Le Prince Solitaire 03

Chapitre Trois : La Géhenne


Dans tout l’Empire Catholique qui s’étendait sur le continent se trouvaient des prisons réservées à ceux soupçonnés d’avoir commercé avec les démons. Leurs âmes ne pouvaient être sauvées et cela aurait été trop charitable de les tuer. Alors l’Église avait eu l’idée de concevoir ces prisons d’un genre très particulier : un immense trou circulaire était creusé dans le sol, consolidé par des poutres en bois, de plusieurs dizaines de mètres de profondeur et d’environ cent mètres de diamètre. Un système de poulie permettait de faire descendre les prisonniers — et jamais de les remonter. Les prisonniers évoluaient librement au fond de leur prison. Comme il leur était impossible d’escalader la terre, il n’y avait aucune échappatoire possible. Tous les trois jours, les gardiens postés au-dessus leur lançaient des vivres de mauvaise qualité et en petite quantité : pain moisi, légumes et fruits pourris, viande faisandée… Les prisonniers n’avaient plus qu’à se battre pour avoir de quoi se nourrir, sous l’œil amusés des gardiens qui pariaient très souvent sur la survie de tel ou tel prisonnier. Il fallait dire qu’il n’y avait guère d’autres amusements en ces lieux maudits.


Si un prisonnier venait à mourir — de faim, de froid ou assassiné par les autres — son corps restait à pourrir là. Aucun gardien ne descendait dans la Géhenne pour quelque raison que ce soit. Les prisonniers étaient des condamnés à mort de toute manière, pervertis au-delà de la perversion, reniés par Dieu et les hommes, alors qui se souciait de leur sort ? Les corps s’accumulaient ainsi, la décomposition provoquant des maladies chez les survivants. Quand la population limite était atteinte, les gardiens déversaient des barils d’huile dans la prison avant de jeter des torches. Le feu purifiait tout, les vivants comme les morts… et de nouveaux prisonniers pouvaient ensuite arriver. Selon l’Église, les corrompus ne méritaient ni compassion ni dignité. Ils devaient par conséquent être traités comme les monstres qu’ils étaient et le Seigneur approuvait totalement la Géhenne.


Comme toujours dans ce genre de situation, il y avait forcément une bande de prisonniers qui faisaient régner leur loi, s’en prenant aux plus faibles, s’octroyant les meilleurs morceaux de nourriture, bref qui rendaient cet enfer encore plus infernal. Quand le nouveau prisonnier arriva, ils l’examinèrent quelques temps mais en conclurent vite qu’il n’était pas un danger : il restait apathique dans un coin comme de nombreux nouveaux venus. Il ne se déplaçait même pas pour prendre de la nourriture. Il n’était pas digne de leur intérêt et ne tarderait certainement pas à mourir.

~*~

Lyrel était resté enfermé très longtemps dans une chambre, plus austère que la première et personne ne lui rendit visite, pas même Grisèle. Il était désolé de l’avoir fait pleurer mais les méchants hommes lui avaient fait du mal alors il l’avait protégée. Il ne comprenait pas pourquoi elle était fâchée contre lui et personne n’était là pour lui expliquer. Un plateau avec de la nourriture était déposé tous les jours rapidement près de la porte qui se refermait aussitôt avec des bruits de verrou. Lyrel ne tenta pas d’ouvrir la porte, cela ne lui serait même pas venu à l’idée. Il resta dans la pièce avec obéissance, espérant ainsi que Grisèle ou le père Joris vienne le sortir de là. Il ne joua plus avec le feu car il avait compris que c’était quelque chose de mal en voyant leur réaction. De temps en temps il croyait voir les ombres bouger mais c’était toujours du coin de l’œil et cela se calmait dès qu’il tournait la tête pour les surprendre. Il n'aimait pas ça, cela le mettait mal à l'aise.


Au bout d’un très long moment, la porte s’ouvrit pour laisser entrer le père Joris. Lyrel leva un visage rayonnant vers lui mais l’homme âgé avait a mine sombre. Il y avait des soldats derrière lui, armés et nerveux.

