Partie 3
Près de la plaine de Mara, sixième mois de l'année 2454
La matinée était bien entamée, mais il n'y avait toujours aucune nouvelle de Seiryū. Bien qu'inquiet, Haruni rassembla les troupes pour rejoindre la plaine de Mara. Même avec un régiment de moins, il restait environ quatre mille hommes. Tomuki fut impressionné par l'armée en marche et suivait son petit frère sans rien dire. Haruni retrouva vite les habitudes d'un général et les soldats ne firent bientôt plus attention à la voix encore un peu aiguë, tant les ordres étaient précis et clairs. Les commandants, eux, avaient été rassurés lors de la réunion stratégique du matin : Haruni connaissait les manœuvres à effectuer et était tout à fait capable de diriger l'armée, en dépit de son jeune âge.
Une fois sur la plaine, le général Narubi le rejoignit aussitôt. Il avait reçu le message de Haruni l'informant de la trahison de Bakkushō, mais il n'y croyait toujours pas. Pourtant, l'absence du général et de son premier régiment ne parlait pas en sa faveur.
« Je ne comprends pas pourquoi il agirait ainsi ! fit Narubi pour la millième fois.
– Nous en saurons plus au retour du Firal Seiryū, tempéra Haruni. Pour l'instant, nous avons une bataille à gagner.
– Vous avez raison, votre Altesse, se reprit Narubi. Mettons cela de côté. »
Si le général Narubi avait une opinion favorable du Second Prince, c'était surtout parce que Kenryū aimait le comparer au prince Kodōtaro pour ses compétences au sabre et en stratégie, ce qui était le meilleur compliment pour Kenryū.
La bataille dura jusqu'au soir et s'acheva par la victoire de l'Armée Impériale. Malgré des imprévus, Haruni avait fait preuve de réactivité en modifiant avec brio la stratégie initialement prévue. Il y avait fatalement eu des pertes dans les deux camps, mais les soldats de Dekita avaient fini par s'enfuir piteusement. Tomuki poussa un cri de joie et voulut serrer son frère dans les bras, sauf qu'il s'aperçut alors que l'adolescent était en sueur et avait les yeux un peu trop brillants.
« Haruni ! s'écria-t'il avec inquiétude.
– Ça va, je suis juste épuisé, » reconnut le Second Prince.
La bataille étant finie, il aurait bien aimé se reposer, sauf que Seiryū n'était toujours pas revenu. Cela commençait à l'inquiéter énormément.
« Nous rentrons au campement, » décréta Tomuki d'un ton ferme.
Haruni ne discuta pas car c'était son intention, de toute façon.
Escortés par la garde impériale, les deux frères rejoignirent le camp. Haruni se redressa en voyant des soldats de la troupe qui étaient partis durant la nuit avec Seiryū. Il était donc rentré ! Malheureusement, le commandant de la troupe rapporta une bien mauvaise nouvelle en faisant son rapport sous la tente de commandement.
« Seiryū est prisonnier ?! » s'écria Tomuki, effaré.
Haruni, lui, serra les poings et sentit un grand froid l'envahir.
« Malgré cela, nous avons pu récupérer le prisonnier, votre Altesse.
– Cheveux Orange ? demanda Haruni qui utilisait ce surnom en attendant de connaître le nom du prisonnier.
– Euh, oui, votre Altesse.
– Quel est ton nom ?
– Je suis le lieutenant Shurō, votre Altesse.
– S'il y a des blessés parmi tes hommes, envoie-les à l'infirmerie. Avec les autres, surveille le prisonnier de près. Ne laisse personne d'autre l'approcher.
– À vos ordres ! » fit le lieutenant en s'inclinant respectueusement.
Tomuki restait sous le choc de la nouvelle.
« Il faut aller sauver Seiryū, murmura-t'il. Petit frère, prenons la garde impériale et allons le délivrer !
– Tu sais où ils le retiennent prisonnier ? argua Haruni. Cela fait des heures que Seiryū a été capturé, Bakkushō a eu le temps de l'emmener n'importe où à Dekita ! Nous ne pouvons pas nous y déplacer librement. »
Les larmes aux yeux, le Premier Prince persista :
« Mais c'est notre ami ! Il a besoin de nous !
– Tu crois que je ne m'en fais pas pour lui ?! explosa Haruni. Mais soyons réalistes, nous ne pouvons rien faire pour le moment !
