Le Prince Solitaire 8

Chapitre Huit : Les Ténèbres en chacun de nous


Les ombres s’étaient emparées de lui et l’avaient emmené dans leur monde. Loin d’être vide et réconfortant, l’obscurité était emplie de murmures et de danger oppressant. Il pouvait sentir la présence des Diables tout autour de lui ; ils étaient des millions, à la fois semblables et différents. Il tenta de se faire le plus petit possible, de rétrécir, cependant il pouvait sentir leur attention braquée sur lui. Certains se contentaient simplement de le remarquer puis passaient leur chemin tandis que d’autres se focalisaient sur lui.

« Vois, faisaient-ils, vois. »

Il gardait obstinément les yeux clos pour ne pas se laisser berner par les Diables. Ils ne faisaient que mentir, pousser au péché…

« Mais ils m’ont aidé à vaincre Banien. »

… corrompre, déformer la vérité…

« Ils ne m’ont jamais fait de mal. »

… attiser la haine…


Avec beaucoup de réticence il se risqua à ouvrir un œil à moitié. Les Diables jubilèrent et une sphère d’ombre se présenta devant Lyrel : elle se fendit en deux et un très jeune enfant apparut. Il était très malingre et sa vie ne semblait tenir qu’à un fil. Les ombres virevoltaient tendrement autour de son petit corps, se mêlant à ses cheveux qui semblaient de la même couleur. Lyrel le fixa avec un sentiment de terreur inexpliquée. L’enfant tendit subitement sa main minuscule vers lui et Lyrel entama sans réfléchir le même geste avant de se reprendre et de reculer précipitamment. Cependant il se sentait attiré vers l’enfant comme si un vent violent le poussait vers lui. En même temps les ombres s’agitaient autour d’eux et exultaient. Lyrel réagit aussitôt : c’était un piège ! Lyrel se débattit de son mieux, toutefois il était inéluctablement poussé vers l’enfant. Au moment où ils allaient entrer en collision, une forte lumière perça les ténèbres.


Les ombres sifflèrent et ragèrent. Cependant elles durent céder devant la lumière intransigeante. Pour Lyrel, ce fut une présence chaleureuse qu’il reconnut :

« Lucius... »

Il se sentit soulevé par la lumière. Quelque chose l’agrippa soudain par la cheville et il se retourna : l’enfant l’avait saisi avec une force surprenante et il ouvrit les yeux. Lyrel frissonna en voyant le regard doré comme celui d’une bête. Il se réveilla en sursaut. Haletant, il mit un long moment pour se calmer puis il regarda autour de lui et reconnut sa chambre.

« Lyrel, » fit la voix de Lucius à côté de lui.

Il croisa le regard céruléen qui exprimait un soulagement manifeste et il se sentit tout de suite mieux, comme si la seule présence de Lucius pouvait chasser les ténèbres en lui.


« Tu es rentré, » fit Lyrel en le prenant dans ses bras.

L’Archange lui rendit son étreinte avec force.

« Tu m’as fait peur, avoua-t’il. Cela faisait des jours que tu n’avais pas repris connaissance. Comment tu te sens ?

– Mieux ? répondit Lyrel en hochant la tête.

– Tu te souviens de ce qui s’est passé ?

– Un peu, » répondit Lyrel en acquiesçant de nouveau avant de reculer pour mieux voir l'autre jeune homme.

« Et toi, que s’est-il passé ? »

Lucius était plus soucieux d’entendre le récit de son protégé mais il accepta de répondre à sa question en premier.

« Le comte de Fanel s’attendait à notre venue, relata-t’il. Il a joué avec nous pendant des jours, nous attaquant par petits groupes dès qu’on se dispersait. J’ai perdu cent hommes de cette manière. Et une fois qu’il avait bien attiré notre attention, il a disparu du jour au lendemain. Je comprends maintenant qu’il en a profité pour venir au Chapitre. C’était son plan depuis le début et je me suis bien fait avoir. »

L’amertume perçait dans le ton de l’Archange. Il avait également vécu des jours difficiles.


Lyrel soupira.

« C’est pour moi qu’il est revenu, avoua-t’il. Il voulait vérifier si j’avais vraiment tout oublié. Tout est de ma faute.