« Je suis désolé, mon garçon, fit le prêtre en secouant la tête. Tu dois les suivre sans te débattre. Tu peux faire ça pour moi ? »

Lyrel hocha la tête puis, sous le regard réprobateur du prêtre, se força à répondre :

« Oui, mon père. »

Sur un signe du prêtre, les soldats s’avancèrent avec des chaînes. Lyrel les regarda avec inquiétude enfermer ses poignets et ses chevilles dans les menottes. Il regarda de nouveau le père Joris. Ce dernier ne dit rien, son expression indéchiffrable. Alors Lyrel ne dit rien non plus.

Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !

Toutefois sa confusion grandit tandis qu’on lui faisait quitter la cellule pour l’emmener dans la cour. Un carrosse en fer l’y attendait avec des hommes vêtus d’armures noires autour. Il y avait une croix blanche sur leurs armures. Le père Joris s’inclina devant eux.

« Je vous remets le prisonnier, autrefois Lyrel Ducas, fils du duc de Prost, déclara-t’il. Il a été reconnu coupable de corruption et je garantis que son âme est perdue à jamais. »

L’un des hommes en noir s’avança vers le prêtre et répondit :

« Nous, Templiers, prenons en charge ce démon venu sur Terre afin de lui faire subir le courroux de notre Seigneur. Lyrel Ducas est désormais mort et ce démon paiera pour ses crimes.

- Mort, démon, songea Lyrel en écarquillant les yeux. C’est donc ce que je suis ? »

Il ignorait le sens de ces mots mais sentit que ce n’était pas quelque chose de gentil.


Les Templiers saisirent les bras de Lyrel de chaque côté et le conduisirent derrière le carrosse, là où était accrochée une cage en fer solide. Si Lyrel n’avait pas promis au père Joris, il se serait débattu car il n’avait aucune envie d’entrer là-dedans. Cependant les hommes le tenaient solidement de toute façon et ils le poussèrent dans la cage qu’ils refermèrent avec un gros cadenas. Puis sans plus de cérémonie, les Templiers montèrent soit à cheval sans dans le carrosse et firent demi-tour pour quitter la cour du château. À travers les barreaux, Lyrel put voir le père Joris une dernière fois. Ce dernier lui criait :

« Patience, mon garçon ! Je vais écrire à l’archevêque à ton sujet. Alors surtout attends et ne tente rien ! »

Lyrel hocha la tête, la panique s’élevant en lui. Il tendit une main à travers les barreaux vers le château, la seule maison qu’il connaissait. À son plus grand regret, il ne revit plus Grisèle.

~*~

« Hé, mon mignon, t’es encore en vie ? Tiens, je t’ai ramené un bon bout de pain ! »

Une voix troublait le silence dont il s’était entouré. Quelqu’un s’attardait près de lui, insistant pour le sortir de sa torpeur. Une main se posa sur son épaule et le secoua.

« Arrête, fit une autre voix un peu plus loin d’un ton dégoûté. Ça fait une semaine qu’il a pas bougé ou mangé. L’est sûrement clamsé. Tu vas pas baiser un cadavre, quand même ?

- Mais non, j’te dis qu’il est vivant. »

Comprenant qu’ils n’allaient pas partir comme ça, Lyrel ouvrit les yeux et fut un moment ébloui par la lumière vive. Un visage d’homme entra dans son champ de vision avant de reculer sous l’effet de la surprise.

« Ah ! fit-il d’un ton ravi, je savais que t’étais pas mort, mon beau. »

Il lui tendit un morceau de pain un peu moisi. Lyrel le saisit machinalement mais ne fit pas mine de le porter à sa bouche.


Le premier homme se tourna vers son compagnon d’un air triomphant. L’autre homme haussa les épaules.

« L’est presque mort, répliqua-t’il. T’as de ces goûts, j’te jure ! »

Le premier homme eut un rire gras.

