Note de l'auteur :
À cette époque, les gens du peuple n'avaient que peu de droits, et les bâtards encore moins. D'où la situation de Nicu.
Partie Trois : Engouement
L'an de grâce 1460
Château Varga, Roumanie
Le regard de Vlad parcourut avidement le jeune homme qui se tenait devant lui. Mais c'était un noble expérimenté, capable de cacher ses vraies émotions lorsqu'il le fallait, aussi garda-t-il sa voix et son expression neutres. Seul le garçon lui- même sembla remarquer que l'intérêt du prince était plus que de la curiosité, et c'était seulement un doute.
« La dame Elizabeta chante tes louanges, Calugarul. Elle te considère comme un artiste avec la plume. »
Un autre regard affectueux vers la jeune femme fit que la main de Vlad se resserra sur son verre.
« La dame est bonne et généreuse. J'aime à croire que j'ai un peu de talent.
– Elle dit que tu ne fais pas que retranscrire. Non seulement tu copies ce que tu vois mais tu peux aussi écrire pour exprimer tes propres pensées. »
La rougeur du jeune homme s'accentua mais il semblait plus angoissé qu'embarrassé, et Vlad comprit pourquoi lorsque son hôte lança sèchement :
« Avec le prix du parchemin de nos jours ? J'espère bien que non ! Je ne vais pas gaspiller du bon papier pour les méandres d'une couille molle Le terme "couille molle" était utilisé pour insulter un lâche, quelqu'un qui rechignait à 'agir comme un homme' (1) ! Quel genre de pensées peut-il bien avoir qui méritent d'être retranscrites et conservées ? Comment ose-t'il gaspiller son temps et mes fournitures pour de telles absurdités ? »
Le jeune homme était pâle à présent et Vlad vit que ses poings étaient serrés à ses côtés, presque cachés par sa bure élimée.
Tu ne t'es donc pas fait encore une carapace, mon garçon. Le vieux phacochère peut toujours te blesser avec ses mots.
Le seigneur Varga continuait :
« Tu n'as pas encore commis une telle idiotie, hein, mon garçon ? J'espérais que ta dernière correction t'aurait appris ton erreur. »
Vlad lança un regard acéré au vieil homme. Oui, les serviteurs étaient battus lorsqu'ils désobéissaient ou qu'ils gâchaient les ressources de leur maître. Mais ça... Même si cet homme était du genre à élever ses enfants à la baguette, cela semblait un peu sévère pour quelques feuilles de papier.
Nicolae baissa à nouveau les yeux et il y avait un tremblement à peine discernable dans sa voix.
« Non, Tia Maria. Je n'ai pas oublié. »
Ses épaules s'affaissèrent légèrement comme en souvenir de la douloureuse leçon.
Draculea reprit la parole :
« J'aimerais voir ton travail, Calugarul. Me le montreras-tu demain ? »
Ce fut Varga qui répondit :
« Bien sûr qu'il le fera. »
Cela lui demanda un certain effort, mais Vlad se força à ignorer l'autre homme et l'envie presque irrésistible de l'assommer. Il demanda au jeune homme qui se tenait devant lui avec peu d'assurance :
« Quelle heure te conviendrait le mieux pour que je vienne te voir à la bibliothèque ? »
À nouveau, le jeune homme ne fut pas autorisé à répondre.
« À l'heure qu'il vous plaira, Domn. Ce n'est pas comme si il avait un emploi du temps chargé. Ses gribouillages peuvent être faits n'importe quand. »
Draculae ignora à nouveau l'homme.
« Calugarul ? »
Le jeune homme s'inclina légèrement.
« Quand cela vous plaira, Domn. J'y suis la plus grande partie de la journée. Si non, je suis en général à la chapelle ou dans les jardins. Je ne suis pas difficile à trouver.
– Bien. »
Vlad voulait continuer à parler avec le jeune homme. Diable, il voulait prendre Nicolae sur ses genoux et ravager de baisers cette bouche large et frémissante jusqu'à ce qu'il manque d'air et se débatte doucement. Avant de faire étalage de son désir pour le jeune homme devant la noble assemblée réunie à table, il se força à congédier d'un geste le jeune homme qu'il mourait d'envie de posséder. Nicolae s'inclina timidement, recula puis reprit silencieusement sa place au bout de la table.

Durant le reste de la soirée, Vlad fut à moitié distrait. Il répondait à Ernestu et Elizabeta, et à quiconque assez brave pour lui parler, avec une courtoisie de réflexe. Mais en réalité, son esprit songeait au jeune homme modeste en bout de table.
