Partie 7
Aux alentours de Kurojū, deuxième mois de l’année 2458
Haruni fut conduit au carrosse du seigneur Hatochi, alors que les soldats s'organisaient pour transporter les dépouilles — celles de l'Empereur et de l'Impératrice en premier, naturellement, et que Seiryū restait pour superviser. Malgré sa frayeur, Hatochi monta avec lui et l'examina attentivement pour la première fois depuis son arrivée. Une drôle d'expression passa sur son visage quand il remarqua les taches de sang.
« Votre Altesse, vous êtes blessé ? »
Haruni retint un sourire amer. La tunique blanche n'était vraiment pas pratique.
« Il faut absolument voir un médecin dès que nous serons au palais…
– C'est bon, le coupa Haruni, j'ai déjà été soigné. »
Le seigneur lui jeta un regard dubitatif et scrutateur.
« Vous… que vous est-il arrivé ? »
Haruni ouvrit la bouche, puis la referma. À quoi ça servirait de raconter ce qui s'était passé ? Kenryū était mort, les soldats impliqués aussi, il ne restait que Seiryū comme responsable. Cependant, la tragédie qui venait de se produire avait vidé Haruni de toutes ses forces, y compris celle de haïr.
« Rien de grave, » finit-il par répondre d'un ton plat.
Hatochi avait ses doutes, mais ce n'aurait pas été poli d'insister. En tout cas, il se lança dans un discours qui semblait rempli de compassion à première vue, mais qui laissait déjà sous-entendre que le Conseil restreint allait s'occuper de tout le temps que le Second Prince fasse proprement le deuil des siens.
« Après tout, conclut le seigneur, vous êtes encore si jeune. »
Haruni retint un sourire ironique.
« Je vous remercie de vous préoccuper de moi, seigneur Hatochi. Cependant, je pense que la meilleure manière pour moi d'honorer mon père et mon frère, c'est de prendre soin de l'Empire comme ils l'auraient fait. »
Hatochi tiqua devant ces paroles qui contrecarraient ses projets.
« Certes, votre Altesse, c'est tout à fait louable. Mais pourquoi tant de précipitation ? L'Empire sera encore là demain. Prenez le temps de faire votre deuil, comme il sied à un fils et un frère éploré.
– Chacun a sa manière de faire face à la mort. La mienne, c'est d'être actif. »
Le seigneur ne put que s'incliner, cependant il maugréa intérieurement. De son côté, Haruni serra les poings : la famille impériale n'était pas encore incinérée que les vautours se manifestaient déjà ! Comment aurait-il eu le temps de les pleurer ?
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Alors que Hatochi se taisait enfin, Haruni sentit les ombres s'agiter à ses pieds.
« Nous avons fait de Notre mieux. Désolé, fils, firent les Dieux d'une voix exténuée.
– Pourquoi Vous n'êtes pas intervenus pour les sauver ? demanda mentalement Haruni. Vous l'avez fait tellement de fois avec moi !
– Tu as le pouvoir des ténèbres, alors Nous pouvons agir par ton intermédiaire. Sans toi, Nous ne sommes que des ombres impuissantes.
– Vous auriez pu avertir l'Empereur du danger de manière plus précise, quand même !
– Sauf que Nous ignorions la nature précise du danger jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Et puis, tu sais comment ces choses fonctionnent. »
Il acquiesça à contrecœur : avertir l'Empereur du danger aurait pu justement provoquer ce danger. Ça ne l'aida pas pour autant à accepter que c'était inéluctable et que ce n'était pas de sa faute.
« Nous n'aurions peut-être pas pu sauver tout le monde, objectèrent les Dieux, sentant ses sombres pensées.
– Tomuki, lui, Vous l'auriez sauvé. J'aurais tout fait pour qu'il soit sauvé. »
Il serra les poings et inspira en fermant les yeux. Une fois encore, il avait perdu des gens qui lui étaient proches. Jamais il ne s'y ferait !
Arrivé à Kurojū, Haruni fut accueilli par les autres membres du Conseil qui, entre deux condoléances, l'assurèrent de leur soutien indéfectible tout en lui recommandant de faire son deuil proprement. Il accepta les condoléances, mais déclara qu'il était prêt à suivre les affaires de l'Empire ainsi que l'aurait souhaité son père. Sa réponse en déconcerta plus d'un. Le Second Prince put finalement regagner ses appartements. Il retira sa tenue et grimaça en l'examinant : entre les deux trous de flèche et les taches de sang, elle n'avait plus rien de glorieuse. Les conseillers n'avaient sûrement pas manqué de remarquer son état déplorable, mais ils n'avaient rien dit soit parce que les circonstances étaient bien trop graves, soit parce qu'ils n'en avaient rien à faire ou soit, plus sûrement, parce qu'ils allaient en discuter en privé.