« Il a une gueule d’ange, commenta-t’il en dévisageant Lyrel. De tout’ façon, s’il l’a fini ici, c’est pas pour rien. J’suis sûr que c’est pas sa première fois, hein, mon mignon ? »

Avec un sourire goguenard, l’homme posa les mains sur les épaules de Lyrel et le poussa pour qu’il s’allonge. Le morceau de pain tomba à terre, oublié. Sans comprendre les intentions de cet homme, Lyrel connut une bouffée non pas de peur mais d’indignation. Cependant, ce sentiment ne venait pas de lui.

« Lâche-le ! » fit-il dans l’autre langue.

Bien que ce soit lui qui parlait, ce n’était pas lui qui pensait les mots.


Cela perturba son agresseur qui se redressa et le fixa attentivement, une lueur de crainte dans les yeux.

« Qu’est-ce que… » commença-t’il d’un ton hésitant.

Les ombres s’agitèrent sous eux.

« Ne le touche pas, reprit le jeune homme qui ne contrôlait plus sa bouche. Pauvre dégénéré ! »

Bien qu’il ne comprenait pas le sens de ces mots, l’homme sentit une peur viscérale s’emparer de lui et il obéit malgré lui. Il recula à toute vitesse, heurtant son compagnon un peu plus loin. Ce dernier n’avait rien entendu ni remarqué.

« Tu fous quoi ? demanda-t’il avec agacement.

- On s’casse ! »


Les deux hommes s’éloignèrent. Lyrel sentit quelque chose le quitter et retourner dans les ombres, et il reprit le contrôle de lui-même. À ses pieds, son ombre parut se soulever et il recula en étouffant un léger cri de frayeur.

« Allez-vous en, souffla-t’il. Partez… Partez ! »

Les ombres reprirent sagement leur position. Cependant Lyrel resta longtemps à les surveiller du regard tandis que les battements affolés de son cœur se calmaient peu à peu. Il saisit le morceau de pain à terre et le grignota distraitement, la mie ayant un léger goût de moisi. Plus personne ne vint l’ennuyer pendant un long moment.

~*~

Cette fois ce furent des cris de panique qui le tirèrent de sa torpeur. Il faisait nuit. L’air avait une autre odeur, une odeur… grasse. Les prisonniers s’agitaient dans tous les sens, se bousculaient, se piétinaient, se pressaient contre les parois de terre pour tenter de grimper. Malheureusement leurs doigts s’enfonçaient dans la terre meuble. Lyrel remarqua qu’il pleuvait. Il se leva avec des craquements dans toutes ses articulations et à pas faibles, s’avança en tendant les mains. Il renifla les gouttes qui tombèrent sur ses doigts : ce n’était pas de l’eau mais de l’huile. Il fronça les sourcils, perplexe, puis leva la tête pour tenter de percer ce mystère. Il pouvait voir les gardes au sommet de l’immense puits malgré l’obscurité : ils tenaient des barils qu’ils déversaient avec enthousiasme.

Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !

Lyrel continua du s’avancer vers le centre de la Géhenne afin d’y trouver du calme car les autres prisonniers avaient plutôt tendance à s’amasser sur les bords.

« On va tous mourir ! s’écriaient-ils de part et d’autre.

- Pitié, Seigneur ! Oh, pitié ! »

Lyrel fixa toute cette agitation d’un air hébété. Un éclat attira soudain son attention vers le haut : des torches tombaient vers eux, les flammes colorées dessinant une traînée écarlate dans la nuit… puis elle touchèrent la terre enduite d’huile tout comme les gens. La combustion fut instantanée. La plupart des prisonniers prirent feu et coururent dans tous les sens avec des hurlements, enflammant ceux qui avaient évité les torches. Le sol gorgé d’huile s’embrasa à son tour, la vague écarlate rugissant et engouffrant tout.


Entre les cris de douleur et le bruit crépitant du feu, Lyrel observait tout cela avec fascination. Il sentait la chaleur autour de lui et instinctivement lança sa volonté pour modeler les flammes autour de lui, comme lorsque les méchants hommes avaient voulu faire du mal à sa sœur. Le feu lui obéit de nouveau : Lyrel tendit la main et une flamme se posa dessous, joueuse. Un sourire étira les lèvres du jeune homme. Autour de lui les prisonniers se roulaient à terre pour étouffer les flammes mais ne faisaient que s’enrober davantage d’huile. Ils se jetaient contre la paroi dans l’espoir d’éclater leur tête et d’abréger ainsi leurs souffrances ou bien imploraient un dieu qu’ils avaient pourtant renié, tout ça pendant que Lyrel jouait avec les flammes en riant comme un enfant émerveillé.