– Mais… mais… »
Tomuki était abasourdi de voir son frère réagir ainsi, lui qui était d'ordinaire si calme et composé.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Haruni inspira pour se ressaisir.
« Ils ne vont pas tuer Seiryū, raisonna-t'il. C'est un otage bien trop précieux. En plus, nous détenons pour notre part le fils de Tadeoru. Je pense qu'ils vont demander un échange assez rapidement.
– Ah, réalisa Tomuki avec soulagement. Nous n'avons alors qu'à attendre.
– Sauf que nous allons refuser l'échange.
– Quoi ?! »
Tomuki n'y comprenait plus rien : s'ils pouvaient délivrer leur ami aussi facilement, pourquoi ne pas accepter ? Haruni se massa les tempes. Il avait vraiment besoin de repos, sauf que la situation avec Seiryū était troublante.
« Réfléchis : avec le fils de Tadeoru comme otage, nous allons pouvoir mettre fin à la révolte de Dekita une bonne fois pour toutes. C'est une occasion à ne pas laisser passer.
– Mais Seiryū…
– Il serait d'accord avec moi, insista Haruni. Et une fois la guerre terminée, il sera libéré de toute façon.
– Tu en es sûr ? Ils ne vont pas lui faire de mal entre-temps ? »
Haruni ne répondit pas tout de suite. Le code de la guerre stipulait que les prisonniers nobles ne devaient pas être maltraités et pouvaient être libérés en échange d'une rançon. Cependant, on parlait là de Tadeoru qui avait envoyé la tête d'un seigneur et de son fils à Tomuki. Néanmoins, s'il était expressément précisé dans les négociations que le fils de Tadeoru paierait pour le moindre mal infligé à Seiryū… Haruni soupira. Si seulement il n'était pas blessé, il aurait accompagné le Firal ! Au pire, si c'était lui-même qui était prisonnier, ce serait toujours moins angoissant que d'être dans l'incertitude quant au sort de Seiryū. Peut-être qu'il était déjà mort… Non, Haruni ne devait pas penser ainsi !
« Haruni, reprit Tomuki d'un ton malheureux.
– Écoute, c'est comme ça ! Il faut parfois faire des choix difficiles dans la vie ! On ne peut pas sauver tout le monde ! »
Tomuki baissa la tête. Haruni aurait tellement aimé pouvoir le rassurer, sauf que lui-même n'était sûr de rien. Il soupira de nouveau et prépara un message pour Kenryū.
La bataille au sud avait également été remportée par l'Armée Impériale. La crainte que la province de Jūka avait été annexée par sa consœur du nord s'avéra infondée, mais les troupes de Dekita mettaient la pression sur la frontière entre les deux provinces. Le seigneur Ōdaru de Jūka fut reconnaissant du soutien de l'Armée Impériale. Du coup, Kenryū fut fort occupé et mit trois semaines avant de rejoindre les deux princes. Entre-temps, ils avaient reçu une première demande d'échange, mais Haruni la refusa malgré les objections de son aîné.
« Si nous cédons tout de suite, ils vont nous demander plus ! avait-il expliqué. Nous sommes dans la phase de négociations, alors il ne faut rien lâcher.
– Mais s'ils font du mal à Seiryū…
– Ils ne lui feront rien parce que nous avons leur précieux Fieur Manoru en otage ! »
Tomuki n'avait pourtant pas le cœur en paix et songeait aux tourments que devait endurer son ami, à tel point qu'il en faisait des cauchemars la nuit. Il attendait donc avec impatience l'arrivée du général Kenryū car il était sûr que ce dernier saurait convaincre Haruni. Il fut toutefois déçu : lorsque Kenryū les rejoignit enfin, il donna entièrement raison au Second Prince.
« Mon fils n'est pas un faible et il sait ce qui est le mieux pour l'Empire de l'Aube, » déclara-t'il fièrement.
Tomuki ne put rien dire et préféra tenir compagnie au prisonnier qui était traité dignement, mais sous bonne garde. Ils s'étaient installés dans un poste-frontière proche de la plaine de Mara et les soldats patrouillaient nuit et jour. Dekita n'avait pas encore céder à la tentation de les attaquer pour récupérer le fils de leur seigneur.
Kenryū fut fort surpris en apprenant que Haruni pouvait communiquer avec son père par le biais des Dieux, ce qui permettait de discuter de la marche à suivre bien plus rapidement et discrètement que des messagers.
« Vous connaissez aussi le rituel d'Invocation, votre Altesse ? s'enquit le général en privé.
