Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Partie 10
Kurojū, troisième mois de l’année 2458
Le Conseil passa à l'action une semaine après, profitant du moment idéal : Seiryū, à présent général, escortait sa famille vers leur domaine de Katoru, la plupart des soldats étaient occupés à des manœuvres d'entraînement, les prêtres méditaient dans les jardins comme tous les matins et le Second Prince se trouvait dans le bureau de l'Empereur avec le seigneur Hatochi. Une troupe de dix soldats fit interruption dans l'étude, menée par le général Modori. Les servants et officiels présents furent rapidement maîtrisés.
« Général Modori, s'écria Haruni sans se lever, que signifie cet outrage ?!
– Votre Altesse, je vous demanderais de nous suivre bien gentiment.
– Et si je refuse ? »
Le visage du général s'orna d'un sourire mauvais.
« Il est dans votre intérêt de ne pas faire d'histoires. »
Ceci prouvait qu'il connaissait bien mal le jeune homme. Ce dernier se leva en dégainant le sabre caché sous son bureau depuis des jours. Hatochi fit aussitôt d'un ton nerveux :
« Par les Dieux, votre Altesse ! Faîtes ce qu'il vous dit ! »
Pour toute réponse, le jeune homme brandit le sabre moyen. Modori éclata de rire.
« Allons, gamin, tu es trente ans trop jeune pour me battre ! fit-il d'un ton impoli.
– Ne vous fiez pas aux apparences, » lui conseilla Haruni avec un sourire.
Le général n'avait toujours pas digéré son éviction du conseil restreint à cause des manigances de Haruni, alors son ressentiment l'emporta sur son bon sens.
« Général Modori ! s'affola Hatochi en le voyant se mettre en position de combat. Ce n'est pas ce qui était convenu ! Suivez-le plan, par les Dieux ! »
Haruni siffla soudain, une attitude plutôt roturière qui dérouta les nobles et les soldats. Soudain, les prêtres surgirent dans le couloir derrière eux, armés de leurs lances à double pointe, et cinq Ombres surgirent du plafond pour s'interposer entre Haruni et le général Modori. Les soldats résistèrent comme ils le purent, mais les prêtres présents faisaient partie de l'Armée Divine, alors ils étaient aussi bien entraînés qu'eux, voire mieux. Les rebelles ne tardèrent pas à être maîtrisés.
Quant à Modori, il se jeta sur les Ombres pour se frayer un chemin jusqu'au Second Prince, prêt à tenter le tout pour le tout. Les Ombres se défendirent vaillamment, mais Modori n'était pas un simple soldat. Malgré le nombre, il parvint à tuer ou blesser ceux qui lui barraient la route et put se tenir devant Haruni. Ce dernier n'en attendait pas moins du général et il brandit son sabre. Modori ne perdit pas de temps et se précipita vers le Second Prince. Ses attaques furent précises et puissantes, mais on pouvait sentir de la nervosité. Au contraire, Haruni restait calme et assuré. Les soldats autour auraient bien aimé intervenir, mais cela aurait été difficile de le faire sans mettre la vie du Second Prince en danger. D'un autre côté, le général Kafūze et le chef de l'Armée Divine n'avaient aucun doute sur les compétences de Haruni, alors ils regardèrent simplement le combat. Effectivement, le sabre du général Modori vola de ses mains après peu de temps, sans que l'homme ne comprenne vraiment ce qui lui était arrivé. Haruni recula pour laisser les soldats s'occuper de lui, reconnaissant envers la botte secrète que lui avait enseignée son oncle à Kagejū et dont l'efficacité ne se démentait jamais.
Modori fut donc rapidement maîtrisé. Quant à Hatochi, il ne fit pas mine de bouger, mais il protesta vivement lorsque les prêtres l'entourèrent, leurs lances à double pointe braquées sur lui.
« Votre Altesse, je n'ai rien à voir avec tout cela !
– Allons, seigneur Hatochi, répliqua l'adolescent avec un sourire, vous avez pourtant dit à l'instant que Modori devait “suivre le plan”, n'est-ce pas ? »
Hatochi n'avait pas pu retenir ces mots à cause de la panique. il se mordit les lèvres, le visage défait.
« Vous… Vous êtes quelqu'un de terrifiant, votre Altesse, reconnut-il en déglutissant. Je vous ai clairement sous-estimé. »
Modori, lui, cracha en direction du Second Prince. Sur un signe de Haruni, les gardes conduisirent les prisonniers vers les cachots. Haruni se tourna vers Kafūze, qui venait de recevoir un rapport d'une de ses Ombres.
« Les autres conseillers ? s'enquit-il.
– Tous arrêtés. Mes Ombres ont déjà fait courir la rumeur dans toute la capitale qu'ils ont tenté de s'en prendre à vous. Ils sont finis.
– Bien. »
Finalement, il était parvenu à accéder au pouvoir sans avoir à déclencher une guerre. Ses parents et Tomuki auraient été fiers de lui.
Seiryū revint quelques heures plus tard, pas rassuré du tout. Il n'avait pas aimé être mis à l'écart pendant que son prince courait un danger, mais ce dernier avait su se montrer convaincant deux jours plus tôt :
« Les conseillers doivent me croire sans protection, sinon ils n'agiront pas.
– Mais je… je pourrais faire semblant de partir, puis revenir discrètement et…
– Seiryū, avait objecté le prince en levant son bras gauche, tu te souviens de ce qui s'est passé la dernière fois que tu as voulu modifier un de mes plans ? »
Le regard du Firal s'était fixé sur le bras à moitié levé, la manche retombant pour dévoiler les fines cicatrices. Il avait dégluti.
« Ce ne sera pas pareil cette fois, je te jure ! Je vais…
– Ce ne sera pas pareil cette fois parce que tu vas suivre mes instructions ! » avait lâché Haruni sèchement.
Blessé et honteux, Seiryū avait refermé la bouche et détourné le regard, comme si c'était lui la victime dans tout ça.
