Chapitre 46

Sang Xinghe baissa les yeux sur le jeune homme qui était en train de lui mordre le bras. Le loquet à l'arrière du masque de Shen Jue avait dû se défaire à un moment, voilà pourquoi Sang Xinghe devait subir cette morsure. Sous son angle de vue, il ne pouvait voir qu'un côté du visage de l'autre personne, pâle comme le jade.

Il y avait également un fin duvet sur son visage qui donnait un peu de chaleur à l'ensemble à la lueur des bougies.

Shen Jue mordit jusqu'à en avoir mal aux mâchoires puis il lâcha alors Sang Xinghe. Il retint d'une main le masque sur son visage puis se tourna vers l'autre homme. Sang Xinghe se retrouva examiné par Shen Jue un moment quand soudain une main lui couvrit les yeux. Cette main était glaciale, tout comme la température corporelle de son propriétaire.

Puis cette main se retira et Sang Xinghe se retrouva avec le masque sur son visage.

Shen Jue attacha le masque sur le visage de l'autre homme puis saisit sa main pour que l'autre homme tienne correctement le masque.

Sang Xinghe était extrêmement intelligent et il comprit aussitôt le sens des actions de Shen Jue. Ce dernier ne voulait pas qu'il le voie en train de s'habiller, alors il devait se couvrir les yeux. Les lèvres de Sang Xinghe frémirent légèrement sous le masque et comme il l'avait deviné, le bruissement de tissu parvint à ses oreilles.

Il s'assit à même le sol et tint le masque en cuivre d'une main, ses longues jambes légèrement repliées devant lui. Ses vêtements blancs ne pouvaient pas dissimuler son charme tempéré et raffiné.

Sang Xinghe était né avec une peau splendide mais il ne s'en était jamais soucié, tout comme il n'avait jamais prêté attention à l'apparence des autres. À ses yeux, que les gens soient beaux ou laids, ce n'était tous que de la peau sur des os.

Quant à ce jeune homme en face de lui, il n'avait jamais entendu le son de sa voix, ne connaissait pas son nom et pourtant ils avaient déjà couché ensemble deux nuits. Malgré ça, il n'avait toujours pas vu à quoi il ressemblait. Quand il avait repris conscience la dernière fois, il n'avait jeté qu'un regard pour voir l'apparence de l'autre.

Cependant à l'époque, le visage de Shen Jue avait été enflé et ses cheveux étaient détachés. Du coup, Sang Xinghe n'avait pas vraiment vu s'il était beau.

Ce n'était pas lui qui avait blessé Shen Jue au visage pourtant il savait que Shen Jue l'avait accusé de tout. Cela ne le dérangeait pas trop. Quand il était dans sa secte, il avait souvent aidé ses disciples juniors en portant le chapeau. Il avait donc l'habitude.

Toutefois la réaction de l'autre jeune homme semblait indiquer une chose : il n'aimait pas plus cela que lui. Et même en se basant sur la force avec laquelle il l'avait frappé, ce n'était pas qu'il n'aimait pas ça mais c'était carrément du dégoût.

Il y avait donc de fortes chances que ce jeune homme soit forcé par Yu Ci.

En songeant à Yu Ci, une lueur de dégoût passa dans les yeux de Sang Xinghe.

En fin de compte, le jeune homme et lui étaient tous deux à plaindre.

Tandis que Sang Xinghe songeait à cela, un bout de tissu atterrit soudain sur sa tête. Puis une petite main froide passa dessous et retira brusquement le masque de son visage.

Une fois le masque retiré, Sang Xinghe eut droit à un coup de pied.

Quand il arracha le tissu de son visage, il ne put voir que le dos de Shen Jue qui s'enfuyait en courant.

Il baissa les yeux sur l'endroit où il venait de se faire frapper et prit un air las et impuissant.

Ce petit gars avait vraiment la rancune tenace : il l'avait frappé exprès là où Sang Xinghe venait de se faire mordre.