– Non, je peux entendre les Dieux en permanence, » soupira l'adolescent.
Même si dans la situation actuelle, cela s'avérait bien pratique, Haruni aurait aimé être libéré d'Eux.
« C'est à cause de votre maladie de naissance ? » devina Kenryū.
Haruni hocha la tête. Une expression complexe passa sur le visage de l'homme.
« Hum, puis-je me permettre une question très… osée ? »
Intrigué, Haruni hocha la tête.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Le général sembla lutter un moment contre lui-même, puis finit par parler :
« Savez-vous si le prince Kodōtaro est parmi Eux ? Et pouvez-vous lui parler ?
– Ah, les Dieux n'ont plus vraiment d'identité personnelle, révéla le Second Prince. Quand je Leur parle, je Leur parle à tous et c'est pareil quand Ils me répondent.
– Mais vous pourriez Leur demander s'il est bien des Leurs ? »
Haruni connaissait la réponse sans demander : Hōkuro était un vampire, donc il ne se trouvait pas parmi les Dieux. Cependant, il ne pouvait pas dire ça à Kenryū.
« Pourquoi ne serait-il pas des Leurs ? biaisa-t'il donc.
– … Oui, vous avez raison, fit le général avec un faible sourire. En fait, je crois que je voulais savoir si je pouvais lui parler ou bien juste entendre sa voix. Je donnerai tout pour cette chance. »
La peine de Kenryū transparaissait dans sa voix. Jamais il ne se remettrait de la mort de son prince. Haruni ressentit un élan de pitié pour lui, mais il ne pouvait rien faire pour l'aider. Lui dire la vérité serait pire que tout, étant donné la piètre opinion que les Autres avaient des vampires.
« En fait, les Dieux préfèrent ne pas interagir avec Leurs descendants directs. Ils attendent en général deux générations pour Se manifester. »
C'était aussi le temps nécessaire pour se remettre de sa mort et s'habituer à son statut divin. Kenryū se dit que c'était fort avisé et il sourit à l'adolescent.
« Merci de m'avoir répondu aussi franchement, votre Altesse. J'ai toujours eu peur de demander à votre père, ne voulant pas raviver sa douleur.
– Pas de souci, général Kenryū. »
Kenryū hocha la tête, puis prit un air penaud.
« Ah, cela ne pose pas de problème de m'avoir révélé des… secrets divins ? »
Haruni faillit éclater de rire.
« Je ne considère pas ça comme des secrets divins, expliqua-t'il. Et puis, si les Dieux ne voulaient pas que j'en parle, Ils n'avaient qu'à garder ça pour Eux. »
Le général fit une drôle de tête.
« Vous ne semblez pas éprouver de révérence… outre-mesure pour eux. »
Son ton était surpris, mais sans mauvaise intention. Haruni haussa les épaules, une des rares manies de Vite dont il n'arrivait pas à se débarrasser.
« C'est difficile d'éprouver de la révérence quand on Les entend au quotidien depuis aussi loin que remontent mes souvenirs, confia-t'il.
– Ah, Ils ont… Leur caractère, non ? »
Au hochement de tête de Haruni, Kenryū eut un léger rire.
« Toute la famille impériale est comme ça, » reconnut-il.
Tegami et Haruni en étaient le parfait exemple. Seul Tomuki paraissait épargné, peut-être qu'il tenait davantage de sa mère.
Les négociations s'enlisèrent. Dans le fond, Dekita était en position de faiblesse : encerclée de trois côtés, avec seulement le Firal Seiryū comme otage, que pouvait vraiment exiger Tadeoru ? Il renonça à l'idée de délivrer son fils. Quant à Seiryū, il fut transféré dans la caserne de Tomako et les négociations se feraient désormais pour de l'argent. En apprenant la nouvelle, Kenryū blêmit.
« Pas Tomako, marmonna-t'il.
– Un problème ? » s'enquit Haruni.
La caserne était assez proche de la frontière, ce qui faciliterait les échanges. Ils n'avaient plus qu'à se mettre d'accord sur une somme.
« Celui qui dirige cette caserne, le commandant Gorō… Je l'ai eu autrefois sous mes ordres. Il est sadique et cruel, même envers ses hommes. La vie des autres ne compte pas à ses yeux. »
Haruni connut un bref moment d'étrangeté, comme s'il avait déjà entendu ces mots mais en d'autres circonstances. Il cligna des yeux et se demanda s'il n'était pas un peu fiévreux. Son bras recevait des soins réguliers, cependant l'état ne variait ni en mieux, ni en pire.