Haruni avait levé les yeux au ciel avant de reprendre d'un ton plus doux :
« Écoute, si je t'éloigne, ce n'est pas parce que je n'ai pas confiance en toi, mais parce qu'il le faut. Tu comprends ? »
Les yeux émeraude avaient rencontré les siens de nouveau, écarquillés. Haruni venait-il de dire qu'il lui faisait confiance ? Il croyait avoir mal compris, n'osant plus espérer que…
« Oui, mon prince, je comprends, » avait-il fait en s'inclinant.
Son cœur avait battu si fort dans sa poitrine qu'il avait eu peur qu'il n'explose. Là, il ne respira de nouveau qu'en voyant Haruni sain et sauf. Mieux que tout, son prince lui sourit.
« Nous avons gagné, Seiryū. »
Même si ce “nous” incluait d'autres personnes, Seiryū prétendit qu'il ne s'agissait que d'eux deux.
« Félicitations, mon prince ! » répondit-il en osant lui rendre son sourire.
Et pour la première fois depuis des semaines, il se reprit à espérer.
Les conseillers eurent droit à un procès deux jours plus tard. Il se tint dans le Pavillon Principal en présence de Haruni, Seiryū, du Très Saint Amonji et des commandants de la garde impériale que Kafūze avait recommandé comme étant loyaux à la famille impériale. Les charges étaient haute-trahison pour tous et tentative d’assassinat sur le Second Prince pour le général Modori. Les conseillers plaidèrent leur innocence en grande majorité : ils clamaient n’être au courant de rien, seuls Modori et Hatochi avaient tout fomenté. Malheureusement pour eux, les Ombres avaient intercepté des messages entre eux et ces preuves furent présentées aux trois juges qui les estimèrent authentiques. Modori et Hatochi ne nièrent pas les faits — ils avaient été pris en flagrant délit de toute façon. Le verdict fut le suivant : tous perdraient leur rang de conseiller et allaient être renvoyés de la Cour. Ils devraient en outre verser une lourde amende pendant dix ans. Pour Modori et Hatochi, les deux hommes furent déchus de leur rangs nobles et tous leurs biens furent confisqués. On leur accorda cependant le droit au suicide rituel afin que leurs enfants n’aient pas à subir le poids de leur faute.
Lorsqu’on leur laissa l’occasion de s’exprimer, Modori cracha à terre et ne dit rien. Hatochi, lui, avait bien des choses à dire :
« Dans l’autre monde, le seigneur Shumē doit bien se réjouir de voir son petit-fils sur le trône ! L’ Empire court droit à la ruine avec vous, votre Altesse, et je me réjouis d’assister à ce déclin en tant qu’esprit seulement. Et vous autres, avez-vous oublié le sang maudit qui coule dans ses veines ? Vous regretterez de l’avoir choisi, je vous le dis ! Les Dieux n'auraient jamais dû le laisser naître ! »
Les paroles du seigneur déchu troublèrent les gens présents, sauf les prêtres et Seiryū qui étaient férocement loyaux envers Haruni. Sentant cela, le Second Prince sut qu’il devait faire quelque chose pour dissiper les doutes. Et la seule chose à faire était…
Il se leva du trône — toujours pas celui de son père — et, suivi par Seiryū, descendit les marches pour se placer devant l’ancien seigneur qui lui lança un regard des plus haineux.
« Ne remettez pas en question le jugement des Dieux, Hatochi. »
L’absence de son titre le fit rire amèrement.
« Bien sûr que si ! Ils auraient dû vous laisser mourir à la naissance, c’est tout ce que vous méritez !
– Êtes-vous prêt à le Leur dire en face ? »
L’homme en resta bouché bée, mais toujours défiant.
« Quand je Les verrai dans l’autre monde, oui !
– Inutile d’attendre jusque là. »
Haruni ferma les yeux et laissa les ombres s’emparer de lui. Il n’avait jamais aimé cette sensation de quitter son corps pour laisser les Dieux le contrôler, surtout qu’il lui fallait en général des jours pour récupérer…
« Pas cette fois, Fils, assurèrent les Dieux. Tu ne t’opposes pas à Nous et Nous ferons vite. »
Un peu réticent, Haruni se laissa tout de même aller. Hatochi émit un cri étranglé en voyant le Second Prince ouvrir les yeux… et ses yeux étaient noirs. C’était la marque des empereurs. Mais le pire était à venir : quand l’adolescent s’exprima, ce ne fut pas de sa voix habituelle, mais d’un milliard de voix.
« Cet enfant est Notre descendant ! tonnèrent les Dieux. Tous ceux qui chercheront à lui nuire seront maudits, que ce soit dans ce monde ou dans l’autre ! »
Les gens se prosternèrent face contre terre, tout tremblants. Le regard noir parcourut l’assemblée, comme pour chercher qui oserait encore douter de la légitimité du Second Prince. Puis les Dieux se retirèrent. Haruni cligna de ses yeux redevenus dorés et vacilla. Seiryū réagit aussitôt et le soutint.
« Ça va aller, » marmonna Haruni.
Seiryū ne le lâcha qu’une fois qu’il fut sûr que le prince pouvait tenir debout sans aide. Haruni contempla d’un air résigné la foule prosternée, puis il croisa le regard du Grand Prêtre qui lui souriait avec fierté. Il déclara :
« Les Dieux ont parlé. Qu’on exécute la sentence pour Modori et Hatochi. »
Le général semblait en état de choc, incapable de parler. Quant à Hatochi, un tic lui agitait la joue et il balbutia des excuses envers le prince de façon incohérente. Les deux hommes furent conduits devant le Pavillon par les gardes qui s’étaient finalement repris, et se donnèrent la mort de manière honorable. Les autres conseillers implorèrent de nouveau le pardon du Second Prince — avec nettement plus de sincérité cette fois. Ce dernier accepta leurs excuses, mais resta décidé à former un nouveau conseil. La rumeur de l’apparition des Dieux fit le tour du palais en une heure à peine. Désormais, plus personne ne s’opposerait à l’accession au trône de l’adolescent, même s’il était encore mineur.
