Child of the Night 63

Partie Soixante-trois : Stagnation



L'an de grâce 1892
Château Draculea, Transylvanie


« Rill ? »

Le jeune vampire au cheveux noirs hésita, cachant ses mains derrière lui alors qu'il se mettait dos au mur et il lança un regard écarquillé à Simion.

« Que faisais-tu ? »

Rill lança un regard rapide.

« J'étais juste... Je cherchais des rats en bas.

– Eh. Et tu en as attrapé ? C'est ce que tu as derrière ton dos — un gros rat ? »

Simion étudia son jeune amant. Oui, il avait mangé récemment car il y avait un peu de rouge sur ses joues, le sang volé lui permettant de rougir. Simion tendit la main.

« Puis-je le voir ? »

Rill se mordit la lèvre. La voix de Simion se fit sévère.

« Rill ? »


Avec réticence, Rill retira les mains de son dos. Il tenait plusieurs chiffons — quelques-uns rouillés, d'autres tachés de noir. Simion les prit et en renifla un. Il soupira.

« Tu as encore fait du nettoyage — et tu as été dans la salle du trésor. »

Rill aimait jouer avec les pièces, nettoyant l'or, l'argent et le cuivre — empilant proprement les pièces pour ensuite les faire tomber à nouveau.

Les yeux de Rill brillèrent de larmes rouges et Simion passa un bras autour de ses épaules en le serrant contre lui pour le réconforter.

« C'est bon, mon amour — tu n'as pas de souci à te faire. Mais je te l'ai déjà dit, tu ne dois nettoyer que les pièces que nous utilisons régulièrement.

– Pourquoi, Simion ? Je ne comprends pas pourquoi le prince laisse son château aussi... aussi négligé. Sinn dit qu'il pourrait demander à une douzaine de tziganes, voire plus, de s'occuper du château et le garder aussi propre et confortable qu'un autre château du pays.

– Il le pourrait, mon cher cœur.

– Mais pourquoi ne le fait-il pas ? »


Simion soupira.

« C'est surtout parce qu'il est très triste, Rill. Quand on est triste, on n'a pas envie d'être entouré de lumière et de joie. »

Rill pencha la tête et fit d'un ton de doute :

« Je présume. Cela fait si longtemps que je n'ai pas été vraiment triste alors j'ai oublié. »

Simion sourit doucement. C'était ce qu'il avait tenté d'accomplir durant toutes ces années au château Draculea. La vie de Rill était principalement sans problème, bien que Simion ou Draculea ait à mettre de temps en temps un peu de plomb dans la tête de Rock.


« Simion ? Qu'est-ce qui ne va pas chez le prince Draculea ? Je veux dire, je sais qu'il est triste — il l'est depuis que je le connais. Mais récemment... >

Il se renfrogna.

« Je pense que cela fait un moment déjà mais je ne suis pas sûr. »

Il offrit à son amant un sourire d'excuse. Rill avait une compréhension très simple de la vie de vampire et Simion était sûr qu'il serait plutôt surpris d'apprendre qu'il était mort depuis presque deux cents ans. Rill se renfrogna.

« Il devient vieux, Simion. Je croyais que nous n'étions pas censés vieillir. Je n'ai pas vieilli, ni toi, ou Sinn ou Rock. »

Simion soupira.

« Je sais et je ne comprends pas non plus. »


Le regard que lui lança son jeune amant disait clairement que si Simion ne comprenait pas, alors c'était probablement incompréhensible.

« Je pense que c'est parce qu'il ne se nourrit pas comme il le faudrait. Cela fait des années qu'il n'a pas bu chez un mortel et il ne prend des bêtes qu'assez de sang pour survivre. »

Rill parut alarmé.

« Je lui ai ramené des rats — des bons gros rats, mais il ne veut pas manger. Il me tapote juste la tête et me dit de les prendre. Il dit que ça lui fait du bien de me voir manger. Mais Simion, rien ne semble lui faire du bien. Il ne chevauche même plus — les tziganes doivent faire faire de l'exercice aux chevaux. Tout ce qu'il fait, c'est errer sur le toit ou dans les caves, ou bien s'asseoir dans la bibliothèque — s'asseoir et regarder. Parfois, il ne semble même pas m'entendre quand je lui parle. »

Rill baissa les yeux, sa lèvres inférieure tremblant.