« Qu'est-ce que c'était ? demanda-t'il aux Dieux.
– Rien, rien, » répondirent ces derniers un peu vite.
Il en conçut des soupçons, mais n'insista pas pour le moment.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Ils reçurent rapidement la première demande de rançon. Haruni la lut. Il avait fini par se résoudre à apprendre à lire et à écrire dans la langue de l'Empire de l'Aube, bien que sa calligraphie était exécrable par manque d'application.
« Moi, commandant Gorō du clan Takafū, exige un million de pièces d'or pour la libération du Firal Seiryū. De plus, ce doit être le général Kenryū qui me les remettra, seul et nu à cheval, dans les jours… »
Haruni tiqua soudain. Il avait certainement mal lu, non ? Il reprit donc le passage douteux :
« … qui me les remettra, seul et… »
Le caractère était bien celui qu'il avait lu. De son côté, Kenryū était resté figé sous le choc. En entendant le Second Prince reprendre la lecture, il n'y tint plus et lui arracha le parchemin des mains pour le lire lui-même. Ses mains se crispèrent au fur et à mesure de sa lecture.
« Quel pervers ! fulmina-t'il en constatant que Gorō était très explicite dans ses demandes.
– Hum… le commandant Gorō aurait-il des sentiments pour vous, général Kenryū ? » demanda Haruni avec le plus de tact possible.
L'homme en frissonna de dégoût.
« Je n'ai jamais eu affaire à lui personnellement, fit-il, sinon je lui aurais aussitôt fait passer ses idées abominables ! »
L'affaire était embarrassante pour Kenryū qui renvoya aussitôt une missive cinglante au commandant Gorō. Malheureusement, l'autre parut parut prendre plaisir à provoquer ainsi le général, car les demandes suivantes furent de plus en plus détaillées, à tel point que Haruni n'osa plus les lire.
« Nous ne parviendrons jamais à un accord avec ce malade ! finit par exploser Kenryū après deux semaines de correspondance “passionnée”. Quand je pense que Seiryū est entre ses mains !
– Lui ferait-il du mal ? s'inquiéta Haruni.
– Non, mais… Le commandant Gorō a la réputation de se forcer sur des jeunes à peine majeurs, voire moins.
– Se forcer ? demanda Haruni, ne comprenant pas ce terme.
– Hum… »
Kenryū se rappela soudain que le Second Prince avait à peine quarante ans. Ce genre de sujet n'était guère adapté pour lui. Cependant, Haruni obtint l'explication de la part des Dieux et il fronça les sourcils.
« Je comprends vos inquiétudes, général Kenryū, mais nous avons déjà parlé du fait d'attaquer la caserne de Tomako, lui rappela-t'il. Ce serait bien trop dangereux pour Seiryū. »
Gorō pourrait se servir du Firal en menaçant de l'exécuter en cas d'attaque. Le but était de libérer Seiryū, pas de vaincre le commandant. Les Ombres observaient la caserne nuit et jour, mais elle était bien organisée. Il n'y avait aucun moyen d'intervenir, alors il ne leur restait plus qu'à attendre.
La situation semblait bloquée jusqu'au jour où une Ombre vint faire son rapport et apporta une demande inattendue :
« Des soldats de Tomako souhaitent passer un accord avec nous ? s'étonna Haruni.
– Oui, votre Altesse, répondit l'Ombre. Nous avons bien entendu vérifié leurs intentions et ce n'est pas un piège. Cependant, il faut que vous vous rendiez au village de Tomako pour en discuter directement avec eux.
– Ça ressemble tout à fait à un piège ! objecta aussitôt Kenryū. Ces soldats n'ont qu'à venir ici !
– Leur absence serait remarquée, expliqua l'Ombre.
– J'accepte, » décida tout à coup Haruni.
Cela lui valut un regard horrifié et désapprobateur de la part du général.
« Votre Altesse, il n'en est pas question ! »
Haruni lui répondit par un regard ferme :
« C'est un risque à courir, général Kenryū. La situation est coincée autrement. »
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Le général en avait bien conscience et même s'il était prêt à tout pour sauver son fils aîné, il était hors de question de mettre le Second Prince en danger, qui plus est alors qu'il était blessé au bras.
« Vous n'avez pas à vous déplacer en personne, insista-t'il alors. C'est moi qui irai.