La commémoration du décès eut lieu deux mois plus tard afin de laisser le temps aux seigneurs des provinces les plus éloignées de faire le déplacement. Le but était qu’ils puissent faire leurs adieux à la famille impériale et, en même temps, prêter allégeance au nouvel Empereur. En ce jour particulier, tout le monde dans l’Empire allait cesser de travailler au moment de la cérémonie pour se recueillir ensemble. Au sujet du nouvel Empereur, Haruni avait été officiellement nommé, mais la vraie cérémonie n’aurait lieu qu’à sa majorité : les Dieux préféraient en effet attendre pour lui apposer définitivement Leur marque, étant donné qu’Ils craignaient que cela n’approfondisse encore plus leur lien déjà trop étroit. Haruni avait dû déménager dans les quartiers de son père, ce qui lui avait donné une étrange impression. Il avait vidé les lieux pour adopter la décoration dépouillée qu’il avait toujours appréciée, ce qui lui avait permis de chasser un peu l’image de son père de cet endroit. Cependant, les affaires de l’ancien empereur étaient précieusement conservées dans les entrepôts du palais car il était hors de question de les jeter ! Au niveau du Conseil, Haruni n’avait nommé que les membres du conseil restreint pour le moment : Seiryū bien sûr, le Très Saint Amonji, le seigneur Kodashi, un noble mineur à l’excellente réputation, et Mokēru, le ministre du Peuple. Ce n’était pas encore complet, mais ça marquait au moins le retour de la prêtrise au Conseil. Quant au reste des membres, cela devrait attendre.
Le palais accueillit ainsi de nombreuses délégations de chacune des douze provinces. Cependant, la délégation de Madare fut accueillie plus chaleureusement que les autres. Mitsuhide avait fait le déplacement avec toute sa famille, y compris la petite Jika qui allait maintenant sur ses seize ans. L’accueil officiel fut le même que pour les autres délégations, mais Haruni les convia au thé et là, l’ambiance fut plus détendue.
« Papa ! » s’écria Yatsu en se jetant dans ses bras.
Haruni le serra contre lui. À trente-cinq ans, Yatsu le dépassait déjà d’une demi-tête, bien qu’il soit plus jeune. Ils ne s’étaient pas revus depuis la terrible fièvre du garçon huit ans plus tôt. Par contre, ils s’étaient écrit en permanence. Haruni examina son fils sous toutes les coutures, rassuré de le voir entièrement remis. Le garçon rit, ravi de l’attention.
« Je vais bien, voyons. Et toi, ça va ? demanda-t’il en reprenant un air grave.
– Les choses pourraient aller mieux, » répondit Haruni en haussant les épaules.
Mitsuhide le prit à son tour dans ses bras.
« Oh, Haruni, je suis désolé de ce qui t’est arrivé !
– Merci, Mitsuhide, » fit-il en lui tapotant l’épaule.
Tetsuō et Teshime présentèrent leurs condoléances à leur tour, imités par la petite Jika, même si elle ne faisait que répéter les mots sans vraiment comprendre la notion de mort.
Ils s’installèrent autour de la table sous le pavillon du Lotus et les servants versèrent le thé. Yatsu sauta sur les gâteaux, n’ayant rien perdu de son appétit pour le sucré.
« En tout cas, commenta Mitsuhide, tu n’as vraiment pas eu le temps de pleurer proprement les tiens.
– Pleurer ne sert à rien. Je préfère leur faire honneur en dirigeant l’Empire de mon mieux. »
Mitsuhide secoua la tête avec un léger sourire : cette réponse ne l’étonnait guère. Une telle attitude pouvait passer comme froide et détachée, mais Mitsuhide savait que l’adolescent cachait son chagrin à l’intérieur et que c’était sa manière d’y faire face.
« Empereur à quarante-trois ans, tu as établi un sacré record ! J’ai hâte de voir ce que va devenir l’Empire de l’Aube sous ton règne ! »
Haruni but une gorgée de thé.
« Mmm, on verra si tu diras toujours ça dans vingt ou trente ans. »
Le seigneur de Madare eut un léger rire. Au contraire de Haruni, il n’avait aucune doute sur ses futures réussites.
« En tout cas, reprit-il, ça me fait tout drôle de te revoir avec les cheveux courts.
– Pourquoi donc ? s’enquit le jeune homme.
– Parce que la ressemblance avec Yama est d’autant plus frappante. »
Le Second Prince posa sa tasse, perplexe.
« Tu trouves ? »
Il s’était bien observé dans un miroir depuis, mais ça ne l’avait pas marqué.
« C’est vrai, papa, renchérit Yatsu à ses côtés. C’est toi en plus jeune.
– Heureusement que personne à la Cour n’a connu Yama, sinon ça soulèverait bien des questions.
– Il y a Seiryū, pourtant il n’a rien dit. »
Une expression fugitive passa sur le visage de Mitsuhide, puis il fit :
« Il était jeune, il ne se souvient peut-être plus très bien de l’apparence de Yama. En tout cas, c’est curieux que tu finisses par ressembler à celui que tu étais avant.
– Mmm, c’est le contraire en fait, » révéla Haruni.
Cela intrigua son ami.
« Ah bon ? Comment ça ?
– À force d’abriter mon âme, le corps de Yama avait pris peu à peu mon apparence.
– Tu en es sûr ?
– Certain. J’ai déjà vu ça. »
Mitsuhide fit une drôle de tête.
« Où ça ?
– Euh… Tu ne veux pas savoir.
– Mais si, je…
– Tu ne veux vraiment pas savoir. »
Le ton définitif fit taire Mitsuhide. Haruni poussa un soupir de soulagement : il n’imaginait pas la réaction de l’autre homme s’il se mettait soudain à parler de vampires !