Dans la pièce latérale, Shen Jue se hâta de quitter le Pavillon de l'Eau Changeante en tenant son masque. Après seulement quelque pas, il vit quelqu'un devant lui.

L'homme était vêtu tout de blanc, les bras croisés, et il se retourna dès qu'il entendit du bruit.

C'était le gardien gauche.

Le gardien gauche était l'une des deux seules personnes de toute l'Île des Dix Absolus qui aimait s'habiller de blanc, l'autre étant Sang Xinghe. Avant la venue de Sang Xinghe, de toute l'île seul le gardien gauche portait des vêtements blancs.

Il vit que Shen Jue tenait le masque d'une main et haussa un sourcil.

Shen Jue s'arrêta en le voyant puis s'approcha lentement de lui. Après un moment, il retira son masque.

Le gardien gauche jeta un regard au masque dans la main de Shen Jue et fit :

« Comment le loquet a-t'il pu s'ouvrir ? »

Shen Jue cligna des yeux et posa le masque dans la main du gardien. Il tendit ensuite sa paume gauche et écrivit dessus de sa main droite.

Le clair de lune était un peu sombre à cette heure. Le gardien gauche dut regarder attentivement pour parvenir à lire ce qu'écrivait le jeune homme.

Il disait que le loquet avait été cassé par Yu Ci.

Le gardien gauche savait que Yu Ci était parti pour le Pavillon de l'Eau Changeante mais il était déjà trop tard quand il l'avait appris.

Quand il s'était précipité au Pavillon, il avait croisé Yu Ci. Le regard de l'autre homme était le même que lorsqu'il tuait.

Le gardien gauche garda les yeux fixés sur Shen Jue un bon moment puis fit d'un ton gracieux :

« Tu te rappelles de ce que je t'ai dit ? »

En cet instant, les lèvres de Shen Jue étaient rouges comme teintées par le suc de fleurs écrasées, son visage avait une touche encore plus attirante qu'avant et même la manière dont il se tenait debout indiquait ce qu'il venait de vivre. Il parut prendre peur aux paroles du gardien gauche. Il baissa aussitôt la tête et se tordit nerveusement les doigts.

Le gardien gauche lui avait dit que si Sang Xinghe voyait son visage, alors il serait inutile de le garder en vie.

Shen Jue se mordit les lèvres et releva aussitôt la tête pour la secouer devant le gardien gauche. Ses yeux étaient remplis d'anxiété et il se dépêcha d'écrire quelque chose sur sa paume.

Le gardien gauche baissa les yeux pour voir ce qu'il écrivait. Shen Jue était si paniqué que son écriture était de plus en plus confuse. Le gardien gauche eut beau se concentrer, il ne put que distinguer quelques mots. Quand il fut sur le point de parler, il vit Shen Jue ouvrir de nouveau la bouche.

Le jeune homme voulait parler et expliquer au gardien gauche mais il ne put émettre que des ah.

Ce son était vraiment horrible.

Shen Jue parut en prendre conscience à son tour et après quelques cris, il referma la bouche.

Ses magnifiques yeux bleus convoyèrent de la honte, de la frustration et du désespoir. Il ne regardait plus le gardien gauche mais lui prit le masque des mains. Il le contempla un moment avant de subitement le jeter sur le côté.

Le mouvement brusque de Shen Jue fit tressaillir le gardien gauche qui vit les yeux du jeune homme devenir rouges.

Le gardien gauche fronça les sourcils. À vrai dire, il avait eu toujours horreur de voir les hommes pleurer. Les hommes n'étaient pas comme les femmes, alors ça ne servait à rien de pleurnicher quand quelque chose allait mal. Toutefois un corps de Soie Céleste mâle ne pouvait pas vraiment être considéré comme un homme ordinaire, ils étaient maudits dès leur naissance.