– C'est que… intervint l'Ombre un peu gêné. Les soldats veulent s'adresser en personne au Second Prince pour qu'il leur donne des garanties.
– Ce n'est pas comme si j'étais n'importe qui ! s'emporta Kenryū. Ma parole est l'une des plus respectables de tout l'Empire de l'Aube ! »
L'Ombre ne sut que répliquer. Haruni soupira.
« Nous irons ensemble, général Kenryū. Il suffira simplement que nous restions sur nos gardes.
– Votre Altesse… »
Kenryū reconnaissait bien là l'entêtement propre de la lignée impériale, alors il ne chercha plus à l'en dissuader. De plus, il éprouva une profonde gratitude envers l'adolescent : le Second Prince devait vraiment beaucoup estimer Seiryū pour se mettre ainsi en danger uniquement pour le sauver.
Cela avait tout d'un piège, en effet. Pour ne pas attirer l'attention si près de la caserne, ils ne purent prendre que dix hommes avec eux. Kenryū choisit les meilleurs membres de la garde impériale, mais cela resterait insuffisant contre un régiment tout entier. Haruni ne changea cependant pas d'avis : il fallait prendre des risques, autrement l'ennemi conserverait l'initiative. Et avec les Dieux qui le harcelaient constamment pour qu'il rentre à Kurojū afin de faire soigner son bras, Haruni sentait que le moment était venu de passer à l'action. L'Ombre les conduisit dans une ferme à l'extérieur du village et de l'autre côté de la caserne. Cinq soldats portant les couleurs de Dekita les attendaient à l'intérieur, ainsi que trois civils âgés : le chef du village et deux Anciens. La main de Kenryū se crispa discrètement sur son sabre en les voyant. Malgré ses craintes, les huit personnes se prosternèrent devant Haruni.
« Gloire et sérénité à son Altesse. Que son Altesse vive mille fois mille ans ! » firent-ils respectueusement.
Haruni les autorisa à se relever.
« Votre Altesse, fit l'un des soldats, je me nomme Hirō et je suis lieutenant. Je représente tous mes camarades de la caserne qui sont restés fidèles à l'Empire de l'Aube et aux Dieux.
– Votre Altesse, je suis Koda, le chef du village. Je vous supplie de bien vouloir nous entendre ! »
Ce n'était pas du tout l'ambiance à laquelle Haruni se serait attendu. Il avait l'impression d'être son père en train d'entendre les doléances de ses sujets ! Cependant, il s'adapta à la situation :
« Je t'écoute, Koda. Parle. »
Le vieil homme s'exécuta, la reconnaissance illuminant son visage.
« Votre Altesse, sachez que bien des habitants de Dekita ne soutiennent absolument pas notre seigneur dans sa rébellion contre l'Empire. Hélas, nous sommes impuissants. »
Haruni songea distraitement que si tout le peuple de Dekita se soulevait contre Tadeoru, ce serait lui qui se retrouverait impuissant. C'était une idée à conserver pour plus tard.
« Le commandant Gorō qui dirige la caserne est un homme mauvais. Depuis sa nomination, il a fait régner la terreur. Certains des gradés n'hésitent pas à emmener nos fils et nos filles à la caserne pour… commettre des actes horribles, nuança le chef du village en considérant le jeune âge du Second Prince. Le commandant cautionne non seulement ces actes, mais il y participe volontiers !
– C'est déplorable, intervint Kenryū, mais où voulez-vous en venir ?
– Nous sommes prêts à vous aider à vous emparer de la caserne, du moment que vous nous débarrassez de ces gens.
– La majorité des soldats provient du peuple, intervint Hirō, et nous n'approuvons absolument pas ces actes de cruauté et de débauche. Nous sommes prêts à vous aider de l'intérieur ! »
Haruni échangea un regard avec Kenryū. Voilà qui était intéressant.
« Combien de soldats êtes-vous ? s'enquit l'adolescent.
– Au moins deux cents. »
C'était presque la moitié du contingent de la caserne ! Haruni fit claquer sa langue.
« Puisque vous êtes si nombreux, pourquoi avoir attendu si longtemps avant de songer à vous révolter ? »
Ce dernier mot fit trembler les hommes.
