Partie Douze : Inquiétude
L'an de grâce 1460
Château Varga, Roumanie
Simion aidait le prince Draculea à s'habiller pour la seconde fête en son honneur au Château Varga. Ils prenaient un soin particulier à son apparence puisque ce soir, le seigneur Varga allait annoncer leurs fiançailles à la noblesse locale. Cela allait être quelque chose, surtout pour une région aussi rurale. La présence d'un prince était synonyme de grand prestige pour tous les gens présents, et maintenant l'une des leurs allait épouser quelqu'un de la lignée royale !
Alors qu'il montait les escaliers, Simion avait beaucoup réfléchi. Il savait que son seigneur n'était guère enthousiaste au sujet de cette union mais il savait aussi que c'était nécessaire. S'il ne se mariait pas et n'essayait pas au moins d'avoir un héritier, il y aurait un réel danger de rébellion sur ses propres terres. Certaines factions répandraient la rumeur que les Dracul étaient une lignée déclinante et qu'il serait mieux de mettre quelqu'un d'autre sur le trône. Ou peut-être de renverser le trône, tant qu'à faire ?
D'habitude, Simion était sûr qu'on pouvait faire confiance à Vlad pour voir assez loin et peser les conséquences de ses actes. Mais quand ça concernait ce jeune homme...
Simion pressentait que si on lui présentait les faits trop abruptement, sans détours, Draculea n'hésiterait pas. Il irait à la recherche d'Ernestu Varga et le tuerait sur-le-champ.
La seule question serait la méthode choisie pour débarrasser du fils de pute. Simion sentait que dans ce cas Vlad Draculea ne serait satisfait qu'en utilisant ses mains nues. Et il pouvait le faire assez facilement. Simion avait vu son maître tuer des hommes forts pendant la bataille, n'utilisant que la force, la vitesse et l'agilité que Dieu lui avait données. Un martyre d'enfant vieux, gros et lubrique ne serait pas un problème.
Mais une telle exécution publique et personnelle causerait un scandale qui se répandrait à travers l'Europe. Cela pouvait affaiblir son soutien parmi le peuple, et les autres puissances y verraient une occasion d'envahir ou d'attaquer. Ernestu devait vivre, au moins jusqu'au mariage. Et ensuite, si possible, sa mort devait être arrangée... discrètement.
Draculea pouvait normalement supporter le banquet, assis à côté de l'homme qui avait flagellé son amant désiré, mais ce n'était pas absolument pas certain.
« Il m'a fui à nouveau, Simion. »
Draculea était sombre mais son ton était plus mélancolique qu'en colère.
« Dois-je le courtiser avec des fleurs et des poèmes d'amour ? »
Simion ne put s'empêcher de sourire, s'imaginant son seigneur en train de réciter les phrases alambiquées qui étaient populaires pour courtiser les jeunes filles. Draculea vit l'expression de son serviteur et fit une grimace.
« Pas du tout mon style, hein, Simion ?
– Non, mon seigneur. Vous êtes plus direct. »
Et c'est pour ça que je dois faire attention à la manière dont je vous annoncerai la nouvelle.
« Il est proche, je pense. Je l'ai presque eu plus tôt. Encore un moment de plus... Il était chaud et dur dans ma main, Simion, avec seulement cette guenille brune entre nous. Il gémissait si délicatement. »
Draculea ferma brièvement les yeux.
« Je veux l'entendre dire mon nom ainsi. »
Non, mon seigneur, je ne vais certainement pas vous dire tout de suite ce qui est arrivé à votre petit cœur.

Pendant que Vlad se dirigeait vers le grand hall, Simion se rua dans sa chambre pour vérifier l'état de Nicolae. Il était tel qu'il l'avait laissé, profondément endormi. Le drap était taché de sang. Heureusement, la pommade l'empêchait de coller aux blessures.
Simion appliqua encore de la pommade. Quand ses doigts caressèrent la peau flagellée des fesses de Nicolae, le jeune homme poussa un faible gémissement. Simion le regarda mais ses yeux étaient toujours fermés. Il dormait. Mais tandis que l'homme continuait à masser la chair tendre et meurtrie, les hanches du jeune homme se soulevèrent, seulement d'une fraction, se pressant contre son contact.
Pauvre enfant. Si assoiffé de réconfort et d'affection que tu les recherches même dans tes rêves. Expérimentant, Simion pressa gentiment les globes abusés. Il y eut un autre faible son qui mélangeait douleur et envie, et les hanches de Nicolae se soulevèrent à nouveau, plus haut cette fois.