Le brasier dura trois jours. Les gardiens de la Géhenne virent les flammes monter si haut qu’ils purent griller des pommes de terre et de la viande sur des pics. Cela aurait été dommage de gâcher une si belle flambée ! Quand le soleil illumina le ciel du quatrième jour, les flammes avaient cessé. La prison était purgée de ses prisonniers et pouvait en accueillir d’autres. Telle était la routine pour la Géhenne. Pourtant cette fois, quelque chose s'était mal passé : l’un des gardiens repéra Lyrel dès la fin de l’incendie et le signala aux autres. Des murmures stupéfaits parcoururent les gardiens jusqu’à attirer leur supérieur. Il se déplaça au bord du puits pour constater ce fait inédit de ses propres yeux mais haussa nonchalamment les épaules.

« Il a dû se trouver un abri au bord, fit-il sans chercher plus loin.

- Commandant, on devrait pas envoyer un rapport au Chapitre ? osa suggérer l’un des soldats.

- Pour quoi faire ? rétorqua le supérieur. Ce démon ne s’est pas échappé alors tout va bien. À la prochaine purge, il y passera et le problème sera réglé. »


Les gardes murmurèrent entre eux, mal à l’aise. Pourtant lorsqu’ils constatèrent que Lyrel ne tentait pas de s’enfuir ou de les attaquer, quand d’autres prisonniers arrivèrent et que la Géhenne reprit son rythme habituel, les murmures se turent et Lyrel fut complètement oublié. D’ailleurs l’apathie l’avait vite repris et il avait regagné sa place près de la paroi, immobile. Les premiers prisonniers qui arrivèrent tentèrent de lui parler mais sans réponse de sa part, ils l’ignorèrent assez vite. De nouvelles brutes firent aussi leur apparition, cependant même eux ne se préoccupaient pas de quelqu’un qui avait tout d’un mort.

~*~

Les yeux fermés, Lyrel sentit une pression sur lui comme un étau qui se resserrait lentement. Il ouvrit les yeux. Bien qu’il fasse nuit, la lune était pleine aussi parvenait-il à voir autour de lui. Une partie des prisonniers dormaient, d’autres erraient sans but ou à la recherche de nourriture qui aurait échappé aux autres. Personne ne s’occupait de Lyrel donc ce n’était pas cela qui avait attiré son attention. Il se releva doucement, les jambes faibles, et s’avança en évitant les dormeurs. Quelques prisonnier qui étaient regroupés en un cercle l’aperçurent et le désignèrent du doigt en se donnant des coups de coude. Lyrel saisit des allusions sur le « mort qui marche » mais les ignora. Il cherchait plutôt l’origine de cette pression qu’il sentait encore.


Il finit par lever les yeux : le bord de la Géhenne était éclairé par des torches accrochées au garde-fou qui délimitait la prison. Les gardiens faisaient leur ronde par deux. Le silence nocturne était entrecoupé par les gémissements quelques dormeurs en proie à un cauchemar, des couple en pleins ébats — consentis ou non, cela importait peu dans cette prison — et les murmures du groupe de prisonniers qui veillaient. Lyrel tourna sur lui-même et finit par apercevoir une silhouette solitaire qui ne bougeait pas, penchée vers la prison. Lyrel était bien trop loin pour voir les traits de son visage, il ne pouvait que distinguer des cheveux blonds, mais il aurait juré que l’homme le regardait. Persuadé que la pression venait de cet étranger, Lyrel lui fit face et lui rendit son regard un bon moment. Un nuage passa alors devant la lune, la silhouette parut alors s’illuminer. Lyrel plissa les yeux pour mieux voir… avant de se faire bousculer.