« Nous sommes des gens pacifistes et respectueux des lois, protesta le chef du village. J'ai écrit plusieurs fois à Torijū pour signaler les agissements des soldats, sans réponse. Alors je me tourne vers vous, votre Altesse, car jamais nous ne prendrons l'initiative de nous révolter ! »
Cette mentalité était inconcevable pour l'adolescent, bien qu'il l'avait souvent constatée par le passé : les villageois étaient des gens paisibles et dociles qui se satisfaisaient pleinement de leur existence. Il en fallait beaucoup pour qu'ils passent à l'acte, alors la proposition du chef Koda illustrait l'ampleur de leurs souffrances.
« Lieutenant Hirō, reprit Haruni, dis-moi d'abord comment se porte le Firal Seiryū. Est-il bien traité ? »
Kenryū retint son souffle, anxieux lui aussi de connaître la réponse. Le soldat interrogé prit un air mal à l'aise.
« Votre Altesse, le Firal Seiryū est traité comme… un invité. Le commandant Gorō dîne avec lui tous les soirs. »
Haruni cligna des yeux. Même si cela le rassurait grandement, l'expression du soldat et son hésitation semblaient suspectes.
« Quel est le problème ? » demanda-t'il directement.
Le soldats sursauta avant de baisser les yeux.
« C'est que… le bruit court que si le commandant se comporte si bien avec lui, c'est à cause de ses sentiments pour le général Kenryū. »
Haruni garda un air impassible, tandis que Kenryū faillit s'étouffer de rage.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Intimidé, le soldat poursuivit :
« On dit aussi qu'à cause de la grande ressemblance entre le Firal et son père, le commandant pourrait… pourrait… Ah, mais rien de la sorte ne s'est produit ! »
Kenryū était devenu blême de rage. S'il avait encore des doutes sur la dépravation de Gorō, c'était à présent terminé. À l'idée que son fils aîné pourrait endurer un tel déshonneur par sa faute, il était à deux doigts de se précipiter sur-le-champ à la caserne fin de régler ses comptes avec cet homme immoral !
« Votre Altesse, fit-il d'un ton pincé en s'inclinant vers le Second Prince, je demande le droit de tuer cet homme de mes propres mains !
– Accordé, » répondit Haruni sans hésiter.
Il comprenait que Kenryū, en tant que père, voulait éliminer cette menace pour son fils.
Le plan que Haruni élabora fonctionna à merveille : les villageois se massèrent contre les portes de la caserne quelques jours plus tard afin de protester contre les actes vils de certains officiers. Le commandant Gorō envoya des soldats pour les disperser, mais ces derniers étaient de mèche avec les villageois et ne se montrèrent guère efficaces. Dans le groupe de protestataires s'étaient cachés des soldats de l'Empire et ils profitèrent des portes ouvertes pour faire irruption dans la caserne, suivis par l'autre partie de la troupe qui avait attendu, bien cachée. Quand le commandant comprit qu'il s'agissait d'une attaque armée et non d'une simple bande de villageois en colère, il était déjà trop tard. Qui plus est, une majorité de ses soldats se révolta contre lui et la bataille devint chaotique. Pendant ce temps, le lieutenant Hirō était allé libérer le Firal Seiryū qui se lança à son tour dans la bataille.
Kenryū aperçut soudain l'homme qu'il voulait tuer plus que tout. Ce dernier était en train de combattre un soldat rebelle.
« Gorō ! » rugit Kenryū d'un ton furieux.
Le commandant croisa son regard et lui adressa un sourire ravi. Il enfonça son sabre dans le corps du malheureux soldat qu'il combattait et du sang éclaboussa son uniforme et même ses cheveux. Cela dit, étant donné qu'ils avaient déjà la couleur du sang, cela ne se remarqua pas trop.
« Kenryū, si tu voulais tellement me voir, il ne fallait pas te donner tout ce mal ! fit-il en employant le ton des amants. Je t'aurais volontiers ouvert les portes pour un dîner en tête-à-tête. »
Le général cracha dans sa direction et brandit son sabre. Gorō éclata de rire et engagea le combat avec lui. L'air haineux de Kenryū ne le dérangea pas du tout et il continua de badiner entre deux attaques :
« Tu es toujours aussi splendide au cœur de la bataille ! Tes yeux ont cette lueur de sang et de folie qui te va si bien. Laisse-moi donc t'offrir tous ces morts en témoignage de mon admiration sincère ! »
Kenryū ne se laissa pas distraire par les inepties qui sortaient de la bouche de cet homme.
Gorō tenta de plus en plus de le provoquer, tandis que leurs lames continuaient de s'entrechoquer.