« Maître, fit sa servante Mira, que désirez-vous que nous fassions de votre tenue ? »
“Brûlez-la” furent les premiers mots qui lui vinrent à l'esprit, mais il opta pour :
« Emportez-la chez le maître des Habits. S'il ne peut pas la récupérer, qu'il en fasse une autre identique. »
Si Haruni désirait conserver cette tenue, ce n'était absolument pas parce qu'il s'agissait d'un cadeau de Seiryū — bien au contraire ! C'était parce qu'il voulait se souvenir de ce jour, du fait que son entêtement l'avait poussé à prendre les mauvaises décisions et que tout ça avait abouti à une immense tragédie.
Le temps que les servants exécutent ses ordres, Haruni se plongea dans un bain, bien que l'eau chaude fit picoter ses blessures, sans oublier… la zone sensible de ses fesses. Il fut mortifié par ce rappel de ce qu'il avait enduré, alors il se nettoya scrupuleusement tout le corps. À sa demande, ses servants avaient ramené des bandages et de l'onguent sans sourciller, habitués au fait que leur maître se soignait seul. Il refit les bandages autour de sa taille et de sa cuisse, puis il examina les autres blessures mineures et les enduisit d'onguent. Il sentit soudain une présence au-dessus de lui et leva les yeux, irrité.
« La salle de toilettes est censée être un lieu privé, que je sache ! » admonesta-t'il le soldat de l'ombre caché dans le plafond.
Il avait toujours pu déceler leur présence, pour le plus grand désarroi de beaucoup d'entre eux, mais cela lui avait valu le respect de leur général, Kafūze.
« Votre Altesse, vous allez devoir renoncer au privé pour les temps à venir, » fit une voix grave derrière lui.
Haruni se retourna sans crainte car il avait reconnu la voix du général de l'armée des Ombres. Kafūze, dans son uniforme gris habituel, s'agenouilla pour le saluer.
« Que craignez-vous ? demanda Haruni sans ambages.
– Il y en a qui préféreraient sans doute que s'éteigne la lignée des Kakurō plutôt que de laisser un Hikari au pouvoir. »
Le général parlait lui aussi sans détour, une qualité rare que le Second Prince appréciait.
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« Le Conseil va d'abord tenter de m'écarter du pouvoir, expliqua Haruni. Ils sont déjà en train de préparer le terrain. »
Kafūze acquiesça, pas surpris du tout.
« Mais quand ils verront que vous vous y opposez, ils choisiront des mesures plus coercitives.
– Dans quel camp serez-vous à ce moment-là, général Kafūze ?
– Ma présence ici n'est-elle pas une réponse en soi ? »
Haruni hocha la tête. Il avait préféré demander pour être sûr.
« Votre Altesse, auriez-vous quelque chose à me dire ? »
Le Second Prince haussa un sourcil. Kafūze désigna ses blessures, visibles sous la fine tunique.
« J'ignore ce qui s'est passé, mais je sais reconnaître une blessure causée par une flèche quand j'en vois une. Quant à ces autres marques… »
Involontairement, Haruni baissa les yeux pour s'examiner. Outre la marque de la chaîne à sa cheville, il avait aussi des suçons et des morsures sur une bonne partie de son corps. Il sentit la honte l'envahir.
« Si vous souhaitez éliminer une certaine personne, continua Kafūze, mes hommes s'en chargeront volontiers.
– Non, répondit Haruni en relevant la tête, je m'occuperai personnellement de lui. »
Le général des Ombres hocha la tête, ne posant pas plus de question à ce sujet.
« Général Kafūze, avez-vous des informations plus précises sur… ce qui s'est passé ? demanda-t'il, les mots ayant du mal à sortir de sa gorge.
– J'avais naturellement des hommes parmi la garde impériale, mais ils sont morts en protégeant votre grand frère et votre père. »
Les Ombres servaient entre autre de gardes du corps secrets. Haruni prit un air compatissant.
« Mes condoléances. »
Le visage du général ne broncha pas, mais il inclina la tête.
« Merci, votre Altesse. À vous aussi.
– Il y a une enquête en cours. Placez des gens dans l'équipe. Je veux comprendre ce qui s'est passé et j'ai besoin de sources fiables. »
Kafūze s'inclina de nouveau avant de se retirer. La présence dans le plafond ne disparut pas, par contre. Haruni soupira avant d'appeler une servante pour laver et démêler ses cheveux négligés.