« Oh, désolé, j’avais pas vu que t’étais vivant ! »

C’était l’une des brutes, et des rires stupides accompagnèrent sa blague. Lyrel reporta son attention sur l’homme en haut, cependant la lune était réapparue entre-temps et l’homme semblait de nouveau normal. Lyrel avait-il imaginé la lumière qui émanait de lui ? Difficile à dire.

« Hé, j’te cause ! »

La brute n’en avait pas fini avec lui. Lyrel soupira avant de lui faire face. L’homme s’avança jusqu’à ce que leurs visages ne soient plus qu’à quelques cheveux de distance : c’était une manœuvre typique d’intimidation sauf que cela ne fonctionna pas sur le jeune homme. Il se contenta de fixer l’homme droit dans les yeux, n’exprimant ni crainte ni agressivité, seulement un calme serein. Cela suffisait à décourager la plupart des brutes auxquelles il avait eu affaire en ces lieux.


« Paraît que t’étais là avant tout le monde, poursuivit l’homme d’un ton agressif. Tu t’crois le roi ici ? Tu crois que t’es chez toi et qu’on doit tous t’obéir ? »

Cherchant à obtenir une ré action, il poussa rudement Lyrel mais ce dernier ne recula que d’un pas. Vexée, la brute serra le poing et s’avança pour le frapper au visage. Lyrel esquiva le coup d’un mouvement fluide et imperceptible. La brute en perdit l’équilibre et manqua de tomber. Ses compagnons, qui l’observaient un peu plus loin, éclatèrent de rire. Cela humilia l’homme dont le visage devint rouge.

« Toi, tu vas me le payer ! » fit-il à Lyrel d’un ton hargneux.

Il se rua vers lui, clairement déterminé à engager la bagarre. Lyrel lui saisit les poignets, voulant seulement le retenir, sauf qu’il sous-estima sa force et on put entendre un horrible craquement.

« AAAAAAAHHH ! Il m’a cassé les poignets, cet enfoiré ! »

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Lyrel relâcha son agresseur qui recula vivement et porta ses mains devant lui. Les poignets pendaient effectivement dans un angle anormal. Horrifiée, la brute écarquilla les yeux. Ses compagnons s’approchèrent de lui en jurant et ne purent que constater les dégâts. Leurs yeux se posèrent sur Lyrel qui restait immobile, n’irradiant aucune menace. Les hommes évaluèrent les risques entre s’attaquer à lui pour venger leur camarade ou le laisser tranquille. L’attitude de Lyrel les incita à la prudence : ce garçon n’était pas normal, ils le sentaient au fond d’eux. Mieux valait l’ignorer. Ils emmenèrent donc leur camarade blessé plus loin et l’un d’eux lui remit les poignets en place — provoquant un autre hurlement de sa part — avant de les bander avec de vieux linges. Peut-être que cela guérirait, sinon l’homme serait rejeté sans pitié de leur groupe.


Pour Lyrel, l’incident était déjà oublié. Il ramena son regard sur les hauteurs et constata que la silhouette l’observait encore. Puis elle fit demi-tour et s’éloigna. Le jeune homme avait une étrange sensation à son sujet, sans pouvoir la préciser. Comme il n’y avait rien de plus à faire, il regagna son coin contre la paroi et se replongea dans l’attente. Il ignorait combien de temps s’était écoulé depuis son arrivée dans la Géhenne et si le père Joris ne l’avait pas oublié. Non, il refusait d’y croire. Le prêtre lui avait demandé d’attendre. Lyrel savait que le vieil homme était gentil dans le fond même s’il s’était parfois montré un peu rude. Il ferma les yeux et reprit son attente.