– Tu t’es battu contre lui, argua Lucius, tu as protégé nos frères !

– Il a quand même tué le frère Pald et des novices, » fit Lyrel en baissant la tête, accablé.

Lucius le contempla un moment avant de lui caresser les cheveux, le cœur lourd.

« Cet hérétique était très fort, bien plus que ce à quoi nous nous attendions, confia-t’il. Nous n’étions pas assez préparés contre lui. Tu as perdu vingt novices, j’ai perdu cent hommes. Nous ne devons pas nous en vouloir de trop : ils sont aux côté de Dieu à présent. »

L’autre jeune homme acquiesça sans être pleinement rasséréné. Lucius soupira et poursuivit :

« C’est ça, le poids du commandement. Tu te sens responsable de chaque mort, même si c’était inévitable. À toi de faire en sorte que tes hommes ne soient pas morts pour rien.

– Entendu. »


Constatant que Lyrel semblait moins abattu, Lucius aborda le sujet qui l’intéressait :

« Que s’est-il passé ensuite, une fois que l’hérétique a quitté le Chapitre ?

– Je suis parti à sa poursuite.

– Tout seul ? » s’horrifia l’Archange.

Lyrel se mordit les lèvres. C’était la partie qu’il aurait préféré garder sous silence. Cependant il s’interdisait de mentir. Voyant son tourment intérieur, Lucius se pencha vers lui.

« Lyrel, on t’a retrouvé trois jours plus tard dans la forêt près du corps de l’hérétique qui était dans un état terrible. Dis-moi ce qui s’est passé. Tu l’as vaincu, c’est ça ? »

Le jeune homme acquiesça et Lucius eut un sourire ravi.

« Mais c’est extraordinaire ! Tu as tué un hérétique très puissant à toi tout seul ! Je suis très fier de toi !

– … pas seul, marmonna le jeune homme à contrecœur.

– Hein ?

– Je n’étais pas seul. On m’a aidé. »

Chaque mot lui coûtait beaucoup.


Lucius prit un air plus que perplexe.

« Qui t’a aidé ? Il y avait quelqu’un d’autre avec vous ?

– Mmm, non… c’est... »

Comment pourrait-il avouer qu’il avait été aidé par les Diables ? Lucius le renverrait aussitôt à la Géhenne ! D’un autre côté le mensonge était un péché et même sans cela, Lyrel ne voulait pas cacher la vérité à son ami.

« Ce sont les Diables, avoua-t’il d’un trait. Les Diables l’ont tué. »

Lucius en fut ébahi.

« Les.. diables ? Lyrel, de quoi parles-tu ?

– Ils vivent dans l’ombre. Je sens leur présence de temps en temps. Ils… me parlent parfois mais je ne les écoute pas ! Sauf que là, ils m’ont dit qu’ils pourraient retrouver Banien et ce sont eux qui l’ont tué. »

Les yeux baissés, sans oser voir l’expression sur le visage de l’Archange, Lyrel attendit le verdict inévitable.


Après un long moment lui parvint la voix hésitante de Lucius.

« Je ne comprends pas ce que tu dis, Lyrel. Tu entends… des voix ? »

Le jeune homme hocha la tête.

« Des voix qui proviennent de l’ombre ? »

Nouvel hochement.

« Et tu dis que ce sont les diables ? »

Encore un acquiescement muet. Lyrel se mordit les lèvres. Les prochains mots de Lucius seraient plus que certainement une condamnation.

« Pourquoi ce serait forcément quelque chose de mauvais ? »

Étonné, le jeune homme releva la tête et ne vit aucune condamnation chez son ami. Lucius semblait sincèrement soucieux et étonné.


Partagé entre le soulagement et l’angoisse, Lyrel fit de son mieux pour exprimer ce qu’il ressentait instinctivement :

« Parce qu’ils parlent la langue des démons ! Et la lumière les fait fuir, que ce soit mes flammes ou ta lumière.

