« Je ne risque pas de m'en rappeler. Non seulement je ne vais jamais retrouver mes souvenirs, mais en plus je vais me faire tuer sans en connaître la raison. Formidable... »

Son manque d'enthousiasme fit secouer la tête à Murio.

« Tu dois obéir à ton maître, fit-il simplement. Notre devoir est de les servir, quelle qu'en soit la raison. »


Il retrouva soudain un léger sourire :

« Au fait, tu te souviens du premier ordre qu'il t'a donné ? demanda-t'il.

– Laisse-moi deviner : fichez le camp ?

– Bon, alors le second ?

– Raconte.

– Ton maître t'a parlé de sa libération de la boîte de Pandore ?

– Oui, c'est là qu'elle s'est arrêtée.

– Cela s'est produit quelques jours plus tard alors que nos maîtres se trouvaient encore tous à Babelhu. »


~*~


Au fil des jours, ayant constaté que Shao Paï ne paraissait pas avoir l'intention de tous les tuer et de détruire leur demeure, les dieux antiques se montraient de moins en moins méfiants avec elle. En fait ils étaient plutôt avides de nouveauté à force de côtoyer toujours les mêmes personnes. Les récits de la déesse sur le monde extérieur les divertissaient efficacement. Ils écoutaient avec fascination de moindre détail sur le mode de vie des mortels, les merveilles de la nature, mais, au grand dam de Shao Paï, aucun d'eux n'avait encore manifesté le désir de voir tout cela de ses propres yeux. Enfin, la déesse se consolait en se disant que cela ne faisait que quelques jours qu'elle avait commencé sa manœuvre de persuasion et que ce genre de choses requérait beaucoup plus de temps. Elle devait se montrer patiente et surtout ne pas les brusquer. Après tout elle avait bien passé cent ans dans la pire des prisons ! En comparaison, le palais de Babelhu était une cage dorée. Elle pouvait supporter cela, même si une cage restait une cage.


D'ailleurs elle avait un autre sujet d'attention : les chevaliers. Même si les autres dieux avaient fini par s'habituer à leur présence continue, elle le ressentait comme de la surveillance et cela accroissait son sentiment d'étouffement. Pour relâcher cette pression, elle harcelait ses chevaliers de question. Les réponses de ces derniers semblaient toujours honnêtes... mais frustrantes.

« Non, maîtresse, répéta Éland pour la millième fois, nous ne savons pas où nous étions avant de venir en ce monde. Nous n'existions sans doute pas...

- Alors comment saviez-vous que les dieux existaient ? Où ils se trouvaient ? Sans parler du fait que vous deviez les servir ?

- Cette idée était implantée dans notre esprit. Personne ne nous a dit ce que nous devions faire. Cela nous est venu à tous naturellement. Je pense que nous avons été créés pour cette fonction.

- Créé par qui ? » insista la déesse.

À cela, Éland ne pouvait répondre.


« N'est-ce pas pareil pour les dieux ? intervint Alinda ce soir-là. Il paraît que vous êtes apparus un beau jour sans aucun souvenir du début de votre existence.

– Qui t'a dit ça ? » fit Shao Paï en lançant un regard noir à l'autre jeune femme.

À part Éland, ses chevaliers osaient rarement parler à leur maîtresse de leur propre initiative tant ils redoutaient ses réactions sauvages. Alinda déglutit mais ne se démonta pas.

« Je... j'ai entendu d'autres chevaliers le mentionner. Ils le tiennent sûrement de leurs maîtres. »

Shao Paï se renfrogna. Le fait que les chevaliers se partagent entre eux les informations obtenues de la part des autres dieux ne faisait que renforcer sa conviction qu'ils étaient venus dans l'unique but de les espionner. La seule question était de savoir pour le compte de qui ils espionnaient.


« Est-ce vrai que vous ne vous rappelez pas de l'endroit où vous étiez avant d'arriver dans ce monde ? s'enhardit Alinda.

– Qui te dit que nous étions quelque part avant d'arriver ici ? »

La déesse n'aimait pas toutes ces insinuations. La curiosité des chevaliers se concentrait uniquement sur cette période et c'était plus que suspect.

« Il a bien fallu que vous soyez quelque part pour créer le monde, répliqua la chevalière, puisque vous n'êtes pas apparus en même temps que lui.

– Ce ne sont pas tes affaires, fit Shao Paï d'un ton définitif. »

Alinda renifla de mécontentement.

« Eh bien, ce que nous faisions avant ne sont pas les vôtres non plus ! » s'emporta-t'elle.


Un silence de mort suivit sa déclaration. Assise sur un sofa avec un verre de vin à la main, Shao Paï s'était figée. Les autres chevaliers étaient occupés à nettoyer la pièce après une autre soirée de récits sur le monde extérieur. Ils arborèrent une mine consternée.