Simion se rassit, songeur. Puis il plia le drap pour que les taches soient cachées et en couvrit à nouveau sur le jeune homme. La respiration de Nicolae et son pouls étaient forts et calmes. Simion caressa ses cheveux qui étaient emmêlés avec la sueur de son épreuve précédente.
« Je pense que je peux vous rendre un service à mon seigneur et à toi, mon garçon. Il a besoin que tu sois consentant et tu as besoin d'être absous de tes responsabilités. »
À nouveau, Simion versa un doigt de brandy et y mélangea la poudre blanche. Il secoua Nicolae par l'épaule.
« Mon garçon. »
Pas de réponse. Il le secoua encore.
« Mon garçon ? »
Les paupières de Nicolae battirent. Il regarda Simion, ses yeux bruns non concentrés, et émit un son interrogateur. Simion souleva ses épaules, le tournant légèrement, et porta la coupe à ses lèvres.
« Bois. »
Cette fois, Nicolae n'hésita pas et ne protesta pas. Il but aussi faiblement qu'un enfant, soupirant lorsque Simion retira la coupe vide. Il regarda à nouveau l'homme et marmonna :
« Domn ? Ils... me veulent ? »
Simion le déposa sur le matelas.
« Dors, Nicolae. »
Pendant que les paupières du jeune homme se refermaient, il murmura :
« Oui, on te veut. »

L'assemblée était déjà assise lorsqu'il se glissa dans le hall et prit place derrière le prince Draculea. Vlad faisait semblant d'écouter quelques divagations d'Ernestu mais ses yeux étaient fixés sur le siège vide au bout de la table.
Quand Ernestu tourna son attention vers Elizabeta de l'autre côté, Simion se pencha vers Vlad. Avant qu'il ne puisse parler, Vlad marmonna :
« Il n'est pas là, Simion. Je lui ai fait si peur ? »
Simion ne pouvait rien lui dire maintenant mais la peine dans la voix de Draculea le peinait aussi et il sentit qu'il devait dire quelque chose.
« Ça n'a pas de rapport avec vous, mon prince. Il y a des circonstances qui ont éloigné le jeune homme. »
Vlad le regarda fixement.
« Après le banquet, Domn. Souvenez-vous : le devoir avant le plaisir. »
Draculea avait déjà fait face avant à des expériences déplaisantes pour le bien de son pays et de son peuple ; il pouvait bien endurer une heure ou deux pour les mêmes raisons. Il parut content et fier lorsqu'Ernestu Varga, l'abruti brailleur, se leva et annonça leurs fiançailles. Il parvint même à se lever et à dire quelques mots de remerciements, et il parut proprement content lorsqu'Ernestu déplaça Elizabeta pour qu'elle soit à la droite de Draculea, là où Nicolae s'était assis la veille. Vlad laissa à Elizabeta bien plus d'espace qu'il ne l'avait fait pour le bibliothécaire.
Tandis qu'ils mangeait, Vlad fit aussi nonchalamment que possible :
« Le jeune homme aux cheveux noirs ne se joint pas à nous ce soir ? »
Elizabeta fronça les sourcils, se rendant seulement compte de l'absence de son demi-frère. Elle haussa les épaules.
« Peut-être souffre-t-il encore de la même maladie que ce matin ? »
Elle pouffa.
« Ou peut-être est-il agenouillé à la chapelle, implorant le pardon pour s'être bien amusé hier soir. »
Les sentiments de Vlad envers la jeune fille avaient été tout au plus tièdes. Il pouvait les sentir refroidir encore plus à présent. Oui, se dit-il, le garçon se torture trop pour ses petites transgressions, mais c'est parce que son cœur est bon, plutôt que par folie ou par fausse piété. Il n'aimait pas que cette fille, que Nicolae adorait visiblement, puisse plaisanter sur quelque chose d'aussi important pour lui. Draculea n'aimait pas les constrictions spirituelles qui retenaient Nicolae loin de lui, mais il respectait le jeune homme pour le fait de suivre ses croyances.
Vlad accepta gracieusement les félicitations mielleuses tandis que chaque noble s'approchait de la table et lui souhaitait du bien pour son mariage. On parla beaucoup de fils forts et de jolies filles et Vlad nota avec un intérêt moyen qu'Elizabeta ne souriait pas autant à ces moments.