Seiryū se présenta en milieu d'après-midi. Quand Haruni ordonna aux servants de le laisser entrer, ils échangèrent des regards intrigués : le Firal n'avait jamais fait partie des amis du Second Prince, bien au contraire, et maintenant, il était autorisé dans ses appartements ? Ils s'exécutèrent néanmoins sans broncher, comme l'exigeait leur fonction. Seiryū revenait directement des lieux de l'accident et il n'avait pas pris le temps de se laver ou de se changer, bien trop bouleverser pour y songer. Quant à Haruni, il se moquait bien des apparences.
« Mon prince, » fit le jeune homme en s'agenouillant.
Ces dernières heures, Haruni avait été si concentré sur la situation à Kurojū qu'il n'avait pas accordé une seule pensée à ce qui s'était passé. Avec Seiryū en face de lui, il ne put endiguer les souvenirs et les émotions contradictoires.
« Du nouveau ? » préféra-t'il demander.
Seiryū répondit sur le même ton :
« Nous avons fait venir des artisans en hâte du village le plus proche afin de sceller correctement la fissure. Aucune Abomination n'a pu en sortir et nous avons pu rapatrier le reste des dépouilles.
– Tu as fait prévenir ta famille ?
– Un messager est parti pour Katoru. Ma mère va venir au plus vite.
– Pourquoi tu n'y es pas allé toi-même ? »
C'était le genre de nouvelle qu'on devait annoncer en personne, de l'avis de Haruni.
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Seiryū tressaillit et secoua la tête.
« Je… je ne peux pas me présenter à elle. Et puis, j'ai une supplication pour vous.
– Ah ? » fit Haruni en haussant un sourcil.
Le Firal dégaina son sabre, ce qui rendit les servants nerveux. D'ordinaire, seuls les gardes avaient le droit de porter un sabre dans l'enceinte du palais, mais le clan Inugami avait toujours eu ce privilège également. De son côté, Haruni ne s'inquiétait pas et effectivement, Seiryū déposa le sabre à ses pieds et se prosterna, son front touchant le sol.
« Je sais que mes actes sont impardonnables et que le seul moyen d'expier serait de m'ôter la vie. Cependant, je vous supplie de m'accorder le temps d'assister aux funérailles de mon père et de régler ses affaires pour que ma famille soit à l'abri du besoin. Ensuite, vous pourrez me tuer de vos propres mains ou m'ordonner de le faire. »
Un lourd silence régna. Haruni fixait Seiryū avec des sentiments variés tandis que ce dernier restait prosterné.
Finalement, le Second Prince prit la parole.
« Tu es un lâche, Seiryū. »
Sentant la fureur réprimée dans ces paroles, le concerné vacilla et releva la tête, jetant un regard stupéfait à Haruni.
« Tu crois que mourir est une punition ? Mais c'est vivre, le vrai châtiment, vivre en portant la culpabilité de ce que tu as fait, ainsi que tous les regrets qui vont avec.
– Mon prince… »
Haruni se détourna de lui et s'éloigna de quelques pas.
« Je vais devenir Empereur, » annonça-t'il.
Il parlait comme s'il s'agissait d'un arrêt de mort, ce qui était en quelque sorte le cas pour lui.
« C'est en partie ta faute, alors tu vas m'aider à régner et à combattre nos opposants. Ce sera ça, ton expiation. »
Hébété, Seiryū en restait bouche bée. Haruni avait vu juste : il cherchait uniquement à fuir la culpabilité qui le rongeait et la mort semblait si accueillante. En le forçant à vivre avec ce qu'il avait fait, Haruni le condamnait à une longue torture. En un sens, c'était exactement ce qu'il méritait.
« Mon prince, je suis tellement désolé ! »
Il put à peine finir sa phrase que les sanglots le secouèrent. Il avait retenu ses larmes toute la journée, veillant à se montrer digne de son père devant les autres soldats, mais elles se libérèrent en cet instant. Le visage pressé contre le sol, les poings serrés devant lui, il pleura sans pouvoir s'arrêter, bien que sa douleur ne diminua pas pour autant. Haruni ne commenta pas et fit signe aux servants médusés de les laisser seuls. Il laissa le Firal pleurer de tout son saoul. Pour sa part, les larmes ne venaient pas même si le chagrin s'était emparé de lui. Il pleurait à sa manière, à l'intérieur de lui, et préférait se concentrer sur ce qu'il avait à faire. De toute façon, toutes les larmes du monde ne les ramèneraient pas. Quand Seiryū se fut calmé, il lui fit :
« Le Conseil va se réunir dans une heure. Va te rendre présentable, tu m'y accompagnes.