« Ainsi vous l'avouez enfin, » siffla Shao Paï avec une satisfaction évidente.

Elle se releva lentement, posant le verre sur la table basse en verre et en fer forgé. Alinda porta une main à sa bouche, terrifiée

« Je... je voulais dire... C'était juste pour vous rendre la monnaie de votre pièce ! Vous n'arrêtez pas de nous questionner en permanence. Les autres chevaliers n'ont pas à subir cela, eux ! »


Elle éclata en sanglots.

« Quand je pense qu'on vous a attendue pendant des années ! Nous avions tellement envie de vous connaître et de vous servir, comme nos compagnons le faisaient avec leurs maîtres. On est resté devant cette boîte en rêvant du jour où vous seriez libre... mais quand je vois comment vous êtes en réalité, je me dis qu'on a vraiment perdu notre temps !

– Alinda ! » l'interrompit sèchement Éland avant qu'elle ne dise autre chose qui provoquerait la fureur de leur maîtresse.

Néanmoins Shao Paï était restée de marbre pendant tout ce temps.

« Si être à mon service ne vous plaît pas, fit-elle d'une voix grave, je ne vous retiens pas.

- Mais nous sommes vos chevaliers ! fit Alinda en reniflant. Nous ne pouvons pas rien être d'autre, vous êtes notre raison d'être ! »


La déesse eut un sourire condescendant.

« Ce n'est pas parce que vous avez été créés pour nous servir que vous devez le faire. N'avez-vous aucun désir d'être libre ? De fait ce dont vous avez envie ? Jamais ? »

Elle eut beau les sonder du regard, elle ne trouva aucune révolte en eux. Seulement une placide acceptation de leur sort. Elle fit claquer sa langue écœurée.

« Décidément, je ne comprendrais jamais cette mentalité d'esclave... »

Elle se détourna d'Alinda et reprit son verre. Éland poussa un discret soupir de soulagement. L'orage semblait être passé.


Sauf que...

« Bon, puisque vous êtes tenus d'obéir au moindre de mes ordres, en voici un pour toi, Alinda. »

L'interpelée se tendit. Shao Paï se tourna de nouveau vers elle avec un sourire qui ne présageait rien de bon.

« Vous autres chevaliers prétendez pouvoir vous réincarner comme les dieux, n'est-ce pas vrai ?

– C'est exact, acquiesça Éland, mais comme aucun d'entre nous n'est encore décédé...

– Ce ne sera bientôt plus le cas, le coupa la déesse. Alinda, je t'ordonne de te tuer puis de te réincarner. Je veux vérifier que vous dites bien la vérité. »


Horrifiée, la chevalière se mit à trembler comme une feuille.

« Je...

– Vas-tu me désobéir ? demanda la déesse en penchant la tête sur le côté.

– N... Non...

– N'es-tu pas heureuse de recevoir un ordre de ma part ? »

Alinda secoua la tête, n'étant plus en mesure de parler.

« Je vais le faire, maîtresse, » fit soudain Éland en s'avançant entre les deux femmes.

Shao Paï le toisa, clairement ennuyée par son interruption. Elle hésita un long moment durant lequel ses chevaliers retinrent leur souffle puis elle soupira.

« Soit, cela ne changera rien au résultat. »

Éland en fut soulagé, quoique très pâle.

« Dépêche-toi et fais en sorte de ne pas tacher le tapis, » poursuivit la déesse.


Alinda lui prit le bras.

« Pardon, » fit-elle d'une toute petite voix, n'osant croiser son regard.

Il lui sourit.

« Ne t'en fais pas. Tu sais que je vais revenir. Vanien, pendant mon absence je compte sur toi pour prendre ma place. »

Le chevalier blond hocha la tête.

Éland se tourna alors vers Shao Paï qui attendait patiemment.

« Maîtresse, fit-il en s'inclinant vers elle, avez-vous d'autres instructions pour moi ?

- Oui. Tu te réincarneras assez loin d'ici et tu ne reviendras pas tout de suite. »

Il lui lança un regard surpris mais les yeux noirs de la déesse ne lui fournirent aucune explication. Résigné, il s'inclina une dernière fois.

« À vos ordres, maîtresse. »

Il fit apparaître une dague et sans hésitation la planta dans son propre cœur. Son corps fut parcourut d'un soubresaut et il hoqueta. Il s'effondra et Alinda se précipita pour le retenir. Ce fut dans ses bras qu'il rendit le dernier souffle.


Shao Paï soupira.