– Ma lumière fait peur à beaucoup de choses, bonnes ou mauvaises, nuança Lucius avec un sourire en demi-teinte. Quant à la langue des démons… ne sommes-nous pas la preuve que même des gens bien peuvent la parler ? Non Lyrel, je crois que tu te trompes sur ces soi-disant diables. Et s’ils n’étaient…

– Ils veulent prendre mon âme ! » s’écria le jeune homme, au comble de la détresse.

Un silence stupéfait suivit ses paroles. Lucius avait les yeux écarquillés plus à cause de l’éclat de voix de Lyrel que par ses propos.


Ce dernier inspira de façon hésitante et, devinant l’incrédulité de l’Archange, insista :

« C’est la vérité ! Si je communique avec eux, je les sens se presser dans ma tête et ils cherchent à prendre mon âme. Et quand je leur ai permis de tuer Banien… le lien s’est renforcé ! J’étais dans les ténèbres encore là, je les sentais tout autour de moi et ils ont tenté de voler mon âme ! Je ne pouvais pas lutter contre eux, ils étaient bien trop forts. Heureusement j’ai ensuite senti la lumière, ta lumière et j’ai pu m’échapper de cet endroit infernal. C’était horrible, je ne dois plus jamais avoir affaire à eux ! »

Lucius le laissa vider son sac tout en cherchant ce qu’il pourrait dire pour calmer son angoisse. La souffrance de Lyrel était bien réelle mais ce qu’il disait ne l’était pas pour autant.


L’Archange blond s’assit sur le lit et prit le jeune homme tremblant dans ses bras.

« Lyrel, tout va bien, fit-il d’un ton apaisant. Écoute, je crois que ce que tu appelles les diables n’est qu’une manifestation de ton pouvoir. Tu en as peur, cela se comprend, mais c’est un tort. C’est un pouvoir très puissant que tu as là, apparemment tu ne maîtrises pas que le feu mais aussi les ombres. Ce serait dommage de ne pas apprendre à t’en servir. »

Sans briser leur étreinte, le jeune homme châtain lui lança un regard réprobateur.

« Je te dis que ce n’est pas moi ! Les Diables existent vraiment, comme le dit la Bible ! »

L’argument fit sourire Lucius malgré lui. Lyrel se fiait toujours aveuglément aux Saintes Écritures. Cette naïveté et cette candeur faisaient partie de son charme unique.


« Certes, la Bible parle du Diable mais pas de la façon dont tu le décris. Il s’agit plutôt du mal qui est en chacun de nous, pas d’une entité extérieure.

– Alors je porte les Diables en moi ? se lamenta Lyrel.

– Non ! rectifia Lucius en se morigénant intérieurement. Je te dis que ce ne sont pas des diables à proprement parler. Tiens, et si tu me les montrais ? Comme ça je pourrai te dire ce qu’ils sont vraiment.

– Hors de question ! s’écria Lyrel. Je ne veux plus jamais les voir ! »

Il serra les dents avec résolution. Lucius décida de ne pas insister et changea de sujet.

« Bon, et sinon, tu as appris quelque chose de l’hérétique ? Il t’a parlé du rituel ? »

L’expression de Lyrel s’assombrit encore. Il répéta à Lucius ce que Banien lui avait dit.


Cela laissa l’Archange songeur.

« Je vois. Cela confirme certains de mes soupçons, déclara-t’il finalement.

– À mon sujet ?

– Au sujet de l’ancien Lyrel, précisa-t’il. Banien était bien son initiateur. Tu peux te réjouir de l’avoir tué, cela fait un monstre en moins sur cette terre !

– Ce n’est pas moi qui l’ai tué, marmonna Lyrel.

– Le rapport du rituel mentionnait bien un corps décapité, poursuivit l’Archange, mais jamais on n’aurait pu deviner qu’il s’agissait d’un démon. Si j’avais su, j’aurais fait envoyer le corps à Père au Vatican. Dommage, il va regretter quand il l’apprendra ! »

Lyrel lui lança un regard étonné.

« Le Saint-Père s’intéresse aux démons ?

– Bien sûr, il dit toujours qu’il faut connaître son ennemi plus que son ami. Par contre aucun bébé n’a été retrouvé.