« J'ai peur. Et s'il venait à mourir ? Je veux dire, vraiment mourir ? »


Simion prit Rill dans ses bras et le vampire se nicha contre lui en enfouissant son visage contre le torse de Simion. Simion et Draculea étaient les seules sources d'amour et de sécurité qu'il avaient connues dans ce monde et il se raccrochait à eux. Pauvre enfant, il serait dévasté si quelque chose arrivait au maître. Ses bras se resserrèrent inconsciemment et Rill émit un petit son ravi en levant la tête pour poser ses lèvres froides sur la gorge de l'homme plus âgé. Simion, Simion. Tu parles de la détresse de Rill. Qu'en est-il de la tienne ? Que ferais-tu sans Draculea ? Il soupira doucement en sentant la piqûre douce et familière des canines de Rill percer sa peau puis la tendre succion. Oui, j'aurais toujours mon Rill, mais qu'adviendrait-il de nous ? Nous serions laissés à la merci des autres et je ne suis pas sûr de ce que je pourrais faire pour eux avant qu'ils ne nous fassent du mal. Déjà Rock est de plus en plus audacieux et il traite son frère de moins en moins bien. Si jamais Rock considérait que Draculea était faible...


Il sentit sa tête tourner et se rendit compte que Rill se nourrissait depuis un certain moment. Il pressa gentiment les épaules du garçon.

« Assez, mon enfant. »

Rill s'arrêta immédiatement en léchant les trous qu'il avait faits jusqu'à ce qu'ils commencent à guérir. Quand il leva les yeux vers Simion, il y avait une teinte rosée sur ses joues. Il paraissait plus vivant que la première fois où Simion l'avait vu, il y avait si longtemps de cela à Budapest.

« Le prince est dans la bibliothèque. Allons le voir. Il ne parle sans doute pas mais je pense que ça le réconforte un peu de nous avoir avec lui. »

Ils se rendirent à la bibliothèque en passant dans la caverne poussiéreuse et faiblement éclairée de la grande salle. Ils avaient cessé depuis longtemps d'entretenir la plupart des pièces du château. Seules les pièces occupées par Simion et les époux étaient nettoyées et rangées — ça, et la bibliothèque.


La bibliothèque était bien éclairée, avec de nombreuses bougies et un bon feu crépitait dans la cheminée. Un grand fauteuil était tiré devant l'âtre. Tout ce qu'on pouvait voir de l'occupant du fauteuil, c'était une main qui reposait sur le bras du fauteuil. Elle était toujours grande mais les jointures étaient un peu enflées et la peau avait pris un air fin et transparent de tissu, légèrement couverte de taches de vieillesse. Simion sentit une bouffée de chagrin en voyant ça. Draculea avait toujours paru jeune et puissant. Draculea avait embrassé sa malédiction bien avant la période où Simion aurait pu voir les premiers signes de faiblesse et de l'âge. Une fois que Draculea était devenu mort-vivant, Simion avait cru qu'il n'aurait jamais à voir la détérioration naturelle qui frappait toutes les chairs, et cela l'attrista.


Il tapota l'épaule de Rill et le garçon se dirigea vers le fauteuil. Il s'agenouilla devant en levant les yeux vers l'homme qui l'avait amené dans son existence actuelle. Il resta agenouillé ainsi pendant un long moment, attendant en silence qu'on remarque sa présence. Finalement il pencha la tête, leva la main pour prendre la main pâle et la posa sur sa tête. La main resta là un moment, si immobile qu'elle aurait pu en effet appartenir à un cadavre. Puis il y eut un léger mouvement et les longs doigts s'enfoncèrent dans les boucles douces du garçon. Après un moment Draculea caressait lentement les cheveux sombres du garçon, le geste affectueux mais absent. Sachant que Draculea était au moins un peu conscient du monde en dehors de lui, Simion approcha.


Simion étudia le corps étendu sur le fauteuil. Draculea n'avait rien perdu de sa corpulence, Simion le savait, mais il y avait une impression subtil de... Il ne savait pas précisément. De gâchis — de décadence. C'était toujours un bel homme mais ses traits étaient devenus plus décharnés, presque austères, les joues légèrement creuses. Il avait perdu depuis longtemps patience avec la toilette et Simion devait presque le supplier pour couper de temps en temps la moustache qu'il avait commencé à porter depuis peu. Elle était d'un blanc neigeux — de la même couleur que les cheveux qui cascadaient sur ses épaules pour tomber dans son dos, presque jusqu'à sa taille. Il avait aussi cessé de se couper les ongles. Les doigts de la main qui caressait oisivement les cheveux de Rill étaient dotés d'ongles de presque un pouce de long — douleur d'ivoire et durs comme des griffes. La seule chose qui n'avait pas changé, c'étaient ses yeux — ils étaient toujours du bleu froid et pâle d'un matin d'hiver. Mais ils étaient à présent souvent distants ou vides. L'étincelle féroce de vie qui avait toujours brûlé en eux était absente depuis longtemps. Les yeux étaient levés, dirigés au-dessus de la cheminée. Simion n'avait pas besoin de regarder pour savoir ce que son maître observait avec tant d'attention mais il regarda quand même.