« Trop théâtral. Il aurait simplement pu commander à son cœur de cesser de battre. »

La chevalière aux longs cheveux noirs lui lança un regard furieux mais Vanien la retint en posant une main sur son épaule. Alinda se mordit les lèvres jusqu'au sang pourtant elle ne rajouta rien. Ses mots emportés avaient déjà causé suffisamment de dégâts pour ce soir. Elle aurait de longs mois devant elle pour s'en vouloir en attendant le retour de leur compagnon, tout en servant cette cruelle déesse.

« Disposez du corps, ordonna Shao Paï en se détournant d'eux, et interdiction d'en parler à qui que ce soit. »


Les trois chevaliers restants s'inclinèrent en silence mais la rancœur pouvait se lire dans leurs yeux. Ignorant cela, Shao Paï se dirigea vers la terrasse de ses appartements — le seul endroit où elle pouvait se sentir presque libre — et contempla les étoiles. Un sourire rusé se dessina sur ses lèvres.

« S’il peut vraiment se réincarner, cela ne devrait pas prendre plus de quelques mois. Alors d'ici moins d'un an, j'aurai quitté cet endroit d'une façon ou d'une autre ! »


~*~


Il fallut plusieurs jours avant que l'absence d'Éland ne soit remarquée. En effet, comme Shao Paï avait quatre chevaliers à sa disposition, elle en choisissait deux en général pour l'accompagner. Lors d'un dîner privé organisé par Myst Nail, il lui fit remarquer vers la fin du repas :

« Cela fait un moment que je ne vois plus ton chevalier Éland. »

Cette remarque fut lancée l'air de rien mais Shao Paï savait que le souverain des dieux ne disait jamais rien sans raison.

« C'est exact, reconnut-elle en se ressuyant délicatement la bouche avec un coin de sa serviette. Il a accepté de participer à une petite expérience, alors il va être pas mal occupé dans les temps à venir. »


Alinda et Ménestan étaient les deux chevaliers à l'accompagner ce soir-là. En entendant la réponse de sa maîtresse, Alinda fit une mine horrifiée, ce qui n'échappa pas à Myst Nail. Il posa ses couverts et persista :

« Vraiment ? Et quel genre d'expérience ? »

La déesse fit signe à Ménestan de lui resservir de l'eau.

« Oh, je voulais juste vérifier si les chevaliers pouvaient réellement se réincarner. »

Le silence se fit à table, le temps que tous les convives saisissent les implications de ce qu'elle venait de dire. Hane Lath hoqueta de stupeur tandis que les autres dieux affichaient une mine effarée. Même les chevaliers présents paraissaient choqués. Seul Myst Nail resta de marbre.


« Tu l'as tué ? demanda-t'il

– Allons, pour qui me prends-tu ? Non, je n'ai fait que lui ordonner de se tuer. »

Ce qui était encore bien pire.

« Qu'espères-tu accomplir ainsi ? demanda Myst Nail en fronçant les sourcils.

– Je pense qu'il est préférable que nous sachions de quoi les chevaliers sont réellement capables.

– N'est-ce pas cruel ? intervint Hane Lath. On dirait que tu n'as aucune considération pour tes chevaliers. Ce n'est pas parce que tu en as quatre que tu peux te permettre de les traiter ainsi ! »


Shao Paï lui lança un sourire dépourvu de toute chaleur. Depuis sa libération, la reine des déesses profitait de la moindre occasion pour la dénigrer devant les autres dieux. Elle ne l'attaquait pas directement ou trop hostilement, mais ses sous-entendus étaient clairs pour tout le monde.

« Il n'y a pas eu de cruauté, expliqua Shao Paï. Je vous l'ai dit, Éland s'est proposé de lui-même. Je dirais même qu'il a fortement insisté, n'est-ce pas ? »

Elle se tourna vers ses chevaliers. Bien que blême, Vanien hocha la tête sans un mot.

« Et puis, reprit Shao Paï, je vous rappelle que j'ai déjà testé la réincarnation avant lui alors ce n'est pas comme si je l'avais envoyé vers l'inconnu. S'il est vrai que les chevaliers peuvent se réincarner comme nous, alors tout ira bien pour lui.

– À ce propos, intervint Bel Then pour dissiper la lourde atmosphère, je me suis toujours demandé : comment es-tu morte ? »


La déesse prit une gorgée d'eau.

« Eh bien en fait... j'ai voulu me rendre sur la lune.

– Quoi ?! » s'écrièrent les dieux présents.

Shao Paï prit un air penaud.

« À force de la voir dans le ciel toutes les nuits, ça a fini par m'intriguer. Je me demandais si des gens vivaient là-haut, à quoi ça pouvait bien ressembler, où allait-elle quand il faisait jour et ainsi de suite. Un soir j'ai tenté le coup : je me suis transportée vers la lune.

– Et alors ? s'enquit Bel Then, suspendu à ses lèvres. C'était comment ?

– Aucune idée, je suis morte dès mon arrivée.