– Mais… je ne suis pas invité…
– Moi non plus. »
Devant le regard stupéfait de Seiryū, il eut un sourire amer.
« Le Conseil veut m'écarter du pouvoir. Je vais donc m'expliquer avec eux.
– Je… Je vais tout de suite me préparer, mon prince ! » s'écria Seiryū, prenant conscience de l'importance de cette réunion.
Haruni le congédia.
Le Conseil s'était réuni en urgence au vu des décisions qui devaient être prises. Le temps n'était pas aux lamentations, même si deux de leurs membres avaient perdu un fils parmi les compagnons du Premier Prince — le seigneur Bimara et l'érudit Taikoshi. Curieusement, personne ne s'était trop opposé au fait que le Second Prince ne soit pas averti.
« Les funérailles auront lieu dans deux jours, résuma l'érudit Hōmaru. Tous les seigneurs ne pourront pas être présents, mais nous ne pouvons pas attendre plus longtemps.
– Nous organiserons alors la commémoration dans un mois au lieu des trois habituels, suggéra son confrère Netsuma. Cela leur laissera le temps de venir. »
Les conseillers acceptèrent et un officiel fut envoyé prévenir le maître des Cérémonies. Le sujet le plus brûlant fut ensuite abordé : la succession.
« Une fois encore, nota sombrement le général Narubi, un malheur est survenu au Premier Prince et c'est le Second Prince qui va devenir Empereur. Je ne sais pas ce qui se passe depuis deux générations, mais ce n'est guère rassurant !
– Ce n'est pas le seul point inquiétant ! souleva le ministre Mekkoshi. Même si le clan maudit des Hikari n'est plus, l'un des leurs va accéder au pouvoir ! »
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Les conseillers se regardèrent entre eux. Les sentiments envers les Hikari allaient de la méfiance à la haine, et ces sentiments étaient arbitrairement transférés sur leur dernier descendant, le Second Prince, désormais héritier du trône impérial.
« Le Second Prince n'est pas encore majeur, intervint le seigneur Hatochi, et il ne le sera pas avant sept bonnes années. Quelles sont les dispositions à prendre dans ce cas, honorables érudits ? »
Les érudits se consultèrent entre eux. Deitōtsu, le doyen, se racla la gorge en caressant sa barbe blanche.
« Hum, la loi stipule qu'en cas de décès prématuré de sa Majesté et si son héritier n'est pas encore adulte, c'est naturellement le Second Empereur qui doit assumer la régence. »
Les conseillers retinrent des soupirs. Il n'y avait pas de Second Empereur. Décidément, un tel malheur n'était quasiment jamais arrivé dans toute l'histoire de l'Empire de l'Aube !
« Sinon, un oncle du côté du clan maternel de l'héritier. »
Ce n'était pas applicable non plus et même si ça avait été possible, les conseillers s'y seraient opposés avec véhémence.
« En dernier recours, sa Majesté l'Impératrice peut servir de représentante. »
Les visages s'assombrirent. Kaname avait été très appréciée et admirée de tous, voilà pourquoi les Hikari s'étaient autant acharnés à vouloir détruire sa réputation à l'époque. Sa mort avait toutefois tendance à être éclipsée par celle de son époux et de son fils.
« Mais rien n'est prévu dans le cas actuel, conclut l'érudit d'un ton morne. Je suppose que personne n'a jamais envisagé qu'une telle chose se produise un jour.
– C'est ce bâtard qui nous porte malheur, » marmonna le général Modori, cependant assez fort pour être entendu de tous.
Des protestations modérées suivirent ses propos.
« Voyons, général Modori, ce ne sont pas des choses à dire, le réprimanda son confrère Narubi sans grande conviction. Cela dit, quelles sont nos options ? »
Tous les regards se portèrent sur lui.
« Serait-il possible que le Second Prince n'accède pas au trône et que ce soit son fils aîné, bien, bien plus tard ?
– Cela resterait tout de même la lignée des Hikari, contesta Mekkoshi.
– Un peu plus diluée, toutefois, surtout si on choisit son épouse dans une excellente famille.
– Cette idée est intéressante, approuva Hatochi, mais cela nous ramène toujours au problème de départ : qui va assurer la régence, qu'elle dure sept ans ou plus ? »
Les conseillers réfléchirent un moment en silence.
Le ministre Kimora finit par soupirer :
« Dommage que ce malheur nous ait également privé de l'honorable général Kenryū. Je ne vois pas de meilleur candidat que lui pour la régence. »
Les conseillers acquiescèrent à l'unanimité : Kenryū aurait été parfait dans cette fonction.