« Si je dois regagner mon apparence d’avant, se dit-il, pourquoi je ne peux pas aussi retrouver mon ancienne taille ?! »
Il se sentait si petit, surtout que Yatsu semblait bien parti pour battre des records de croissance ! C’était franchement injuste.
La commémoration dura six jours et il y fut décidé des noms posthumes : Bakeruto pour Tegami et Demura pour Tomuki. Il fallait désormais utiliser ces noms afin de ne pas troubler leurs esprits dans l’autre monde. Les noms posthumes n’étant réservés qu’aux hommes, Kaname n’y eut pas droit. Il fallait croire que personne ne s’inquiétait de troubler l’esprit des femmes défuntes — une injustice de plus envers elles. Après la commémoration, Haruni eut une bonne et une mauvaise surprise. La bonne : Tetsuō et Yatsu resteraient à Kurojū comme cela avait été convenu il y avait treize ans. Leur séjour allait durer quatre ans afin qu’ils profitent de l’enseignement et des relations à la Cour. La mauvaise : le Grand Prêtre se retira du conseil restreint car sa place était à Myūjin, mais il suggéré un successeur, le prêtre supérieur du temple de Meto à Hebi.
« Gugonjū ?! s’écria Haruni en faisant une grimace inconsciente.
– En effet, votre Majesté. C’est un choix logique puisque Gugonjū sera également mon successeur à Myūjin quand mon temps en ce monde s’achèvera. »
Devant le manque d’enthousiasme du jeune Empereur, Amonji s’enquit :
« Y a-t’il un souci avec lui, votre Majesté ? Vous avez pourtant déjà collaboré avec lui. »
Justement. C’était à Madare pendant qu’il était encore Yama. À l’époque, il s’était méfié du prêtre supérieur qui semblait tout savoir de lui et qui ne se privait pas de l’insinuer dans le moindre de ses propos.
« Mmm… Ah non, ça n’a plus lieu d’être maintenant, » réalisa subitement Haruni.
Il avait repris sa véritable place, alors l’attitude de Gugonjū serait différente. Rassuré, le Grand Prêtre s’inclina avant de prendre congé pour préparer son départ.
Pour Seiryū, il n’y eut qu’une mauvaise nouvelle : Yatsu allait rester quatre ans. Bien qu’il n’avait jamais compris la nature précise de la relation entre Haruni et Yatsu, il savait qu’ils étaient proches, voire très proches, voire trop proches. Et cela lui était d’autant plus incompréhensible que de son point de vue, ils ne se connaissaient qu’à peine ! En tout cas, il n’était pas ravi de la présence du jeune Firal car il aurait aimé continuer à profiter de l’attention et de l’amitié de Haruni afin de créer un lien plus profond. Mais hélas, Yatsu allait accaparer l’attention du nouvel Empereur et Seiryū serait relégué au second rang. Il décida qu’il ne se laisserait pas faire !
Autre fait marquant, quelques jours après la fin de la commémoration, Haruni reçut la tête du seigneur Kawaru avec une lettre disant :
Tout est de ma faute. De grâce, épargnez mon clan et recevez ma vie en dédommagement.
Le reste expliquait son implication dans l’accident avec les vampires, mais ne donnait pas de raison convaincante. Haruni garda le pressentiment que tout n’était pas dit, mais les affaires de l’Empire l’accaparèrent bien vite et il fut obligé de tourner la page. D’ailleurs quelques mois plus tard, une Horreur apparut près du village de Manju. Haruni s’y rendit avec une troupe de deux cents hommes. S’inspirant des tactiques employées à Madare à l’époque, ils détruisirent la créature et le village leur en fut très reconnaissant.
Seiryū fulminait depuis des mois. Il ne parvenait quasiment plus à passer du temps seul avec Haruni. Quand ils ne géraient pas les affaires de l’Empire, Yatsu et Tetsuō étaient constamment présents : aux repas, au thé de l’après-midi et même le soir ! Il ne restait que l’entraînement matinal de l’Empereur, pour lequel Seiryū faisait l’effort de se lever très tôt — mais qu’est-ce qu’il ne ferait pas pour passer du temps avec son prince ? À part ce moment privilégié et bien trop court, Yatsu surgissait pour se coller à l’Empereur comme une tique. Le pire était que non seulement Haruni tolérait sa présence quasi-permanente, mais il s’en réjouissait ! Seiryū l’avait rarement vu aussi détendu et heureux qu’en compagnie de l’autre garçon. Bien entendu, ça ne faisait qu’attiser sa jalousie. Plusieurs fois par le passé, il avait spéculé sur la nature exacte de la relation entre ces deux-là et il soupçonnait fortement de l’amour. Ils étaient toutefois trop jeunes pour se courtiser. Il y avait également Tetsuō : son affection pour Yatsu était plus qu’évidente et ils étaient plus proches que de simples amis. Pourtant, alors que Tetsuō aurait dû également se sentir jaloux, il semblait carrément encourager Yatsu à passer du temps avec Haruni. C’était vraiment incompréhensible. Une chose était sûre : Seiryū avait plusieurs fois surpris Yatsu à lui adresser des regards triomphants en douce, surtout quand il s’accrochait à Haruni qui le laissait faire sans broncher.
Cette soirée en était un parfait exemple : les quatre jeunes gens s’étaient réunis après le repas dans les quartiers de Haruni, comme d’habitude. On avait attribué à Tetsuō et Yatsu les anciens appartements princiers — malgré l’opposition du maître des Pavillons — mais ils n’y faisaient que dormir. Et encore, Seiryū était persuadé que Yatsu était resté dormir avec Haruni plus d’une fois ! Tetsuō était en train de jouer aux Pierres avec lui, tandis que Haruni et Yatsu discutaient gaiement.
« Qu’est-ce que tu veux que je te chante ? » s’enquit Haruni.