Finalement, il sentit qu'il en avait assez supporté pour pouvoir partir sans offenser les invités ou l'hôte, et il se leva, présentant ses excuses. Il utilisa le prétexte que sa future épouse avait besoin de repos car elle devait superviser l'emballage de ses affaires le lendemain. Les invités murmurèrent devant son audace lorsqu'il déposa un baiser sur sa main avant de partir.

Dès qu'ils furent loin du hall, Vlad saisit Simion par le bras.
« Nicolae ?
– Je vais vous parler de lui pendant que vous vous changez, mon seigneur. Vous devez enlever vos atours. »
Alors que Draculea commençait à protester, Simion fit fermement :
« Maria Ta, j'ai mes raisons. Vous ai-je jamais donné de mauvais conseils ? »
Le prince n'avait nul besoin de répondre. Simion avait été le compagnon et le conseiller le plus fiable de Vlad pendant de nombreuses années. Il avait confiance en la sagesse de l'autre homme autant qu'en celle de Stefan, son régisseur, donc il fit comme Simion le souhaitait.
Dans sa chambre, Simion l'aidait à retirer ses habits formels et à enfiler une chemise et des braies simples.
« Maintenant il faut que vous veniez avec moi dans ma chambre. J'ai quelque chose à vous dire et quelque chose à vous montrer. »
Quand ils entrèrent dans l'aile des serviteurs, Simion lui fit :
« Le dégoût et la peur ne sont pas les raisons pour lesquelles le jeune homme n'était pas à table ce soir, Domn.
– Non ?
– Non. »
Il s'arrêta au couloir qui menait à sa chambre. Draculea ne savait pas où se trouvaient sa chambre, donc il serait difficile pour lui de la trouver sans lui, et Simion n'avait pas l'intention de l'y conduire tant qu'il n'avait pas obtenu une certaine promesse de son seigneur.
« Avant que nous n'allions plus loin, mon prince, je dois vous demander quelque chose. »
Vlad fronça les sourcils.
« Tu es bien solennel, Simion. Je ne t'ai jamais refusé quoi que ce soit d'une grande importance. Que désires-tu de moi ?
– C'est différent, mon seigneur. Ce n'est pas un bien matériel que je demande, mais votre serment solennel que vous n'agirez pas de façon irréfléchie à propos de ce que je vais vous révéler.
– Simion, ces derniers temps tu n'as pas eu beaucoup foi en ma patience.
– Concernant ceci, prince, je pense que c'est justifié. C'est d'une importance capitale. Vous devez me jurer que, peu importent votre rage, votre douleur ou votre chagrin, vous ne commettrez pas de violence. Pas maintenant. »
Les yeux de Vlad s'étrécirent.
« Simion, je commence à soupçonner un grand malheur. Tu crains que je ne commette un meurtre ?
– Oui, mon seigneur.
– C'est si sérieux ?
– Oui, mon seigneur. »
Simion regard le prince d'un air grave. Le visage de ce dernier pâlit.
« Nicolae ? »
Simion sortit un petit crucifix de sa poche et le tint devant Vlad.
« Donnez-moi votre parole, mon prince. Pour le bien de votre pays, de votre peuple et de votre âme.
– Simion... »
Sa voix était menaçante.
« Et pour le bien du garçon. »
Draculea hésita puis baissa la tête et embrassa la croix.
« Je jure par la Sainte Croix et le sang du Christ que je ne commettrai pas de violence cette nuit. »
Il lança un regard brûlant à Simion.
« Mais après ça, mon ami, je ne peux rien dire. »
Simion remit le crucifix dans sa poche.
« C'est suffisant, je pense. »
Il conduisit le prince à la porte de sa chambre.
« Attendez un moment pendant que j'allume la lampe. Je ne voulais pas laisser une flamme brûler sans surveillance. »
Draculea attendit impatiemment dans le couloir. Il entendit le râpement du silex et de l'acier, vit les étincelles bondir puis la mèche de la lampe à huile s'enflamma, vacilla, et la flamme brûla résolument. Il entra dans la pièce. Simion se mit rapidement derrière lui, fermant la porte.
La chambre était petite et ses yeux s'arrêtèrent tout de suite sur le lit dans le coin et la personne gisant dessus. On ne pouvait pas se tromper sur la tête sombre reposant sur l'oreiller, face tournée vers le mur. On ne pouvait pas non plus se tromper sur le fait qu'il était nu sous le drap fin.
Les yeux de Draculea se levèrent vers son serviteur, surpris.
« Il est consentant alors ? Simion, pourquoi ne l'as-tu pas amené dans ma chambre ? »
Simion secoua la tête.