« Pourquoi pas le Firal Seiryū alors ? suggéra l'érudit Netsuma.
– N'est-il pas un peu jeune ? contra Deitōtsu.
– Il a soixante ans, si je ne m'abuse.
– Un peu moins, rectifia le général Modori, mais son père l'a préparé depuis longtemps à lui succéder. »
Le choix semblait satisfaire de nombreux conseillers.
« De toute manière, reprit Netsuma d'un ton entendu, nous serons là pour le guider. »
Seul Hatochi secoua la tête.
« Je ne voudrais pas vous décevoir, mais j'ai l'impression que le Firal Seiryū a décidé de suivre le Second Prince.
– Quoi ?! s'ébahit Modori.
– Je les ai vus arriver ensemble ce matin sur les lieux du drame. Ils partageaient le même cheval. Le Firal Seiryū semblait s'être battu et le Second Prince avait des traces de sang sur sa tunique. J'ignore ce qui a bien pu se passer alors que le Second Prince s'était de nouveau absenté pour quelques jours.
– Sa Majesté l'Empereur a toujours toléré les excentricités de son cadet, critiqua Kimora. Ces sorties non surveillées m'ont toujours paru suspectes, je vous le dis ! »
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Hatochi préféra reprendre avant que la conversation ne dérive :
« Quoi qu'il en soit, il me semble avoir clairement entendu le Firal Seiryū s'adresser au Second Prince en lui disant “mon prince”. Nous avons tous ce que ça signifie pour le clan Inugami. »
En effet, nul dans l'Empire n'ignorait la loyauté extrême des membres de ce clan, une loyauté qui ne s'arrêtait pas à la mort de la personne choisi. Kenryū avait fait allégeance au prince Kodōtaro et avait ensuite servi son frère cadet, Tegami, en sa mémoire. Malgré tout, il s'était toujours référé au défunt en disant “mon prince”. Si Seiryū avait effectivement décidé de servir l'adolescent, il était hors de question de le nommer régent.
« Je n'y crois pas ! s'écria le général Modori. Jamais le fils de Kenryū ne ferait une chose pareille, jamais ! »
Le seigneur Hatochi allait répondre lorsque les portes de la salle du conseil s'ouvrirent. Les membres tournèrent la tête vers l'entrée, furieux.
« De quel droit dérange-t'on une réunion du Conseil ? » fit le ministre Kimora, outré.
Il en resta coi en voyant le Second Prince, suivi par Seiryū. Haruni avait revêtu une tenue blanche, la couleur du deuil, de même que le Firal.
Les conseillers se levèrent tous pour le saluer.
« Votre Altesse, fit le doyen des érudits, toutes mes condoléances. Vous aussi, Firal Seiryū. »
Ceux qui n'avaient pas encore eu l'occasion de le faire exprimèrent également leurs condoléances. Le général Modori se renfrogna en voyant le fils de Kenryū en compagnie du Second Prince. Il lança un regard au seigneur Hatochi qui haussa un sourcil en réponse, comme pour dire : “Vous voyez ?” Sous les regards éberlués, Haruni s'avança et prit place en tête, juste à côté du coussin réservé à l'Empereur et laissé vacant. C'était là qu'il avait assisté aux réunions du Conseil auparavant, aux côtés de son père et de son frère. De même, Seiryū prit sa place coutumière, à côté de là où aurait dû se trouver son père. Les autres généraux autour ne savaient comment réagir.
« Votre Altesse, s'enquit le ministre Mekkoshi, que nous vaut l'honneur de votre présence ?
– Désolé d'avoir manqué la début de la réunion, fit Haruni d'un ton naturel. Vous ne m'aviez pas informé de l'heure, cela dit. »
Les conseillers échangèrent des regards consternés. Non seulement ils n'avaient pas informé le Second Prince de l'heure, mais ils ne l'avaient même pas informé de la réunion ! Malheureusement pour eux, les Ombres savaient tout.
Haruni fixa l'assemblée d'un air expectatif. Hatochi se dévoua pour déclarer d'un ton mielleux :
« Votre Altesse, nous ne voulions pas vous solliciter dans ce moment douloureux, d'autant plus que le but de cette réunion est seulement d'organiser les funérailles.
– Votre sollicitude me touche, répondit le Second Prince avec un léger sourire. Mais ne vous ai-je pas dit que je souhaitais m'impliquer dans les affaires de l'Empire précisément en souvenir de mon père et de mon frère ? Autant commencer tout de suite. »
Faces à une telle détermination, les conseillers n'avaient aucun argument pour le renvoyer. Ils informèrent donc le Second Prince des décisions qu'ils avaient prises pour l'organisation des funérailles de la famille impériale et des jeunes nobles défunts.