Autre fait énervant : Haruni ne refusait jamais rien à Yatsu.
« Mmm… Ah, la chanson que tu me chantais quand j’étais petit, celle avec les fruits ! »
Il y eut un moment de silence, puis Haruni tiqua.
« Non, oublie cette chanson. Et si tu en choisissais une autre ?
– Mais pourquoi ?
– … Ce n’est pas une chanson convenable. »
Yatsu fit la moue, ce qui aurait été plus charmant chez un enfant deux fois plus jeune et deux fois moins grand.
« Bon, alors chante-moi… »
Le second choix fut accepté et Haruni se lança. Seiryū cessa de faire semblant de se concentrer sur le jeu pour mieux écouter.
Quand le chant mélodieux s’acheva, il croisa le regarda amusé de Tetsuō en face de lui.
« J’ai gagné, » fit le jeune homme.
Seiryū ne dit rien, se moquant éperdument du jeu.
« Dis-moi ce qui te préoccupe tant, Seiryū, » s’enquit le Fieur.
Malgré la différence d’âge, ils s’entendaient assez bien. Les bases de leur amitié avaient été posées à Madare, lorsque Seiryū y avait accompagné l’Impératrice pour fuir les Hikari. Ils s’étaient écrit régulièrement depuis. Seiryū venait de perdre tous ses amis proches et il avait été plongé dans le monde des adultes. Du coup, Tetsuō était un de ses derniers amis et il était bien content de sa présence — mais pas de celle de Yatsu !
« Rien, mentit-il. Des affaire en cours, c’est tout. »
Par-dessus l’épaule de Tetsuō, il vit Yatsu passer outrageusement ses bras autour du cou de Haruni et le féliciter pour son interprétation. Seiryū rétrécit les yeux et serra les poings sur ses genoux. Ce soir plus que jamais, il se sentait sur le point d’exploser et de commettre l’irréparable.
Il se leva donc brusquement et annonça :
« Je suis fatigué, je vais me coucher. »
Il fut tout de même content de voir Haruni lever les yeux vers lui.
« D’accord. Bonne nuit, Seiryū.
– Bonne nuit, Haruni, » répondit-il avec un sourire radouci.
Mais sa mauvaise humeur revint dès qu’il croisa le regard de Yatsu qui le fixait avec insolence. Il semblait que le Firal ne le portait pas non plus dans son cœur.
« Ah, je vais me coucher aussi, fit soudain Tetsuō en se levant à son tour. Bonne nuit, tous les deux ! »
Seiryū lui jeta un regard interloqué : il allait laisser Yatsu seul avec Haruni ? Se pouvait-il que Tetsuō était aveugle ou bien immunisé contre la jalousie ?! Dans les deux cas, Seiryū l’enviait énormément !
Il semblait que Tetsuō avait une raison de se retirer en même temps que lui : il lui emboîta le pas dans le couloir, leurs servants en retrait, et avait l’air de ne pas savoir comment aborder un sujet. Seiryū finit par le prendre en pitié :
« Tetsuō, tu veux me parler de quelque chose ?
– Ah oui, » reconnut le jeune homme, un peu gêné.
Il inspira et finit par se lancer.
« J’ai besoin de tes conseils, vu que tu as de l’expérience. Dans quelques mois, je vais être en âge d’être courtisé. Il y a déjà quelqu’un que j’aime énormément, sauf qu’il est plus jeune. Alors qu’est-ce qui est le mieux : attendre qu’il ait quarante-cinq ans pour que nous découvrions ensemble les joies d’une cour, ou bien gagner de l’expérience en attendant ? »
C’était une bonne question. Seiryū s’arrêta pour y réfléchir.
« À part cette personne, demanda-t’il, y a-t’il quelqu’un d’autre à la Cour qui te plaît un peu ? »
Tetsuō secoua la tête.
« Il y a des gens que j’apprécie, mais je ne me vois pas spécialement en cour avec eux. »
Seiryū eut un sourire indulgent.
« Attends de voir les propositions, lui conseilla-t’il. On ne voit plus les gens de la même façon ensuite.
– Mais je dois accepter ou pas ? » insista Tetsuō, clairement confus.
Le jeune général soupira :
« Celui que tu aimes, tu es sûr de ses sentiments ?
– Pour l’instant, nous sommes amis. En plus, il ne pense pas encore à ces choses-là pour lui.
– Alors si j’étais toi, je n’hésiterais pas à me lancer dans une cour. Ça te permettra de mieux comprendre tes sentiments et d’avoir de l’expérience. Sinon, tu vas devoir attendre pendant neuf ans, et peut-être pour rien. »
Tetsuō l’écouta avec attention et il tiqua à la fin.
« Pourquoi tu dis neuf ans ? »
L’autre jeune homme lui lança un regard amusé.
« Allons, je sais bien que tu parles de Yatsu. »
Pour son plus grand plaisir, le Fieur rougit.
« Hum, je… je ne pensais pas être aussi transparent.
– Déjà à votre première visite à Kurojū, mes amis et moi avions lancé des paris sur vous deux. »
Son sourire se fit nostalgique et un peu triste devant ce passé pas si lointain. Pour autant, ces jours insouciants étaient terminés à tout jamais.
Tetsuō, lui, avait envie de se cacher dans un trou de souris.
« Si tôt… » s’étonna-t’il.
Seiryū se reconcentra le présent. Tetsuō se remit de son embarras.
« Je comprends pour l’expérience, pourtant j’aurais aimé que mon premier baiser soit avec lui.
– Ne t’inquiète pas pour ça. Je peux te garantir qu’il y a une énorme différence entre embrasser quelqu’un et embrasser celui que tu aimes. Crois-moi. »
Son ami le fixa.
« Tu dis ça parce que tu as pu le constater ? »
Seiryū acquiesça. Vint ensuite l’inévitable question :
« Qui est celui que tu aimes ? Je n’avais pas remarqué que tu étais en pleine cour ! »
L’expression du jeune général se fit un peu triste.