– Banien l’a peut-être mangé lui aussi. Ou alors ce sont les Diables. »


Lucius poussa un lourd soupir en songeant au long rapport qu’il allait devoir rédiger pour le Pape. Cependant il y avait une bonne nouvelle dans tout ça :

« Après cet exploit, je pense que notre père n’hésitera plus à te nommer Archange. Félicitations Lyrel, je suis très fier de toi. »

Malgré cette annonce, la récompense de plus d’un an de travail, le jeune homme ne manifesta aucune joie. Au contraire il se rembrunit tellement que l’atmosphère parut s’assombrir autour de lui.

« Un monstre comme moi ne peut pas devenir Archange, marmonna-t’il. Renvoie-moi à la Géhenne, c’est là qu’est ma place.

– Ridicule ! s’indigna aussitôt Lucius. Tu as sauvé de nombreuses vies en tuant ce dangereux hérétique et…

– J’ai participé à des rites occultes pendant des années ! » l’interrompit le novice.

Jamais il ne se permettait un tel éclat en temps normal, ce qui en disait long sur son état d’agitation mentale.


Lucius ne put que le regarder, ébahi, tandis que le jeune homme poursuivit :

« J’ai tué Dieu sait combien d’innocents sans parler des actes immondes commis avec cet homme ! Je me suis détourné de Dieu pour vendre mon âme au démon. C’est ça que tu veux comme Archange ?! »

Lucius ne sut que dire pour le réconforter.

« Tu n’es plus cette personne, tenta-t’il faiblement, tu as…

– Vraiment ? Il suffit donc d’une amnésie pour changer ? Le mal est profondément enraciné en moi, rien ne pourra jamais l’éradiquer ! La preuve, les Diables cherchent à m’attirer vers les ténèbres car mon âme leur appartient déjà ! Même toi, tu as dit que j’étais un monstre ! »

L’Archange écarquilla les yeux.

« J’ai dit ça ? Quand ?

– Quand tu m’as sorti de la Géhenne, répondit Lyrel avec son excellente mémoire. Tu as dit que je devais devenir un monstre utile mais que j’étais un monstre malgré tout ! Alors tu vois bien que ma place n’est pas dans l’Église. »


Le jeune homme blond retint un juron. Il avait oublié cela depuis longtemps. De toute évidence c’était resté dans l’esprit de Lyrel et cela avait joué sur son estime de soi.

« Lyrel, fit-il en posant sa main sur le bras de son ami, quand j’ai dit ça, je ne te connaissais pas encore. Je peux t’assurer que j’ai radicalement changé d’avis depuis : tu n’es pas un monstre. Bien au contraire tu as plus d’humanité en toi que la majorité des gens. Alors cesse de te voir ainsi, d’accord ? »

Lyrel lui lança un regard stupéfait et ne vit que de la sincérité. Lucius le reconnaissait comme un être humain, il disait qu’il n’était pas un monstre… Était-ce si simple alors d’être humain ? Il suffisait que quelqu’un vous considère ainsi et c’était tout ? Peut-être qu’il en allait de même pour les monstres. Mais dans ce cas, quelle était la vraie valeur de la qualité d’un être humain si cela dépendait uniquement des gens qui vous entouraient ? Une même personne pouvait être à la fois un humain ou un monstre suivant son entourage ; quelle était sa véritable nature ?


Lyrel garda ses réflexions pour lui car malgré ses doutes, les paroles de Lucius lui avaient mis du baume au cœur et il sentit les ténèbres reculer en lui. Il parvint enfin à sourire.

« Merci, » murmura-t’il en recouvrant sa main de la sienne.

Lucius l’observa un moment sans rien dire, ses yeux bleu ciel parcourus de mille pensées, puis il se pencha vers lui pour l’embrasser. Lyrel nota que cela durait plus longtemps que d’ordinaire. Sentant son ami trembler contre lui, il crut qu’il avait froid et passa ses bras autour de ses épaules pour le réchauffer. Lucius interrompit alors le long baiser et se nicha contre lui en le serrant très fort.

« Lucius, ça va ? s’inquiéta le novice car son ami tremblait toujours.

– Lyrel, je… je... »

On toqua à la porte à ce moment-là. Lucius tressaillit puis se redressa et remit de l’ordre dans sa tenue.