~*~

Des rires amusés, des cris d’effroi, des murmures indignés, de l’agitation… Lyrel refusa d’ouvrir les yeux cette fois. Quoi qu’il se passait, cela ne le concernait en rien. Le père Joris lui avait demandé d’attendre alors il allait attendre. Il allait…

« Le premier qui l’attrape pourra passer après moi ! Allez les gars, c’est qu’une gamine ! »

… attendre patiemment et…

« C’est qu’elle court vite, la garce ! Hé toi, pousse-toi de mon chemin ! »

… surtout ne rien…

« On va l’avoir, elle est coincée là ! Bouge pas, ma belle, et on te fera pas trop mal ! »

… tenter…

« Au secours ! Aidez-moi, s’il vous plaît ! »


Lyrel se déplaça si vite et si instinctivement qu’il avait déjà tué un homme avant d’ouvrir les yeux. Il y avait une enfant à côté de lui, agenouillée en pleurs, les yeux écarquillés de terreur. Jamais Lyrel n’avait vu une enfant si jeune à la Géhenne. Il se rendit compte qu’il tenait quelque chose entre ses doigts et découvrit que c’était le cou d’un des prisonniers qu’il avait soulevé de terre. Un visage tordu lui fit face, la langue pendant. Lyrel lâcha le corps qui s’affala à terre. Un grand silence se fit autour de lui. Une dizaine d’hommes l’entouraient, des brutes qui en avaient après l’enfant. Ils l’observèrent prudemment.

« Écoute, se décida à dire l’un d’eux, si tu veux la gamine en premier, d’accord. Mais tu n’la passes ensuite, hein ?

- Non, répondit-il d’un ton implacable, même s’il ne comprenait pas bien ce dont l’autre parlait.

- Dis, on a bien l’droit de s’amuser un peu ! D’toute façon, on va tous crever ici, alors quelle importance ? Laisse-nous la petite après. »


Lyrel secoua la tête.

« Non. Non, insista-t’il dans l’autre langue. Pauvres dégénérés.»

Il reprit les paroles des ombres de la dernière fois, sentant de nouveau leur pouvoir. Impressionnés, les hommes reculèrent mais ne renoncèrent pas totalement. Lyrel fronça les sourcils avant de lever une main, concentrant sa volonté… Les brutes sursautèrent en voyant la flamme apparaître et danser au-dessus de sa main.

« Laissez-la, » reprit-il.

Cette fois, aucun des prisonniers n’insista et ils s’éparpillèrent plus loin. Lyrel se retourna vers l’enfant, espérant qu’elle n’allait pas se mettre à crier et à pleurer comme Grisèle. L’enfant le fixait avec stupeur ; c’était une petite fille d’environ huit ans avec de beaux cheveux rouges — pas roux, vraiment rouges — et des yeux vert vif. Des larmes coulaient encore sur ses joues mais elle ne semblait pas le craindre. Au contraire, elle se releva, lui saisit la main avec force et fit :

« Merci, merci ! »

Lyrel lui tapota la tête un peu maladroitement.

~*~

Plus personne n’osa s’approcher de l’enfant par la suite même si elle suscitait des regards concupiscents sur son passage. Il y avait des femmes parmi les prisonniers et elles étaient souvent forcées par les hommes. Mais les viols ne se limitaient pas aux femmes, perversion oblige. Cependant des enfants… Lyrel faisait partie des plus jeunes prisonniers à seize ans, alors la présence d’une enfant encore plus jeune ne pouvait qu’attiser le désir de certains pervers. Même si d’autres prisonniers avaient voulu la protéger, personne n’avait osé se dresser contre le groupe qui faisait régner sa loi dans la Géhenne… sauf Lyrel.


D’ailleurs l’enfant sentait qu’elle ne devait pas quitter trop longtemps son protecteur sinon les autres prédateurs prendraient quand même le risque de l’attaquer, quitte à en subir les conséquences ensuite. Elle ne partait donc que pour récupérer la nourriture — et elle avait le droit de choisir le meilleur morceau — pour la ramener à Lyrel. Elle s’était mise en tête de le forcer à manger et il se prêtait à son caprice. Elle lui parlait beaucoup, uniquement dans l’autre langue. Lyrel n’en comprenait pas tous les mots. Quand elle s’en rendit compte, elle fit des phrases plus courtes et simples, tout en insistant pour qu’il lui réponde.

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« Moi Akemi, fit-elle en se touchant le front. Toi ? »

Lyrel essayait de lui répondre.