« Nous ne sommes pas en cour, il… il n’est pas intéressé.
– Seiryū, je…
– Mais on ne parle pas de moi pour le moment. Concernant Yatsu, tu devrais faire attention à un rival potentiel. »
Tetsuō ouvrit de grands yeux.
« Un rival ? Qui ça ?
– Tu n’as rien remarqué ? Vraiment ? demanda Seiryū avec scepticisme.
– Si quelqu’un tournait autour de Yatsu, je l’aurais vu ! » assura le jeune homme.
Seiryū secoua la tête : il était aveugle ou quoi ?
« Haruni, fit-il clairement.
– Quoi ?! »
L’étonnement de Tetsuō était sincère. Seiryū se retint de lever les yeux au ciel.
« Yatsu lui tourne autour constamment, lâcha-t’il, et il se colle à lui à la première occasion venue. Enfin, tu le vois bien toi aussi, non ?!
– Mmm, c’est que… ils sont proches, oui, mais…
– C’est bien plus que d’être proches !
– Ce n’est pas ce genre d’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, » affirma Tetsuō avec assurance.
Seiryū eut envie de le saisir par les épaules et de le secouer jusqu’à ce qu’il ouvre enfin les yeux.
« Pas ce genre d’amour ? Alors c’est quoi ? »
Tetsuō referma la bouche, bien embêté. Il ne pouvait pas pas dire la vérité à Seiryū.
« Écoute, je te suis reconnaissant de t’inquiéter pour moi, mais Haruni n’est pas mon rival, je le sais.
– Ce n’est pas Haruni qui m’inquiète, c’est Yatsu ! »
L’autre jeune homme prit enfin conscience que quelque chose n’allait pas. Il fronça les sourcils, examina l’état d’agitation de Seiryū et réalisa finalement :
« Tu… C’est toi qui es jaloux de Yatsu ! Alors ça veut dire que celui que tu aimes… c’est Haruni ! »
Ce fut au tour de Seiryū de le fixer avec embarras, les joues un peu rouges.
« Je… Il est tard, je vais me coucher, » lâcha-t’il brusquement en s’éloignant rapidement.
Tetsuō le retint par le bras.
« Attends, Seiryū, je ne voulais pas t’offenser ! J’ai été surpris, c’est tout. »
Le général ne lui fit pas face, mais ne chercha plus à partir.
« Tu veux qu’on aille en parler en privé ? » suggéra Tetsuō avec douceur.
Sans un mot, Seiryū hocha la tête.
Les deux jeunes gens se retrouvèrent dans les appartements de Seiryū. Les servants apportèrent le thé. Pour détendre l’atmosphère, Tetsuō plaisanta :
« Nous avons donc un point en commun : nous préférons les garçons plus jeunes ! »
Loin de rire, Seiryū pâlit, le mot “dégénéré” le hantant de nouveau. Jamais il ne pourrait se pardonner le crime qu’il avait commis. Sans comprendre la réaction de son ami, Tetsuō se racla la gorge et but un peu de thé.
« Bon, alors, Haruni… Tu n’as pas choisi la facilité, dis donc.
– Je n’ai rien choisi, le coupa Seiryū. C’est comme ça.
– Oui… Tu as dit qu’il n’était pas intéressé, mais est-ce qu’au moins tu lui as ouvertement déclaré tes sentiments ? Parce que sinon, ne compte pas sur lui pour s’en rendre compte. Il a toujours été aveugle sur ce sujet. »
Seiryū plissa le front : Tetsuō parlait comme s’il connaissait mieux Haruni que lui, mais comment était-ce possible ? Il eut de nouveau l’impression qu’on ne lui disait pas tout.
« Comment tu peux savoir ça de lui ? » l’interrogea-t’il.
Encore une fois, Tetsuō se réfugia derrière sa tasse de thé et balbutia quelques mots :
« Ah, bah… C’est l’image que j’ai de lui. »
Ça ne suffit pas à apaiser les soupçons du général, mais il garda cette pensée pour plus tard.
« Sache que je lui ai déclaré mes sentiments, et même plus d’une fois. Mais il accepte seulement que nous soyons amis.
– Eh bien, il est encore jeune, il peut toujours mûrir sur ce point. Attends quelques années et ça changera sans doute. »
Seiryū aurait aimé que les choses soient aussi simples.
« Je ne crois pas. Haruni est obstiné et il n’est pas du genre à changer d’avis une fois qu’il a décidé de quelque chose. »
Tetsuō acquiesça à sa description.
« S’il ne change pas d’avis, il n’y a rien à faire. Au moins tu es à ses côtés, c’est déjà ça. »
Seiryū inspira brusquement, irrité et agacé.
« Je ne veux pas simplement rester à ses côtés ! Je… Je l’aime vraiment. Vraiment. »
Le Fieur écarquilla les yeux devant cet aveu.
« Tu… tu en es sûr ?
– C’est même encore plus fort que ce que je ressentais pour Yama. »
Contrairement à ce qu’il aurait pensé, Tetsuō ne parut pas surpris par cette admission.
« Oncle Yama, hein ? Ça ne m’étonne pas.
– Pourquoi tu dis ça ? »
Tetsuō secoua la tête avec un léger sourire.
« Parce que Haruni ressemble énormément à oncle Yama, surtout au niveau du caractère et du manque de discernement en ce qui concerne les sentiments des autres. Par exemple, Yama n’a jamais réalisé que mon père l’aimait.
– Ils étaient pourtant amants ! objecta Seiryū.
– Hé bien non, malgré ce que tout l’Empire peut croire. »
Seiryū n’en revenait pas.
« Tu n’étais qu’un enfant à l’époque, tu ne te rendais peut-être pas compte de leur relation ?
– Les enfants sont plus observateurs que tu ne le crois, contra Tetsuō. En plus, Yatsu et moi avons tenté de jouer les entremetteurs avec eux, toujours en vain. »
Le jeune homme eut un sourire amusé en se remémorant cette époque.