C'était le portrait de Nicolae que Signor Vittelli avait achevé il y avait si longtemps. Le portrait de Draculea, couvert de poussière, pendait au-dessus de la froide cheminée dans la grande salle. Celui d'Elizabeta était quelque part dans le château. Draculea l'avait trouvé quelques années après sa première mort. Le portrait n'avait pas survécu intact à cette rencontre. Simion l'avait pris et caché quelque part, avec l'intention de le brûler plus tard. Puis ils étaient parti en voyage. Il avait oublié où il se trouvait et ne voulait pas faire l'effort de le retrouver.

Simion étudia le portrait. Vittelli avait été un génie — c'était étrange qu'il n'ait jamais connu la gloire qu'il méritait tant. L'expression des yeux de Nicolae, son doux sourire... L'artiste avait capturé l'expression de quelqu'un qui regardait la personne aimée et Simion se souvint des longues heures que Draculea avait passées derrière le peintre, en observant l'amour de sa vie qui posait.


Simion regarda Draculea.

« Mon seigneur. »

Il n'y eut pas de réponse. Simion attendit encore un moment.

« Seigneur Draculea. »

Draculea ne détourna pas les yeux.

« Oui, Simion ? »

Ses lèvres bougèrent à peine, ses yeux pas du tout.

« Vous n'avez pas mangé depuis un long moment, mon seigneur. Vous ne vous portez pas bien et je crains que vous ne décliniez. »

Il y eut un grognement presque imperceptible, et une épaule se souleva une fraction de pouce comme pour dire 'et alors ?' Simion secoua la tête.

« Ce n'est pas bien, mon seigneur. Si vous vous faîtes défaut, vous faîtes défaut aux autres. »


L'autre main de Draculea fit un petit geste vague.

« On s'occupe bien de vous. Les affaires rapportent toujours d'amples fonds. Les tziganes restent loyaux. Les gens d'ici ne viendront pas au château, alors vous êtes en sécurité. »

Simion prit un ton sévère.

« Seigneur, vous nous avez abandonnés quand bien même vous n'avez pas quitté ce château. »

Il inspira et dit quelque chose qui aurait été périlleux dans les années passées.

« Je ne vous ai jamais vu négliger vos devoirs. »

Les yeux de Draculea se levèrent. Pendant un moment, Simion espéra. Il y avait une lueur là, une étincelle de l'ancien feu. Puis les yeux de Draculea, à nouveau distants, revinrent vers le portrait. Pour la première fois dans sa longue vie avec Draculea, Simion se sentait vraiment impuissant.


« Maître ? »

La voix de Rill était timide et douce. Il n'y eut pas de réponse. Le garçon prit la main qui caressait lentement ses cheveux et déposa un baiser dans la paume.

« Maître ?

– Qu'y a-t-il, mon bichon ? »

La voix de Draculea était aussi distante que son regard.

« Vous avez arrêté de l'aimer ? »

Cette simple question provoqua une réaction alors que les mots de Simion n'y étaient pas parvenu. Il y eut une soudaine lueur de... pas de colère — peut-être de douleur dans les yeux de Draculea. Il baissa les yeux vers le garçon. Sa main tourna, engouffrant la main plus fine de Rill et Simion se tendit. Ce ne serait rien pour Draculea d'écraser les os mais la poigne ne se resserra pas et Draculea fit calmement :

« Rill, pourquoi tu me demandes ça ?

– Vous ne parlez plus de lui. J'aimais bien vous entendre parler de lui. Je n'ai jamais rencontré Nicolae mais c'est comme si je le connaissez — comme si c'était mon ami et maintenant je ne le rencontrerai jamais parce que vous ne l'aimez plus. »


Draculea tendit sa main libre pour toucher la joue du garçon. Pour la première fois depuis des années, il semblait qu'il voyait vraiment quelqu'un.

« Rill, j'aime encore Nicolae. Je l'aimerais toujours et je veux que tu le rencontres. Je pense que vous serez très bons amis.

– Mais comment pourrais-je le rencontrer, mon seigneur, si vous n'allez pas à sa recherche ? »

Draculea ferma les yeux. Il murmura :

« Je l'ai cherché pendant longtemps, mon petit. Si longtemps. »

Rill pressa sa main sur celle qui reposait sur son visage.

« Trop longtemps ? Que veut dire 'trop longtemps' quand on cherche celui qu'on aime, maître ? »

Draculea trembla, un léger frisson parcourant son corps. Simion réprima l'envie de retirer Rill de la portée du vieux vampire. Pourquoi l'ai-je laissé parler de Nicolae ? Si je l'ai mis en danger...