« Moi Lyrel.

- Li… Lilé-élu ? répéta-t’elle en plissant le front.

- Lyrel.

- Lilélu, » décida-t’elle.

Il secoua la tête avec un léger sourire sans insister. La langue qu’elle parlait était douce, mélodieuse et… vibrante de couleurs. C’était très étrange. Lyrel se souvenait que la première qu’il avait parlé dans ce langage, le père Joris et sa… Dame Faye avaient paru effrayés et en colère. Il ne comprenait pas pourquoi. Il sentait une curieuse familiarité avec cette langue et retenait rapidement les nouveaux mots. Cela le distrayait de son attente.

~*~

Deux jours après, la plate-forme amorça sa descente : c’était le signal qu’un nouveau prisonnier arrivait. La manœuvre usuelle était que la plate-forme descendait jusqu’à trois mètres du sol puis elle s’inclinait pour faire tomber le prisonnier. Cela évitait que les autres détenus ne s’installent dessus dans l’espoir de s’échapper. Avides de nouveauté et d’un peu de distraction, les prisonniers fixèrent la plate-forme de leurs yeux mornes. Cette fois, étrangement, la plate-forme descendit jusqu’au sol. Incrédules, les détenus ne réagirent pas tout de suite, le temps que leurs esprits enregistrent ce fait incongru. Puis la compréhension se fit et les plus proches se ruèrent sur l’unique moyen de quitter ce lieu infernal.


« Reculez, maudits ! » tonna une voix claire.

Une forte lueur émana alors et les prisonniers reculèrent en sifflant de douleur. Une volée de flèches les acheva, venant des gardiens postés au bord du puits. Lyrel avait redressé la tête sitôt que la lueur était apparue. Contrairement aux autres, cette lumière ne lui avait fait aucun mal. Il y eut même comme un voile d’ombre qui se dressa devant lui afin de le protéger. Akemi, elle, dut se cacher derrière lui en criant. Quand la lumière disparut, Lyrel put voir un jeune homme à peine plus âgé que lui : il était blond aux yeux bleus, d’un bleu si clair et vibrant comme le ciel d’été. Vêtu d’une tunique noire avec une croix blanche sur le devant, il ne ressemblait guère à un prisonnier. Lyrel sut instinctivement qu’il s’agissait de celui qui l’avait observé du haut du puits l’autre nuit.


D’ailleurs, l’homme le chercha du regard et un sourire illumina son visage lorsqu’il le vit. Il le désigna de sa main gantée.

« Lyrel Ducas, fit-il, n’est-ce pas ? »

Lyrel prit un air méfiant.

« Qui es-tu ? demanda-t’il.

- Je t’expliquerai une fois hors de ce trou. Viens. »

Lyrel ne bougea pas. Personne ne quittait la Géhenne sauf en cendres emportées par le vent. C’était certainement un piège. En voyant sa méfiance, le jeune homme blond poussa un soupir.

« Méfiant, hein ? je ne peux pas te le reprocher. Sache que c’est suite à la lettre du père Joris que je suis venu te chercher. Tu te souviens de lui ? »


Le père Joris ? voilà qui changeait tout. Lyrel fit un pas en avant mais sentit la petite main d’Akemi se resserrer sur le pan de sa chemise en lambeaux. S’il la laissait là, elle serait sans protection à la merci des dégénérés… Lyrel prit la main de la fillette dans la sienne et l’amena devant lui. Le nouveau venu les fixa avec curiosité.

« Elle vient avec, » décréta-t’il.

L’autre jeune homme eut un sourire indéchiffrable.

« C’est un démon, expliqua-t’il. Sa place n’est nulle part en ce monde, sauf ici. »

Mais Lyrel secoua la tête.

« Elle vient avec, » répéta-t’il.


Tous les yeux étaient braqués sur eux. Les prisonniers s’étaient écartés de la plate-forme à cause de la lumière brûlante et des flèches des gardiens mais ils ne perdaient pas une miette de ce qui se passait. Certains étaient prêts à profiter de la moindre occasion pour sauter sur la plate-forme, quitte à mourir De toute manière ils étaient condamnés. L’homme blond comprit qu’il n’avait pas intérêt à attendre trop longtemps avant que la situation ne dérape.