« Bref, reprit-il, Haruni est du genre à ignorer les sentiments, que ce soient les siens ou ceux des autres. Si tu veux le courtiser… Pff, je ne vois pas comment s’y prendre !
– Ça, c’est mon affaire, intervint Seiryū. Ce qui m’ennuie surtout, c’est la façon dont Yatsu accapare tout son temps !
– C’est… Tu exagères un peu.
– Pas du tout !
– En tout cas, sache que Yatsu n’est pas ton rival. »
Seiryū lâcha un rire de dérision.
« Ah, tu n’as pas vu les regards qu’il me lance ! Il me provoque constamment pour me montrer à quel point il est proche de Haruni. Ce n’est vraiment qu’un sale morveux ! »
Tetsuō se pinça les lèvres.
« C’est vrai qu’il ne te porte pas dans son cœur. Il s’était mis en tête que tu voulais lui voler son père à l’époque et il ne t’a toujours pas pardonné.
– Pour son père, je peux comprendre. Mais là, il s’agit de Haruni !
– Pour Yatsu, ça n’est pas différent, murmura Tetsuō, le nez dans son thé.
– De quoi ?
– Hum, non, rien… Je reconnais que Yatsu exagère un peu. Je vais lui en parler, promis.
– Je doute que tu arriveras à le convaincre, » lança Seiryū avec défaitisme.
Tetsuō lui tapota la main.
« Fais-moi confiance. »
Seiryū préféra ne pas répondre.
Fidèle à sa parole, Tetsuō aborda le sujet dès le lendemain avec Yatsu quand ils eurent une heure de battement entre deux leçons. L’adolescent voulait profiter de l’occasion pour voir son père, mais Tetsuō le retint par la main.
« Allons plutôt dans les jardins, je voudrais discuter avec toi.
– Ah ? Bien sûr, Tetsuō. »
Le Fieur eut un sourire en constatant que Yatsu le choisissait plutôt que son père. C’était la preuve que les propos de Seiryū lui restaient en tête et faisaient naître en lui des doutes et des craintes encore inexistantes la veille. Maudit Seiryū ! Ils se trouvèrent un endroit à l’écart, un bassin bordé de rochers sur lesquels ils s’assirent, leurs servants restant à distance. Yatsu sourit à son ami, l’encourageant à parler dès qu’il le voudrait. Tetsuō se racla la gorge avant de lancer :
« Tu as remarqué comme on passe beaucoup de temps avec Haruni ? Nous pourrions peut-être le laisser un peu souffler…
– Pourquoi ? s’étonna Yatsu. Tu n’aimes pas qu’on soit tous ensemble comme à Hanajū ?
– J’ai d’excellents souvenirs de cette période, approuva le jeune homme avec un sourire nostalgique, mais je me rappelle aussi que nous n’étions pas tout le temps ensemble. »
Yatsu fit une moue.
« C’était différent, argua-t’il. Il y avait la guerre, alors papa était occupé. Mais là…
– C’est l’Empereur, il a beaucoup de travail.
– Je ne n’embête pas quand il travaille ! » objecta l’adolescent.
Tetsuō secoua la tête. Yatsu n’avait pas compris la raison de ses remarques.
« En dehors du travail, Haruni voudrait peut-être du temps pour sortir à cheval, lire ou que sais-je ?
– Hé bien, il n’a qu’à me le dire, » s’entêta le Firal en croisant les bras.
Son ami retint un soupir.
« Il ne refusera jamais de passer du temps avec toi, tu le sais, Yatsu.
– Et c’est normal ! On ne s’est pas vu pendant des années ! Et là, il a besoin de moi parce qu’il a perdu toute sa famille. Je ne le laisserai pas seul !
– Je comprends, tempéra Tetsuō. Je ne te demande pas le laisser tout seul, mais de raccourcir vos moments ensemble. »
Yatsu le fixa soudain avec attention.
« C’est à cause de Seiryū ? » fit-il sans prévenir.
Tetsuō cligna des yeux, surpris par la vivacité d’esprit de son ami. Yatsu sortait peu à peu de l’enfance et démontrait une intelligence parfois déroutante. En cela, il était semblable à son père.
« Ou… Oui, admit-il, incapable de lui mentir.
– J’en étais sûr ! Il veut encore me voler mon père, il veut…
– Il est amoureux de ton père. Encore. »
Yatsu le fixa, bouche bée. Tetsuō hocha gravement la tête.
« Tu devrais l’entendre parler de Haruni, c’est si beau ! Et tu te rends compte, sans même le savoir, il est retombé amoureux de lui ! Yatsu, ce genre de sentiment, on ne le trouve que dans les plus belles histoires d’amour ! »
Le Firal fit la moue.
« Je n’y crois pas, répliqua-t’il d’un ton buté.
– Je t’assure, fais-moi confiance ! »
Yatsu ne pouvait pas mettre en doute la parole de son ami. Il tapa du pied dans un caillou, furieux.
« Mais… mais… nos pères devaient finir ensemble, tu ne te rappelles pas ? C’est ce qu’on voulait !
– Je m’en souviens, fit l’autre jeune homme, une ombre passant sur son visage. Mais c’est devenu impossible.
– Pourquoi ?!
– Jamais mon père ne s’autoriserait à aimer quelqu’un de plus jeune que son propre fils. Il a renonça à oncle Yama le jour où il a appris sa véritable identité, et surtout son âge. »
Yatsu ne trouva rien à y redire. La différence d’âge — cinquante-sept ans — était bien trop immense.
« Pourquoi Seiryū ? se lamenta-t’il. Je ne l’aime pas, il est trop méchant !
– Il est juste jaloux et malheureux, tempéra Tetsuō.
– Je suis sûr qu’il voudrait que mon papa l’aime plus que moi !