« Entrez, » fit-il d’une voix forte et assurée, totalement à l’opposé de ce qu’elle était un moment plus tôt.


Un moine entra et délivra son message :

« Maître Lucius, l’Archange Marius vient d’arriver.

– Bien, tu peux le faire venir ici. »

Le moine repartit en fermant la porte. Lucius se leva et croisa le regard surpris de l’autre jeune homme.

« Comme tu ne te réveillais pas, expliqua-t’il, j’ai envoyé un message à mes frères. Ils se sont fait du souci pour toi aussi. Gaïus est également en route.

– Ah, »fit simplement Lyrel.

Au fond de lui, il était touché. Il y avait des gens qui tenaient à lui, qui s’inquiétaient pour lui… Était-ce cela, une famille ? Dans tous les cas il ferait tout pour ne pas les décevoir et ne pas les perdre.

~*~

Marius débarqua comme une tempête, plein d’énergie.

« Ah ben, tu vas mieux ! fit-il en voyant Lyrel assis dans le lit. À entendre Lucius, t’étais aux portes de la mort !

– Il n’allait pas bien, rectifia l’interpellé en fronçant les sourcils. Il vient à peine de reprendre conscience. »

L’Archange de l’Eau s’installa à côté de Lyrel sans faire de cérémonie et lui tapota rudement le dos.

« Bah, l’est solide, ce gaillard ! S’il a survécu à mon entraînement, il peut bien survivre à un fichu hérétique ! »

L’insouciance de Marius fit soupirer son frère. Le jeune homme aux cheveux ras en profita pour faire un clin d’œil à Lyrel.

« On va s’entraîner après ? proposa-t’il. J’ai hâte que tu me montres comment tu as tué ce Fanel. »


Lyrel pâlit légèrement.

« Je ne le referai pas, » décréta-t’il.

Marius lui lança un regard surpris puis leva les yeux vers Lucius qui secoua la tête et lui fit signe de laisser tomber. Marius fronça les sourcils.

« Bon, comme tu veux. Allez, Lucius et moi, on a à discuter alors je te laisse te reposer. Je veux quand même qu’on se batte après, que je ne sois pas venu pour rien !

– D’accord, » concéda Lyrel en esquissant un mince sourire.

Les deux Archanges quittèrent la chambre pour gagner le bureau de Lucius qui était attenant. Marius avait reniflé en notant ce fait à son arrivée. Lucius s’installa à son bureau et raconta à son frère tout ce que Lyrel lui avait dit, y compris au sujet des diables. Comme lui, l’Archange de l’Eau fut clairement sceptique.

« Il croit que des diables se cachent dans les ombres et cherchent à lui voler son âme ? Lucius, je veux pas dire mais il n’est pas très net, ton protégé. »


Le constat cinglant de Marius fit grincer des dents son frère. Retenant une bouffée d’indignation, Lucius défendit Lyrel :

« Il interprète les choses comme il le peut. Il a vécu quelque chose de terrible et son esprit invente ces histoires pour se protéger.

– Pff, en tout cas, après ça, notre père voudra forcément le nommer Archange. Ça y est, il va entrer dans la famille. Tu dois être ravi, non ? »

L’expression de Lucius était l’opposé de ravie.

« Je trouve que c’est encore trop tôt pour ça, argua-t’il. Il a encore plein de choses à apprendre surtout s’il a ce nouveau pouvoir sur les ombres qu’il ne maîtrise pas du tout.

– C’est vrai qu’il doit encore passer six mois chez Gaïus, mais ça reste jouable : il va au Nord, revient pour sa nomination à Rome puis repart direct prendre possession du Chapitre de l’Est.

– Non ! » s’écria vivement Lucius.


Cela lui valut un regard étrange de la part de son frère.

« C’est quoi le problème ? demanda franchement Marius.

– Il… Il vient à peine de récupérer de son combat, il n’est pas en état de voyager.

– Lucius.

– On n’est pas pressés. Quelle importance s’il ne devient Archange que dans deux ou cinq ans ?

– Lucius, répéta Marius d’un ton grave.

– Je ne suis pas prêt à le laisser partir ! » révéla enfin le jeune homme blond.