Quand le festin fut terminé et que les plats furent débarrassés, à l'exception des douceurs, les amuseurs firent leur entrée. Le rang des sièges se détendit et les invités se déplacèrent, formant de petites cliques pour discuter, regarder de temps en temps les ménestrels et les jongleurs quand ces derniers faisaient du tapage. Ernestu se déplaça lui aussi pour parler à ses voisins, autorisant finalement sa fille s'asseoir à côté de l'homme qui, espérait-il, deviendrait son époux.
Saisissant sa chance, Vlad posa sa main sur le bras d'Elizabeta, un geste considéré comme assez osé mais qui était pardonné lorsqu'il s'agissait d'un prince. Il sourit et parla d'un ton cajôleur :
« Ma dame, je crois que votre jeune compagnon vous manque. Pourquoi ne pas demander à votre Calugarul de venir s'asseoir ici avec nous ? »
Ses yeux se remplirent de gratitude, mais elle regarda tristement en direction du jeune homme avant de répondre :
« Vous êtes trop aimable, prince. Mais mon père ne l'autorisera pas à prendre place à mes côtés.
– Je crois cependant qu'il ne dira rien si je demande sa compagnie. »
Vlad haussa la voix pour couvrir les conversations.
« Calugarul ! »
Nicolae se leva à nouveau.
« Mon seigneur m'appelle ? »
Il fit signe de la main.
« Viens t'asseoir avec moi, je souhaiterais t'entretenir de la bibliothèque ici. Ma dame dit que tu t'y connais très bien. »
Des murmures parcoururent rapidement la salle comme des feuilles bruissant dans le vent, tandis que les yeux de la foule suivirent le jeune homme qui contournait le bout de table pour rejoindre la place d'honneur. Quand il arriva près de Vlad, il s'arrêta pour lancer un regard interrogateur à sa demi-sœur et le seigneur Varga. Dame Elizabeta lui sourit d'un air encourageant et son père se renfrogna avant d'indiquer d'un mouvement de tête que Nicolae devait obéir aux désirs de l'invité.
Vlad glissa un peu sur le côté, libérant une petite portion du banc sur lequel il était assis, et tapota le bois lisse.
« Ici, mon garçon. La meilleure place, je pense. D'ici, tu vas pouvoir tout voir. »
Nicolae s'assit maladroitement, tout en lançant des coups d'œil apeurés en direction du seigneur Varga afin de jauger son humeur qui s'assombrissait. L'espace que Vlad lui avait laissé à côté de lui sur le banc n'était guère plus qu'une esquille. Il se retrouva avec sa cuisse, sa hanche et ses côtes pressés contre l'invité de son maître, mais il ne pouvait pas mettre plus d'espace entre eux sans risquer de tomber. Le prince ne sembla pas remarquer leur proximité, ni objecter contre le fait qu'ils soient trop serrés.
Nicolae n'était pas vraiment inconfortable mais il était juste très conscient de la présence de l'autre homme. Le comte était si grand et Nicolae, bien que plutôt élancé, était lui aussi grand. Peu d'hommes pouvaient se tenir debout devant lui et le regarder dans les yeux quand il se tenait droit, mais bien souvent il se tenait courbé afin de rester ignoré par ses supérieurs. Draculea avait au moins une demi-tête de plus que lui et il était plus large. Pas gros, cependant, il était trop bien proportionné pour ça. Mais... solide. Il était très solide.
Alors que les ménestrels commencèrent à chanter une ballade sur deux amants s'éclipsant pour un rendez-vous au clair de lune, Nicolae osa un regard vers son voisin. Il fut horriblement embarrassé de voir que Vlad le regardait aussi, et il baissa rapidement les yeux. C'était de très mauvais aloi de regarder un supérieur dans les yeux, à la limite de l'insolence. Et l'insolence était punie. Mais le prince ne fit aucune remarque punitive et Nicolae commença à se détendre un peu.
C'est un bel homme, songea Nicolae. Au moins Beta aura ça. Elle avait si peur que son père ne la marie à un vieil homme gros, laid et rustre. Le prince n'est rien de tout ça. Et il est riche et puissant. Beta va devenir une grande dame. Bien. Elle le mérite. Mais elle va me manquer.
« À quoi penses-tu ? »
La question était posée doucement mais cela surprit quand même Nicolae. Il sursauta et perdit l'équilibre. Il faillit tomber et il eut un moment pour penser, alarmé : Non, je vous en prie, pas devant tous ces gens. Mon partron me prend déjà suffisamment pour un idiot.