– Ça, c’est impossible. Et jamais Haruni ne se laissera faire. »
Il semblait que la crainte de l’abandon soit à l’origine de la rancœur de Yatsu. Ça n’avait rien d’étonnant, étant donné ce que l’adolescent avait vécu jusque là.
« Yatsu, ton père est encore jeune, le raisonna son ami. Tu ne veux pas qu’il soit heureux ?
– Si, mais…
– Et quand toi, tu auras trouvé l’amour, tu préférerais qu’il reste seul ?
– Non !
– Alors il faut te faire une raison et cesser de t’inquiéter. Rien ne peut briser le lien entre un père et son fils. »
Yatsu grommela, mais il avait perdu toute sa verve. Avec réticence, il dut reconnaître que son ami présentait d’excellents arguments.
« Et papa, il aime Seiryū ?
– C’est difficile à savoir avec ton père, tu le sais, » admit Tetsuō en faisant une grimace.
Yatsu acquiesça, comprenant complètement.
« Si ça se trouve, il ne l’aime même pas ! » fit-il d’un ton rempli d’espoir.
Il semblait toujours opposé à cette relation. Tetsuō prit sa main dans les siennes et le fixa droit dans les yeux.
« Yatsu, celui qui se met en travers du véritable amour sera maudit à ne jamais trouver le bonheur.
– Non, je veux trouver le bonheur ! s’écria l’adolescent, paniqué.
– Alors tu sais ce que tu as à faire. »
Yatsu finit par hocher la tête. Soulagé, Tetsuō le prit dans ses bras.
Durant les jours qui suivirent, Seiryū n’en revint pas : Yatsu semblait avoir renoncé à être en permanence aux côtés de Haruni, ce qui lui laissait enfin du temps seul avec son prince. C’était extraordinaire et Seiryū remercia vivement Tetsuō de son intervention en lui offrant un bracelet en argent.
« C’est un peu tôt pour me faire une demande de cour, plaisanta le jeune homme en recevant le présent.
– Idiot ! » lâcha Seiryū avec un rire affectueux.
Quant à Haruni, il ne commenta pas sur les nouvelles habitudes de Yatsu, même s’il avait pris un air fort étonné la première fois que son fils avait pris congé avec Tetsuō en début de soirée, prétextant la fatigue. Il s’était retrouvé seul avec Seiryū qui avait été tout aussi surpris que lui, mais qui s’en était remis plus rapidement.
« Il est jeune, il a besoin de plus d’heures de sommeil que nous, » avait-il donné comme explications.
Haruni ne pouvait guère en juger, lui qui ne dormait pas plus de quelques heures par nuit depuis son réveil dans son corps d’originer. Il n’y avait que lorsqu’il était blessé ou qu’il avait fourni un gros effort physique — ou qu’on lui avait administré un somnifère — qu’il dormait plus longtemps. Dans tous les cas, il ne s’alarma pas du changement chez son fils et accepta inconditionnellement son attitude.
Une fois, peu de temps après, Haruni et Yatsu se retrouvèrent seuls à l’heure du thé : Seiryū était en patrouille et Tetsuō devait finir de recopier un texte. Yatsu demanda tout à coup :
« Papa, est-ce que Seiryū est au courant pour toi ?
– Au courant de quoi ?
– Tu sais, que tu es… Yama.
– Non, il n’en sait rien.
– Ah… »
Yatsu rumina un moment, tout en savourant un gâteau au soja.
« Et tu ne voudrais pas qu’il le sache ? reprit-il peu après.
– Ce n’est pas possible, j’ai promis à mon père de ne jamais dévoiler cette histoire. »
Désormais, Haruni se référait exclusivement à Tegami comme “son père”, une piété filiale qui venait un peu tard et qui provoquait toujours un pincement au cœur chez lui.
« Mais si tu pouvais, insista l’adolescent, tu lui dirais ?
– Hé bien… »
Le jeune homme s’était plusieurs fois posé la question et la réponse était claire.
« Oui, il doit le savoir. »
Il estimait que Seiryū devait savoir qui était vraiment la personne à qui il avait juré allégeance et jusqu’où Haruni était prêt afin d’accomplir son devoir. Il espérait du fond du cœur ne plus avoir d’enfants à tuer à l’avenir, mais sa nature pessimiste prenait immanquablement le dessus.
Pour Yatsu cependant, ces pensées n’étaient pas claires et il l’interpréta d’une toute autre manière. Il tapota la main de son père et proposa :
« Je peux lui dire, si tu veux.
– Yatsu, ma promesse…
– … stipule que tu ne dois rien dire. Moi, je n’ai rien promis de la sorte. »
Il contempla son fils avec stupeur. Yatsu avait grandi et mûri, c’était indéniable, au point où il parvenait à trouver et exploiter une faille dans une promesse. Mais il faisait ça avec de bonnes intentions, alors l’éducation que son père lui avait donnée n’avait pas entièrement disparu. Haruni lui sourit.
« Merci pour cette offre, mais pour le moment, ce ne sera pas nécessaire.
– Comme tu veux, concéda son fils sans insister. Tu n’auras qu’à me faire signe si tu changes d’avis. »
Ayant obtenu les réponses demandées — même si toutes ne lui plaisaient pas — Yatsu s’attaqua aux gâteaux avec enthousiasme. Haruni entra dans un silence songeur, son thé refroidissant devant lui. Révéler la vérité à Seiryū, est-ce que ça n’allait pas renforcer sa folam de savoir que Haruni et Yama n’étaient qu’une seule et même personne ? La situation entre eux était parvenue à une sorte d’équilibre, il ne voulait pas le rompre.
« Une fois encore, je fuis la vérité, songea-t’il avec un sourire moqueur. Qu’est donc devenue mon éducation d’antan ? Je me transforme en Autre au fil des années. Ce sont les Dieux qui doivent Se réjouir. »
Les intéressés eurent la sagesse de ne pas se manifester, bien qu’Ils avaient tout entendu de ses pensées, il en était sûr.
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