Mais le contact de Draculea resta doux et il ouvrit les yeux. Pour la première fois depuis de nombreuses années, un faible sourire ornait le visage sévère de Draculea.

« Tu me rends honteux, Rill.

– Ce n'était pas mon intention, prince.

– Je sais, mon enfant. »

Il tapota sa jambe. Le visage illuminé de joie, Rill se redressa et s'assit sur les genoux de Draculea. Il posa la tête de Rill sur son épaule puis leva les yeux vers son ami.

« Simion, ton chéri peut voir les choses plus clairement que la plupart des hommes. »

Simion acquiesça.

« Je le pense aussi, maître.

– Il a raison — le temps n'est pas assez long quand on attend celui qu'on aime vraiment. Je devrais chercher à nouveau.

– Oui, seigneur. Avez-vous une idée de l'endroit où vous aimeriez commencer vos recherches ?

– Hm... Nous avons parcouru soigneusement l'Europe et je n'aimerais pas y retourner tant que nous n'avons pas épuisé les autres possibilités. Il y a l'orient, l'Inde... J'ai cru comprendre qu'ils étaient parvenus à civiliser une partie de ce grand continent découvert par les explorateurs espagnols.

– L'Amérique, seigneur.

– L'Amérique ? Quel drôle de nom. Nous essaierons là-bas. Je pense qu'il sera plus facile de voyager maintenant. Les vieilles croyances ne sont plus aussi profondément enracinées là-bas. »


Il réfléchit.

« Ah, j'ai failli oublier. Je suppose qu'il faudrait d'abord tenter l'Angleterre. Cela peut prendre du temps pour chercher dans le pays tout entier. Je ne veux pas négliger l'Écosse, l'Irlande ou le pays de Galles. »

Il sourit.

« Il me semble qu'il y a toujours des terres sauvages dans le nord. J'ai hâte d'y être. »

Il tapota le genou de Rill.

« Tu aimerais ça, mon garçon ? Tu aimerais voyager à nouveau ? »

Rill acquiesça avec empressement puis rectifia :

« Tant que je suis avec Simion et vous, seigneur.

– Bien. Je sais que Sinn va être surexcité d'avoir la chance de tester ses charmes sur un nouveau public. J'espère juste que Rock aura assez de bon sens pour bien se tenir. Je n'aimerais pas le garder dans une boîte durant tout le voyage. »

Il se renfrogna.

« Il devient assez grossier après quelques semaines.

– Si je puis suggérer, mon prince, que vous commenciez votre voyage par Londres ? Ce port a pris une belle taille. Londres elle-même est l'une des grandes villes du monde et il sera assez simple de vous installer là-bas. Ensuite vous pourrez explorer la campagne environnante à loisir. »


Draculea acquiesça.

« Un sage conseil, comme toujours, mon vieil ami. Je possède des propriétés là-bas ?

– Non, mon seigneur, mais j'ai déjà traité avec certaines personnes de cette ville, à cause de vos intérêts en Europe. Nous avons exporté une bonne partie de marchandises au marché de Londres. Il y a une certaine firme qui a récemment contribué à obtenir des permis. Je crois qu'ils pourront aussi trouver les propriétés que vous désirez.

– Très bien. Debout, mon garçon. »

Rill se leva et Draculea se leva lentement de son fauteuil.

« Je vais leur écrire et demander à ce qu'ils envoient un agent avec des informations sur des propriétés convenables. »

Il se rendit à une table couverte de livres, de plusieurs feuilles de parchemin sur la surface polie et un pot de plumes propre près d'un pot d'encre. Draculea s'arrêta devant la table en la regardant et fit courir amoureusement sa main sur le dos de la chaise tirée devant.


Ce bureau était exactement comme Nicolae l'avait laissé après avoir écrit la note déchirante qu'il avait prise à la rivière. Quand Draculea avait récupéré de sa première folie, il était venu là et était resté assis de longues heures à toucher gentiment les objets que son amour avait manipulés en dernier. Il avait ordonné que la bibliothèque soit méticuleusement nettoyée mais inchangée sinon. Le bureau n'était pas poussiéreux mais les feuilles de parchemins étaient craquelées et jaunies par l'âge, et l'encre avait séché depuis longtemps en une croûte fissurée.

Simion observa avec appréhension, craignant que le prince ne sombre à nouveau dans son ennui. Mais Draculea soupira et alla s'asseoir à une seconde table. Il tailla une plume, en trempa le bout dans l'encre et tira une nouvelle feuille de parchemin devant lui.

« Donne-moi le nom de cette firme, Simion.

– Hawkins et Thompkins, seigneur. »







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