« Il se peut très bien qu'il soit consentant, mon seigneur, bien qu'il n'en soit pas tout à fait conscient. Non, ce n'est pas pour ça qu'il est ici. Je l'ai trouvé un peu plus tôt dans le couloir, sans la force ou la capacité de regagner sa propre chambre.
– Que veux-tu dire, Simion ? »
Simion agrippa le bras de Vlad.
« Je vous enjoins de vous rappeler de votre serment, prince Draculea. »
Vlad se libéra en sifflant :
« Que s'est-il passé ? »
Il alla au lit et se pencha sur le garçon.
« Nicolae ? »
Pas de réponse. Il se pencha un peu plus et son regard tomba sur le bleu pourpre et enflé qui entourait deux coupures à la croûte ensanglantée sur la joue du jeune homme. Vlad recula violemment, les yeux écarquillés sous le choc, et tomba à genoux devant le lit. Simion, qui se tenait derrière lui, saisit le drap et le retira.
Vlad contempla les ruines de la peau déchirée, les marques de flagellation épaisses d'un rose pourpre qui partaient de la chair à vif comme des doigts avides. Le seul son qu'il émit fut une brusque inspiration.
Les yeux de Draculea se déplacèrent de la moitié inférieure du corps et remarquèrent les vieilles cicatrices croisées sur le dos du garçon. Pendant un long moment il resta silencieux comme une statue de pierre.
Puis Simion vit les mains de Vlad se refermer en un poing à ses côtés et il se jeta devant la porte une seconde avant que Draculea ne se remette sur pieds avec un cri bas et intense. Il n'y avait pas de question et pas de doute sur son visage tandis qu'il marchait sur Simion.
« Ernestu ! »
Le nom était une injure dans sa bouche.
« Mon seigneur, votre serment ! »
Draculea l'avait presque rejoint.
« Tu ne me le reprocheras pas, Simion. Dieu ne me le reprochera pas ! Cet homme est mort le jour où il a posé les mains sur ce qui m'appartient.
– Je vous le reprocherai, mon seigneur. Souvenez-vous du garçon ! »
Draculea, s'arrêta seulement à quelques pas de Simion. Il tremblait de rage.
« Comment son sort s'améliorera-t-il si cette ordure respire encore ?
– C'est peut-être une ordure mais c'est le père du jeune homme... »
Draculea renifla de dégoût mais Simion l'interrompit :
« Et vous avez vu à quel point le garçon se tourmente. S'il apprend que vous avez tué Ernestu, son père, même un père aussi cruel et dégoûtant que le seigneur Varga, à cause de lui, comment réagira-t-il ? Voudriez-vous éliminer tout espoir de le conquérir en éliminant le seigneur Varga ? »
Vlad hésita. Simion vit la rage et le chagrin combattre la froide logique de ses mots. La retenue l'emporta finalement, mais à peu de chose. D'une voix rude, Draculea fit :
« Et que suggères-tu, Simion ? Sûrement il saura que c'est moi, même si je retarde.
Il se peut qu'il le soupçonne, mon seigneur, si vous faites ce que j'ai suggéré. Mais il ne saura pas vraiment. Et comme son cœur est bon, il veut croire en la bonté de chaque homme. Il ne vous condamnera tant qu'il ne sera pas sûr. Il faut seulement que vous vous reteniez quelques jours de plus, jusqu'au lendemain du mariage. Le seigneur Varga va venir au Château Draculea pour la cérémonie. Après il rentrera chez lui. Il y a de nombreux dangers sur la route, et tous les soldats ne sont pas forcément fiables ou loyaux envers une telle ordure. Il est fort probable qu'il traite ses troupes aussi pauvrement qu'il traite tous ceux qu'il considère comme ses inférieurs, et ils ne seront pas trop enclins à le protéger sur le chemin du retour. »
Draculea restait silencieux, regardant Simion. Finalement il sourit. C'était un sourire froid et cruel. Si Varga l'avait vu et avait su que cela naissait de l'idée de le savoir vulnérable sur le chemin du retour, il se serait souillé comme un enfant.
« Simion, tu es une perle. Ça me rappelle un proverbe des Italiens. »
Il retourna vers le lit, s'asseyant au bord du matelas, et posa légèrement sa main sur le dos de Nicolae, sentant le mouvement de la respiration du jeune homme.
« Quel est ce proverbe, mon seigneur ? »
Les yeux de Draculea avaient la couleur et le froid d'un ciel d'hiver.
« La vengeance est un plat qui se mange froid. »
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