Un silence suivit sa déclaration. Marius finit par soupirer.

« Ah là là, je m’en doutais un peu. Il fallait que tu en pinces pour lui, pas vrai ?

– Je… je n’en pince pas pour lui, se défendit Lucius d’un ton digne.

– Tu veux coucher avec lui. »

L’Archange de la Lumière ne répliqua pas cette fois.


Marius fit les cent pas en secouant la tête.

« À chaque fois, c’est pareil, râla-t’il. Suffit qu’un beau garçon innocent débarque dans ton chapitre pour que tu te mettes dans tous tes états. Et au final, une fois que t’as réussi à le mettre dans ton lit une paire de fois, tu n’en as plus rien à faire de lui.

– Tu exagères…

– Ah vraiment ? Tu veux qu’on fasse le compte de tous les moines que tu as débauchés dans ton chapitre ? T’as juste de la chance qu’ils soient si amoureux de toi qu’ils ne te dénoncent pas à l’Archevêque.

– Mmph, et que pourrait faire l’Archevêque ?

– Idiot, il pourrait en alerter notre père et ça le mettrait dans l’embarras. C’est vraiment ce que tu veux ? »

L’argument fit mouche comme toujours. Lucius était entièrement dévoué au Pape ; cela allait au-delà de la gratitude, cela ressemblait plus à de la dévotion.


Lucius baissa les yeux et marmonna :

« De toute façon, ce n’est pas pareil cette fois.

– Ah non ? fit Marius, clairement incrédule.

– Lyrel est si innocent qu’il ne comprend pas la moindre allusion.

– Innocent ? Tu viens de me dire qu’il s’était fait violer par un pervers depuis l’âge de dix ans !

– Il a tout oublié, ce n’est plus lui, rectifia Lucius en plissant le front. Le Lyrel de maintenant n’a aucune idée de ce qu’est le sexe. »

Ou l’amour. Mais cela, Lucius le garda pour lui.

« C’est encore mieux ! se réjouit Marius. Tu n’as qu’à lui faire croire que c’est une forme particulière de prière à deux ! »

Bien qu’il l’ait dit sur le ton de la plaisanterie, l’air grave de son frère lui fit passer l’envie de rire.

« Noooon, ça marcherait ? »

Lucius hocha la tête.


Marius le nargua avec un sourire insolent.

« T’y as pensé alors, mais t’as pas osé le faire. Intéressant, je n’aurais jamais cru que viendrait le jour où Lucius reculerait devant l’innocence. D’habitude ça te donne plutôt envie d’y aller !

– Marius, tu dépasses les bornes !

– Oh, et tu deviens susceptible en plus ? Dis donc, tu ne serais pas amoureux par hasard ? »

Lucius prit un air coupable.

« Pff, je comprends mieux pourquoi tu ne veux pas le lâcher, reprit Marius. Mais tu sais que tu vas devoir te séparer de lui tôt ou tard, hein ?

– Je sais, gronda l’autre jeune homme d’un ton réticent.

– Alors t’as deux possibilités : soit tu couches rapidement avec lui une bonne fois pour toutes — ou plusieurs fois, si c’est ce qu’il te faut — soit tu tires un trait sur tes sentiments. Mais je ne te laisserai pas retarder la Guerre Sainte juste pour une histoire de cul.

– Ce n’est pas qu’une…

– Tu peux dire ce que tu veux, le coupa Marius avec un sérieux inhabituel, au final ça revient à ça. Moi, ça fait trop longtemps que j’attends notre quatrième frère pour que tu gâches tout ça. Et que dirait notre père s’il savait, hein ? »


Lucius serra les poings. Il avait du mal à le reconnaître mais son frère avait entièrement raison. Il le savait, pourtant au plus profond de lui il ne pouvait s’empêcher de souhaiter que les choses restent en l’état. Marius le saisit soudain par le col, le retourna pour le pencher sur le bureau et remonta ses vêtements en un geste expérimenté.

« Marius, s’écria le jeune homme, outragé, tu crois faire quoi, là ?!

– Je te montre comment faire avec ton Lyrel. »

Les protestations de Lucius se perdirent bientôt en gémissements qu’il tenta de contenir en se mordant les lèvres. Marius et lui se rhabillèrent ensuite sans un mot.