« Tout cela me semble parfait, approuva Haruni. Qu'avez-vous prévu pour les autres ? »
Les conseillers se lancèrent des regards étonnés.
« De quels autres voulez-vous parler, votre Altesse ? s'étonna Hatochi.
– Hé bien, des soldats ainsi que des servants qui faisaient partie du groupe. »
Il y eut un moment de flottement.
« L'usage veut que les corps des soldats soient incinérés et que les cendres soient envoyées aux familles, le renseigna le général Modori.
– En temps normal, certes, mais il s'agit là de guerriers qui ont vaillamment combattu des vampires afin de protéger la famille impériale. Cela mérite sans doute mieux. Il en va de même pour les servants qui sont restés jusqu'au bout au lieu de s'enfuir. »
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Les conseillers avaient grimacé en entendant le mot tabou — vampires — mais Haruni n'avait pas l'intention de les traiter d'Abominations, même après ça. Son temps à Kagejū lui avait ouvert les yeux sur ces soit-disant montres.
« Qu'avez-vous en tête, votre Altesse ? préféra demander Modori.
– Qu'ils soient incinérés en même temps que la famille impériale.
– Mmm, il serait possible d'organiser une cérémonie en parallèle pour les gardes dans les casernes, concéda le général. Quant aux servants… Ils ont leurs propres coutumes, non ?
– Pas en parallèle, rectifia Haruni. Les incinérations auront lieu dans la grande cour et toutes les familles seront conviées.
– Votre Altesse ! s'indigna Kimora. Vous ne pouvez pas mélanger les deux ! Ce serait insultant pour votre père et votre frère ! »
Haruni les fixa avec étonnement.
« Où est l'insulte ?
– Hé bien… »
Kimora eut bien du mal à formuler ce qui lui semblait évident.
« Un tel honneur pour de simples soldats et des servants… fit-il d'une voix faible.
– J'estime qu'ils méritent cet honneur, répliqua Haruni d'une voix inflexible. Firal Seiryū, vous trouvez que votre père n'est pas digne de cet honneur ? »
Avant que le Firal ne puisse répondre, le général Modori répliqua spontanément :
« La réponse va de soi pour le général Kenryū ! Sa dévotion envers la famille impériale, ainsi que son rang… Mais les simples soldats…
– Oh, c'est donc une question de rang, releva Haruni en hochant la tête. Dites-moi un peu, la valeur dépend-elle du rang ou des actes ? »
Cette question troubla les conseillers. Ils avaient envie de répondre “le rang”, mais ils sentaient que cette réponse n'était pas convenable.
« C'est donc entendu, conclut Haruni. Que l'on prévienne le maître des Cérémonies et qu'on fasse avertir les familles des défunts.
– Mais, voulut encore protester Modori.
– Autre chose, général Modori ? » s'enquit le prince en se tournant vers lui.
Devant les yeux dorés et l'air assuré de l'adolescent, le général ne sut que dire. Il chercha de l'aide auprès de ses pairs, mais les autres conseillers n'osaient pas prendre la parole, tous médusés. Seiryū, lui, cachait son sourire amusé malgré les circonstances : Haruni avait réussi à s'imposer devant quinze adultes expérimentés en un battement de cil. Le sujet importait peu. Ce qui comptait vraiment, c'était la victoire du Second Prince. Et ce n'était que la première d'une longue liste à venir.
« Quels sont les autres sujets à l'ordre du jour ? » s'enquit Haruni.
Une gêne commune s'empara des conseillers. Il était hors de question de continuer à parler de la régence dans ces conditions !
« Ce… C'était tout, votre Altesse, comme je vous l'ai dit, mentit Hatochi.
– Vraiment ? Où en est l'enquête sur l'attaque des vampires ?
– Ah… Oh ! »
Hatochi en avait presque oublié ce sujet. Il fit signe à l'un des officiels présents.
« Voici le premier rapport de l'unité sur place. »
L'officiel lut le document pour tout le monde : les soldats avaient fouillé le périmètre et rassemblé tous les cadavres d'Abomination aux alentours. Ils avaient ainsi trouvé une trentaine de cadavres aux yeux rouges et les avaient aussitôt brûlé.
« C'était des Vites ou des humains ? s'enquit Haruni en interrompant la lecture.
– Que feraient des Vites à Kurojū ?! répliqua le général Modori, indigné.
– C'était des humains, votre Altesse, répondit Hatochi d'un ton confus.
– Les corps étaient frais ou anciens ? continua de demander le Second Prince.