– On t'a attaquée ? s'inquiéta Myst Nail.

– Non, il n'y avait personne en vue... pour ce que j'ai pu en voir.

– Alors qu'est-ce qui t'a tuée ? »


La déesse prit le temps de la réflexion.

« Plusieurs choses, je crois. D'abord, il n'y avait pas d'air. Impossible de respirer. Ensuite, il faisait froid, très froid. Et pour finir, il y avait cette terrible pression. Je pense que mon corps a aussitôt explosé... ou implosé, je n'ai pas vu de grande différence. Ça ne m'a pas donné envie de recommencer de si tôt.

– C'était douloureux ? demanda Kali Ness, une belle déesse au teint pâle, aux yeux bleus acier et aux longs cheveux noirs.

– Ce fut très rapide, je n'ai pas senti grand-chose.

– Et après, comment as-tu su ce qu'il fallait faire pour te réincarner ? »


Elle leur sourit d'un air rassurant.

« C'est très instinctif. Vous n'avez pas à vous en faire si cela vous arrive un jour. C'est comme si on volait, puis on trouve une mortelle et on crée un embryon en elle. On s'y installe et pendant neuf mois, c'est comme si on dormait. Juste après l'accouchement, on se réveille et on peut ensuite accélérer notre croissance pour redevenir adulte en un clin d'œil.

– Mais alors, reprit Bel Then, tu as des parents mortels ? »

Shao Paï croisa les mains en soupirant.

« On peut voir les choses comme ça. En fait on a juste une mère qui nous porte pendant la gestation. Le père n'intervient pas, il n'y en a même pas besoin ! Après la naissance... Pour ma part, les parents faisaient partie de mes adorateurs les plus fidèles alors ils ont été honorés d'avoir été choisis pour ma renaissance. Ils sont morts depuis longtemps maintenant mais même de leur vivant, je ne me sentais pas plus attachée que cela à eux. Psychologiquement nous restons les mêmes. Ce serait peut-être différent si j'avais choisi de ne pas accélérer ma croissance et de les laisser m'élever... Ce sera une expérience à tenter.

- Plus tard, intervint Myst Nail. Tu as déjà bien d'autres expériences en cours. »

Elle lui lança un regard moqueur.

« Rabat-joie, » critiqua-t'elle.


Hane Lath en profita pour intervenir :

« C'est donc comme ça que tu as changé d'apparence. On peut donc prendre l'apparence que l'on veut en changeant de corps ?

– C'est ce qui s'est passé pour moi, biaisa la déesse. Si tu veux en être certaine, il faut que tu essaies toi-même. »

Vu la tête de Hane Lath, cela ne la tentait pas du tout.

« Mmm, pourquoi changer ? éluda la reine des déesses. On est très bien comme on est !

– C'est bien si tu penses comme ça, Hane Lath, répondit Shao Paï en lui lançant un regard compatissant. Mais il faut parfois tenter de nouvelles aventures.

– Comme aller sur la lune ? » railla la déesse.

Le visage de son interlocutrice s'illumina.

« Mon prochain essai sera le soleil ! Cette fois je suis sûre qu'il fera très chaud alors je prendrai mes précautions ! »

Il était impossible de savoir si elle était réellement sérieuse. En tout cas la conversation fut efficacement dirigée vers un autre sujet que la mort d'Éland.


~*~


Quand la soirée s'acheva et que les dieux commencèrent à partir, Myst Nail s'approcha de Shao Paï et lui fit à voix basse :

« Reste un peu, j'ai à te parler. »

Il se trouva qu'Hane Lath était à proximité et qu'elle entendit tout. Son visage se durcit.

« Puis-je rester aussi ? Ou bien est-ce une conversation privée ? »

Myst Nail la fixa un moment puis...

« Bien sûr que tu peux rester. »

Avec un hochement de tête satisfait, la reine des déesses s'assit sur le canapé. Shao Paï prit place en face d'elle. Les deux femmes se dévisagèrent en silence. Sentant la tension dans l'air, Myst Nail s'installa sur le fauteuil entre les deux avec un soupir. Il leur servit à chacune un verre de vin, sans s'oublier. Il pressentait qu'il en aurait bien besoin avant la fin de leur conversation.


« Bon, fit-il pour briser le silence. Shao Paï, tu peux m'expliquer pour quelle raison tu t'es subitement lancée dans les expériences ?

– Voyons, Myst Nail, j'ai toujours aimé les expériences. Il faut dire que je m'ennuie tellement ici. Tu préférerais que je m'amuse avec les autres dieux ? »

Hane Lath soupira bruyamment. Quant à Myst Nail, il choisit de ne pas répondre à cela.

« Dans combien de temps ton chevalier sera-t'il réincarné ?