« Ton fils est vraiment un brave garçon. J'ai pris beaucoup de plaisir à faire sa connaissance. Il faut dire qu'il te ressemble tellement… »
Kenryū se souvint à ce moment des insinuations du lieutenant Hirō et la rage l'envahit. Il n'eut de cesse d'attaquer sans relâche son adversaire, jusqu'à ce que ce dernier ne mette un genou à terre, blessé à divers endroits. Le souffle court, les cheveux rouges défaits et teintés de son propre sang, Gorō gardait pourtant les yeux fixés sur le général aux cheveux d'automne. Un fin sourire ornait ses lèvres et dans ses yeux brûlait une lueur d'amour ou de folie.
« Kenryū, sache que je t'ai toujours… »
Sa tête roula au sol dans un bruit sec et ses dernières paroles s'envolèrent avec le vent. Voyant que leur commandant était mort, les soldats de Dekita finirent par se rendre. Les villageois et les partisans chez les soldats crièrent leur victoire. Malgré de nombreuses pertes, ils étaient enfin débarrassés de la tyrannie de Gorō.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
« Père ! » s'écria Seiryū en apercevant le général.
Faisant fi des convenances, il se jeta dans ses bras. Et vu comme son père le serra fort contre lui, il ne lui en tiendrait pas rigueur.
« Seiryū, tu vas bien ? Tu n'es pas blessé ? Ce… cet être abject ne t'a pas fait de mal ?
– Je vais bien, père, le rassura-t'il. Le commandant Gorō s'est montré… hospitalier, mais il parlait tout le temps de vous. Cela m'a donné une curieuse impression.
– Oublie ça, fit fermement Kenryū. Il est mort et il l'a mille fois mérité ! »
Seiryū acquiesça et recula d'un pas. Il parcourut la caserne du regard à la recherche de quelqu'un. Kenryū devina de qui il s'agissait et il l'informa :
« Son Altesse n'a pas participé au combat, mais c'est lui qui a élaboré ce plan ingénieux.
– Haruni va bien ? » s'inquiéta aussitôt Seiryū.
Jamais le Second Prince ne serait resté en arrière pendant que d'autres se battaient pour lui !
« Son bras a du mal à guérir, expliqua Kenryū à voix basse. Malgré ça, il ne voulait pas rentrer à Kurojū tant que tu étais prisonnier.
– Oh… »
Même après des semaines, la terrible blessure au bras n'était toujours pas guérie ? Seiryū sentit l'inquiétude l'envahir.
Haruni attendait à quelques lieues du village avec trois cents hommes, prêt à venir en renfort si quelque chose tournait mal. En entendant le bruit de chevaux au galop, ils se tendirent. Cependant, il s'agissait d'un groupe de soldats impériaux… et de Seiryū. Ils descendirent de leurs montures pour saluer le Second Prince.
« La caserne est tombée, votre Altesse, annonça un des soldats.
– Parfait, nous allons les rejoindre, ordonna Haruni. Tous à cheval. »
Il ramena ensuite son attention sur le Firal et lui sourit.
« Tu n'imagines pas le mal qu'il nous a fallu pour te libérer, Seiryū.
– Oui, fit le jeune homme en souriant à son tour. Désolé. »
Haruni secoua la tête et s'avança pour le prendre dans ses bras. Seiryū lui rendit son étreinte, l'émotion l'envahissant. À sa capture, il avait vraiment eu peur de ne plus jamais revoir l'adolescent.
« Comment tu as pu te laisser capturer ? lui reprocha Haruni sans le lâcher.
– C'était pour permettre aux autres de s'enfuir avec le prisonnier, expliqua-t'il.
– Ce n'était pas si important que ça !
– Bien sûr que si. Je t'avais fait une promesse et je voulais la tenir. »
Haruni recula d'un pas pour le fixer dans les yeux. Il lui donna soudain un coup à l'épaule.
« Idiot, marmonna-t'il.
– Tu aurais fait pareil à ma place. »
L'adolescent ne dit rien car c'était la stricte vérité. Le sourire de Seiryū s'élargit.
« Allons rejoindre mon père, » suggéra-t'il.
Ils montèrent à cheval et rattrapèrent les soldats qui étaient partis en avance, voulant leur laisser de l'intimité pour leurs retrouvailles.
Seiryū examina attentivement le Second Prince.
« Comment va ton bras ? demanda-t'il à voix basse.
– C'est stable, répondit Haruni avant d'ajouter devant le regard inquisiteur de son ami : Cela ne s'infecte pas, mais cela ne guérit pas non plus.