– Comment le savoir ? »
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La question était sincère, ce qui surprit Haruni.
« Hé bien, les corps se décomposent au fil du temps. Vous n'avez jamais vu des animaux morts en forêt ? »
Les conseillers ne parurent vraiment pas comprendre. Haruni se retint de rouler des yeux : il oubliait qu'il était en train de parler à des nobles et des hauts gradés. Quand ils étaient en déplacement, ils étaient entourés de gardes ou de servants qui nettoyaient sûrement le chemin en amont !
« Les corps étaient encore bien reconnaissables ? précisa-t'il.
– J'en ai vu quelques-uns, intervint Seiryū. La plupart étaient reconnaissables, d'autres semblaient en début de décomposition.
– Les corps sont renouvelés alors, en déduisit Haruni. On peut donc exclure la thèse de l'accident. »
Les conseillers le fixèrent avec consternation.
« Vous pensez que l'attaque était préméditée ? demanda le général Narubi, incrédule.
– Non, pas l'attaque, éclaircit Haruni. C'est un tremblement de terre qui a ouvert la faille, non ? Ce n'est pas le genre de chose qu'on peut préméditer.
– Même pas… par magie ? » se risqua Narubi, au grand dam de ses confrères.
Haruni songea à Gaïus qui contrôlait la terre. Lui aurait pu déclencher un tel séisme. Mais il était mort, tout comme Marius et Lucius.
Le Second Prince se força à revenir au présent.
« Ce serait possible, confirma-t'il, mais pas à une si grande échelle. Vous avez bien dit que vous aviez ressenti le tremblement de terre jusqu'ici ? »
Les conseillers hochèrent la tête.
« Ce n'est donc pas de la magie, conclut-il. Dans tous les cas, il faut découvrir d'où viennent ces cadavres.
– Bah, c'étaient sûrement des paysans, » répondit Hatochi d'un ton dédaigneux.
Cela lui valut un bref regard de la part du Second Prince.
« Les corps doivent bien venir de quelque part. Envoyons des soldats se renseigner dans les villages alentours. Ah, a-t'on trouvé une entrée naturelle à ces tunnels ?
– C'est peut-être mentionné dans la suite du rapport, votre Altesse, » fit Hatochi d'un ton aigre.
Il était vrai que Haruni en avait interrompu la lecture. Impassible, il indiqua à l'officiel de reprendre. Les soldats avaient repéré quelques grottes, mais l'exploration n'était pas allée jusqu'au bout. Le rapport s'arrêtait là.
« Seigneur Hatochi, qui est en charge de l'enquête ? demanda Haruni.
– C'est le commandant Tokeru. Il sert… il a servi le général Kenryū et il est très capable. »
Haruni questionna Seiryū du regard et ce dernier acquiesça.
« Bien. Je veux un double de tous les rapports aussitôt que vous les recevrez.
– Votre Altesse, intervint le ministre Kimora, votre intérêt est louable, mais laissez-nous gérer ce problème.
– Il s'agit de ma famille ! répliqua Haruni, une étincelle de colère dans les yeux dorés. Je chercherai jusqu'à trouver la vérité ! »
Cet éclat aurait été déplacé en temps normal mais là, les conseillers compatissaient à la douleur de l'adolescent. Le fait qu'il montre ses émotions lui permit même de remonter un peu dans l'estime de certains conseillers. Le seigneur Hatochi s'inclina :
« À votre ordres, votre Altesse. »
Le Second Prince parcourut l'assemblée du regard, sa colère refoulée temporairement.
« Un autre sujet à aborder ? »
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Le spectre de la régence planait toujours sur leurs têtes, mais aucune ne se risquerait à l'évoquer, sauf peut-être le principal intéressé. D'ailleurs, ce dernier commença à faire :
« Il y a un dernier point à aborder, selon moi. Je m'y prends peut-être à l'avance, mais nous pouvons déjà valider la nomination… »
Tous les conseillers retinrent leur souffle.
« … du Firal Seiryū en tant que général à la suite de son père. »
Cela les prit par surprise, mais le général Modori se remit le premier.
« Cela va de soi, votre Altesse !
– Tant mieux. Le Firal Seiryū occupera donc toutes les fonctions de son père et ce à effet immédiat. »
Les conseillers acquiescèrent, soulagés qu'il ne leur parle pas de régence. Haruni demanda à un scribe de rédiger la nomination et la fit signer par tous les présents. Seiryū fut surpris de son empressement à le nommer au poste de son père, mais il n'objecta pas. Il savait que Haruni ne faisait rien sans raison et il ne voulait plus ruiner ses plans en s'opposant à lui par ignorance.