– Je l'ai dit, cela devrait prendre neuf mois. Je le sentirai quand il voudra accélérer sa croissance, vu qu'il va utiliser mon pouvoir. »


Elle n'avait pas aimé découvrir le fait que les chevaliers pouvaient faire appel à une partie de ses pouvoirs à travers le lien qui existait entre eux. En plus de les espionner, les chevaliers lui apparaissaient depuis comme des sangsues.

« Je me demande si mes autres chevaliers ne vont pas aussi ressentir sa réincarnation... »

Elle leva les yeux vers Alinda et Vanien qui ne purent répondre, étant donné que le cas ne s'était encore jamais produit. Shao Paï soupira.

« C'est ça le souci quand on tente de nouvelles expériences : on ne sait pas comment les choses vont se passer. Mais bon, cela pourra toujours s'avérer utile par la suite.

– Et ton chevalier reviendra tout seul ? s'enquit Myst Nail.

– Je ne vois pas ce qui l'en empêcherait, éluda la déesse.

– Mmm. »

Le roi des dieux ne semblait pas trop convaincu. Évidemment, il ne pouvait pas savoir que Shao Paï avait donné à Éland l'ordre de ne pas revenir.


« Autre chose, reprit Myst Nail en changeant de sujet, y a-t'il un danger quelconque qui nous menace ? »

Pour le coup Hane Lath le regarda à deux fois. Shao Paï quant à elle plissa le front.

« Qu'est-ce qui te fait penser ça ?

– Je ne sais pas... Tu t'intéresses soudain à la réincarnation des chevaliers, tu expliques aux autres dieux comment faire, tu les encourages même à tenter à leur tour... J'ai l'impression que tu veux nous préparer à une menace à venir. Tu redoutes quelque chose de précis ? »

Shao Paï s'enfonça dans le sofa en expirant.

« Eh bien, aucun de vous n'a encore changé de corps que je sache, et cela va faire bientôt mille ans. Vous ne vous êtes jamais demandé combien de temps pouvait durer votre corps ?

– Il durera aussi longtemps que nous le voudrons. »

Mais il ne semblait pas trop sûr de lui.


Shao Paï haussa les épaules.

« Libre à vous mais qu'est-ce qui te semble le mieux : avoir un corps tout neuf ou bien dépenser de l'énergie à maintenir en vie un ancien corps qui a déjà fait bien plus que son temps ?

– Là, tu recommences ! nota Myst Nail avec une pointe d'agacement.

– Moi ? »

Shao Paï était l'innocence incarnée.

« Tu parles d'économiser notre énergie comme si nous allions en avoir besoin pour autre chose... comme nous défendre. »

La déesse secoua la tête.

« C'est toi qui interprètes mes paroles comme bon te semble. Alors demande-toi plutôt quelle menace tu crains. »


De son côté, Hane Lath observait la joute verbale en silence.

« C'est donc ce ça dont vous parlez quand vous êtes seuls ? s'étonna-t'elle.

– Bien sûr, tu croyais qu'on parlait de quoi ? » fit Myst Nail en haussant un sourcil.

Shao Paï battit des mains.

« Oh je sais ! Elle pensait qu'on allait dire du mal des invités. C'est pour ça qu'elle a tenu à rester. »

Malgré elle Hane Lath sourit. Non, ce n'était pas du tout ce qu'elle avait craint. Depuis la libération de Shao Paï, Myst Nail et Hane Lath n'avaient toujours pas repris leur vie commune. Ce n'était pas faute pour Hane Lath d'essayer mais son époux semblait entièrement concentré sur Shao Paï.


Elle soupçonnait fortement une aventure entre les deux mais n'avait jamais pu les prendre sur le fait. Quand elle observait leurs interactions, elle ne voyait rien de romantique ou de trop distant. Ils ressemblaient à... de proches amis. Cela dit, elle pouvait toujours se tromper. Jusqu'à ce qu'elle soit entièrement sûre, Shao Paï restait à ses yeux une rivale potentielle et elle ferait tout ce qu'il faudrait pour l'éliminer. Personne ne lui prendrait jamais son Myst Nail.

« Je suis seulement surprise, » reconnut-elle en prenant une gorgée de vin.


C'était une conversation très... professionnelle. À part les piques qu'ils se lançaient — ce qui n'était absolument pas le genre de Myst Nail d'ordinaire — cela ressemblait étonnamment à une conversation entre deux souverains. Hane Lath tiqua : c'était elle la reine des déesses alors il était temps d'affirmer sa position face à sa rivale.

« Alors, Shao Paï, fit-elle, quelle est cette menace que tu crains ? »

L'autre déesse manqua de s'étouffer tandis que Myst Nail contemplait sa compagne d'un air agréablement surpris. Hane Lath se sentit fière d'elle : elle avait choisi le bon chemin pour reconquérir son époux.