« Je retourne au chevet de Lyrel, déclara froidement Lucius.

– C’est ça, va le dorloter tant que tu peux encore, » insinua son frère en ricanant.


L’Archange de la Lumière lui lança un regard noir en quittant la pièce. Marius éclata de rire. Son rire redoubla lorsque Lucius revint, l’air ébahi.

« Il a quitté son lit !

– Ah, et toi qui disais qu’il n’avait pas encore récupéré ! Tu es une vraie mère poule en fait ! »

L’air de Lucius était impayable. Cependant il était perturbé par autre chose.

« Et s’il nous avait entendus ? » s’inquiéta-t’il.

Marius haussa les épaules, peu concerné.

« Dis-lui qu’on priait à deux, » suggéra-t’il.

Lucius secoua la tête, ne goûtant guère la plaisanterie. Heureusement la chambre de Lyrel et le bureau étaient séparés par un petit couloir, donc le jeune homme avait pu quitter les appartements sans passer par le bureau. En tout cas Lucius se promit de faire preuve de plus de prudence à l’avenir afin de ne pas choquer le novice. Tout était de la faute de Marius.

~*~

Lyrel fut retrouvé rapidement : il était parti au champ d’entraînement. En apprenant cela, Marius avait couru le rejoindre. Cependant il fut déçu que le jeune homme ne se serve pas des ombres. Lyrel s’obstinait à nier ce pouvoir. Gaïus arriva en fin de journée et les Archanges se réunirent. Lucius relata ce que Lyrel avait appris du comte de Fanel.

« Le pauvre petit, commenta Gaïus d’un ton détaché.

– Au moins il nous a débarrassé d’un dangereux hérétique, fit Marius.

– Il est très prometteur, approuva l’Archange de la Terre. Je suis impatient de l’accueillir chez moi et de tester tous ses talents, sans oublier le chant, évidemment. »

Lucius prit un air embarrassé tandis que Marius ricana.

« Si tu veux le petit, fit-il, va falloir te battre avec Lucius. Il le lâchera pas comme ça !

– Oh, comprit l’autre Archange.

– Ça va, s’énerva Lucius, pas de commentaire ! Je voulais aussi voir avec vous le rapport que je compte envoyer à notre père.

– Celui où tu lui conseilles d’attendre trente ans pour nommer Lyrel Archange ? » le taquina encore son jeune frère.

Le regard de Lucius devint franchement meurtrier, ce qui fit rire davantage Marius.


Le sérieux revint cependant alors que Lucius lut la longue missive qu’il allait envoyer au Pape. Il y rajouta les informations de Lyrel et conclut que l’affaire du rituel satanique de Prost pouvait être close définitivement.

« Une fois encore la justice divine a triomphé, » conclut Lucius en souriant.

Ses frères approuvèrent. La cloche sonna les vêpres et ils se dirigèrent vers la chapelle pour l’office. Ensuite ils dînèrent dans la salle commune, avec Lyrel à leur table. C’était le signe — si besoin était — de sa future nomination parmi les Archanges. Gaïus fut ravi de s’entretenir de nouveau avec lui.

« Chante-nous quelque chose ! » lui demanda-t’il à la fin du repas.

Lyrel s’exécuta et sa voix pure et claire enchanta son auditoire, comme toujours. Même Marius apprécia, c’était pour dire.

« Quand tu viendras dans mon Chapitre, fit Gaïus, je te ferai chanter tous les jours.

– Si tu veux, concéda Lyrel.

– Magnifique ! »

Seul Lucius ne se réjouit pas de cette perspective et Lyrel remarqua son air sombre.

~*~

Après l’office de Complies, Lyrel alla voir Lucius dans son bureau. Les deux autres Archanges s’étaient retirés dans leurs cellules — réservées aux visiteurs de marque. Lucius terminait de signer des documents. Sa lettre pour le Saint Père avait été envoyée plus tôt dans la soirée. Le sort en était jeté.

« Lyrel, s’écria Lucius en le voyant encore debout, tu devrais te reposer !