Au grand soulagement des conseillers, le Second Prince n'aborda plus aucun sujet et mit fin à la réunion. Il y eut toutefois un moment de flottement : les conseillers attendaient qu'il s'en aille, sauf qu'il restait assis et consultait le rapport sur l'accident. Ce fut le seigneur Hatochi qui se leva, le salua et quitta la salle du conseil, imité par les autres. À la fin, il ne resta plus que Seiryū et Haruni. Ce dernier rendit le rapport à l'officiel et demanda à ce qu'on lui en fasse une copie dans l'heure. Il se tourna ensuite vers le Firal et lui fit :
« Alors, quelles sont tes impressions ?
– Vous les avez bien mis au pas, mon prince ! répondit le jeune homme avec un sourire.
– Je ne parle pas de ça, fit Haruni en roulant des yeux. Tu n'as rien remarqué de particulier ? »
Seiryū se creusa la tête mais à vrai dire, il avait rarement quitté son prince des yeux, ébloui par son autorité naturelle en pleine action. La prochaine fois, il devrait se montrer plus attentif au reste des conseillers.
« Ils n'ont pas voulu parler de la succession en ma présence, explicita Haruni pour lui, alors que je suis sûr que c'était le sujet principal de leur réunion.
– Comme vous n'êtes pas majeur, il faut nommer un régent, se souvint Seiryū. Un proche parent…
– Je n'ai plus personne, » répliqua Haruni comme s'il parlait de la pluie et du beau temps.
Cependant, Seiryū nota le rétrécissement de ses yeux, signe de douleur.
« Qui vont-ils nommer alors ? préféra-t'il demander.
– Pas ils, corrigea l'adolescent, moi. J'ai bien l'intention de m'inviter à la moindre réunion du Conseil.
– Dans ce cas, seuls les membres du Conseil restreint se réuniront pour choisir, argua Seiryū.
– Je m'en doute bien. Heureusement pour moi que tu en fais partie désormais. »
Le Firal lui lança un regard ahuri.
« Ah ? Depuis quand ?
– Depuis qu'ils ont tous signé leur accord pour que tu reprennes l'intégralité des fonctions de ton père. »
Kenryū faisait partie du Conseil restreint. Seiryū n'avait pas fait le rapprochement.
« Je… Je ne suis pas sûr qu'ils m'inviteront, nuança-t'il avec prudence. Ils se doutent que je suis de votre côté. »
Haruni ne le reprit pas sur ce point et ce simple fait lui fit chaud au cœur.
« Peu importe, aucun de leurs décisions ne sera officielle sans toi.
– Ah, voilà pourquoi vous étiez si pressé que je succède à mon père. »
Il était franchement impressionné. Il savait que Haruni avait l'esprit vif mais à ce point, c'était admirable !
« Il fera un excellent empereur, songea-t'il. Dommage qu'il ait fallu ce drame pour ça… »
Il avait suffisamment pleuré pour aujourd'hui, alors il repoussa cette triste pensée.
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Haruni se leva.
« Ce sera tout pour aujourd'hui, Seiryū. Tu peux disposer.
– Qu'allez-vous faire ? » demanda le Firal, pris au dépourvu.
Pour sa part, il ne voyait rien à faire : les cours étaient forcément annulés, tout le palais était en deuil, sa famille ne serait pas là avant la fin de la journée, tous ses amis étaient morts… À part retourner pleurer et boire dans ses quartiers, Seiryū n'avait pas d'autres perspectives.
« Je vais dans le bureau de l'Empereur pour consulter les affaires en cours.
–Je peux vous aider, » proposa aussitôt Seiryū.
Haruni lui lança un regard spéculateur. Le jeune homme s'expliqua :
« Je… j'ai besoin de m'occuper… pour ne pas penser à… »
Il ne put finir, mais le Second Prince avait compris.
« Si tu t'en sens capable, rejoins le commandant Tokeru et renseigne-toi sur l'avancée de l'enquête. Propose-lui ton aide, il acceptera sûrement.
– Vous… vous voulez des renseignements sur l'enquête ? Le seigneur Hatochi va pourtant vous transmettre tous les rapports.
– Je préfère avoir plusieurs sources. On ne dit pas tout dans un rapport. Le commandant Tokeru a servi ton père, il sera plus enclin à te parler plus ouvertement.
– À vos ordres, mon prince, » fit Seiryū en s'inclinant.
Il avait demandé de l'occupation, il en avait eu ! Mais la perspective d'être utile à son prince l'emportait sur tout le reste. C'était ce dont il avait toujours rêvé, après tout.
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