« Bon, fit Shao Paï en les fixant tour à tour, puisque vous vous liguez contre moi... »


Elle prit un moment pour choisir par où commencer.

« Hum... je suppose que vous ne vous êtes jamais vraiment intéressés à ce que les mortels pouvaient écrire sur nous, je me trompe ? »

Hane Lath haussa les épaules.

« Ils écrivent plein d'histoires extravagantes qui ne se sont jamais produites, répondit-elle.

– Le grand prêtre m'avait montré leurs livres sacrés. Si certains récits sont inspirés d’événements vrais, ils comblent les trous avec leur imagination débordante, renchérit Myst Nail. On ne peut pas se fier à ce qu'ils disent.

– Vraiment ? murmura Shao Paï avec un sourire secret. Pourtant j'ai trouvé dans des livres anciens des références à notre venue, et ces livres ont été écrits... plusieurs siècles avant notre arrivée ! »


Le roi des dieux lui lança un regard troublé.

« Tu en es sûre ? Les mortels ne vivent pas longtemps, leur datation n'est pas des plus précises.

– Crois-moi, ces livres étaient plus vieux que nous.

– Et ça parlait vraiment de nous ? s'étonna Hane Lath. Ou bien c'était sur des dieux en général ?

– Il y avait bien quelques inexactitudes mais pour l'essentiel ça parlait vraiment de nous. Certains de nos noms étaient clairement écrits. C'est comme ça que j'ai pu monter mon culte aussi facilement : la graine avait déjà été semée bien avant que nous apparaissions dans cette tempête au beau milieu du désert. »


Cette nouvelle fut accueillie par un silence profond. Myst Nail plissa les yeux.

« J'aimerais bien voir ces ouvrages, » fit-il.

Shao Paï haussa les épaules.

« Malheureusement je n'ai aucune idée de l'endroit où ils peuvent se trouver en ce moment. Ils étaient pour la plupart écrits sur des peaux de bêtes mais certains étaient gravés sur des tablettes de pierre. Cela se conserve très mal ou bien c'est trop fragile. J'avais un exemplaire plus robuste dans mon temple principal mais puisque cela fait un siècle que je ne m'y suis plus manifestée... Tiens, je me demande même si j'ai encore des fidèles... »

Myst Nail secoua la tête.

« Après notre guerre contre les prêtres et l'empire d'Al Kairo, je doute qu'un seul d'entre nous ait encore un culte.

– À quoi nous sert l'adoration des mortels, de toute façon ? rétorqua Hane Lath de façon désinvolte. Nous n'avons pas besoin d'eux pour exister ! »

Shao Paï soupira. C'était un autre point de désaccord entre elle et le reste des dieux.


« Quoi qu'il en soit, reprit-elle, je dis juste que les mortels peuvent parfois pressentir les choses et que nous ne devrions pas négliger le moindre avertissement. »

Le seul dieu de la pièce se redressa dans son fauteuil.

« Parce qu'il y a eu des avertissements ?

– Plusieurs, en effet, répondit Shao Paï en buvant un peu de vin. Quelques décennies avant notre confrontation, de nouveaux livres ont commencé à circuler secrètement. On y faisait mention de "nouveaux dieux" qui seraient plus proches des mortels et qui vaincraient les "dieux antiques" enfermés dans leur tour de Babelhu. »


Hane Lath retint son souffle, les yeux écarquillés. Myst Nail resta figé.

« Bien entendu j'ai recherché la provenance de ses ouvrages, poursuivit Shao Paï. Pour la plupart, c'étaient des fous délirants qui ne savaient même pas écrire : des scribes se trouvaient à leurs côtés pour reprendre religieusement leurs divagations en les structurant. L'un d'eux a même dû être enchaîné car il se lacérait le visage en permanence durant ses crises. Ces "prophètes" comme les appellent les mortels ne me semblaient pas vraiment fiables jusqu'au jour où... »

La voix de la déesse mourut. Elle secoua la tête puis reprit :

« J'ai rencontré l'un d'eux, moins fou que les autres. Il prenait ses propres notes et ne faisait aucune crise. Il m'a dit que c'était parce qu'il avait pleinement accepté la force qui s'exprimait par son intermédiaire et qu'il s'en remettait entièrement à elle. »



Intriguée, Hane Lath demanda :

« C'est pour ça qu'il t'a impressionné ?

- Non, c'est parce que dès mon arrivée il m'a reconnue et... quelque chose en lui s'est adressé à moi. »

La déesse releva les yeux et fixa Myst Nail avec insistance.

« C'était une force qui me connaissait et au fond de moi je la connaissais aussi. J'y ai vu la vérité incontestable et je n'ai plus jamais mis en doute ces prophéties. »

Myst Nail tiqua, passablement troublé. Il ouvrit la bouche pour poser une question mais se ravisa aussitôt. Il se passa une main sur le visage, secoué.