Il savait que les corps de Soie Céleste étaient choyés et gâtés depuis l'enfance. Les sectes et les familles qui les élevaient prenaient soin d'eux comme des fleurs les plus délicates. Le corps de Soie Céleste qui lui faisait face devait être pareil, il avait grandi en se faisait dorloter. Une fois arrivé sur l'Île des Dix Absolus, non seulement il avait été déchu de son statut mais il avait subi une série d'abus.

Franchement, le gardien gauche se disait qu'à sa place, il se serait déjà suicidé depuis longtemps. Qui pouvait supporter une vie pareille ?

Coucher avec un inconnu, forcé de devenir muet, en plus il devait porter un masque en permanence. Si le masque tombait, il mourrait.

Le gardien songeait que si quelqu'un osait lui faire subir ça, il irait sans aucun doute massacrer la famille de cet homme pour apaiser sa haine.

Quand on voyait les choses comme ça, il se disait que les petites crises et pleurnicheries de Shen Jue n'étaient pas si insupportables que ça.

« D'accord, c'est bon pour cette fois mais que cela ne se reproduise plus, murmura le gardien gauche avant de prendre un mouchoir propre de sa manche pour le tendre à Shen Jue. Ressuie ton visage, je vais te raccompagner en bas. Ce masque ne vaut rien. Je t'en donnerai un meilleur demain. »

Shen Jue ne prit pas le mouchoir tendu par le gardien gauche mais se tourna et descendit le long du sentier.

Le gardien gauche se gratta le nez avec embarras, puis il se contenta d'envelopper le masque brisé par terre avec son mouchoir.

Il ne pouvait pas laisser Yu Ci découvrir cela, sinon ce dernier deviendrait encore plus fou.

Marchant plus loin, dès que Shen Jue avait tourné le dos, son visage avait repris son expression indifférente. L'envie de meurtre était bien cachée dans l'océan bleu serein de ses yeux et sous l'armure faible se cachait un cœur glacé.

En voyant Shen Jue marcher si vite, le gardien gauche supposa qu'il était encore fâché alors il ne le rattrapa pas mais le suivit plus lentement.

Shen Jue ne résidait pas au Pavillon de l'Eau Changeante et ne vivait plus dans sa maison d'origine. Le gardien gauche avait prévu une autre cour pour qu'il y réside seul.

Shen Jue retourna donc dans sa maison et prit un bain chaud pendant une heure. Il se frotta le corps jusqu'à ce que sa peau devienne rouge et seulement ensuite, il retourna à sa chambre pour dormir. À moitié endormi, il ouvrit subitement les yeux.

Il y avait quelqu'un assis près de son lit et cela faisait un moment. Il le regarda attentivement.

Comme l'homme était à contre-jour, Shen Jue ne put voir clairement son visage mais il pouvait dire en se basant sur son aura que cet homme était un maître en arts martiaux.

« Tu es réveillé, » fit soudain l'homme.

Shen Jue reconnut la voix du nouveau venu : c'était Yu Ci.

Shen Jue ne put s'empêcher de reculer un peu. Yu Ci était quelqu'un d'extrêmement jaloux, sinon il n'aurait jamais forcé Sang Xinghe à le tuer dans les autres vies. C'était juste que Yu Ci refusait de l'admettre mais à un moment, pendant qu'ils vivaient tous les deux à l'écart du monde, dès que quelqu'un parlait à Sang Xinghe, Yu Ci allait tuer cette personne en cachette plus tard.

Shen Jue ignorait si Sang Xinghe avait été au courant de cela mais c'était certainement le cas. Après tout, l'amant qui dormait à côté de lui sortait souvent la nuit avant de revenir en douce. Comment Sang Xinghe, qui avait toujours été intelligent, aurait pu ne pas s'en rendre compte ?

Depuis que Sang Xinghe l'avait protégé de Yu Ci l'autre nuit, cela lui avait certainement valu la haine de Yu Ci.