« Entendu, accepta-t’il, elle vient avec. Mais elle ne pourra pas rester avec toi, tu le sais. »

Lyrel hocha la tête.

« Tant qu’elle est en sécurité, c’est bon, » répondit-il.


Quand Lyrel s’avança vers la plate-forme, Akemi émit un petit gémissement de crainte à cause de la lumière qui lui avait fait si mal. Lyrel lui adressa un sourire d’encouragement.

« Ça va aller, la rassura-t’il. Ça va aller.

- Où on va ? demanda-t’elle, paniquée.

- Je ne sais pas mais ça va aller. »

Elle hocha la tête et le suivit, peu rassurée néanmoins. Lyrel ramena son regard sur l’homme blond et fut étonné de voir un air désapprobateur sur son visage.

« Tu ne devrais pas parler cette langue, fit-il alors que les deux prisonniers prenaient place sur la plate-forme.

- Pourquoi ? » put enfin demander Lyrel.

Le jeune homme lui lança un regard sévère.

« Parce que c’est la langue des démons. Eux seuls peuvent la parler. »


La plate-forme se mit en route sur un signal du jeune homme blond. Poussés par le désespoir, les autres détenus se ruèrent les mains tendues, essayant d’agripper le rebord. Une volée de flèches les cueillit de nouveau, implacablement. La plate-forme fut bientôt assez haut pour ne plus rien risquer. Ceux qui restèrent au fond hurlèrent des injures et des malédictions mais aucun des trois passagers n’y prêtait attention. Lyrel était plongé dans un silence songeur.

« Démon, se dit-il, c’est bien ce que je suis alors ? »

Il se promit de trouver la réponse à cette question mais d’abord, il devait s’assurer qu’Akemi soit mise dans un lieu sûr et plus une horrible prison. Ensuite il devait découvrir ce que cet homme mystérieux lui voulait. Il avait mentionné le père Joris et Lyrel faisait confiance au prêtre, le seul à l’avoir traité gentiment jusqu’au bout.


Il tourna les yeux vers le jeune homme qui le fixait intensément. Il était plus petit que Lyrel toutefois il se dégageait de lui une assurance tranquille. Il se fendit d’un sourire appréciateur.

« Je m’appelle Lucius, se présenta-t’il, l’Archange de la Lumière, Maître des Templiers de l’Ouest. Ravi de faire ta connaissance, Lyrel. Tu ne le sais pas encore mais nous allons accomplir ensemble l’œuvre de notre Seigneur. »

Confus, Lyrel ne put que hocher la tête. Le père Joris lui avait dit d’attendre, ce qu’il avait fait. À présent il devait suivre cet inconnu sans savoir ce qu’il lui voulait. Lyrel comprenait cependant que le seul autre choix serait de retourner dans la Géhenne, ce qui était inenvisageable. S’il voulait des réponses sur lui-même, il devait aller de l’avant quelques soient les dangers éventuels.

Note de Karura : L'illustration est tirée de Fate et représente Arthur Pendragon. Cela correspond assez bien à l'idée que je me fais de Lucius.

Le mystère s'approfondit dans ce chapitre, entre Lyrel qui parle aux ombres, parle la langue de démons et manie de mieux en mieux le feu. Un grand changement l'attend dans le prochain chapitre.

Au sujet de l'Église dans cette histoire, je n'ai pas voulu décrire une Église intolérante qui brûle tout hérétique sur son passage. Il y a des gens bien, comme le père Joris qui a cherché à sauver Lyrel jusqu'au bout, et des gens mauvais. Dans quelle catégorie va rentrer Lucius ? Hmm, mystère 😉






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Cent façons de tuer un prince charmant 324

Planning des mises à jour :
Samedi : Lanterne : le reflet d’une fleur de pêcher
Comment élever un sacrifice
Dimanche : La Renaissance du Suprême Immortel
Le Prince Solitaire