Au bout d'un moment, il résuma la situation.

« Bon, alors comme ça d'autres dieux vont venir et nous allons devoir nous battre contre eux, c'est ce que tu penses ? »

Shao Paï baissa les yeux.

« C'est ce que je redoute, avoua-t'elle. Sauf si de nouvelles prophéties sont apparues ce dernier siècle, mais je n'ai aucun moyen de le savoir en restant ici. »

Myst Nail secoua la tête.

« Inutile d'insister, fit-il, c'est toujours non. Tu ne quitteras pas cet endroit à moins d'avoir convaincu un autre dieu de t'accompagner. »

Le regard noir de la déesse fut parcouru d'un éclair.

« Arrête d'être aussi borné ! lança-t'elle. Pourquoi insistes-tu autant pour que je reste ici ? »


La question intéressait également Hane Lath car jusque là son époux s'était toujours dérobé pour lui répondre. Il ne fit pas exception à la règle ce soir là.

« Parce que c'est ici que nous sommes, fit-il d'un ton définitif. Les dieux restent ensemble. »

Shao Paï soupira, écœurée.

« Tu n'as pas fait autant d'histoire quand je suis partie la première fois, nota-t'elle.

- Mais il t'a fallu mille ans pour revenir, répliqua le dieu en la regardant droit dans les yeux. Mille ans. As-tu idée comme ce fut long ? »

La déesse ne sut que dire. Elle détourna les yeux et se tut.


« Écoute, fit-elle au bout d'un long moment, et si je promets de...

- Non. »

Il ne la laissa même pas finir. Frustrée, elle soupira bruyamment et se leva.

« Mais à ce rythme, les nouveaux dieux auront tout le temps d'envahir le monde ! Le temps que j'arrive à bouger un seul des moutons que tu as si bien parqués ici, nous aurons entièrement disparu de la mémoire des hommes !

– Alors disparaissons de leur mémoire ! lança-t'il avec humeur. Comme l'a dit Hane Lath, nous n'avons pas besoin d'eux pour exister. »

Ravie qu'il l'ait citée, la reine des déesses se retint de pavoiser.


« Le seul problème, reprit Shao Paï, c'est que je suis certaine que les nouveaux dieux ne se contenteront pas de nous laisser en paix. Personne de sensé ne laisserait des rivaux potentiels en vie.

– Ces nouveaux dieux ne sont pas encore là, remarqua Myst Nail, et rien ne prouve qu'ils viendront vraiment.

– Ils viendront, affirma Shao Paï. Tu peux refuser de voir la vérité en face tant que tu le voudras mais je sais qu'ils viendront. Je le sens au plus profond de moi. »

Cet argument sembla atteindre son but. Myst s'agita dans son fauteuil.


Hane Lath les contempla tous les deux et réalisa que, bien que chacun voulait aller dans le sens de l'autre, seule leur fierté les empêchait d'agir comme il le fallait. C'était Myst Nail qui avait imposé à Shao Paï de rester vivre à Babelhu et même si Hane Lath ne comprenait pas les raisons de son époux, elle comprenait qu'il ne reviendrait jamais en arrière. Il avait laissé une échappatoire à l'autre déesse mais ne ferait rien de plus. Quant à Shao Paï, elle ne trahirait jamais sa parole mais face à une menace potentielle, elle n'aurait sans doute pas d'autre choix. Hane Lath soupira. La solution était simple pour elle ; elle n'avait qu'à se dévouer.

« C'est bon, fit-elle soudain, je vais accompagner Shao Paï à l'extérieur. »


Les deux autres dieux la fixèrent avec stupéfaction.

« Tu... tu peux répéter ? bafouilla Shao Paï.

- N'aie pas l'air si surprise, je suis déjà sortie une fois pour te voir, pas vrai ? Et puis je ne fais pas ça pour te rendre service. Si les nôtres sont en danger, il est de mon devoir en tant que souveraine de tout faire pour les protéger. Te permettre de sortir afin de te renseigner sur ces nouveaux dieux fait partie de mes devoirs. »

Shao Paï lança un coup d'œil à Myst Nail, attendant son verdict. Ce dernier fixa Hane Lath avec un mélange de fierté et de gratitude qui fit monter le rouge aux joues de sa compagne.


« Je suis d'accord, fit-il finalement. Mais vous ne partirez que dans la journée : retour ici dans la soirée. Et bien entendu, vos chevaliers vous accompagneront.

– Bien entendu, » railla Shao Paï.