Shen Jue ne put s'empêcher de tendre la main vers le couteau sous son oreiller. Il n'arrivait pas à bien dormir ici, il ne pouvait bien dormir qu'avec une arme près de lui mais il ne pouvait même pas se procurer une dague à présent. C'était le gardien gauche qui lui avait donné ce couteau car Shen Jue lui avait dit qu'il en avait besoin pour peler des fruits.

Si Shen Jue ne pouvait pas distinguer le visage de Yu Ci, ce dernier pouvait clairement voir ses mouvements.Sa cultivation était bien au dessus de celle de Shen Jue. Pour lui, les nuits étaient aussi claires que les jours.

Il vit donc le jeune homme fourrer sa main sous l'oreiller et le coin de ses lèvres s'étira avec mépris. Ce fichu nabot croyait pouvoir le blesser ?

À cette pensée, Yu Ci passa à l'action. Il saisit le cou de Shen Jue et le pressa fermement sous lui. Shen Jue eut mal et il tendit la main au-dessus de sa tête pour prendre le couteau. Toutefois avant qu'il n'ait pu attaquer Yu Ci, ce dernier lui arracha la lame des mains.

Yu Ci contempla le couteau qu'il tenait et il l'enfonça soudain dans l'oreiller, à un cheveu de l'oreille de Shen Jue.

Le regard du jeune homme se figea. Son corps resta tendu un moment puis relâcha soudain sa force, comme une huître dont on avait ouvert la dure coquille et qui exposait sa chair tendre à son agresseur, comme un animal qui montrait son ventre à un adversaire plus puissant pour exprimer son infériorité et sa soumission.

« Comme c'est aimable. C'est He Qiaoying qui t'a donné ce couteau. Ce gars aime les petites choses qui font semblant d'être dociles, murmura Yu Ci. Ce couteau peut trancher l'acier comme si c'était de la glaise. Ce cadeau que je lui ai fait autrefois, il te l'a donc donné. On dirait que tu sais vraiment jouer la comédie après tout. Non seulement tu as berné Sang Xinghe mais tu as aussi berné cet idiot de He Qiaoying. »

He Qiaoying était le nom du gardien gauche.

Le cou enserré, Shen Jue était incapable de respirer normalement. Il fut forcé de lever la tête et son visage devint peu à peu rouge sous l'effet de l’asphyxie.

Yu Ci contempla à loisir la situation périlleuse de Shen Jue un moment, puis quand il vit que ce dernier allait avoir les yeux révulsés, il libéra sa prise en reniflant de dédain.

Il saisit les longs cheveux dans le dos du jeune homme, le visage froid.

« Ton déguisement minable, ils n'arrivent pas à voir au travers. Tu crois que c'est parce que tu es si intelligent ou bien parce que c'est eux qui sont stupides ? »

Yu Ci sourit tout à coup après avoir dit cela. Il avait un visage presque féminin alors quand il souriait doucement, cela ne faisait qu'accentuer son côté féminin. Cependant Shen Jue ne put voir cela clairement et de toute façon, il n'aurait pas voulu voir ça.

« Qu'est-ce que tu as d'autre ? Et si tu me le montrais d'abord ? » fit Yu Ci en se penchant pour lui murmurer à l'oreille.

Shen Jue tourna légèrement la tête pour regarder l'autre homme. Leurs regards se croisèrent. Pendant un moment, le silence régna dans la chambre, on ne pouvait presque plus entendre leur respiration.

Au bout d'un long moment, Shen Jue retira doucement ses cheveux de la main de Yu Ci et remit lentement de l'ordre dans sa longue chevelure. Quand le grand Yu Ci manifesta un peu d'impatience, Shen Jue passa subitement à l'acte.

Il se tourna soudain et pressa Yu Ci sous lui. Un sourire ensorcelant ornait à présent son visage pâle comme la neige et ses lèvres rouges.

La parole à l'auteur :

Sang Xinghe : Pourquoi j'ai l'impression de porter un chapeau vert ?

Note de Karura : Le gardien gauche a enfin un nom ! Je commençais à me demander si je n'avais pas mal compris son titre.

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