– Cela fait des jours que je me repose, répliqua ce dernier en haussant les épaules. Je vais bien.

– Tu ne te reposais pas, tu avais perdu connaissance.

– C’est du pareil au même, non ?

– Pas vraiment, » soupira Lucius.

Lyrel prit place en face de lui et l’observa attentivement.

« Qu’y a-t’il ? finit par demander le jeune homme blond.

– Tu n’es pas content à propos de quelque chose. »


L’Archange lui lança un regard surpris. Depuis quand Lyrel était-il devenu si perspicace ? Ou bien était-ce lui qui n’arrivait plus à cacher ses émotions ? Il posa sa plume en se rembrunissant.

« C’est vrai, reconnut-il, mais tu n’as pas à t’inquiéter de ça.

– Sauf que ça a un rapport avec le fait que je devienne Archange. Tu as changé d’avis à mon sujet ?

– Non ! s’écria-t’il vivement. Ça n’a rien à voir ! »

Il se reprit. Comme à son habitude, Lyrel se faisait de mauvaises idées. Lucius devait donc se montrer honnête pour que son ami ne culpabilise pas pour rien.

« Je suis triste à l’idée de te voir partir, avoua-t’il. Quand tu seras Archange, nous ne vivrons plus ensemble et nous ne nous verrons que très peu. »


Lyrel haussa les épaules.

« Ce sera différent, commenta-t’il, mais c’est la volonté de Dieu. »

Lucius se retint de répliquer vivement. L’indifférence de l’autre jeune homme était comme du sel jeté sur les blessures de son cœur.

« Tu as raison, admit-il à contrecœur. Je sais que tu vas devenir un splendide Archange et je ne veux pas t’empêcher d’accomplir ta destinée. »

Ou te traîner dans le péché, finit-il en pensée. Il avait pris sa décision : aussi dur que ce soit, il retiendrait ses sentiments pour Lyrel et accepterait de le laisser partir. Des années plus tard, qui sait, peut-être que Lyrel serait prêt à partager ses sentiments. Pour le moment son innocence devait rester intacte, sinon Lucius ne se pardonnerait jamais d’être celui qui l’aurait souillé.


L’Archange inspira et se lança avant de changer d’avis :

« Si Gaïus est d’accord, tu repartiras avec lui. Comme ça tu seras prêt dès que Père voudra te nommer Archange.

– Ça ira ? s’inquiéta néanmoins Lyrel.

– Oui, ne t’en fais pas pour moi. Je ferai face comme à une épreuve envoyée par Dieu. »

Même si le sourire de Lucius se voulait convaincant, Lyrel pouvait sentir la vérité derrière. Malgré cela il respecta le souhait de son ami et ne poursuivit pas le sujet.

« Entendu, fit-il en inclinant la tête. Ah, tu vas aussi me manquer. »

Lucius ne put s’empêcher de sourire.

« Tu es sûr que ce ne sera pas un mensonge ? le taquina-t’il.

– C’est une vérité à venir qui sera toujours valable, » répliqua Lyrel avec un léger sourire.

~*~

Prévenu le lendemain matin, Gaïus fut bien sûr ravi de prendre Lyrel avec lui. Marius lança un regard curieux à son frère qui gardait un sourire de circonstances. Lyrel prépara ses affaires et partit dans la matinée en direction du Chapitre du Nord. Il y passa six mois. Il n’eut même pas l’occasion de revenir au Chapitre de l’Ouest car le Pape décida de sa nomination vers la fin de son séjour chez l’Archange de la Terre. Lyrel dut donc se rendre aussitôt au Vatican où il serait élevé au rang d’Archange. Il gagnerait juste après le Chapitre de l’Est pour en prendre possession. Son destin s’accomplissait comme l’avait pressenti Lucius.






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Derniers chapitres parus :
Le Prince Solitaire 7 01
La Renaissance du Suprême Immortel 351 et 352
Comment élever un sacrifice 6.02 et 6.03
Cent façons de tuer un prince charmant 322 et 323

Planning des mises à jour :
Samedi : Cent façons de tuer un prince charmant
Comment élever un sacrifice
Dimanche : La Renaissance du Suprême Immortel
Le Prince Solitaire