– Mais comment tu t'es bless… »
Seiryū n'acheva pas sa phrase, se souvenant de la trombe d'eau qui s'était subitement abattue sur le campement pour éteindre l'incendie. Il écarquilla ses yeux émeraude.
« L'eau n'est pas mon élément, » commenta simplement Haruni.
Le Firal prit un air soucieux, mais ne put en dire plus : ils étaient arrivés à la caserne.
Tous les officiers haut-gradés avaient été tués durant la bataille ou exécutés juste après. Les soldats de Dekita avaient un sacré ressentiment envers eux, sans parler des villageois. Les soldats fidèles à Gorō furent emprisonnés. Il fallait maintenant songer à la suite.
« Si le seigneur Tadeoru apprend ce qui s'est passé, s'inquiéta le lieutenant Hirō désormais promu commandant par Haruni, il enverra une troupe pour reprendre la caserne !
– Alors faisons en sorte qu'il ne l'apprenne pas, » suggéra Haruni avec un sourire.
Son but était de continuer à communiquer avec Torijū sous le nom de Gorō comme si de rien n'était. Les soldats en restèrent ébahis. C'était de l'audace à l'état pur.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
« Ça va fonctionner ? s'enquit un autre soldat du nom de Tarō.
– Le commandant Gorō avait-il de la famille ?
– Il a perdu son épouse et leurs deux enfants dans un séisme il y a soixante ans. Il a coupé les ponts avec le reste de sa famille.
– Des amis ? Des visiteurs réguliers ?
– Rien de tout ça.
– Alors cela fonctionnera assez longtemps, » assura le Second Prince.
Avec le fils de Tadeoru comme otage, ce dernier devrait plier tôt ou tard et se rendre. La supercherie ne devrait donc durer que quelques mois, un an tout au plus. Cela permettrait même à Kurojū d'avoir des informations de la part de la caserne de Tomako.
Après s'être assurés que tous comprenaient ce qu'ils avaient à faire, Haruni, Kenryū et Seiryū quittèrent la caserne avec leurs hommes. Ils allaient rejoindre le poste-frontière avant de regagner enfin Kurojū. Kenryū envoya des messagers en avance, puis prit son fils à part.
« Seiryū, tu as cinquante-six ans et je t'ai déjà dit qu'il serait temps de songer à trouver la personne que tu voudras servir plus tard, commença-t'il.
– Oui, père, nous en avons déjà parlé, » fit le Firal en se raidissant.
Pour lui, cette personne était déjà toute trouvée, mais il ne pouvait pas encore le révéler. Du coup, Kenryū n'avait cessé depuis sa majorité de le pousser à chercher ailleurs qu'à Kurojū. Rien qu'avant leur départ pour le front, il lui avait redonné le même conseil !
Kenryū inspira et reprit :
« Sache que… si tu veux encore attendre dix ans, cela me convient parfaitement. »
Seiryū poussa un soupir de soulagement avant de réfléchir à ce qu'il venait d'entendre.
« Dix ans, père ? Pourquoi ?
– Pour attendre de voir comment va évoluer une certaine personne, » répondit Kenryū avec un sourire et en désignant Haruni du menton.
Le Firal en resta bouche bée, ce qui fit rire son père.
« Je te connais, mon fils, assura-t'il.
– Oh… Et vous… vous approuvez ? » s'inquiéta le jeune homme.
Il était prêt à entrer au service de Haruni dès sa majorité, même si son père s'y opposerait. Toutefois, il préférait avoir son accord.
Les yeux saphir se rétrécirent tandis que le général examinait le Second Prince qui chevauchait un peu plus en avant. Un léger sourire étira ses lèvres.
« De ce que j'ai pu en voir, c'est un garçon très prometteur. Mon prince serait fier de son neveu. »
Seiryū se sentit aussitôt rassuré : dans la bouche de Kenryū, il n'y avait pas plus beau compliment.
« J'espère juste que cela se passera mieux pour vous que pour nous deux, » ajouta le général d'un ton triste.
Son fils lui saisit le poignet et lui adressa un sourire de compassion. Kenryū secoua la tête pour chasser ses fantômes.
« Allez, va chevaucher avec lui.
– Merci, père ! »
Le regard de Kenryū resta sur les deux jeunes gens devant lui. De dos, il aurait pu s'imaginer voir Harutō et lui-même dans leurs jeunes années. Loin d'être triste, il se sentait fier et heureux pour son fils.
Commentaires :