Mais il ne tomba pas. Un bras puissant s'enroula autour de lui, l'attrapant et le ramenant en sécurité sur le siège. Surpris, il tourna la tête pour croiser le regard du prince, volontairement cette fois, remarquant que ces yeux bleus clairs étaient à nouveau chaleureux.
« Je suis désolé, Domn.
– Pour quoi, mon garçon ? Tu étais surpris, rien d'autre. C'est de ma faute, j'ai été trop brusque. Mais réponds-moi. À quoi pensais-tu pour avoir un air aussi pensif ? »
Nicolae n'avait jamais songé à mentir.
« Je pensais à la dame Elizabeta, monsieur.
– Oh ? »
Il y avait une certaine froideur dans sa voix qui contredisait la chaleur dans ses yeux.
« Oui, elle est bien capable de hanter l'esprit d'un jeune homme comme toi. »
Nicolae cligna des yeux. Quelle chose étrange à dire.
« C'est ma sœur, Domn. Elle va me manquer quand... si elle s'en va.
– Je vois. »
La froideur avait à présent quitté sa voix.
« Vous êtes de bons amis, n'est-ce pas ?
- Elle est la seule personne qui m'ait jamais aimé, » répondit-il simplement.
Ses yeux s'écarquillèrent quand il sentit le bras de l'homme se resserrer contre lui.
Le pouce de Vlad caressa lentement le bras du jeune homme. Sous le vêtement rêche, il sentait le ferme arrondi du biceps du jeune homme. Son apparence extérieure était fragile mais Vlad devinait que, dévêtu, il serait en fait robuste et bien bâti. Il voulait vraiment voir si sa conjecture était correcte.
« C'est triste, Nicolae. »
Pour la première fois, le prince utilisa le prénom du jeune bibliothécaire. Nicolae ne put retenir un bref frisson mais, pour le salut de son âme, il n'aurait pas pu dire POURQUOI.
« Un jour... »
La main se dirigea vers le haut et reposa un moment sur sa tête, caressant les cheveux noirs et soyeux.
« Un jour, quelqu'un t'aimera. Profondément.
– C'est le souhait le plus cher de tout homme, Domn.
– Non, Nicolae. Pas de tout homme. Peut-être seulement les plus fous et les plus sages. Les deux ont le courage de rêver à expérimenter la chose la plus chère dans la vie. »
Pendant qu'ils parlaient, les ménestrels avaient cédé la place à un homme avec un singe savant. Remarquant que les deux hommes semblaient en grande conversation, l'homme leur envoya sa créature.
Le petit singe monta sur la table devant les deux hommes en couinant d'un ton interrogateur, comme s'il pouvait comprendre ce qu'ils disaient. Le plus jeune des deux sursauta et serait tombé si l'autre ne l'avait pas rattrapé à nouveau en riant. Le singe sauta devant eux en jacassant. Il toucha une assiette de sucreries posée devant les deux hommes puis tomba à genoux et joignit les deux mains dans une attitude implorante.
Nicolae éclata de rire, couvrant sa bouche pour retenir sa bouffée inattendue d'amusement. Les autres observateurs à table rirent aussi de bon cœur tandis que Vlad lui donna un coup de coude.
« Nourris le suppliant, Nicolae. »
Comme on lui avait donné la permission d'user librement de la nourriture pour laquelle il n'avait pas payé, Nicolae choisit un marron glacé et l'offrit au petit singe. Il l'arracha de ses mains et l'engouffra dans sa bouche, ce qui gonfla ses joues. Puis il se jeta au cou de Nicolae et pressa ses lèvres ridées contre sa joue, puis sauta plus loin pour rejoindre son maître
La compagnie hurla de rire et Nicolae n'était pas le dernier d'entre eux. Des larmes d'hilarité coulaient sur ses joues lisses. Vlad faillit ne pas se retenir de l'attraper, de lécher les traces humides puis d'avaler ce rire avec des baisers.
Voyant que le seigneur à ses côtés le regardait à nouveau, Nicolae perdit son inhibition et fit entre deux éclats de rire :
« C'est... Oh ciel. Je crains que mon amoureux soit venu. Et... »
Il pouvait à peine parler.
« Et j'aurais espéré quelqu'un d'un peu plus beau et grand ! »
La pièce explosa vraiment de rire. Personne, sauf Simion qui se trouvait près de son seigneur, ne remarqua que le fiancé potentiel ne participa pas aux réjouissances. Il ne rit pas mais il sourit. Et ses yeux ne quittèrent jamais le beau visage rouge du jeune homme assis à ses côtés.
Notes du chapitre :
(1) Le terme "couille molle" était utilisé pour insulter un lâche, quelqu'un qui rechignait à 'agir comme un homme'.
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