Mais dans le fond elle exultait. Elle ne pouvait cacher son plaisir de quitter Babelhu même si ce n'était que pour une journée. C'était déjà mieux que rien. Par contre elle devait se méfier d'Hane Lath. La déesse aux yeux verts venait de prouver qu'elle pouvait se montrer retorse et saisir une opportunité quand elle en voyait une. Shao Paï allait devoir mettre certaines choses au point avec elle si elle ne voulait pas que cela se termine en guerre ouverte.

« Zut, songea-t'elle tout à coup, si j'avais su que je pourrais sortir aussi rapidement, je n'aurais pas demandé à Éland de se tuer. Bah tant pis, ce qui est fait n'est plus à faire. Et puis ce n'est pas comme s'il pouvait m'en vouloir.. »


~*~


Éland poussa un soupir de découragement en entendant cette histoire. Bizarrement cela ne l'étonnait pas trop.

« Je suppose qu'il n'est pas possible de changer de maîtresse ? »

Murio lâcha un rire bref.

« L'herbe paraît toujours plus verte de l'autre côté de la rivière.

– Hein ?

– Tu crois que ton maître est le plus terrible mais les dieux ne sont pas toujours simples à servir. Nous devons nous adapter à toutes leurs exigences et subir leurs pires humeurs.

– Mais ton maître ne t'a jamais demandé de mourir ! se plaignit Éland.

– Bien sûr que si. Il m'a plusieurs fois envoyé à la mort et je sais qu'il le fera encore. »


Éland lui lança un regard surpris. Murio haussa les épaules et reprit d'un ton doctoral :

« Un chevalier se doit de servir son maître sans penser à lui-même un seul instant. Tu n'arrêtais jamais de dire cela. Nous sommes entièrement dévoués aux dieux quoi qu'ils puissent penser de nous.

– Tu reconnaîtras quand même que Shao P... ma maîtresse est difficile à servir. Elle a un vrai caractère de cochon ! Même ma grande-sœur me paraît sympathique en comparaison... »

L'autre chevalier eut un sourire indéchiffrable.

« Parce que tu penses que mon maître est mieux ?

– Ben... »

Éland n'en dit pas plus, ce qui était une réponse en soi.


Le visage de Murio s'assombrit.

« Mon maître a aussi ses humeurs. Tout comme maître Shao Paï, il ne nous fait pas entièrement confiance même s'il ne le manifeste pas aussi ouvertement. Je pense qu'il cache des informations importantes sur le passé des dieux. En plus depuis quelques temps, son tempérament est plus volatile que d'ordinaire. Tout ça à cause de ton maître, en vérité.

- Mon m... tu veux dire, ma maîtresse ? À ce propos, pourquoi tu parles toujours d'elle au masculin ? Ça me perturbe.

– Mmm, c'est sans doute parce qu'il a été un homme ces deux dernières vies. J'ai été assez surpris de le revoir en femme et je ne m'y suis pas encore habitué. »


Les yeux d'Éland s'écarquillèrent au fur et à mesure de la réponse de son collègue. Il chercha sur son visage un quelconque signe de plaisanterie, mais ne trouva rien.

« S... sérieux ?! mais dans ses récits, c'est toujours une femme ! Et puis là c'est vraiment une femme ! Je veux dire... pas moyen de l'imaginer en homme !

– Personne n'y croyait non plus lorsqu'il est apparu pour la première fois en homme. Ça a même causé un certain scandale vis-à-vis de maître Hermaphrodite. Mais les dieux ont fini par s'y faire car maître Shao Paï fait vraiment très masculin... quand il est en homme.

– Mais... mais... »


À court de mots, le jeune homme secouait la tête sans pouvoir y croire. Soudain il leva des yeux affolés.

« Mais... et moi ? et les autres ? est-ce qu'on a aussi.. changé...

– Non, répondit Murio en le prenant en pitié, vous êtes restés les mêmes qu'au premier jour. Nous autres chevaliers n'avons pas le pouvoir de changer notre apparence. »

Infiniment soulagé, Éland se rassit dans sa chaise en bois.

« C'est quand même une histoire de fou, marmonna-t'il. Et dire qu'il y a à peine quelques jours, tout allait bien pour moi...

– Tu réagis comme un mortel parce que tu n'as pas retrouvé tes souvenirs, expliqua Murio en tapotant la table du bout des doigts. Pour nous autres, c'est notre quotidien. »

Éland termina sa chope, ne sachant que dire. Murio fit de même avant de se lever.

« Je te ramène à Olympias avant que maître Shao Paï ne se rende compte de ton absence. Évite quand même de mentionner que tu m'as vu, il n'apprécierait pas du tout.

– Je tiendrai compte de ton conseil, » soupira Éland peu désireux de s'attirer les foudres de sa maîtresse.

Les chevaliers partirent en laissant les deux pièces d'or sur la table — une fortune juste pour deux bières — mais c'était facile de se montrer généreux quand on se contentait de créer l'argent.






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